Victoire Tuaillon, « Les Couilles sur la table »

26 octobre 2021

Référence : Victoire Tuaillon, Les Couilles sur la table, Paris, Binge audio éditions, 2019.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Qu’est-ce que ça veut dire d’être un homme, en France, au XXIe siècle ? Qu’est-ce que ça implique ? Pour dépasser les querelles d’opinion et ne pas laisser la réponse aux masculinistes qui prétendent que « le masculin est en crise », Victoire Tuaillon s’est emparée frontalement de la question, en s’appuyant sur les travaux les plus récents de chercheuses et de chercheurs en sciences sociales. Ensemble, au fil des épisodes de son podcast au titre percutant, elles et ils ont interrogé la masculinité et ses effets : pourquoi, dans une immense majorité des cas, les harceleurs, les violeurs, les casseurs, sont-ils des hommes ? Pourquoi les petits garçons disent-ils tous que « l’amour c’est nul » ou encore que « l’amour c’est pour les filles » ? Comment la domination masculine affecte-t-elle aussi les hommes ?

Réunissant les réponses à ces questions et à bien d’autres, ce livre démontre sans dogmatisme que la masculinité n’a rien de naturel, que c’est une construction sociale et qu’il faut la remettre en question si on veut atteindre une véritable égalité entre les femmes et les hommes. »

Mon avis

Le contexte

Ma première réaction en lisant le titre de ce livre a été la répulsion. « Les Couilles sur la table » est une expression que je n’ai jamais aimée : elle est vulgaire, et elle symbolise à mes yeux une forme de masculinité que je n’ai jamais eu envie de faire mienne – une domination brutale et désinvolte. Bien évidemment, c’est tout le sujet du livre : les différentes formes de masculinité. J’ai donc fini par le feuilleter, puis l’acheter pour le lire, et je m’en suis félicité à chaque page. Donc, si jamais le titre vous rebute, je vous invite à aller plus loin, la lecture en vaut la peine. On va voir pourquoi.

Un peu de remise en contexte s’impose. Les Couilles sur la table est au départ un podcast créé par la journaliste Victoire Tuaillon et diffusé sur la plate-forme française Binge Audio depuis septembre 2017 pour évoquer non pas la mais les masculinités, en interviewant des spécialistes. Il en est actuellement à son soixante-douzième épisode, au rythme actuel d’un épisode de 45 minutes toutes les deux semaines. En dépit de son succès grandissant, je suis passé complètement à côté pendant deux bonnes années, parce que j’écoutais très peu de podcasts, tout comme j’écoutais très rarement la radio, préférant la presse écrite. Il faut dire aussi que ce n’est pas toujours évident de dégager 45 minutes pour écouter une émission certes très claire, mais qui demande tout de même un minimum d’attention (j’ai fini par trouver le moment idéal : pendant mon repassage). Bref, il m’aurait fallu une version écrite, et c’est justement ce qui est arrivé avec la parution, fin 2019, d’un livre synthétisant les grands thèmes du podcast. C’est ainsi que ce livre est arrivé jusqu’à moi, sur la table d’une librairie, avec son quatrième de couverture aussi passionnant que son titre avait l’air vulgaire.

Notons enfin que le livre a été réédité cette année en poche aux éditions Pocket.

La forme

Avant de passer à la question du fond, parlons un peu de la forme. Elle est pratique et agréable. Un moyen format pas trop grand, pas trop lourd, trimballable, avec une couverture assez solide pour ne pas pelliculer au moindre contact avec une paume moite. Et, à l’intérieur, une mise en page bien équilibrée, juste assez aérée et juste assez dense, avec un usage intelligent de la couleur pour égayer la présentation et éviter toute impression d’austérité. Bref, c’est dense comme un ouvrage de vulgarisation scientifique un peu ambitieux, mais la mise en page fait tout pour être accessible à un large public. Une ambition que je ne peux que saluer, tant le sujet est important.

Mais ai-je parlé de forme, de mise en page, d’orthographe, de typographie ? Angoisse, horreur ! Voici que débarque la troupe sourcilleuse et implacable de l’Inquisition Typographique d’Internet (ITI), avec sa lampe-torche, sa grosse caisse et son porte-voix ! Voici déjà la lampe-torche braquée sur mon visage tandis qu’on me met à la question ! Attendez ! Laissez-moi vous parler de la qualité de la relecture, vous garantir qu’elle est soignée, que les accords verbaux, nominaux et adjectivaux sont correctement faits ! Qu’on ne trouve ni solécismes, ni redondances, ni truismes, et assez peu d’hiatus ! Que le style est léger et précis sans verser dans le cabotinage, que les développements sont concis et bien structurés, que les arguments sont sourcés à l’aide de notes et d’une bibliographie qui figure en bonne place en fin du livre ! Mais non, on me secoue comme un sac de patates et on me crie : « Rien de tout cela ne nous intéresse ! Rien de tout cela n’est important ! Qu’on massacre les conjugaisons, qu’on oublie l’accord du participe passé, qu’on accumule approximations et généralisations, peu nous importe ! Nous ne voulons savoir qu’une chose, une seule, tu sais laquelle ! Avoue ! Victoire Tuaillon utilise-t-elle l’écriture inclusive ? — Pitié, seigneurs ! Oui, elle l’utilise un peu ! — Hérétique ! Profanatrice ! Corruption ! Décadence ! Qu’as-tu vu entre ses pages, malheureux ? Des pronoms neutres ? — O-oui ! — Des points médians ? Utilise-t-elle des points médians ? — Pitié, pitié ! Oui, elle en utilise… quelques-uns. — Enfer ! Massacre ! Feu et foudre sur vous ! — Pitié, messires, ce ne sont que dix ou vingt néologismes en deux-cent-cinquante-cinq pages… J’implore votre indulgence. Après tout, une langue est aussi vivante que les gens qui la parlent. S’il est vrai qu’il faut employer les mots de tout le monde pour se faire comprendre des autres, tout locuteur, toute locutrice native d’une langue peut revendiquer son droit à une part de création lexicale. D’ailleurs, bien des écrivains ont eu recours au néologisme, par exemple… — Silence, avorton ! Tu veux dire que les points médians ne t’ont pas empêché de lire ? Que tu ne t’es pas crevé les yeux, pareil à Œdipe comprenant qu’il avait mis son E dans l’O de sa propre mère ? Que tu n’as pas aussitôt détourné le regard et refermé cet objet du démon ? Que tu as aimé cela ? Que tu t’es vautré dans le stupre plein et délié de cette partie de jambages en l’air ? — Pitié, messires ! Je l’avais payé 18 euros, et puis… quand on se concentre sur le fond, c’est bien intéressant… — Hérésie ! Compromission abjecte ! Péché en capitales ! Fornication True Type ! Crime inexpiable qui invalide, annule et efface tout texte qui s’y adonne ! Rien de ce qui est écrit de cette manière ne peut avoir de pertinence ! C’est une atteinte intolérable à notre très sainte et très parfaite langue française ! Il ne faut rien changer à notre très sainte et très parfaite langue française ! Lisez les tables de la loi sur le site de l’Académie ! Haro ! Haro ! La fin est proche ! Repentez-vous ! DONG, DONG ! » Et la grosse caisse nous étrille les tympans, et les beuglements du porte-voix nous étourdissent, et la meute hurlante de la chasse sauvage nous mord les jarrets avant de s’éloigner, la bave aux lèvres, vers l’abîme sans fond des réseaux sociaux.

