Bartolomé de Las Casas, « Très brève relation de la destruction des Indes »

24 juillet 2013

LasCasasTreBreveRelation

Référence : Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, traduit de l’espagnol par Fanchita Gonzalez Batlle, avec une introduction de Roberto Fernandez Retamar, Paris, La Découverte et Syros, 1996 (première édition : Maspero, 1975).

Avant-propos salutaire (ajouté le 3 janvier 2020) : Ce message est l’un des plus consultés de ce blog. Je m’en réjouis, parce que c’est une bonne anthologie et que je suis content que ce billet permette à d’autres gens de la découvrir ou d’en prolonger la lecture. Toutefois, devant les intitulés de certaines recherches aboutissant à cette page, j’éprouve le besoin de rappeler, au cas où, que, si vous êtes étudiant-e à l’université ou élève dans le secondaire et que vous cherchez des informations sur ce roman, par exemple dans la perspective d’un devoir, ledit devoir ne doit pas recopier textuellement des passages de cette page, ni y pomper allègrement des analyses que votre cerveau devrait normalement se charger de faire tout seul comme un grand afin de se muscler les neurones, ce qui reste le but premier de vos études. Voilà. Histoire que des professeurs navrés ne viennent pas m’injurier après…

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Un prêtre dominicain face à la conquête des Amériques

En pleine conquête des Amériques par les conquistadors espagnols, au XVIe siècle, de rares voix discordantes se font entendre pour dénoncer les exactions commises par les conquérants dans ces nouvelles terres qu’on appelle encore « les Indes ». Le plus connu et sans doute le plus énergique de ces dénonciateurs salutaires est le prêtre dominicain Bartolomé de Las Casas, qui a multiplié les actions politiques et religieuses en faveur des populations amérindiennes et prône un contrôle accru des actes des colons.

Premier prêtre à avoir été ordiné aux Indes occidentales (en 1513), il est d’abord propriétaire d’une de ces encomienda, exploitations déléguées par le roi d’Espagne aux colons et dans lesquelles les Indiens sont réduits en esclavage et exploités de la façon la plus inique. Mais, révolté par le traitement inhumain réservé aux Indiens et horrifié par les massacres auxquels s’adonnent les conquistadors, Bartolomé de Las Casas renonce, à peine un an plus tard, à sa propriété, et consacre le reste de sa vie à dénoncer les violences qui se poursuivent d’année en année dans les nouvelles colonies, à tenter d’imposer des réformes et à rédiger plusieurs livres dont certains ne sont publiés que longtemps après.

L’une de ses démarches les plus fameuses est sa participation à la controverse de Valladolid, en 1550-1551, au cours de laquelle s’affrontent plusieurs approches théologiques et politiques, notamment sur la question de savoir si les populations amérindiennes ont une âme. Cette controverse a fait l’objet d’un roman de Jean-Claude Carrière paru en 1992 et dont j’avais parlé sur ce blog. C’est ce roman qui m’a intéressé à la figure de Bartolomé de Las Casas et m’a donné envie d’aller lire directement l’un des nombreux livres qu’il a écrits sur l’histoire des Indes. Le plus court et le plus accessible est sa Brevísima Relación de la destrucción de las Indias, qu’il termine autour de 1550.

Je ne savais pas trop à quoi m’attendre en entamant la Très brève relation de la destruction des Indes. Une histoire de la colonisation espagnole des Amériques ? Un réquisitoire contre les coupables ? En réalité, ce qu’on découvre dans ces pages, c’est avant tout un témoignage sur des massacres, des trahisons et des tortures systématiques, qui relèvent de ce qu’on appelle de nos jours un génocide et des crimes contre l’humanité. De court chapitre en court chapitre, chacun traitant d’une colonie différente, des pratiques tristement similaires se retrouvent. Bartolomé de Las Casas ne donne pas beaucoup de détails sur les circonstances, seulement ce qu’il faut pour servir de preuve : des lieux, des dates, les noms des chefs et des peuples massacrés, le nombre de victimes. Les noms des coupables, eux, il les tait, pour des raisons aisément compréhensibles puisque je suppose qu’il aurait été dangereux d’accuser nommément ceux qui étaient alors de grands personnages du royaume d’Espagne. Mais son récit était certainement transparent pour les lecteurs de son époque et il doit l’être toujours pour les historiens de la colonisation des Amériques.

