Jérôme Noirez, « Le Diapason des mots et des misères »

19 juillet 2012

Forum Le Coin des lecteurs, 11 juillet 2009.

Je viens de terminer ce recueil – j’aurais plutôt tendance à dire qu’il m’a enfin recraché, après m’avoir littéralement aspiré dès la première page. Au cas où vous n’auriez pas lu d’autres avis dessus, et comme j’ai peur d’être très bavard, voici tout de suite l’impression d’ensemble, histoire que les choses soient claires : ce recueil est magistral, enchanteur, déjanté, glaçant, sans fond, fondateur, terrifiant, et fait de Noirez l’un des meilleurs stylistes que je connaisse (je suis certes loin d’avoir tout lu, mais quand même, quelle baffe !).

La maîtrise de la langue est ce qui frappe le plus dans ces quinze nouvelles. Noirez emploie un vocabulaire très riche, mais toujours au service de son histoire – certes on pourrait lui reprocher un doigt de préciosité ici et là, si on était vraiment méchants, mais le plus important dans l’affaire, c’est que son écriture est avant tout une voix, et même plusieurs voix – une par nouvelle, en fait. Dès les premières lignes de chaque texte, on est pris par le narrateur qui vous emporte dans un univers, et à chaque fois c’est un écrivain passionné par la matière du monde qui est à l’oeuvre, il plante un monde, le fait vivre, le malmène, le désarticule, le broie au besoin, mais il ne vous laisse pas ressortir avant la fin.

Chaque texte a sa propre voix, qui correspond à une atmosphère différente. Du conte ensorcelant à l’horreur la plus glaçante, en passant par le complet délire célino-lewiscarrollien, la plus grande variété est de mise – des mondes extrêmement divers, mais toujours un excellent moment de lecture.

Les quinze textes du recueil sont courts, et se lisent vite (impossible de les lâcher une fois commencés, de toute façon). Voilà qui devrait plaire aux lecteurs pressés, qui ne connaissent pas encore Noirez et veulent se faire une idée de son univers avant de se lancer dans ses romans, par exemple son uchronie Leçons du monde fluctuant, ses romans jeunesse comme le récent Le Chemin des ombres, ou son oeuvre maîtresse, la trilogie Féerie pour les ténèbres, dont on attend avec impatience la réédition corrigée chez Denoël « Lunes d’encre ».

Et ces lecteurs sont de sacrés veinards, parce que Noirez offre ici ce qu’il a de mieux : un concentré d’écriture au style ciselé, des histoires denses et d’autant plus marquantes, dont certaines risquent fort de vous attirer de sales cauchemars.

Je ne vais pas détailler ici toutes les nouvelles (EDIT : bon, en fait si, I did it again), ce serait trop long et ça ne donnerait pas forcément une bonne idée de la puissance de leur effet fantastique, qui consiste à laisser le lecteur dans l’incertitude, lui livrer petit à petit des indices obscurs, et à lui de se débrouiller pour comprendre où il est et ce qui se passe – mais rassurez-vous, c’est très bien fait, on peut se laisser perdre en toute confiance. Cela dit, c’est quand même mieux avec quelques exemples, alors :

7, impasse des mirages, qui ouvre le recueil, se passe dans le Maroc contemporain, celui des compagnies pétrolières. Un jeune garçon et son père retrouvent la ville de Zalzalah, dont ils ont été déplacés de force quelques années plus tôt – mais cette ville entièrement refaite, presque trop belle pour être réelle, semble avoir un pied dans un autre monde. Dans cette ville aux sept portes qui pourrait bien sortir des Mille et une nuits, les intérêts pétroliers côtoient les mirages des djinns.

Bolex est un court-métrage effrayant. « Bolex », c’est une marque de projecteurs de cinéma. Sauf que là, la pellicule est spéciale.

Kesu, le gouffre sourd, se passe dans un genre de Japon de SF où tout est voué au son. Le Japon et la musique intéressent beaucoup Noirez, et ces deux thèmes sont particulièrement travaillés dans ce texte, rythmé par les vers d’un poème. « Zeami avait un tambour tendu de soie… »

L’Apocalypse selon Huxley est un trip célinien, du Noirez qui s’amuse en pleine forme. Pas mon texte préféré, mais encore un sacré exercice de style.