Alain Rey soit loué, ils sont partis. Ils ne brillent pas par leurs qualités d’écoute ou leur sens de la nuance. Quel dommage ! D’un autre côté, des gens prêts à éclipser 255 pages de travail pour tout réduire à ce type de question sont-ils de bonne foi ? Si ça n’avait pas été ce prétexte-là, ils en auraient trouvé un autre pour ne pas lire. Heureusement, je ne leur ai pas dit que la couverture était rose.

Le fond

Venons-en au fond du propos. Les Couilles sur la table est donc un livre féministe qui parle non pas des femmes, mais des hommes (mais du coup aussi des femmes) ; et non pas des hommes en général, mais des notions de masculinité et de virilité. Autrement dit : de ce que c’est que d’être éduqué en tant qu’homme, que d’avoir des relations sociales, que d’adopter tel ou tel comportement, telle ou telle façon d’être, que la société attend des hommes ou que les hommes ont tendance à adopter entre eux et avec les autres, pour des raisons variées. Et des conséquences de tout cela sur les femmes.

Pour les gens que le mot « féminisme » mettrait mal à l’aise, ou qui auraient des fantasmes de guerre des sexes ou de castration chaque fois qu’il est question d’égalité entre hommes et femmes, le premier paragraphe de l’introduction (p.9) clarifie les choses d’une manière que je trouve magistrale :

Ceci n’est pas un manuel pour apprendre à être un homme, un vrai. Ce n’est pas non plus un pamphlet contre une entité abstraite qui s’appellerait « les hommes », et qu’on mettrait tous dans le même sac. Et ce n’est pas un point de vue personnel sur la masculinité que j’aurais tiré d’observations plus ou moins inspirées de mon entourage proche. Ce livre est une tentative de synthèse des centaines de travaux — articles, thèses, essais, documentaires — concernant la masculinité, les hommes et la virilité, que j’ai eu la chance de lire dans le cadre de mon travail.

Tandis que le podcast consiste intégralement en entretiens avec des spécialistes en tout genre et de tout genre, le livre consiste en grande partie en un travail personnel de synthèse de la part de la journaliste. Cette synthèse demeure cependant proche de ses sources : Tuaillon mentionne à longueur de pages les livres, documentaires, etc. d’où elle tire ses informations, ses statistiques, ses analyses. Elle les indique dans le corps du texte, recourt à quelques notes de bas de page (en nombre très raisonnable) et ajoute une petite bibliographie à la fin (j’aurais aimé plus de références plus complètes, avec mention de l’éditeur et de l’année, mais mettons que c’est une concession à l’orientation « grand public » du livre, et cela fait déjà beaucoup à lire et à voir). Les chapitres alternent avec un choix d’extraits d’entretiens directement issus des épisodes du podcast, et qui se distinguent du reste du texte par leurs pages à fond coloré. J’ai beaucoup apprécié ce parti pris, qui permet d’alterner entre des développements généraux et des analyses précises, et de donner voix à toute une variété d’approches, en découvrant les travaux de tel ou telle spécialiste. On peut ainsi y lire les philosophes Olivia Gazalé et Manon Garcia, les sociologues Benoît Coquard et Raphaël Liogier, la militante féministe Valérie Rey-Roberts et le militant trans queer Paul B. Preciado. Les pages d’ouverture des chapitres sont illustrés et ponctués, au verso, de brèves citations de chercheurs et de chercheuses (Pierre Bourdieu, Simone de Beauvoir) mais aussi d’artistes (Anne Sylvestre, Virginie Despentes, Jennifer Lopez) qui sont autant de pistes de lectures et d’écoutes supplémentaires.

Après l’introduction, Les Couilles sur la table se divise en cinq grandes parties : « Construction », « Privilège », « Exploitation », « Violence » et « Esquives ». Une dernière partie, « Prolongation », regroupe les annexes. Voyons rapidement ces différentes parties.

« Construction » évoque le rôle de l’éducation et l’illusion d’une masculinité « naturelle ». Le constat est simple, et fait écho à la phras de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient ». La même chose est vraie des hommes : les comportements masculins ne sont pas spontanés, ils sont modelés par la société à travers l’éducation des garçons et les modèles de masculinité. Après cela, Victoire Tuaillon, prenant la suite d’un nombre croissant de sociologues, bat en brèche la notion de « crise de la masculinité » promue par des philosophes comme Élisabeth Badinter et les militants qui se disent « masculinistes ». Sur cette supposée crise de la masculinité, j’avais acheté avec passion le livre XY, de l’identité masculine d’Élisabeth Badinter, pour finir par le laisser tomber, très déçu par l’accumulation de généralités vaseuses et étonnamment mal argumentées qui forme les premiers chapitres – je suis bien mieux convaincu par les arguments cités par Tuaillon qui montrent que cette prétendue crise est en réalité une rhétorique récurrente des hommes (ou plutôt de certains hommes) pour réaffirmer une forme de masculinité dominatrice. Enfin, Tuaillon pose les notions de virilité et de masculinité, mot dont elle montre qu’il faut l’employer au pluriel : il n’y a pas une seule façon de se comporter, de s’habiller, de parler, d’agir comme un homme, mais bien plusieurs, selon les époques, les milieux sociaux, les métiers, le type d’éducation reçue, l’orientation sexuelle, etc.

« Privilège » explique pourquoi, quand on est un homme, on est favorisé dans les sociétés actuelles par rapport aux femmes. Par exemple, l’homme est considéré comme l’être humain standard, tandis que la femme est considérée comme un cas particulier. J’avais entendu parler de ça, mais c’est ahurissant de voir à quel point c’est encore vrai… jusque dans la détermination des protocoles de test des ceintures de sécurité pour les automobiles, où les mannequins standards ont des poitrines d’hommes ! (Et, oui, ça peut faire une différence d’avoir une poitrine de femme pour ce genre d’accessoire de survie.) D’autres exemples, en matière de recherche médicale notamment, sont tout aussi déconcertants et inquiétants. Autre domaine, que je connaissais un peu mieux : la façon dont l’urbanisme favorise les hommes, depuis les noms des rues jusqu’aux choix d’aménagement des espaces sportifs, sans oublier le problème du harcèlement de rue. Suit une section sur le domaine du travail : inégalités de salaires, phénomène des boys’ clubs (avec l’évocation d’affaires récentes comme la « ligue du LOL » en 2018, mais aussi les bizutages et le harcèlement sexiste dans les grandes écoles).

« Exploitation » montre de quelles manières les hommes exploitent (consciemment ou non) les femmes. J’ai retrouvé là des classiques des études sur le genre, qui figurent en bonne place dans des manuels universitaires comme la classique Introduction aux études sur le genre de Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard (De Boeck, 2008, régulièrement réédité et mis à jour) : la question du travail domestique, de la répartition de ce travail au sein du couple (toujours très inégalitaire en dépit de quelques progrès), son invisibilisation voire la négation de sa valeur. La notion de charge mentale, que je connaissais, mais aussi celle de travail émotionnel, que je ne connaissais pas : la manière dont une grande partie de la prise en charge des émotions dans les relations humaines se retrouve dévolue aux femmes, notamment tout ce qui améliore le quotidien, la gentillesse, l’attention prêtée à l’autre, ce que les anglophones appellent le care (soin). Enfin, la question de la contraception, qui m’a fait tomber des nues quand j’ai appris que l’écrasante majorité des couples fait encore reposer la contraception sur les femmes, via la pilule en général, plutôt que sur la pourtant toute simple utilisation du préservatif. Et cela alors même que la technologie nécessaire pour élaborer une pilule masculine est au point et qu’il existe d’autres formes de contraception masculine, complètement invisibilisées.

