[BD] « Fangs », par Sarah Andersen

28 septembre 2020
L’épisode 2 de Fangs : « Ton type ». « Dis-moi mec, quel est ton type ? – Oh, hum, les filles goths ? – Non. Ton type sanguin. » (Il s’agit de ce qu’on appelle en français le groupe sanguin, ce qui supposerait, j’imagine, de réécrire le gag dans une éventuelle VF, en parlant de groupes musicaux, par exemple.)

Référence : Sarah Andersen, Fangs [Crocs], publié en ligne en anglais sur le portail Tapas, 2019-2020 (accès gratuit). Version papier à paraître aux éditions Andrews McMeel le 1er septembre 2020.

Présentation de l’éditeur

Comme le quatrième de couverture de la version papier inclut une présentation correcte de la BD, en voici une traduction partielle par mes soins :

« Une histoire d’amour entre une vampire et un loup-garou par l’autrice de la série Sarah’s Scribbles, immensément populaire.

Elsie la vampire est âgée de trois cents ans, mais en tout ce temps elle n’a jamais trouvé l’âme-soeur. Tout change une nuit, dans un bar, lorsqu’elle rencontre Jimmy, un charmant loup-garou doté d’un sens de l’humour vaurien et d’un penchant pour les escapades les nuits de pleine lune. Ensemble, ils passent le temps de films d’horreur en romans d’épouvante, de promenades à l’ombre en dîners gourmets (sans ail, toutefois), et développent un faible pour leurs goûts vestimentaires respectifs, leurs styles de vie macabres et leurs appétits monstrueux.

D’abord paru sous la forme d’une BD en ligne sur Tapas, Fangs [Crocs] est la chronique de la drôlerie, de la douceur et de l’embarras qu’il peut y avoir à rencontrer une personne faite pour vous, mais qui révèle aussi de vastes différences. »

Mon avis

L’autrice de BD Sarah Andersen s’est fait connaître par Sarah’s Scribbles, sa série humoristique dont j’ai parlé ici l’autre jour, qui évoque avec juste ce qu’il faut d’ironie les difficultés d’une jeune adulte à s’adapter aux usages et aux attentes de la société. Mais Sarah Andersen a d’autres cordes à son arc. En 2019, elle a été la dessinatrice de Cheshire Crossing, une BD en ligne scénarisée par Andy Weir et publiée sur la plate-forme Tapas qui met en scène les héroïnes d’Alice au pays des merveilles, du Magicien d’Oz et de Peter Pan dans une aventure commune. Si le scénario restait très classique pour ce que j’en ai lu, le dessin a été l’occasion de découvrir que Sarah Andersen pouvait adopter un style moins caricatural et plus ligne claire, le tout en couleur. Fangs est sa dernière création, qu’elle dessine et scénarise elle-même. Publiée dans son intégralité sur la plate-forme Tapas, où les abonnés payants pouvaient lire les nouveaux épisodes en avance, Fangs connaîtra une édition papier sous peu de jours chez Andrews McMeel, l’éditeur qui avait publié la version papier des Sarah’s Scribbles.

Comme Sarah’s Scribbles, Fangs relève de la veine humoristique et met en scène des personnages en marge de la société « correcte ». Mais ce sont leurs seuls points communs. Fangs s’enracine dans le genre du fantastique, celui de Carmilla de Sheridan Le Fanu, de Dracula de Bram Stoker et des contes de Poe, puisque ses principaux personnages sont un vampire et un loup-garou. Mais la BD comprend des références implicites ou explicites à la fantasy urbaine gothisante qui en est le dérivé le plus actuel : les romans d’Anne Rice comme Entretien avec un vampire, le film Dracula de Coppola, les jeux de rôle sur table « gothico-punks » du Monde des Ténèbres de l’éditeur White Wolf comme Vampire : la Mascarade et Loup-garou : l’Apocalypse, sans parler de la franchise des films Underworld et des romans et films Twilight. Loin de reprendre au premier degré les codes de ces univers, Fangs en donne une vision au second degré, drôle sans se cantonner à une pure parodie. En dépit de leurs habitudes sanguinaires, Elsie la vampire et Jimmy le loup-garou nous sont présentés d’une manière telle qu’on ne peut que leur trouver des aspects sympathiques. C’est une vision des vampires et des loups-garous très « post-Anne Rice », où les vampires ont cessé d’être des monstres terrifiants pour se changer en êtres immortels complexes et tourmentés, dont nous partageons avec empathie les atermoiements métaphysiques tandis qu’ils vident de son sang une énième victime. Un tour particulier joué au vampire par la postérité, et dont je me demande bien ce que Le Fanu et Stoker en auraient pensé. Par bonheur, Fangs n’évite pas les aspects les plus monstrueux de ses personnages, de sorte qu’à la lecture, on oscille entre l’empathie, qui entretient l’aspect « romance » de la série, » et la prise de recul qui en produit la part d’humour noir.