Nos Aïeuls bascule dans l’univers des cauchemars de l’enfance, et rappelle les mésaventures de Griotte et Gourgou et les sombres fées télévisuelles de Féerie pour les ténèbres.

Berceuse pour Myriam est une partition. Là je crie à l’injustice, parce que je ne connais pas une note de solfège et que je ne peux pas apprécier la mélodie, mais c’est encore une singularité du recueil.

Feverish Train : un régal. Céline (encore) croisé avec Lewis Carroll et Le Crime de l’Orient-Express, le tout dans une enquête ferroviaire cahotante en plein bayou bourré de moustiques à paludisme. Tout est permis, tout peut arriver et heureusement qu’on a de la fièvre sinon on trouverait presque qu’y se passe des trucs pas normaux.

Le Diapason des mots et des misères est un autre des temps forts du recueil. Comme dans Kesu, il est question de son. Là je ne peux vraiment pas résumer, tout est dans les mots, l’atmosphère et le postulat de départ. C’est singulier et excellent, vous n’avez qu’à me croire !

La Grande Nécrose : une histoire de zombies, le genre où on rigole à grands éclats de rire jaune tout en esquivant les coups de hache en pissant de trouille et en essayant de sauver sa peau avant d’avoir pété un câble.

Maison-monstre, cas numéro 186 : entre l’histoire de maison hantée et le conte, une nouvelle assez courte, mais qui met en place un univers bien planté et intéressant, et une galerie de personnages étranges qui rappelle un peu certains protagonistes de Leçons du monde fluctuant. On demanderait bien à les retrouver dans de futures histoires, si ce n’était pas improbable, Noirez ayant visiblement envie d’expérimenter des choses complètement différente à chaque texte.

Stati d’animo : une Italie contemporaine-SF inquiétante, pétrie de futurisme, et rien qu’un brin fascisante. Une de mes nouvelles préférées (encore), ne serait-ce que par l’utilisation des oeuvres futuristes et les bombes décohérentes. Ça, et une certaine dénonciation de la dictature de la radio, du direct, de l’info-en-continu et de son présent perpétuel amnésique en la personne de Zangtumtum.

Contes pour enfants mort-nés : on termine par de l’horreur glaçante, trois histoires brèves. Assez rude à lire, tout de même, et ce n’est pas ce que j’ai préféré dans le recueil – les textes sont très bon, c’est plutôt que ce n’est pas tellement mon genre de lectures d’habitude. Mais si l’effet recherché était « argh beuarg maman », ça fonctionne très bien.

La postface est de Catherine Dufour, ce qui peut vous convaincre d’acheter la chose sur l’argument d’autorité du nom d’auteur-qui-recommande, si mon bavard et enthousiaste message ne s’en était pas encore chargé…

En deux mots, donc, un recueil incontournable, qui offre en plus une belle introduction aux univers de Noirez pour les lecteurs qui ne le connaîtraient pas encore.


Jérôme Noirez, « Leçons du monde fluctuant »

19 juillet 2012

Forum Le Coin des lecteurs, 16 octobre 2008 (à l’origine sur le forum Griffe d’encre).

Résumé :

Charles Lutwidge Dodgson, révérend, photographe amateur et professeur de mathématique à l’université d’Oxford, n’a jamais songé à prendre pour pseudonyme Lewis Carroll. D’ailleurs, il n’a jamais songé à écrire des contes pour enfants. Mais il a rêvé d’Alice, trop sans doute, plus que la société n’est prête à tolérer? Le voilà contraint de s’embarquer pour Novascholastica, une colonie anglaise entre Afrique et Océanie, avec pour seul compagnon d’infortune un « noir pénitent », mage d’état chargé d’une besogne indicible… A Novascholastica, colons, indigènes, bêtes et entités fraternisent par-delà la mort; une situation contre nature à laquelle il serait bon de mettre un terme. Ce qui n’est pas vraiment le problème de Charles qui a ses propres chimères photographiques à poursuivre…

Mon avis :

Terminé ce soir. Une bien belle lecture, mais dans le détail, je ne sais pas bien quoi en penser…

Cet avis contient quelques spoilers sur l’univers ; les spoilers sur l’intrigue les plus importants sont masqués par balise « spoiler ».