« Violence » est la partie difficile où l’on aborde les violences conjugales, les violences sexuelles, la « culture du viol » (expression oxymorique à mes yeux, mais qui a le mérite de mettre en lumière des phénomènes déplorables), le viol et ses liens avec la masculinité. C’est une fois encore l’occasion d’enfoncer des mythes : le violeur n’est que très rarement cet inconnu armé d’un couteau qui s’en prend aux femmes dans les rues obscures le soir, mais bien plus souvent un proche, mari, ami, parent, frère, connaissance amicale, que la victime connaît déjà. De même, contrairement à ce qu’on voit tout le temps dans les films ou les séries, la victime ne va pas toujours se débattre bruyamment quand elle se fait agresser et violer : la faute à un phénomène de sidération, d’incrédulité et d’irréalité qui se produit dans ce type de circonstances – et ce n’est pas parce qu’elle ne se débat pas qu’elle serait d’accord, ou qu’elle l’aurait mérité, ou que ce serait sa faute parce qu’elle n’en ferait pas assez. Autant de développements salutaires sur un sujet encore incroyablement mal dépeint dans les fictions et dans l’imaginaire collectif. Pire : les statistiques montrent à quel point le viol reste largement impuni. La manière dont la violence sexuelle est érotisée, dans une confusion délétère, alors que rien n’empêche de mettre en avant d’autres types de récits dans les histoires d’amour et dans la pornographie. La notion de consentement, avec les réponses à des questions aussi simples que primordiales, comme : comment faire pour s’assurer que sa partenaire est consentante ? Faut-il demander à chaque geste qu’on fait (révélation : non, quand même pas) ? Comment faire, alors (révélation : demander souvent, quand même, se souvenir qu’un « oui » pour faire l’amour ne signifie pas « oui à tout ce que vous avez envie de faire au lit cette fois-ci » et vérifier que l’autre se sent bien). Très intéressante, aussi, est la section « Paroles de violeurs ? » qui s’intéresse à l’identité des vrais violeurs, aux raisons de leurs gestes et à la manière dont ils peuvent comprendre ce qu’ils ont fait – ou tenter d’esquiver la réalité.

La partie « Esquives » termine l’ouvrage sur un propos résolument constructif, en fournissant des conseils et des pistes afin de savoir que faire pour améliorer les choses. Victoire Tuaillon se concentre sur les domaines de la sexualité, de l’éducation et de l’engagement proféministe des hommes. Repenser la sexualité pour se libérer de constructions collectives délétères au profit de pratiques respectueuses qui sont elles aussi propices au plaisir. Améliorer l’éducation des garçons, occasion d’aborder la question du marketing genré et de ses effets pervers (les fameuses pages bleues et roses des catalogues de jouets à Noël, mais le problème se pose même quand le fond de la page n’est pas coloré). Et enfin, des pistes pour être un allié des causes féministes : ne pas rester dans l’ignorance des violences faites aux femmes et des inégalités, s’informer, en parler, mais aussi, tout simplement, écouter les femmes sans être dans le déni ou la minimisation systématiques.

La dernière partie, « Prolongation », regroupe les annexes, parmi lesquelles figurent des remerciements, la biblio-filmographie, un très utile index des épisodes du podcast bien pratique pour découvrir les épisodes qui pourraient vous intéresser, et une évocation des coulisses du podcast et de l’écriture du livre, terminée par la liste des premiers soutiens du financement participatif du livre sur Ulule en 2019.

Conclusion

Voilà donc un livre court, clair et concis, mais qui parvient à aborder de nombreux domaines de manière accessible, informative et aussi bien documentée que possible pour un travail de ce format. Que vous ayez ou non l’intention ou le temps d’écouter le podcast correspondant ensuite, je ne saurais trop en recommander la découverte. Il m’a appris beaucoup de choses, y compris dans des domaines sur lesquels je me pensais raisonnablement bien informé. Ce n’est pas un ouvrage de recherche, mais c’est de la vulgarisation solide, comme on en a grand besoin sur ce type de sujet. Le but est atteint à mes yeux, et c’est le genre de petit livre qui me donne envie de l’offrir à tout le monde.

Si vous cherchez d’autres lectures sur des sujets proches, j’avais chroniqué récemment Je suis une fille sans histoire, un seule-en-scène d’Alice Zeniter. En bande dessinée, je peux vous recommander la biographie dessinée d’Olympe de Gouges par Catel et Bocquet, la drôle et hilarante BD autobiographique de Florence Cestac Un papa, une maman, une famille formidable ! et pourquoi pas Une histoire du sexe par Coryn et Brenot, sans oublier La Charge émotionnelle et autres trucs invisibles par Emma. Si vous préférez la fantasy, lisez donc Lavinia d’Ursula Le Guin, et si vous préférez la science-fiction, plongez-vous dans les Chroniques du pays des mères d’Élisabeth Vonarburg. Enfin, si vous vous demandez pourquoi je m’intéresse au féminisme et aux études sur le genre, voyez donc le billet où je me suis rendu compte que je parlais beaucoup plus d’œuvres d’hommes que de femmes sur ce blog.


Élisabeth Vonarburg, « Chroniques du Pays des Mères »

1 mars 2021

Référence : Élisabeth Vonarburg, Chroniques du Pays des Mères, Paris, Gallimard, coll. « Folio SF », 2020 (première parution : Montréal, éd. Québec Amérique, 1992).

L’histoire en deux mots

La petite Lisbeï est née à Béthély, où elle grandit au sein d’une garderie. Comme tous les enfants, elle est partagée entre candeur et curiosité, entre envie de bien faire et envies instinctives. Elle est élevée dans la foi en Elli, qui prône la non-violence. Très vite, elle noue une relation fusionnelle avec une autre petite fille, Tula : elles se racontent tout et s’instruisent mutuellement au fil de leur enfance. Mais par-dessus l’épaule de Lisbeï, nous remarquons, au fil des pages, les indices troublants, et pour certains terribles, qui révèlent les différences entre le monde où elle vit et notre monde présent : l’humanité repliée en petites communautés loin des Mauterres, les terres polluées par le passé ; les graves problèmes de fertilité et de mortalité infantile qui ont fait chuter la population en flèche ; la rupture avec les époques passées, l’ère du Déclin qui a été suivi du temps des Harems, puis des Ruches, où l’on devine nombre de conflits ; la population en grande majorité féminine, où il naît très peu de garçons, et toutes les différences sociales qui en découlent ; les curieux pouvoirs d’empathie de Lisbeï et de plusieurs autres femmes.

De l’enfance à l’âge adulte, nous découvrons avec Lisbeï cet univers vaste et varié, le Pays des Mères, avec ses usages, ses croyances, son histoire. Curieuse, Lisbeï le reste toute sa vie, mais sa soif d’apprendre va amener des révélations qui vont ébranler les certitudes de bien des gens au Pays des Mères.

Voilà, c’est tout ce que vous devriez savoir avant de commencer votre lecture. La plupart des quatrièmes de couvertures vous en disent beaucoup trop au sujet de l’état du monde et de ce que va devenir Lisbeï, mais il y a de quoi vous ôter le plaisir de la lecture d’une bonne moitié du livre, donc, si vous voulez mon avis, ne les lisez pas avant d’entamer le roman !

