Référence : Sarah Andersen, Fangs [Crocs], publié en ligne en anglais sur le portail Tapas, 2019-2020 (accès gratuit). Version papier à paraître aux éditions Andrews McMeel le 1er septembre 2020.
Présentation de l’éditeur
Comme le quatrième de couverture de la version papier inclut une présentation correcte de la BD, en voici une traduction partielle par mes soins :
« Une histoire d’amour entre une vampire et un loup-garou par l’autrice de la série Sarah’s Scribbles, immensément populaire.
Elsie la vampire est âgée de trois cents ans, mais en tout ce temps elle n’a jamais trouvé l’âme-soeur. Tout change une nuit, dans un bar, lorsqu’elle rencontre Jimmy, un charmant loup-garou doté d’un sens de l’humour vaurien et d’un penchant pour les escapades les nuits de pleine lune. Ensemble, ils passent le temps de films d’horreur en romans d’épouvante, de promenades à l’ombre en dîners gourmets (sans ail, toutefois), et développent un faible pour leurs goûts vestimentaires respectifs, leurs styles de vie macabres et leurs appétits monstrueux.
D’abord paru sous la forme d’une BD en ligne sur Tapas, Fangs [Crocs] est la chronique de la drôlerie, de la douceur et de l’embarras qu’il peut y avoir à rencontrer une personne faite pour vous, mais qui révèle aussi de vastes différences. »
Mon avis
L’autrice de BD Sarah Andersen s’est fait connaître par Sarah’s Scribbles, sa série humoristique dont j’ai parlé ici l’autre jour, qui évoque avec juste ce qu’il faut d’ironie les difficultés d’une jeune adulte à s’adapter aux usages et aux attentes de la société. Mais Sarah Andersen a d’autres cordes à son arc. En 2019, elle a été la dessinatrice de Cheshire Crossing, une BD en ligne scénarisée par Andy Weir et publiée sur la plate-forme Tapas qui met en scène les héroïnes d’Alice au pays des merveilles, du Magicien d’Oz et de Peter Pan dans une aventure commune. Si le scénario restait très classique pour ce que j’en ai lu, le dessin a été l’occasion de découvrir que Sarah Andersen pouvait adopter un style moins caricatural et plus ligne claire, le tout en couleur. Fangs est sa dernière création, qu’elle dessine et scénarise elle-même. Publiée dans son intégralité sur la plate-forme Tapas, où les abonnés payants pouvaient lire les nouveaux épisodes en avance, Fangs connaîtra une édition papier sous peu de jours chez Andrews McMeel, l’éditeur qui avait publié la version papier des Sarah’s Scribbles.
Comme Sarah’s Scribbles, Fangs relève de la veine humoristique et met en scène des personnages en marge de la société « correcte ». Mais ce sont leurs seuls points communs. Fangs s’enracine dans le genre du fantastique, celui de Carmilla de Sheridan Le Fanu, de Dracula de Bram Stoker et des contes de Poe, puisque ses principaux personnages sont un vampire et un loup-garou. Mais la BD comprend des références implicites ou explicites à la fantasy urbaine gothisante qui en est le dérivé le plus actuel : les romans d’Anne Rice comme Entretien avec un vampire, le film Dracula de Coppola, les jeux de rôle sur table « gothico-punks » du Monde des Ténèbres de l’éditeur White Wolf comme Vampire : la Mascarade et Loup-garou : l’Apocalypse, sans parler de la franchise des films Underworld et des romans et films Twilight. Loin de reprendre au premier degré les codes de ces univers, Fangs en donne une vision au second degré, drôle sans se cantonner à une pure parodie. En dépit de leurs habitudes sanguinaires, Elsie la vampire et Jimmy le loup-garou nous sont présentés d’une manière telle qu’on ne peut que leur trouver des aspects sympathiques. C’est une vision des vampires et des loups-garous très « post-Anne Rice », où les vampires ont cessé d’être des monstres terrifiants pour se changer en êtres immortels complexes et tourmentés, dont nous partageons avec empathie les atermoiements métaphysiques tandis qu’ils vident de son sang une énième victime. Un tour particulier joué au vampire par la postérité, et dont je me demande bien ce que Le Fanu et Stoker en auraient pensé. Par bonheur, Fangs n’évite pas les aspects les plus monstrueux de ses personnages, de sorte qu’à la lecture, on oscille entre l’empathie, qui entretient l’aspect « romance » de la série, » et la prise de recul qui en produit la part d’humour noir.
L’écriture de Fangs trouve son principal point fort dans sa capacité à détourner les codes des récits de vampires et de loups-garous pour les transposer dans la sphère du banal et du terre-à-terre. Le premier exemple frappant de ce type de détournement apparaît le lendemain de la première nuit que Jimmy et Elsie passent ensemble : au matin, Jimmy ouvre les rideaux de la chambre en minaudant « Bonjour »… et doit les refermer en urgence quand Elsie prend feu au soleil ! Autre exemple : un jour de canicule, Jimmy invite Elsie chez lui en prétextant qu’elle lui manque. En réalité, comme la vampire sagace le devine vite, le loup-garou meurt de chaud dans son studio et veut profiter de la froideur glaciale du corps d’Elsie pour se rafraîchir… Ces détournements jouent également avec les modes actuelles, que ce soit pour les prendre à rebours (Elsie ose préférer les chiens aux chats) ou pour les inviter à l’improviste au beau milieu d’une planche (les transformations de Jimmy en loup les soirs de pleine lune paraissent à Elsie monstrueusement mignonnes).