Ma principale inquiétude, à savoir le traitement des « penchants » de Dodgson, s’est révélée complètement injustifiée : comme d’habitude, Noirez arrive à traiter avec neutralité et justesse des sujets où il serait très facile de glisser dans le scabreux ou le mauvais goût. Dodgson a des penchants qu’il sait coupables et dans le même temps c’est une sorte d’amoureux romantique doublé d’un admirateur de l’enfance – sans que l’un des trois éléments ne prenne le pas sur les autres. Le résultat est nuancé (autant que dans la réalité de Lewis Carroll, je présume, même si ce n’est pas vraiment le sujet ici) et Dodgson est plutôt un personnage attachant. J’ai été parfois un peu agacé par son air toujours persécuté et dépassé par les événements, mais[spoiler]il prend heureusement plus d’assurance vers la fin[/spoiler].

Jab Renwick a mis plus de temps à me convaincre. Sa biographie est pleine d’idées originales (à commencer par sa naissance) mais il m’a trop rappelé les méchants de Féerie pour les ténèbres. Pourtant, une fois le livre fini, j’avoue : je l’ai aussi trouvé sympathique, même s’il est sadique, cruel et détestable en tout point, plus que les rioteux de Féerie... Là encore, je trouve que le dénouement nuance beaucoup de choses.

J’oublierais presque Kematia, et du coup je me rends compte que son rôle est moins important que ce que j’attendais. C’est dommage, on pouvait attendre bien plus au regard du début de l’intrigue.

L’univers en général me laisse aussi sur une impression de demi-teinte. Avouez : le Lankolong est bien plus intéressant qu’Oxford et New Oxford ! Le monde des vivants ne se définit que par le principe de base de l’Educaume : l’éducation est reine (littéralement), la connaissance est divinisée et, en gros, nous nous trouvons dans une variation sadique sur le système scolaire. Ce qui pourrait donner lieu à des choses originales (et de fait il y a plein de petits détails très bien trouvés, comme les interrogations orales à la place du contrôle de billets dans le train), mais finalement, de la première à la dernière page, l’ensemble reste très monolithique : l’Educaume d’Angleterre est un Etat méchant, très méchant. Et il y a plein de choses qui, à la fin, ne sont pas complètement explicitées,

[spoiler]sur ses motivations, et sur ce qu’essayaient vraiment de faire les « comploteurs » de New Oxford (on sent qu’il sont derrière les gutums, mais ça pourrait être plus clair). [/spoiler]

Je trouve dommage que, si Jab Renwick est finalement très nuancé, les autorités de l’Educaume n’aient pas de meilleure motivation que « on est méchants, très méchants ». D’accord, ils sont persuadés que le salut est dans le savoir etc., mais je reste moyennement convaincu.

Le Lankolong, par contre, est beaucoup plus intéressant, très riche, composite, bourré de trouvailles… ce qui fait regretter que Noirez ne donne pas plus d’aperçus des autres au-delà, qu’il présente comme infiniment nombreux et variés : à voir ce qu’il fait avec celui-là, qu’est-ce que ça aurait donné avec les autres ! Ce qui m’intéresserait bien aussi, ce serait de savoir de quelles cultures il s’est inspiré pour les peuplades de Novascholastica : il y a visiblement des recherches là-derrière, mais ma culture sur le sujet est encore bien trop limitée pour distinguer les références au monde réel et les éléments inventés…

A vue de nez, il me semble que l’avantage et l’inconvénient du livre est que c’est un livre « myope » : le détail est très travaillé, mais la structure d’ensemble est trop floue et incertaine. Si on juge de Leçons du monde fluctuant avec les critères d’un roman de fantasy moyen « à la thriller » (ce qui serait idiot, parce que ce n’est visiblement pas ce que cherche à faire l’auteur, mais bon), on doit pouvoir trouver pas mal de faiblesses de structures au scénario : l’intrigue démarre très lentement, les différents personnages suivis se rencontrent un peu tard dans le livre, et le dénouement arrive trop vite (le tout avec un peu trop d’interventions du hasard, même s’il ne fait pas toujours bien les choses, loin de là).