Tout le reste du livre est une longue série de récits de massacres, de tortures et de pratiques iniques, de paroles données aux indigènes et jamais tenues, d’engagements jamais respectés. Le mépris des populations locales conduit les conquérants à bafouer le peu de morale qu’ils auraient été tenus de respecter dans leur pays. L’accumulation de ces récits de massacres ne peut susciter chez les lecteurs que la consternation et la révolte. Celles de l’auteur sont communicatives. Il parle en tant que prêtre, favorable par ailleurs à une colonisation qu’il conçoit comme une évangélisation, fermement convaincu qu’il est de la supériorité de sa religion sur les autres ; mais la conversion des populations locales ne peut être à ses yeux que pacifique et progressive. Et notre auteur découvre avec colère la conception toute flexible de la charité chrétienne des conquistadors auxquels il a affaire.

Introduction et commentaire :

indispensables et perfectibles…

Un document historique relatif à une époque si ancienne, et relatant des événements si horribles, nécessitait un travail d’édition, d’introduction et de commentaire solide, afin de permettre aux lecteurs de garder la distance réflexive nécessaire envers les émotions violentes que sa lecture ne peut manquer de susciter. D’abord parce que la parole des témoins doit être complétée par (et comparée avec) celle des historiens actuels, qui ont pu confronter le témoignage de Las Casas à toutes sortes d’autres preuves et d’autres documents. Ensuite parce que le livre de Las Casas n’est pas un « rapport d’Amnesty International avec quatre siècles d’avance » (contrairement à ce qu’affirme un peu vite la critique de Télérama citée en quatrième de couverture). Las Casas a certes la fibre d’un militant défenseur des droits humains, malgré la distance qui le sépare de notre conception actuelle de ces droits, et le combat acharné qu’il a livré pour de telles valeurs est tout à son honneur. Mais son livre n’est pas un rapport documenté comme peuvent l’être les rapports des ONG actuelles, et Las Casas n’est pas non plus un historien contemporain. Son livre est un document remontant au XVIe siècle, qui nécessite un commentaire et une remise en perspective historique pour être bien compris. Et c’est un pamphlet qui cherche à convaincre et, sans forcément déformer les faits, contient une part de rhétorique pour renforcer l’impact de son propos.

De ce point de vue, l’édition que j’ai lue chez La Découverte fournit les bases indispensables à cette remise en perspective historique, mais elle aurait pu être mieux faite.

Le texte de Las Casas est précédé de deux avant-propos. D’abord une note de l’éditeur longue de 5-6 pages, non datée, écrite sans doute au moment de la réédition du livre chez La Découverte et Syros en 1983. Puis une introduction par l’universitaire cubain Roberto Fernandez Retamar datant de juin 1976. Ces précisions ne sont pas inutiles, comme vous allez voir. La note de l’éditeur donne les éléments biographiques de base sur la vie et l’œuvre de Bartolomé de Las Casas dont je viens de donner un aperçu, et se termine par une brève évocation de la postérité de Las Casas. C’est ce dernier sujet qui fait l’objet principal de l’introduction de Roberto Fernandez Retamar. Les écrits de Las Casas ont en effet pu servir à alimenter ce qu’on appelle la « légende noire » de la conquête espagnole des Amériques : une diabolisation systématique des actes des Espagnols, diabolisation dont Retamar montre très bien le caractère biaisé et retors puisque les actes des Espagnols n’étaient ni plus ni moins horribles que ceux des autres conquérants européens à la même époque et aux époques suivantes, aux Amériques et ailleurs.