Tout cela est-il nouveau ? Non. Est-ce original ? Difficile à dire, car le genre est devenu surpeuplé ces dernières années, y compris dans la BD et y compris dans le registre comique, terre à terre ou mignon (sans même quitter la France, pensons aux univers de Joann Sfar comme Petit Vampire et Grand Vampire ou aux albums du groupe Dionysos). Je suis loin de tout connaître, mais il m’a semblé qu’en dépit de son sujet quasiment éculé, Fangs parvenait à adopter une approche assez créative et à déployer assez d’idées pour proposer quelque chose d’intéressant. Je n’irai pas, néanmoins, jusqu’à dire que le résultat tiendrait du génie ou serait incontournable. Je doute que ce soit sa prétention, d’ailleurs.
Pour qui apprécie les créations de Sarah Andersen, la plus grande singularité de Fangs réside dans son dessin : en moyenne un peu plus détaillé que Sarah’s Scribbles, il adopte un niveau de détail variable selon les planches. Certaines, en général les gags en une seule case, forment moins des planches que des dessins uniques, très joliment détaillés, où le scénario devient presque un prétexte. Difficile de ne pas rester admirer les dentelles des robes gothiques d’Elsie et les belles silhouettes de loups de Jimmy et de ses compagnons de chasse nocturne. C’est une nouvelle facette de l’univers graphique de l’autrice qui se révèle avec cette série, et ce n’est pas pour me déplaire. On la voit développer de nouveaux procédés, par exemple de nombreux jeux de texturage gris (toutes les planches sont en noir et blanc) et des jeux sur les ombres. Dans les planches mettant en scène Elsie, de petites vaguelettes épaisses servent de fond aux cases où la vampire dit ou fait quelque chose de glauque (lorsqu’elle demande son groupe sanguin à Jimmy, par exemple).
J’en viens à un autre aspect de Fangs qui constitue à la fois un de ses intérêts et une de ses limites : son oscillation constante entre plusieurs logiques narratives. Les toutes premières planches paraissaient annoncer un récit à épisodes à la forme classique, dévoilé planche après planche tous les quelques jours. On y suit la rencontre entre Elsie et Jimmy et les développements de leur relation à ses débuts. Mais assez vite, la série abandonne cette narration suivie au profit de planches de gags situés dans une chronologie assez vague : Fangs tourne alors à la série de « tranches de vie », où il faut comprendre « nos vies de monstres gothiques cachés dans le monde actuel ». C’est très intéressant aussi, mais le suspense qui s’était mis en place au début disparaît à peu près entièrement. Certes, Fangs annonce la couleur en désamorçant en quelques planches la question de savoir si oui ou non Elsie et Jimmy vont sortir ensemble : une façon pour Sarah Andersen de se démarquer des ficelles habituelles de la romance avec monstre. Ce n’est pas ce qui l’intéresse, et ça se comprend vite. Mais ce passage d’un récit en feuilleton à une série de planches à la chronologie décousue pourra déconcerter, voire laisser de côté, une partie du lectorat. Enfin, d’autres planches abandonnent complètement la forme de la planche en deux cases ou plus au profit de dessins uniques, dont la plupart conservent une part narrative, mais pas tous, comme l’épisode 16, qui consiste simplement en un dessin (superbe) montrant Elsie, vêtue d’une robe affriolante, accroupie sur un tas formé par les crânes de ses victimes.
De plus, et cela m’a surpris de la part de l’autrice des désopilants Sarah’s Scribbles, plusieurs épisodes prenant la forme de planches de gags autonomes peinent (à mes yeux) à trouver une réelle forme comique. Plusieurs mettent quatre cases à mettre en place un unique gag qui m’a laissé quelque peu sur ma faim, car il aurait mérité d’être inséré dans un récit de plus longue haleine, mais me paraissait trop faible pour qu’on lui consacre un épisode entier. Aurait-il mieux valu conserver une forme d’ensemble plus classique avec un récit-feuilleton, pour y insérer ces gags dans une intrigue d’ensemble ? Pas nécessairement, à moins de travailler sur une intrigue sérieuse d’ensemble qui aurait eu du mal à ne pas décevoir dans un genre aussi surpeuplé. L’autrice a su esquiver cet écueil de taille et il vaut sûrement mieux qu’elle ait proposé une création quelque peu disparate dans la forme, mais qui mette en valeur ses idées les plus originales, plutôt que de vouloir à toute force se couler dans un moule au risque de tirer à la ligne. Peut-être aurait-il fallu simplement renforcer certaines planches, ou quitter le format favori de Sarah Andersen (quatre ou cinq cases maximum) pour se lancer dans des gags en une planche A4 à plusieurs bandes à la Franquin.
Mon impression devant cette diversité (voire cette disparité) formelle est que Fangs a représenté pour son autrice un terrain d’expérimentations tout à fait salutaire, mais que le résultat aurait pu gagner en finition moyennant, peut-être, un plus grand temps de maturation, affranchi de la logique de la publication sérielle en ligne avec ses délais imposés. En dépit de ces quelques limites, je vous recommande de jeter un regard sur Fangs justement grâce à cette disparité formelle qui fait partie de son originalité. Et si vous appréciez les histoires de vampires et de loups-garous au second degré, alors Fangs devient une lecture plus que recommandable.
Dans le même genre…
Si les histoires de vampires vous intéressent, vous pouvez allez lire mon avis sur Dracula de Bram Stoker et Interview with the Vampire d’Anne Rice.