L’écriture de Fangs trouve son principal point fort dans sa capacité à détourner les codes des récits de vampires et de loups-garous pour les transposer dans la sphère du banal et du terre-à-terre. Le premier exemple frappant de ce type de détournement apparaît le lendemain de la première nuit que Jimmy et Elsie passent ensemble : au matin, Jimmy ouvre les rideaux de la chambre en minaudant « Bonjour »… et doit les refermer en urgence quand Elsie prend feu au soleil ! Autre exemple : un jour de canicule, Jimmy invite Elsie chez lui en prétextant qu’elle lui manque. En réalité, comme la vampire sagace le devine vite, le loup-garou meurt de chaud dans son studio et veut profiter de la froideur glaciale du corps d’Elsie pour se rafraîchir… Ces détournements jouent également avec les modes actuelles, que ce soit pour les prendre à rebours (Elsie ose préférer les chiens aux chats) ou pour les inviter à l’improviste au beau milieu d’une planche (les transformations de Jimmy en loup les soirs de pleine lune paraissent à Elsie monstrueusement mignonnes).

L’épisode 14 de Fangs : « Morning Fire » (« Feu matinal »). « Boonjouuur ! » – « Fwaoussh ! » – « Oh mon Dieu je suis désolé ! »

Tout cela est-il nouveau ? Non. Est-ce original ? Difficile à dire, car le genre est devenu surpeuplé ces dernières années, y compris dans la BD et y compris dans le registre comique, terre à terre ou mignon (sans même quitter la France, pensons aux univers de Joann Sfar comme Petit Vampire et Grand Vampire ou aux albums du groupe Dionysos). Je suis loin de tout connaître, mais il m’a semblé qu’en dépit de son sujet quasiment éculé, Fangs parvenait à adopter une approche assez créative et à déployer assez d’idées pour proposer quelque chose d’intéressant. Je n’irai pas, néanmoins, jusqu’à dire que le résultat tiendrait du génie ou serait incontournable. Je doute que ce soit sa prétention, d’ailleurs.

Pour qui apprécie les créations de Sarah Andersen, la plus grande singularité de Fangs réside dans son dessin : en moyenne un peu plus détaillé que Sarah’s Scribbles, il adopte un niveau de détail variable selon les planches. Certaines, en général les gags en une seule case, forment moins des planches que des dessins uniques, très joliment détaillés, où le scénario devient presque un prétexte. Difficile de ne pas rester admirer les dentelles des robes gothiques d’Elsie et les belles silhouettes de loups de Jimmy et de ses compagnons de chasse nocturne. C’est une nouvelle facette de l’univers graphique de l’autrice qui se révèle avec cette série, et ce n’est pas pour me déplaire. On la voit développer de nouveaux procédés, par exemple de nombreux jeux de texturage gris (toutes les planches sont en noir et blanc) et des jeux sur les ombres. Dans les planches mettant en scène Elsie, de petites vaguelettes épaisses servent de fond aux cases où la vampire dit ou fait quelque chose de glauque (lorsqu’elle demande son groupe sanguin à Jimmy, par exemple).

L’image formant l’épisode 10 de Fangs : « Cat Frightener ».