[spoiler]Le « méchant » principal, le professeur Brewster, n’est pas vraiment présenté comme tel avant son apparition, et inversement les personnages de méchants qu’on connaissait déjà disparaissent (les comploteurs de New Oxford) ou se retournent un peu vite en gentils (Jab Renwick). [/spoiler]

En même temps, cette faiblesse est aussi la principale force du livre : dès qu’on ne lit plus dans la perspective d’une intrigue haletante, et qu’on se laisse prendre à suivre les errances de Kematia et compagnie dans le Lankolong, ou les déboires de Dodgson sur la route de Novascholastica, tout devient vraiment savoureux. L’écriture de Noirez est impressionnante de soin, le vocabulaire est très recherché sans pour autant devenir une gêne à la lecture ; on y retrouve la même « neutralité » que dans Féerie pour les ténèbres, qui devient ici une amorce idéale à toutes sortes de traits d’humour pince-sans-rire assez british. Visiblement Noirez s’amuse à placer ses personnages dans les situations les plus improbables possibles, ce qui installe progressivement un climat bien distinct de celui de Féerie et peut-être finalement moins sombre, où l’absurde prend davantage de place. Beaucoup de scènes sont mémorables, beaucoup de personnages aussi [spoiler]Wilfred Hudson est probablement mon préféré), et on assiste à des échanges de répliques bien frappés (parfois aux deux sens du terme).

Quelque part, ce serait injuste de reprocher au livre d’avoir une structure trop incertaine, puisqu’il s’agit du monde fluctuant, mais je pense que le résultat aurait été encore meilleur si Noirez s’était complètement libéré de la « logique de suspense » qui sous-tendait Féerie pour les ténèbres (et qui marchait très bien). Certains éléments (le Noir qui s’écrie « gutum » en voyant Dodgson, par exemple) donnent à penser que l’auteur va petit à petit dévoiler tous les tenants et aboutissants de l’univers et de l’intrigue, comme c’était le cas dans Féerie…, mais j’ai l’impression que plus on avance, plus on s’éloigne de cette logique-là.

La fin semble confirmer ce changement de logique : [spoiler]pas de grand final en Londres envahie par des morts vengeurs (ce qui aurait été plus prévisible, d’ailleurs), mais une fin ouverte qui laisse chacun retourner à son destin particulier… avec ce désavantage que l’Educaume et ses principes sadiques s’en sortiront, finalement, à peu près intacts ![/spoiler]

Je n’ai pas envie de dire que je préfère Féerie pour les ténèbres aux Leçons…, parce que visiblement les deux livres ne cherchent pas la même chose. Féerie a le triple avantage : il est plus « fini » dans sa structure avec un univers et un scénario construits plus rigoureusement ; il recourt à un univers radicalement original, donc plus marquant, là où Leçons peut apparaître comme une simple variation mystico-fantastique sur une uchronie sombre vaguement steampunk ; et surtout c’étaient les premiers romans de l’auteur, qui ont fait découvrir son univers et sa « patte », tandis que Leçons… ne bénéficie plus de cet effet de surprise. Et puis il y a quand même quelques petites choses, comme le couple petite fille + chien monstrueux, qui rappellent Féerie..., en forcément moins bien puisque Grenotte a l’antériorité  :tongue2:

Mais Féerie… recourait à des ficelles relativement classiques du point de vue de l’intrigue et de l’écriture à suspense, tandis que Leçons… s’affranchit de la sacro-sainte trilogie et paraît rechercher autre chose de plus original. J’y vois plutôt un roman d’atmosphère, qui vaut surtout par sa capacité à nous plonger dans un au-delà très différent des conceptions classiques que l’on s’en fait, et à développer une histoire où la plupart des personnages sont déjà morts. Ce n’est déjà pas rien.

PS : ah oui, j’oubliais les références à Alice et compagnie. Il n’y en a pas trop, et je trouve que ce n’est pas plus mal : ça aurait été un peu trop prévisible. La reconstruction de parallèles assez lointains (Kematia/Alice, par exemple) fonctionne très bien sans en rajouter.