Mon avis

Paru au Québec en 1992, Chroniques du Pays des Mères a fait l’objet d’une version remaniée et définitive en 1999, que Mnémos a eu la bonne idée de publier en France l’an dernier. C’est cette édition que Gallimard reprend cette année en poche dans sa collection « Folio SF », ce qui donne un bon pavé de plus de 700 pages. Je ne dirais pas qu’on ne les sent pas passer (ni qu’on ne les sent pas peser en trimballant le roman dans les transports), mais ce livre-univers m’a fait l’effet d’un confortable monde en miniature où j’ai adoré me replonger chapitre après chapitre. J’ai gardé pour la fin la lecture de la préface de Jeanne-A Debats, dont on ne profite vraiment qu’après avoir lu le livre, à mon avis.

Le roman est d’un abord simple, qui m’a paru épouser l’état d’esprit de la toute jeune enfant qu’est Lisbeï dans les premiers chapitres. Les phrases sont simples, sans mots recherchés. Comme tout livre-univers, celui-ci comprend un nombre important de Mots-Concepts, mais ils sont introduits au compte-gouttes avec une habileté remarquable, qui rend l’ensemble limpide. Aux gens que cette simplicité du style pourrait rebuter, je vous préviens : c’est une simplicité trompeuse, savante, et cela se découvre en quelques chapitres. Le travail sur l’univers est énorme, les détails sont introduits peu à peu mais fourmillent et montrent toutes sortes d’idées et de trouvailles créatives. Entre l’expérience de pensée sur un futur pareil, le jeu consistant à deviner petit à petit comment on est passés du présent à ce futur-là, et le suspense sur le destin de Lisbeï, il y a beaucoup de matière en peu de pages, et toute la suite est à l’avenant.

Chroniques du Pays des Mères n’est pas un roman à suspense et à rebondissements constants, l’un de ces « tourneurs de pages » (comme on dit en anglais) dont l’éloge ultime serait de déclarer : « Je l’ai commencé et je n’ai pas pu m’arrêter ». Quelque part, c’est tant mieux, parce que lire un pavé pareil d’une traite impliquerait de sauter un nombre de repas inquiétant pour la santé du lectorat. Mais c’est avant tout tant mieux pour la littérature, car Vonarburg pose ici un rythme, une structure narrative et des enjeux narratifs bien à elle, qui vont leur bonhomme de chemin sans se soucier de se conformer à telle ou telle mode ou à tel ou tel supposé impératif de l’écriture de fiction. Le résultat rappelle une fresque dont on découvrait les détails en plusieurs regards de plus en plus appuyés, ou bien plutôt une oeuvre musicale qui entrelace plusieurs thèmes et les déploie pianissimo puis allegro, forte et de nouveau piano, sans donner dans le boum-boum de cuivres constants. Puis-je m’autoriser une révélation ? Il n’y a pas de grandes batailles dans ce roman, pas d’assassinats, pas de scènes de sexe et de violence physique omniprésente. Ces ficelles universelles mais faciles et souvent éculées, Vonarburg les laisse au vestiaire avec une politesse souveraine, pour mieux imposer des règles différentes à son univers. Joint à la masse de détails qu’elle sait brosser ou laisser deviner à l’arrière-plan, ce choix d’un monde où les luttes se font nécessairement à pointes mouchetées confère au Pays des Mères un grand réalisme, très proche du quotidien des sociétés pacifiées actuelles, et rouvre la voie à des enjeux et des thèmes tout différents, eux aussi très proches de nos questionnements : comment trouver ma place dans la société ? Qu’est-ce qu’accomplir sa vie ? Comment comprendre les autres ? Comment trouver l’amour ? Et, dans le cas de Lisbeï : comment en apprendre davantage sur le passé ?

J’ajoute aussitôt que ce choix est solidement justifié par la cohérence interne de l’univers qu’élabore Vonarburg. Et c’est la première grande qualité du roman : mener à bien une expérience de pensée très détaillée en matière d’anticipation post-apocalyptique, où l’humanité doit survivre dans des conditions radicalement différentes. Tout y est : l’anticipation qui explique (mais seulement par bribes) comment on arrive du présent à ce futur lointain ; les conditions de vie de l’humanité (pollution, maladies) et leurs conséquences biologiques (mortalité élevée, forte inégalité des naissances entre filles et garçons, mutations naissantes) ; la société qui découle de ces conditions changées (un matriarcat qui contrôle fortement la reproduction et les naissances ; des notions d’amour et de parentalité radicalement différentes et assez déroutantes pour nous ; une attitude toute différente envers l’amour entre personnes du même sexe, etc.) ; et la religion qui la cimente (le culte d’Elli, fondé sur une divinité bisexuée et un couple primordial opérant plusieurs décalages intéressants par rapport aux grands monothéismes actuels ; la morale non-violente qui l’accompagne). L’empreinte de ces différences s’imprime jusque dans les habitudes de langage, avec la systématisation des accords au féminin (contrairement à l’usage traditionnel de nos jours où l’on écrit « l’homme et la femme sont beaux » : au Pays des Mères, on écrirait « belles ») et quelques transformations de noms devenus féminins (« la chevale »), qui, même près de vingt ans après, provoqueront sans doute quelques apoplexies parmi les gardiens autoproclamés d’une certaine conception de l’orthographe etc. (j’insérerais bien ici des traits d’esprits polémiques et assassins typiquement français, mais j’ai la flemme).

La deuxième réussite des Chroniques du Pays des Mères consiste, par le prisme de cet univers, à faire réfléchir un lectorat actuel sur nombre de sujets du monde présent, allant de l’égalité des sexes aux notions d’amour et de couple en passant par de nombreux autres, le moindre n’étant pas le sujet de la religion, et plus précisément des religions du livre, avec leur traitement complexe des rapports entre un texte sacré et une vérité historique… le tout en évitant, avec une habileté espiègle, de faire une utopie, mais aussi de faire une dystopie ! Or cela me va très bien : le résultat n’est ni un monde idéal que l’écrivaine appellerait trop évidemment de ses voeux et qui ne serait qu’un essai politique déguisé (comme on en faisait essentiellement aux XVIIIe et XIXe siècles), ni un de ces tableaux sombres et désespérés si à la mode en ce moment qui, sous prétexte de faire un beau contre-exemple comme Orwell, n’aboutissent qu’à plomber le moral aux gens pour des mois ou à les faire baigner dans une violence complaisante. Le Pays des Mères n’est ni un enfer, ni un paradis : c’est un monde possible, aux choix stimulants et enviables par certains aspects, aux réalités tristes, sordides ou sclérosées sous d’autres aspects. Bref, un monde radicalement autre, mais furieusement réel, et qui donne à réfléchir de manière nuancée et originale. Si ce n’est pas de la bonne science-fiction, je ne sais pas ce que c’est.