J’en viens à un autre aspect de Fangs qui constitue à la fois un de ses intérêts et une de ses limites : son oscillation constante entre plusieurs logiques narratives. Les toutes premières planches paraissaient annoncer un récit à épisodes à la forme classique, dévoilé planche après planche tous les quelques jours. On y suit la rencontre entre Elsie et Jimmy et les développements de leur relation à ses débuts. Mais assez vite, la série abandonne cette narration suivie au profit de planches de gags situés dans une chronologie assez vague : Fangs tourne alors à la série de « tranches de vie », où il faut comprendre « nos vies de monstres gothiques cachés dans le monde actuel ». C’est très intéressant aussi, mais le suspense qui s’était mis en place au début disparaît à peu près entièrement. Certes, Fangs annonce la couleur en désamorçant en quelques planches la question de savoir si oui ou non Elsie et Jimmy vont sortir ensemble : une façon pour Sarah Andersen de se démarquer des ficelles habituelles de la romance avec monstre. Ce n’est pas ce qui l’intéresse, et ça se comprend vite. Mais ce passage d’un récit en feuilleton à une série de planches à la chronologie décousue pourra déconcerter, voire laisser de côté, une partie du lectorat. Enfin, d’autres planches abandonnent complètement la forme de la planche en deux cases ou plus au profit de dessins uniques, dont la plupart conservent une part narrative, mais pas tous, comme l’épisode 16, qui consiste simplement en un dessin (superbe) montrant Elsie, vêtue d’une robe affriolante, accroupie sur un tas formé par les crânes de ses victimes.

De plus, et cela m’a surpris de la part de l’autrice des désopilants Sarah’s Scribbles, plusieurs épisodes prenant la forme de planches de gags autonomes peinent (à mes yeux) à trouver une réelle forme comique. Plusieurs mettent quatre cases à mettre en place un unique gag qui m’a laissé quelque peu sur ma faim, car il aurait mérité d’être inséré dans un récit de plus longue haleine, mais me paraissait trop faible pour qu’on lui consacre un épisode entier. Aurait-il mieux valu conserver une forme d’ensemble plus classique avec un récit-feuilleton, pour y insérer ces gags dans une intrigue d’ensemble ? Pas nécessairement, à moins de travailler sur une intrigue sérieuse d’ensemble qui aurait eu du mal à ne pas décevoir dans un genre aussi surpeuplé. L’autrice a su esquiver cet écueil de taille et il vaut sûrement mieux qu’elle ait proposé une création quelque peu disparate dans la forme, mais qui mette en valeur ses idées les plus originales, plutôt que de vouloir à toute force se couler dans un moule au risque de tirer à la ligne. Peut-être aurait-il fallu simplement renforcer certaines planches, ou quitter le format favori de Sarah Andersen (quatre ou cinq cases maximum) pour se lancer dans des gags en une planche A4 à plusieurs bandes à la Franquin.

Mon impression devant cette diversité (voire cette disparité) formelle est que Fangs a représenté pour son autrice un terrain d’expérimentations tout à fait salutaire, mais que le résultat aurait pu gagner en finition moyennant, peut-être, un plus grand temps de maturation, affranchi de la logique de la publication sérielle en ligne avec ses délais imposés. En dépit de ces quelques limites, je vous recommande de jeter un regard sur Fangs justement grâce à cette disparité formelle qui fait partie de son originalité. Et si vous appréciez les histoires de vampires et de loups-garous au second degré, alors Fangs devient une lecture plus que recommandable.

Dans le même genre…

Si les histoires de vampires vous intéressent, vous pouvez allez lire mon avis sur Dracula de Bram Stoker et Interview with the Vampire d’Anne Rice.


Alissa Wenz, « À trop aimer »

14 septembre 2020

Référence : Alissa Wenz, À trop aimer, Paris, Denoël, 2020.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Il n’y avait aucun doute : Tristan était violemment épris.