[spoiler]Ce en quoi la toute fin m’a légèrement déçu, mais sur le reste du livre ça marche bien. [/spoiler]

Après, je me demande s’il y a des références à des écrits moins connus de Carroll, en particulier ses ouvrages de logique ou de mathématique, mais comme je ne les connais pas, je n’ai pas pu voir d’éventuelles références…


Jérôme Noirez, « Le Carnaval des abîmes » (« Féerie pour les ténèbres », 3/3)

19 juillet 2012

Message initialement posté sur le forum Nestiveqnen le 20 avril 2007.

Je ne sais pas bien quoi dire où, donc je vais d’abord parler un peu de ce volume 3 et dire ensuite des choses sur la trilogie en général, maintenant que je l’ai finie.

Je crois que ce volume 3 est mon préféré, à la fois par le style et par l’atmosphère, toujours très sombre mais jamais exempte d’humour ni de tendresse (probablement du fait des personnages principaux de ce dernier tome), et probablement même un peu moins sombre que le tome précédent (où pour le coup on plongeait dans l’horreur jusqu’aux cheveux). L’intrigue générale trouve son aboutissement et les bizarreries du monde sont expliquées… en partie. Bon, en fait je ne peux rien dire sans risquer de révéler la fin aux gens qui ne l’ont pas lu, donc je ne vais pas dire grand-chose là-dessus ; je me contente de dire, pour les gens qui reprocheraient à l’univers d’être trop « accroché » au monde réel, que l’équilibre entre un monde autonome et séparé et une « dimension parasite » au monde réel est maintenu et plutôt bien dosé (je trouve). On pourrait reprocher au cycle cet ancrage, même partiel, dans le monde réel du XXe siècle, mais il me semble que ce serait injuste, car paradoxalement une bonne partie de l’identité de ce monde se fonde là-dessus – un peu comme les Cités obscures, dans un genre très différent – et cela apparaissait clairement dès le premier tome.

Sur la trilogie en général, maintenant. Elle est excellente, originale, novatrice. Bon, mais pourquoi ? Parce qu’elle combine plusieurs éléments très travaillés qui, combinés entre eux, donnent à lire quelque chose de nouveau.

L’univers, d’abord. Il est d’une richesse incroyable – même si vu sur la carte, comme ça, ça a l’air plutôt petit comme pays, il ne faut surtout pas s’y fier. Dès le début on est plongé dans ce monde bizarre, avec sa géographie, son histoire, ses différentes populations partageant une même culture : le tout donne une impression de grande cohérence, et montre un gros travail en amont (la richesse du cadre n’a rien à envier à un background de jeu de rôle – le style et les personnages en plus). Un trait intéressant de cet univers, outre son caractère résolument composite et hétéroclite, est qu’il tend à équilibrer les éléments merveilleux et « spectaculaires » avec toutes sortes d’éléments « ordinaires » du quotidien, ce qui compense le côté course-poursuite-fin-du-monde de l’intrigue en donnant aussi à voir ici et là des détails qui montrent un monde bien installé, avec son vécu et sa « patine ».

La langue, ensuite. Difficile de séparer les deux. D’abord c’est écrit au présent. Excellente idée ! Pas de passé lointain ni d’extraits d’archives historiques qui tiennent, l’intrigue se fait devant nous, avec toute l’incertitude que suppose le présent – l’angoisse et la peur y gagnent en efficacité. Ensuite, le style, très reconnaissable (déjà bien affirmé dans les nouvelles publiées dans Faeries), et qui fait beaucoup pour l’univers. D’abord par l’entremise d’un grand nombre de néologismes, que Noirez emploie sans didactisme apparent, au détour d’une phrase, quitte à ne les expliciter que plus loin. On ne comprend pas tout tout de suite, il faut parfois une petite minute avant de se souvenir du sens exact d’un de ces termes quand on le rencontre après un long intervalle, mais ça ne devient jamais vraiment gênant. Surtout, les néologismes, de même que les noms propres, sont particulièrement bien trouvés.

A plusieurs égards, le cycle fait penser aux Chroniques des crépusculaires de Gaborit : un monde riche et original, à l’atmosphère et au ton bien posé, et bénéficiant d’un travail soigné sur la langue – on a vraiment affaire à un univers de fantasy à la française, ou plutôt « francophone » au sens propre du terme : pas d’Elendil ou de nightstalker dans le lot, mais des esmoignés, des ossifiés, la Technole, les pénonages, Grenotte, Caquehan… Cette attention à la langue se retrouve partout dans le style : le vocabulaire employé est large et divers, emprunte à des dialectes techniques et à l’argot, voire à l’ancien français : on apprend des mots, et on se demande parfois où passe la frontière entre mot peu connu et néologisme. Même chose pour les insultes, qui font passer le capitaine Haddock pour un pauvre malheureux dépourvu de toute imagination. Et c’est un régal !