Une troisième grande qualité qui m’a fait adorer ce livre est la manière dont il dépeint les questionnements individuels et collectifs liés à, disons, la quête du savoir. Je regroupe là-dedans aussi bien la recherche scientifique que les questionnements religieux. Ce sont deux thèmes étroitement entrelacés du fait du type de société où vit Lisbeï, et tous les deux sont développés tout au long du livre en donnant lieu à de belles pages et à des dialogues vifs et intelligents. Le résultat est que je recommande ce livre aussi bien à toute personne qui a des affinités avec l’histoire ou l’archéologie qu’à n’importe quelle personne croyante (en particulier monothéiste), car dans tous ces cas, cela ne pourra qu’être une lecture stimulante. Si vous êtes en plein dans vos études, si vous êtes en thèse, ou bien si vous travaillez à l’université ou dans un centre de recherches, vous ne pourrez que vous retrouver dans les préoccupations de Lisbeï et de ses amies à Wardenberg, entre projets à soumettre, recherches de crédits, échanges d’hypothèses et discussions sur le statut de la preuve. Quant à la question de la religion, la comparaison implicite constante entre le culte d’Elli dans ce futur lointain et les religions actuelles (notamment, mais pas seulement, le christianisme) offre à elle seule un motif de réflexions tout au long de la lecture. Mieux : Vonarburg montre de nombreux personnages, croyants ou athées, dans leurs questionnements intimes ou ouverts, dans des pensées privées, dans des conversations amicales ou amoureuses, dans des débats politiques. Et là encore, elle fait le choix de ne pas tomber dans la facilité : non, il n’y aura pas d’inquisiteurs maniant la hache ou la tronçonneuse laser à tour de bras, ni de guerres de religions sanglantes, ce qui ne veut pas dire que tout ira bien… mais c’est tout de même un univers où, dans l’ensemble, les personnages (du moins les personnages principaux) impressionnent par leur volonté d’écoute, de dialogue et de dépassement dialectique, un sens du devoir qui les amène à toujours chercher à sortir des conflits « par le haut ». Bien sûr, la volonté ne suffit pas à faire en sorte que tout le monde se comprenne et tombe d’accord, sinon ce serait trop facile !

Un dernier atout du roman réside dans sa finesse psychologique. Elle se manifeste en bonne partie dans le portrait très fouillé qui est fait du personnage principal, Lisbeï. Nous la suivons pendant une bonne partie de sa vie, en commençant par la petite enfance, et nous avons accès à ses pensées intimes, à ses questionnements, à ses émotions. Mais, par le truchement de plusieurs procédés narratifs, Vonarburg nous invite à regarder par-desssus l’épaule de Lisbeï, à prendre de la distance par rapport à sa façon de voir les choses. Au cours des premiers chapitres, pendant que Lisbeï est trop petite pour connaître le monde en dehors de Béthély, nous en avons les premiers aperçus par des échanges de lettres entre les femmes amenées à s’occuper d’elle. Un moyen habile de nous plonger dans cet univers et de nous faire percevoir les dangers qui menacent Lisbeï et les enfants de son époque, tout en posant des thèmes qui seront amplifiés plus loin. C’est ensuite le journal intime de Lisbeï qui devient le lieu privilégié de ses questionnements. Mais attention, ce ne sont pas des chapitres qui se bornent à fournir le texte du journal : là aussi, on regarde par-dessus son épaule, on la voit réfléchir à des choses qu’elle écrit ou formule différemment, ou qu’elle renonce à écrire, ou qu’elle barre… autrement dit, si la pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même, comme disait Platon, l’écriture du journal est une concrétisation du processus de réflexion de Lisbeï, avec (et c’est là que c’est intéressant) ses traits de génie, ses recherches en cours, mais aussi ses limites, ses doutes, sa mauvaise foi. Parce que Lisbeï a ses aspects agaçants, qu’on ne voit pas tout de suite puisqu’elle ne les voit pas elle-même, mais qu’on devine peu à peu en surplomb. Tout cela est narré avec une simplicité apparente qui ne doit pas faire oublier l’art consommé du récit qui y est à l’oeuvre.

Parlons du style, qui est le seul aspect du livre sur lequel je pourrais avoir quelques réserves. L’écriture est extrêmement travaillée, avec un lexique interne à l’univers très développé, mais introduit avec une remarquable clarté. Les choix de Vonarburg en matière de vocabulaire semblent s’attacher à démontrer le conseil d’écriture donné naguère par Colette : « Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne ». Vonarburg y déploie le contraire exact d’une écriture de belles phrases et de mots rares et recherchés (diamétralement opposé à ce que fait un Jaworski par chez nous, ou, pour rester au Québec, à l’écriture sublime et pétrie de néologismes du Jour des corneilles de Jean-François Beauchemin, par exemple). A vrai dire, son vocabulaire est si restreint et sa langue si simple que c’en est parfois frustrant de voir un tel refus du « beau style ». Le roman regorge pourtant de passages marquants, mais c’est davantage un roman de belles scènes ou de belles pages que de phrases ciselées. On penserait presque à un tutoriel, si grand est le soin mis à aborder des problèmes complexes sous de multiples facettes pour faire réfléchir et rendre intelligent, sans passer par des phrases élégantes ou complexes. A mes yeux, c’était très déroutant à lire, parce que j’avais parfois l’impression d’un pavé touffu écrit comme un certain type de roman jeunesse au vocabulaire volontairement limité. Je me serais attendu à ce qu’à mesure que Lisbeï grandissait, le vocabulaire s’étoffe et les phrases deviennent plus contournées. Mais les chemins vers un roman réussi sont multiples, et à mes yeux, cela fonctionne très bien quand même. Sans oublier que l’identité du narrateur (ou de la narratrice ?) n’est dévoilé que dans les toutes dernières pages, ce qui forme un dernier rebondissement éclairant tout ce qui précède sous un jour nouveau, et il fallait le faire.

Un mot sur la structure du roman, pour finir. J’en ai dit un mot plus haut : c’est un roman à la construction extrêmement originale, qu’il s’agisse de sa conception du suspense, de sa façon de mettre en place des conflits et de les régler. J’aimerais insister là-dessus, car rarement j’aurai vu une structure narrative tordre aussi allègrement le cou aux clichés et s’écarter des attentes, avec un résultat encore une fois d’une limpidité qui confine à l’évidence, mais qui est en réalité très renseigné et démontre des choix audacieux. Qu’il s’agisse des enjeux concernant le Pays des Mères dans sa globalité ou de la quête personnelle de Lisbeï et de ses accomplissements amoureux, toutes ces intrigues entrelacées donnent lieu à des évolutions surprenantes, qui ne sentent pas le plan en trois parties ou le schéma narratif paresseux. Ces choix ont leurs limites, j’imagine, et une partie des gens pourra préférer un type de suspense basé sur des enjeux plus classiques (qu’on qualifie souvent, par abus, d’ « efficaces ») ou reprocher au roman quelques ventres mous où l’on se demande un peu où va l’histoire. Disons que c’est un roman ample et qu’il faut accepter de lui laisser son temps quand on s’y plonge. L’univers et les personnages m’ont paru bien assez attachants pour que cela ne me gêne pas.

La réédition chez « Folio SF » inclut une préface par l’écrivaine Jeanne-A Debats qui passe beaucoup de temps à répondre à des critiques de presse machistes vieilles de vingt ans. C’est peut-être leur faire trop d’honneur que de reconduire la polémique avec les propos conservatistes qui, de nos jours, sentent tout de même sacrément le formol (et ce n’est pas peu dire en ces temps où on en manque ni de conservatisme et de pensées réactionnaires en politique ou chez les éditorialistes). En plus, l’intitulé est assez brutal : quoi qu’en dise Jeanne-A Debats, il y a bien du féminisme dans ce livre, mais certes pas au sens caricatural que les détracteurs du roman donnaient à ce mot en 1992. Au moins l’écrivaine en profite-t-elle pour dresser un petit nanard club des mauvais romans de SF sur des thèmes proches, qui font d’autant mieux ressortir la réussite de Vonarburg. Et puis, si cela peut faire rougir André-François Ruaud en faisant en sorte que les gens le chambrent sur les préjugés qu’il avouait dans sa critique du roman pour Yellow Submarine en 1993, ce sera amusant… (Attention, la critique en question contient des révélations sur Le Silence de la Cité.) Mais, hors du microcosme de la SF française, tout ça est assez anecdotique, et je rêve d’une future édition commentée et annotée, avec des annexes et tout, qui saura replacer le roman dans le contexte plus large de l’histoire littéraire.