Elle le rencontre, et c’est un émerveillement. Tristan est un artiste génial qui transforme le rêve en réalité. À ses côtés, la vie devient une grande aire de jeux où l’on récite des poèmes en narguant les passants. Il ne ressemble à personne, mais cette différence a un prix. Le monde est trop étriqué pour lui qui ne supporte aucune règle. Ses jours et ses nuits sont ponctués d’angoisses et de terreur. Seul l’amour semble pouvoir le sauver. Alors elle l’aime éperdument, un amour qui se donne corps et âme, capable de tout absorber, les humeurs de plus en plus sombres, de plus en plus violentes.
Jusqu’à quel point ? Au point de s’isoler pour ne plus entendre les insultes, au point de mentir à ses proches, au point de s’habituer à la peur ? Est-ce cela, aimer quelqu’un ?

Un premier roman d’une rare justesse sur l’emprise amoureuse. »

Mon avis

Avertissement : j’ai eu l’occasion de lire ce livre parce que je connaissais l’autrice, ce qui m’a rendu curieux de le lire. Naturellement, je partais avec un préjugé favorable.

Alissa Wenz s’est fait connaître en premier lieu comme autrice-compositrice-interprète avec de belles chansons du genre dit « à texte », en se plaçant dans la lignée de chanteuses comme Anne Sylvestre ou Juliette Noureddine, qui aiment à faire alterner les registres, du poignant au désopilant en passant par l’acerbe, l’acidulé ou le contemplatif. Elle a ajouté une corde littéraire à son piano en publiant l’an dernier Lulu, fille de marin, témoignage documentaire et dialogue d’histoire familiale qui relate la vie de sa grand-mère et sa traversée des bouleversements successifs du XXe siècle. Ayant suivi un cursus littéraire puis cinématographique, elle a en outre publié un guide d’écriture scénaristique co-écrit avec Pierrick Bourgault, Tu ne tueras pas ton héros trop tôt. À trop aimer est donc son troisième livre, mais c’est son premier roman à proprement parler.

C’est peu de dire qu’À trop aimer n’a rien à voir avec Lulu, fille de marin. Dans ce précédent livre, le soutien indéfectible d’une relation épanouie entre grand-mère et petite-fille portait et éclairait l’ensemble du récit, par un jeu de voix entrelacées et de regards rétrospectifs apaisés qui enlevait un peu de leur noirceur aux réalités des époques vécues par Lulu. Dans À trop aimer, c’est tout le contraire : l’histoire d’une jeune femme dont l’histoire d’amour, après lui avoir laissé espérer une vie de couple fusionnelle, l’enferme insensiblement dans une solitude asphyxiante qui lui coûte très cher. Pour qui s’embarque dans ce livre, la traversée est éprouvante, mais, par bonheur, elle l’est uniquement pour les raisons prévues par l’autrice.

Le titre du roman sonne comme un début de proverbe : « À chaque jour suffit sa peine », « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire », À trop aimer… on peut se faire du mal. Une histoire d’amour ? Le sujet paraît éculé, mais l’angle d’approche ne l’est pas. Dès les premières lignes, on rencontre la narratrice occupée à visiter l’appartement qu’elle a partagé avec son ex, un appartement qui n’est autre que le sien et que son ex a gardé pour lui, jusqu’à le louer à des inconnus, avec les meubles et diverses affaires que la narratrice n’a pas pu reprendre. Le véritable sujet est donné : celui d’une dépossession, d’un dépouillement auquel la narratrice a échappé de peu. Mais il ne s’agit pas de quelques affaires, victimes collatérales des disputes d’un couple en instance de séparation. Ici comme dans plusieurs autres passages, les gestes de la narratrice se doublent d’un symbolisme discret. C’est l’histoire d’une femme qui a failli se perdre elle-même dans une relation déséquilibrée, une relation toxique, comme on dit de nos jours.