Mais cette « légende noire », à laquelle Retamar oppose une réhabilitation de la figure de Las Casas, est aussi étroitement liée à l’histoire contemporaine des pays d’Amérique latine, c’est-à-dire à leurs indépendances au fond toutes récentes à l’échelle de l’Histoire longue. Un autre aspect passionnant de son introduction est donc la réception récente et contemporaine de la figure de Las Casas (et de ses livres) par les habitants et les universitaires des pays d’Amérique latine, dans le cadre de la création d’une identité culturelle et politique propre de ces pays marqués par la conquête espagnole.

Là où les choses deviennent plus compliquées, c’est quand on se rend compte que, depuis 1976, l’introduction de Retamar est devenue elle aussi un objet d’histoire. J’ai été surpris et quelque peu amusé de me rendre compte petit à petit, à la lecture, que j’avais affaire à une introduction polémique, résolument marxiste-léniniste, et qui (chose plus gênante) remplaçait parfois l’argumentation par un rejet pur et simple de telle position à grands coups de métaphores aussi colorées qu’énergiques. Heureusement cela n’arrive pas trop souvent, et le raisonnement du chercheur ne coule jamais complètement sous les tentations de l’idéologie aveugle. Mais à bientôt quarante ans de distance, cette introduction apparaît étroitement liée à la situation à Cuba dans les années 1970, en plein contexte de guerre froide. De sorte que l’introduction de Retamar aurait besoin elle aussi d’une introduction ou de notes pour être replacée dans son contexte et ne pas donner lieu à des malentendus cocasses… Bref, il serait temps de remettre à jour cette édition en y ajoutant un commentaire plus récent, qui pourrait accessoirement prendre en compte les autres études sur Las Casas qui n’ont pas pu manquer de paraître en quarante ans.

Mais là où cette édition pèche vraiment, c’est par l’absence complète de notes accompagnant le texte de Las Casas. Même peu nombreuses, elles éclaireraient beaucoup la lecture, en explicitant notamment les allusions toujours feutrées aux principaux conquistadors, que des historiens reconnaîtront sûrement sans peine, mais pas le lecteur lambda… même chose pour les chefs indiens dont les noms sont cités. J’aurais aussi aimé quelques analyses sur l’image que Las Casas cherche à donner des Indiens, invariablement présentés comme doux, pacifiques et innocents de tout dans son livre. Je crois volontiers à leur innocence et à l’injustice du traitement ignoble qui leur a été réservé, mais il y a tout de même une part de mythe du bon sauvage dans cette affaire, le tout étroitement lié à la vision du monde qu’a Las Casas en tant que chrétien et en tant que prêtre. De même, un point de vue d’historien sur le déroulement de la conquête, sur les traités et les lois à son sujet, sur le nombre des victimes, etc. aurait été bienvenu.

En conclusion

Bref, si les éléments de commentaire présents dans cette édition sont loin d’être dépourvus d’intérêt, ils pourraient être mieux à jour et ne donnent qu’assez peu d’aide sur le détail du texte. De ce fait, cette édition de la Très brève relation de la destruction des Indes n’est pas aussi accessible à un lectorat d’étudiants ou de simples curieux qu’elle pourrait l’être.

Si vous découvrez complètement le sujet, je vous conseille fortement de commencer plutôt, soit par un manuel universitaire sur l’Espagne du siècle d’or, soit par le roman de Jean-Claude Carrière (ou le téléfilm correspondant scénarisé par le même et réalisé par Jean-Daniel Verhaeghe en 1992). Ces derniers relèvent de la fiction, mais s’appuient sur un travail de documentation sérieux et constituent une bonne introduction à la vie de Bartolomé de Las Casas et à son époque. Il sera temps ensuite de lire le livre de Las Casas lui-même. (De mon côté, je vais voir si je peux en trouver une meilleure édition.)