L’univers de Féerie pour les ténèbres est probablement le monde le plus crasseux et le plus affreux que j’aie jamais lu. Entre les rebuts, les gens qui plongent dedans, les rioteux, les horreurs diverses et variées, sans oublier le cambouis, la bave, le sang, etc., on est loin des jolies bois en fleur de la Lothlorien et des mâles barbares aux pectoraux luisants de santé et d’huile. On est plutôt dans la patine de crasse d’un univers à la Blade runner ou à la Shadowrun, la technologie futuriste en moins et les pannes en plus, si bien que par endroits on pense à des délires steampunk mais appliqués au XXème siècle. On est même parfois dans la franche scatologie, cf. les premières apparitions de Grenotte et Gourgou. Voire dans l’horreur de chez horreur, avec les excrucieurs de Sainterel et leurs atroces treize reliques…

Et pourtant… tout ça passe très bien. On est parfois dans les affres de l’horreur la plus noire, et certains personnages sont bizarres à souhait, mais par je ne sais quel miracle, ça ne devient jamais glauque.

Ou plutôt si : tout est dans le style. Le récit est narré par un narrateur extérieur aux personnages, qui ne se place jamais complètement en focalisation interne (comme c’est le cas chez Hobb ou Martin par exemple) mais passe d’un personnage à l’autre sans jamais s’en détacher complètement très longtemps, et en gardant toujours une certaine distance. Ce qui fait passer beaucoup de choses, et permet de cotoyer toutes sortes de bizarreries tout en gardant sa tête dans les environs des épaules. La voix du narrateur est, la plupart du temps, d’une grande neutralité – ce qui rend certains passages d’autant plus horribles, dans des cas où il ne dénonce rien mais donne à voir. En revanche, de petites notations ici et là montrent de quel côté est le narrateur, de quels personnages il invite le lecteur à se moquer et desquels à se sentir proche. C’est extrêmement discret, mais cela évite par exemple de faire supporter au lecteur des passages qui se complairaient dans la perversité (on imagine avec effroi ce que pourrait donner une scène racontée en focalisation interne complète du point de vue d’un excrucieur, ou de Quiebroch, ou de Charnaille) et cela donne lieu à toutes sortes de passages moqueurs ou au contraire attendris à l’égard de tel ou tel personnage (Grenotte et Gourgou, par exemple). Et dans le même temps, le narrateur ne se pose pas en défenseur d’une morale préétablie, ce qui laisse au lecteur la liberté de juger. Que penser de ce monde bizarre, biscornu, baroque, crasseux, effroyable et adorable en même temps ? Que donne-t-il à penser sur nos rapports à la chair, par exemple, ou au monstrueux, ou à la saleté, ou à la technologie ? Plein de choses, bien sûr, mais les conclusions ne sont pas tirées d’avance.

A l’issu de la lecture, pourtant, le lecteur sera sans doute surpris de voir à quel point on peut s’attacher à Grenotte, regarder Estrec avec les yeux aimants de Malgasta, trouver de la poésie non seulement chez Grenotte et Gourgou mais aussi dans les chansons de Jobelot (qui pourtant m’avait fait redouter le pire à sa première apparition) voire dans les improbables compositions vivantes de Charnaille, et même – c’est dire ! – se prendre d’affection pour un fraselé.

Post-scriptum en juillet 2012 : fin 2011, une version remaniée de Féerie pour les ténèbres a été publiée en deux tomes aux éditions du Bélial. Outre la trilogie revue et corrigée, elle inclut l’ensemble des nouvelles se déroulant dans le même univers et publiées par Noirez dans des revues, ce qui est une excellente idée car celles que j’ai lues étaient d’un très bon niveau, ainsi qu’un ou deux textes inédits. Je n’ai pas encore lu cette version remaniée, mais je suis très content de savoir cette trilogie, qui m’a durablement marqué, soit de nouveau accessible.