Le roman commence bel et bien comme une belle histoire d’amour. Une jeune chanteuse rencontre un artiste, un de ces poètes du quotidien capable, comme les surréalistes, d’arpenter Paris en transfigurant d’un mot le détail le plus banal. Tristan Stenger est un littéraire, mais l’art par lequel il espère se faire connaître est la photographie. La rencontre amoureuse et l’évolution rapide de la relation semblent quelque peu abruptes, mais leur bizarrerie se justifie pleinement a posteriori, à mesure que l’on prend la mesure de l’étrangeté du caractère de Tristan, écartelé entre des envolées vers l’empyrée et des abîmes de désespoir subit. C’est logiquement sur l’évolution de la relation par la suite que le roman se concentre, cette fois avec une subtilité d’un réalisme sans faille. On a beau être prévenu par le quatrième de couverture, le roman parvient assez à faire apprécier le jeune couple à ses débuts, et les choses changent par touches assez subtiles, pour que la transformation d’une vie de couple épanouissante à un enfer domestique ne paraisse jamais linéaire ou artificielle. Cette capacité à retranscrire avec justesse le processus de lente métamorphose d’une relation en le replaçant dans le flot d’événements désordonnés du quotidien est l’un des points forts du roman, car la structure de l’histoire parvient à se faire oublier sans jamais lâcher les rênes.

Le pivot du livre est Tristan, un personnage fascinant plus qu’aimable, que l’on contemple toujours du point de vue de la narratrice. C’est un personnage sur lequel, autre choix réaliste, l’autrice prend soin de ne pas plaquer une explication unique et définitive ou un diagnostic précis, ce qui conserve toute sa complexité au personnage et évite à l’histoire de se réduire à un pur exemple, une étude de cas médical. Pourquoi Tristan se comporte-t-il comme il se comporte ? Quelles explications faut-il mobiliser ? Lesquelles sont pertinentes, lesquelles rendraient possible un changement, un progrès ? On n’en saura qu’un spectre de possibilités reflété par les tentatives et les recherches de la narratrice. Ce choix présente également l’avantage de poser en plusieurs temps la question de la responsabilité de Tristan. Chaque découverte qui devrait soulager le jeune couple ne fait que poser un jalon dans une spirale infernale, dans laquelle le pire, au début inconcevable, devient une routine perverse, usante et mortifère.

À trop aimer, on peut se perdre dans l’autre, s’oublier soi-même au point de ne pas se rendre compte qu’on est en train de se faire détruire. Tristan prend toute la place dans le cœur de l’héroïne, puis dans sa vie, jusqu’à ne plus la laisser exister. Bien vite, le sentiment amoureux se double d’une fascination pour l’énigme qu’est cet homme. L’autre est un mystère, un problème, un casse-tête que la narratrice, portée par son amour, se croit destinée à résoudre à tout prix, et sur lequel elle use ses forces, sans se rendre compte qu’elle s’entête dans une impasse où jamais elle ne parviendra à ouvrir de passage vers des lendemains qui chantent. Cette logique de fascination et d’énigme psychologique a aussi fonctionné sur moi, si bien que le titre de l’exposition de Tristan, « Les Mille visages de Tristan Stenger », aurait pu envahir la couverture en tant que titre du roman, si l’autrice n’avait pas pris la précaution de garder cette place légitime à la narratrice et à son point de vue d’amoureuse prise au piège.

Qu’en est-il du style ? Alissa Wenz semble avoir fait sien le conseil (salutaire) de Colette : « Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne ». Un vocabulaire courant, des phrases courtes, des chapitres courts. Qu’on ne s’y trompe pas, néanmoins : cette facilité n’est qu’apparente. En témoigne, par exemple, le jeu des temps. L’alternance du présent et du passé composé permet à Wenz d’amener les scènes les plus douloureuses avec tout le tranchant et la dureté d’événements terribles surgis au beau milieu d’un quotidien banal. Chassée de son processus de souvenir paisible, la narratrice est renvoyée à l’immédiateté effrayante des moments où elle s’est trouvée humiliée, menacée, mise en danger. L’imparfait, lui, se rencontre beaucoup dans les premiers temps de la relation : il m’a semblé employé pour évoquer le passé heureux de la relation dans ses meilleurs moments, que la narratrice aime à se rappeler dans une durée soustraite à la temporalité, pour mieux se dire que ces instants ne sont pas révolus. Ces alternances sont négociées avec beaucoup d’adresse, pour ménager des virages à pic et des effets de chute en fin de chapitre. Si cela semble facile à faire, il faut savoir que c’est loin de l’être en pratique au moment de composer un récit. Semblable maîtrise du jeu des temps dans un premier roman est plus que bon signe.