En somme, Chroniques du Pays des Mères m’a fait l’effet d’un monument de la science-fiction, que je place au même rang que d’autres tentatives d’anticipation à fort propos social comme Les Dépossédés d’Ursula Le Guin, dont on pourrait le rapprocher par bien des aspects (… et auquel on pourrait l’opposer par bien d’autres !). Je ne peux donc que le recommander très chaleureusement, et j’attends avec impatience la réédition par Mnémos, prévue pour septembre 2021, d’un autre roman de Vonarburg situé dans le même univers à une période antérieure : Le Silence de la Cité. Sans avoir voulu me divulgâcher une partie de l’histoire, il semble que plusieurs personnages mentionnés dans ce dernier apparaissent aussi dans les Chroniques, au moins de manière indirecte. Il semble aussi que certains détails du dernier chapitre des Chroniques, que j’ai cru ne pas comprendre parce que ma lecture du roman s’est étalée sur plus d’un mois et demi, ne sont en réalité bien compréhensibles que si l’on a lu aussi Le Silence… Ce n’est heureusement pas gênant à l’échelle du livre, mais cela me rend d’autant plus curieux de lire cet autre volet du futur dépeint dans les deux livres.


[Film] « When Night Is Falling », de Patricia Rozema

1 février 2021

Référence : When Night Is Falling, film réalisé par Patricia Rozema, Canada (Québec), 1995, 94 minutes.

Présentation du film (sur Universciné)

« Camille enseigne la mythologie dans un collège religieux. Elle aime Martin, théologien dans la même institution mais ne se sent pas prête pour une union qu’on leur demande de légaliser au plus vite. Sa rencontre avec Petra, irrésistible jeune femme, acrobate dans un cirque ambulant, lui fait découvrir un monde chaotique et vibrant, peuplé de créatures étranges. Dans cet univers merveilleux et imprévisible où elle oublie prudence et raison, elle bascule dans une nouvelle façon d’aimer… Après la révélation du Chant des sirènes, le troisième long-métrage de la réalisatrice a remporté, en 1995, les Prix du Public aux Festival de Londres, Berlin, Melbourne, Sidney et Créteil ainsi que le Grand Prix du jury Outfest à Los Angeles. »

Mon avis

Une vie calme, où « studieuse » rime avec « pieuse » : voilà ce qui semble attendre Camille, que nous découvrons au début de ce film. Le désordre s’installe avec un malheur d’allure anecdotique : son chien s’échappe inexplicablement en son absence et elle le retrouve inanimé, apparemment mort. Ce n’est pas raisonnable d’avoir beaucoup de chagrin pour un chien, semble dire la société. Ce serait raisonnable d’épouser son collègue et compagnon Martin afin qu’ils puissent tous les deux prendre la direction du collège de théologie que leur supérieur va bientôt quitter. Mais dans cette vie bien réglée, les émotions, et bientôt la passion, vont venir faire voler en éclat un quotidien peut-être justement trop réglé. Toute l’histoire de Camille est celle d’un dérapage incontrôlé dont le catalyste est Petra l’acrobate, rencontrée elle aussi dans des circonstances apparemment anecdotiques. Un proverbe dit que la vie, c’est ce qui arrive pendant qu’on est occupé à autre chose : c’est particulièrement vrai de cette aventure amoureuse où Camille, paradoxalement, doit se perdre et ne plus se comprendre afin de mieux se retrouver. Le virage est vertigineux comme un saut d’acrobate, et ce n’est pas la personnalité de Petra, semblant tout l’opposé de Camille, qui lui facilite les choses. La beauté de cette histoire provient en partie de cette qualité de son scénario : la manière dont il s’efforce d’imiter les hasards, les détours de la vie et la capacité des événements à voler en escadrille, passant en quelques jours d’une période de calme à une succession de péripéties et de nouveautés déconcertantes. Après tout, qui n’a pas déjà vécu cela ?

C’est donc un scénario réaliste, mais pas seulement. Le film de Patricia Rozema tend aussi vers un certain symbolisme. En témoigne tout un réseau de sens et de correspondances que l’on comprend sans grande difficulté au fil du film. Le cours de mythologie que donne Camille au sujet des métamorphoses et du changement présenté comme une part indispensable de l’existence est évidemment une annonce de la métamorphose qui l’attend elle-même dans la suite de l’histoire. Les numéros d’équilibrisme que Camille contemple avec une crainte mêlée de fascination la première fois qu’elle découvre le cirque où travaille Petra renvoient aussi à l’équilibre délicat qu’elle va devoir retrouver dans sa propre vie. Quant à la décision bizarre de Petra de conserver au frigo le cadavre de son chien, elle revêt elle aussi un sens tout symbolique vers la fin du film, où l’on s’aperçoit que ce cadavre rigide conservé dans le froid peut aussi bien renvoyer à Camille elle-même et à la rigueur mortifère de la morale religieuse où elle baigne. Ce symbolisme est un parti pris qu’il vaut mieux accepter, sous peine de trouver certaines transitions étranges, voire de juger invraisemblables certains détails du dénouement qui ne prennent sens que dans ce réseau de symboles.

L’image, la musique et les partis pris de réalisation portent assez bien ce symbolisme du scénario pour que l’ensemble ne paraisse pas forcé. Allié à la grande beauté des images et au romantisme du sujet (une liaison passionnée, inattendue et en butte à toutes sortes d’obstacles), ce symbolisme participe à la naissance d’une vraie poésie à l’écran.

C’est que la première qualité de When Night is Falling est la beauté de ses images. Un grand soin est apporté aux décors, aux textures, aux lumières. L’austérité de la faculté de théologie et de l’appartement que partagent Camille et Martin laisse bientôt place à l’univers bigarré et mouvant du cirque, que le film se fait un plaisir d’évoquer à travers des jeux d’ombres et de lumières, de silhouettes, de déguisements. Cette poésie annonce, accompagne et alimente la sensualité des rencontres entre Camille et Petra, pour produire certaines des plus belles scènes érotiques qu’il m’ait été donné de voir au cinéma. C’est ici l’érotisme au meilleur sens du terme, tout l’opposé de la pornographie. Le film en montre juste assez pour éveiller l’imagination, et aussitôt la suggestion et le symbole (oui, ici aussi) prennent le relai, tissant un jeu de comparaisons et de correspondances d’une grande beauté, comme cette scène d’amour entre Camille et Petra où les plans sur leurs corps enlacés alternent avec un numéro de trapèze où deux femmes évoluent parallèlement dans un numéro de symétrie savante – une scène qui mériterait de figurer dans une anthologie de l’amour au cinéma. La musique, discrète et enveloppante, renforce la volupté de ces scènes et garantit la continuité de cette sensualité sous-jacente qui envahit Camille et dont elle prend conscience très progressivement. Comparées aux scènes d’amour de When Night Is Falling, les scènes de sexe de La Vie d’Adèle (la mauvaise adaptation à l’écran par Kechiche de la belle BD Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh) paraissent encore plus grotesques et ont des allures de publicité pour Decathlon. Filmer la volupté n’a rien de facile et Patricia Rozema s’en sort de manière remarquable.

Les performances des deux actrices et de l’acteur qui forment le trio amoureux central du film renforcent encore ses qualités. Il faut dire que le scénario leur offre trois personnages disposés en deux couples qui fonctionnent chacun très bien, tout en étant menacés chacun par des faiblesses et des tensions différentes, où les zones d’ombre de chaque personnage ont leur part. Le calme et la pondération de Camille (Pascale Bussières) dissimulent et refoulent un besoin de sensualité et d’aventure que lui révèle brutalement sa rencontre avec Petra (Rachael Crawford). Cette dernière, rentre-dedans et tête brûlée au possible, doit accomplir un mouvement inverse pour laisser voir sa part de douceur à Camille, se mettre à l’écoute de son calme et comprendre ce par quoi elle passe. Or Camille s’accorde à merveille avec son compagnon Martin (Henry Czerny), et c’est toute l’habileté du scénario que de ne pas montrer celui-ci sous un jour caricatural. Martin n’est pas « le méchant de l’histoire » : Camille et lui partagent non pas seulement le goût des études théologiques, mais aussi une complicité charnelle bien réelle que le film montre aussi. Or la situation est telle que Camille se retrouve confrontée à une situation de crise, c’est-à-dire, étymologiquement, de choix à trancher : elle peut accepter le mariage et le poste à l’université de théologie, ou non. Il n’y a pas de compromis ou de demi-mesure possible. Le choix n’en est que plus difficile pour elle. Les trois acteurs incarnent remarquablement bien les tensions à l’oeuvre dans leurs personnages respectifs.

When Night Is Falling évoque un trio amoureux où chacun des personnages a une orientation sexuelle différente. Martin, hétérosexuel, se retrouve à endosser le rôle coercitif de l’institution sociale et religieuse. Petra, lesbienne et artiste de cirque, incarne la contre-culture, elle-même associée à une conception du monde et à un mode de vie radicalement différents, marqués par l’art et le nomadisme (son cirque est ambulant), mais aussi par la pauvreté et par la souffrance due aux discriminations qu’elle subit en tant qu’artiste de cirque, lesbienne et métis. Camille, elle, s’est crue hétérosexuelle et, de ce fait, a cru pouvoir passer toute sa vie à l’abri de l’institution ; mais elle se découvre bisexuelle et, de ce fait, se retrouve littéralement entre deux mondes qui, en se rejetant l’un l’autre, la contraignent à choisir entre eux dans un temps restreint qui forme l’unité temporelle du drame, et qui pourrait déboucher tout aussi bien sur une tragédie.

Une chose que j’ai beaucoup appréciée dans ce film, c’est sa façon de se concentrer sur son histoire et ses personnages, sans tenter d’injecter trop de généralités dans ses dialogues ou dans la conception de ses personnages. Les trois figures centrales de When Night Is Falling peuvent correspondre en partie à des types (je viens d’en parler), mais ce ne sont pas des stéréotypes pour autant. Martin n’est pas n’importe quel homme blanc et hétérosexuel : c’est un professeur de théologie. Camille n’est pas n’importe quelle femme supposée hétérosexuelle : elle étudie la mythologie, et tout le film porte l’empreinte de son regard sur le monde, un regard logiquement chargé de symboles et de correspondances. Petra n’est pas n’importe quelle lesbienne : son caractère et ses goûts personnels sont fortement affirmés. Le film ne contient presque aucun échange général sur « l’homosexualité » ou « la bisexualité ». La seule scène qui s’en approche est un entretien professionnel où Camille prend en pleine face la réprobation de l’homosexualité inhérente à l’Eglise ; et même cette scène est nuancée par la suite au moyen d’un dialogue là encore dénué de caricature avec le doyen de la faculté. Tout est au service de l’histoire, et le résultat n’en est que plus cohérent et bien ficelé.

Qu’ai-je à redire à ce film ? Il est sans doute trop rapide. Son propos, sa distribution, ses qualités visuelles et musicales sont telles, et recelaient un tel potentiel, que j’aurais bien pris une bonne demi-heure supplémentaire pour approfondir et rendre encore plus progressive la rencontre et l’apprivoisement mutuel entre Camille et Petra. En l’état, le choc entre leurs deux personnalités apparaît très rude, au point qu’on se demande parfois comment Camille peut céder si rapidement à sa passion. Ce qui sauve la vraisemblance de ses réactions à mes yeux, c’est l’idée (introduite très vite dans le film) qu’elle a obéi toute sa vie à une éducation stricte qui lui a fait refouler toutes sortes de choses et que ce carcan craque d’un coup au moment où elle rencontre Petra. Mais je comprendrais qu’on puisse juger leur romance un peu précipitée. Autre problème possible : l’esthétique du film pourra justement sembler un peu trop esthétisante à certains, mais le résultat m’a paru si beau que je le défends volontiers. Enfin, le destin final du chien de Camille aura de quoi surprendre et, même en comprenant tout le réseau de symboles que le film déploie tout du long, il pourra paraître « too much« .

Ces quelques limites n’empêcheront pas When Night Is Falling de figurer parmi les plus beaux films d’amour entre femmes et parmi les films les plus nuancés sur la bisexualité que je connaisse pour le moment. Quand on se rappelle qu’il est sorti en 1995, au temps où ce type de sujet commençait à peine à se répandre au cinéma, cela donne envie de saluer encore davantage la qualité de son propos.

Le film existe en DVD et peut également se visionner en ligne, notamment sur Universciné (qui propose des achats au visionnage ou au téléchargement en dehors de ses formules d’abonnement). Le site complète le visionnage par un grand entretien sur le film et dispose de plusieurs films de la réalisatrice.

Qu’est-ce qui existe dans le même genre ?

Parmi les films sur des sujets approchants dont j’ai eu l’occasion de parler ici, le premier auquel je pense est Vita et Virginia de Chanya Button (2019), différent puisqu’il s’agit d’un « biopic » – un film biographique – sur la relation entre les écrivaines britanniques Virginia Woolf et Vita Sackville-West, mais qui se rapproche de When Night Is Falling par la sensibilité de ses portraits de personnages et par son aspect un peu expérimental dans l’élaboration d’une poésie visuelle (poussée moins loin qu’ici). Dans une moindre mesure, cela vaut la peine de mentionner aussi Colette de Wash Westmoreland (2018), sur les débuts de l’écrivaine française, plus formaté, mais injustement boudé par le public français à sa sortie malgré la présence de la convaincante Keira Knightley dans le rôle-titre. En matière de portraits psychologiques et de découverte de l’amour entre femmes, mais cette fois avec des personnages d’adolescentes, le tout avec une « patte » cinématographique bien affirmée, il est impossible de passer à côté du magistral Naissance des pieuvres de Céline Sciamma (2007) dont je dis tout le bien que j’en pense par ici.

En matière de livres, maintenant, si vous cherchez une évocation poétique et très sensible de la découverte de sa bisexualité par une adolescente, je vous conseille la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh (2010). Si vous cherchez plutôt une histoire de relation entre personnes du même sexe dans un contexte très marqué par une éducation religieuse, je vous conseille le superbe Les Relations particulières de Roger Peyrefitte (1943), qui met en place lui aussi tout un réseau de symboles et dépeint magistralement les jeux d’influence et de pouvoir plus ou moins dangereux qui se nouent entre adolescents et prêtres dans une école catholique du milieu du XXe siècle. Et toute l’oeuvre d’André Gide.