La structure du roman tout entière n’est que faussement simple. Sous cette langue de tous les jours se cache un récit d’une grande complexité, qui virevolte de narration générale en scènes précises, avec des ellipses rapides, sautillant avec une grande sûreté d’instants en instants, de semaines en mois, d’une affirmation générale à une phrase au style direct et vice-versa. C’est excellent quand il s’agit de narrer en peu de mots de nombreux petits faits qui tissent l’évolution de la relation sans en avoir l’air. On sent que l’autrice domine son histoire et ne se laisse pas emporter par sa plume : jamais une scène ne s’étire trop en longueur. Cette maîtrise du récit confère toute son efficacité au jeu des temps, qui eux-mêmes sont à l’origine d’une part non négligeable de la puissance émotionnelle de l’histoire.

Ce procédé a toutefois ses limites : beaucoup de chapitres sont très courts, et chaque chapitre contient plusieurs scènes. Cela m’a parfois laissé l’impression d’une trop grande rapidité, car je n’avais pas le temps de m’installer dans un temps donné de l’histoire, que déjà la péripétie se terminait et il fallait passer à la suite. Certaines scènes auraient sans doute mérité que l’autrice leur donne davantage de place, pour les faire gagner en puissance évocatrice. Pourtant, comme je l’ai dit, le roman est bouleversant : il sait bien doser ses effets. Et, sur un sujet aussi brûlant que les souffrances des femmes et les violences domestiques, ce choix esthétique, qui a le mérite de la cohérence, présente notamment l’avantage de préserver le roman de toute complaisance dans l’évocation de la violence.

Histoire d’un amour qui se révèle être une mauvaise rencontre, À trop aimer se plaît à jouer discrètement avec les symboles, comme cet incident au cours duquel la narratrice, surprise par l’arrivée de Tristan, sursaute et se brûle à la grille du four, en une allégorie de cet amour qui, à ce moment de l’histoire, se retourne contre elle et la brûle plus qu’il ne la réchauffe. Mais la plupart du temps, c’est le personnage de la narratrice qui lutte pour trouver un sens à ce qui lui arrive, en une recherche de symboles qui est la nôtre à chaque instant de nos vies. On aurait pu n’écrire ainsi qu’une histoire romantique remplie de paysages états d’âme et de forêts de symboles. Mais le roman ne tombe pas dans ce travers : les symboles ne s’emboîtent jamais parfaitement en un tout harmonieux, ils dissonent, tombent à côté, la narratrice les énonce sans y croire, ou alors c’est dans un symbolisme macabre qu’elle menace de s’enfermer, en croyant lire autour d’elle des signes d’une fatalité qui ne reflète que son usure et son découragement. C’est toute la force réaliste du roman que de rendre avec justesse ces symboles fêlés, pêle-mêle, avec lesquelles nous tentons de penser la vie, et de montrer la manière dont la pensée magique amoureuse fait le lit d’une relation perverse où l’un des deux assujettit l’autre.

Le titre du roman le promettait : l’histoire se conclut comme un avertissement. Un avertissement adressé aux femmes pour qu’elles ne se laissent pas enfermer dans le piège de relations pareilles. Quant à Tristan, il emporte son énigme avec lui : le roman n’adopte jamais son point de vue, qui reste inaccessible. Il faut espérer que cette lecture forme également un avertissement pour les hommes à se méfier d’eux-mêmes, à chercher de l’aide plutôt que de s’engager dans de telles spirales de violence au sein d’un couple. Mais le point de vue demeure tout du long féminin, à dessein. Vers la fin du roman, l’autrice, par la voix de la narratrice, s’interroge : pourquoi les violences s’opèrent-elles si souvent dans ce sens, des hommes sur les femmes ? Le roman ne répond pas, il n’est pas un documentaire ; mais il fait entendre une voix d’écrivaine qui mérite le détour dans un débat public sur un sujet à la fois trop ancien et, malheureusement, trop actuel.