[Film] « Naissance des pieuvres », de Céline Sciamma

23 novembre 2020

Référence : Naissance des pieuvres, film français réalisé par Céline Sciamma, produit par Lilies Films, 85 minutes, sorti en France en 2007.

La bande annonce

Tous les films n’entretiennent pas les mêmes relations avec leur bande-annonce. Il y a les bandes-annonces qui, avides de bien montrer à quel genre le film appartient et à quel public il se destine, le découpent en morceaux et le réduisent à un alignement de poncifs qui donnent l’impression (parfois injuste) de l’avoir déjà vu cent fois. D’autres bandes-annonces, en général pour des films à gros budget, se contentent d’accumuler les explosions et les plans à effets spéciaux (et, souvent, les poncifs). Il y a toute une catégorie de bandes-annonces qui forment quasiment des courts-métrages d’une durée comprise entre une et trois minutes. Certaines en disent trop et montrent si bien l’intrigue du film qu’en arrivant au bout on a l’impression d’avoir découvert tout ce qu’il y a à voir, ce qui endort la curiosité au lieu de l’entretenir et dispense de voir le film complet. D’autres savent faire mieux : sans dévoiler l’intrigue, elles montrent juste ce qu’il faut pour se faire une idée du sujet et de l’esthétique du film.

La bande-annonce de Naissance des pieuvres est de celles-là. Une musique synthétique hypnotique, des groupes de filles en maillot de bain qui s’entraînent à la natation synchronisée, des jeux de regards et des variations lumineuses suggérant une relation, amitié ou désir… et c’est tout. Ce qui renforce l’impression d’un court-métrage quasiment autonome, dans le cas de cette bande-annonce, c’est qu’elle dispose de sa propre musique, absente de la bande originale du film, mais tout aussi réussie (l’ensemble a été composé par le DJ français Para One). Voilà donc ce qui m’a intrigué. Qu’en est-il du film ?

Le film

La bande-annonce donne un bon aperçu de l’esthétique du film (ce qui explique que je lui aie consacré tant de place au début de ce billet). Ce qui frappe dans Naissance des pieuvres, c’est d’abord l’économie de mots de son scénario. L’image, la musique, les ambiances sonores, et bien entendu le montage, occupent une place importante, proportionnelle au rôle du regard dans l’intrigue. Car c’est avant tout un film sur le désir et ses ambiguïtés, et le jeu des regards est l’un des principaux moyens de porter le désir.

Qui regarde qui ? Marie, une jeune fille brune, maigre et réservée, regarde un spectacle de natation synchronisée. Son attention est retenue par un groupe de nageuses, parmi lesquelles la capitaine, une jeune fille dans le genre blonde plantureuse, qui semble pleine d’assurance. Pendant ce temps, dans les vestiaires, Anne, une jeune fille mal à l’aise avec ses formes rondes, se fait reluquer accidentellement par un garçon, François. Voilà les quatre personnages principaux du film : non seulement il n’y en aura pas plus, mais François n’est guère qu’un enjeu peu développé à côté des trois filles, qui sont les véritables héroïnes. En fait de plongée, c’est une plongée dans l’univers des filles, loin des garçons qui se cantonnent à des plans de groupes mal dégrossis, loin aussi des adultes qui semblent perpétuellement absents, hors jeu, peut-être parce que ce n’est pas à eux qu’on veut se confier sur ces sujets et à cet âge. Tout est prêt pour un huis clos au sein d’un genre et d’une classe d’âge.

Peu de mots, mais ils sonnent juste. Ayant maintes fois subi les tentatives piteuses de séries télévisées ou de téléfilms pour faire parler des personnages d’adolescents de manière réaliste, j’ai été impressionné par la capacité du film à montrer des adolescentes crédibles. Le scénario de Céline Sciamma n’y est pas pour rien (il a d’ailleurs été primé, tout comme plusieurs de ses scénarios suivants) : il excelle à reproduire la syntaxe entrecoupée des dialogues familiers, le laconisme mi-timide, mi-cruel des échanges où chaque coin de phrase peut ménager un retournement de situation, l’irruption d’une tension ou la révélation d’un attachement, des traits d’esprit étincelants ou assassins, une poésie fugace. Mais le meilleur scénario ne pourrait rien sans le talent des actrices, toutes marquantes, chacune dans un registre distinct.

Dès les premiers plans, on est invité à tenter de cerner les relations entre les personnages. Et on n’y arrive jamais vraiment, tant le film ménage de non-dits et d’ambiguïtés savantes. La seule chose qui devient claire (assez vite pour que j’en parle sans vous divulgâcher l’intrigue) est l’amour de Marie pour Floriane. Mais tout le reste demeure dans un flou remarquable, ouvert à toutes vos interprétations personnelles. Marie et Anne sont-elles amies ou davantage au début du film ? Que deviennent-elles ensuite ? Que ressent Floriane au juste, et pour qui ? Ce qui est remarquable dans ce jeu des désirs et des silences, c’est la manière dont le film, tout en feignant de présenter les choses de manière claire (trois filles célibataires qui cherchent à sortir avec des garçons), fait éclater allègrement les catégories toutes faites en matière de couple et d’orientation amoureuse et sexuelle. Selon la manière dont vous comprenez tel échange de regards, tel geste ou telle réplique à tel moment donné, vous ne penserez pas la même chose sur qui désire qui, qui sort avec qui et qui faire entrer dans les sacro-saintes catégories de l’hétérosexualité et de l’homosexualité – auxquelles ajouter la catégorie de la bisexualité n’est qu’un faible moyen de commencer à répondre à ces multiples ambiguïtés.

Autant que de désir ou de sentiment, l’emprise est un thème primordial dans ce film. Rarement film aura dépeint de manière aussi patente les jeux de pouvoir qui se nouent entre adolescentes à la faveur de cette étape de la vie où l’on est plus fragile et plus exposé que jamais face face au groupe et à ses attentes, face à une autre personne à la psychologie différente. C’est en termes d’emprise, de domination psychologique, que je comprends personnellement le titre du film, Naissance des pieuvres. Les pieuvres, ce sont ces gens qui mettent les autres sous leur coupe, profitent d’eux, les manipulent et parfois leur font beaucoup de mal. La « pieuvre » par excellence, en apparence, c’est Floriane, avec son corps plus adulte que ceux des autres, son aplomb et sa sensualité affichée, provocante, qui intimide terriblement Marie, la brunette osseuse et introvertie. Par bonheur, le film dépasse ces archétypes, qui se révèlent n’être que des apparences. Chacune, au fond, peut être la pieuvre de quelqu’un, et le mot pourrait même s’appliquer aux hommes.

Pour autant, ce n’est pas impossible de comprendre le titre de manière plus littérale, si on considère que les pieuvres sont un terme flatteur pour désigner les nageuses. Sans être un « film de sport » (on n’en verra jamais beaucoup la technique), le film ménage d’impressionnants aperçus du travail d’un groupe de natation synchronisée. Il fait voler en éclats les clichés nés des vieilles comédies musicales hollywoodiennes comme La Première Sirène (Mervyn LeRoy, 1952) en montrant la force physique et le travail acharné qui se dissimulent derrière ces numéros tout en grâce et en sourires.

Une autre prouesse m’a frappé en repensant à ce film : la manière dont il adopte résolument le point de vue de certains personnages plutôt que d’autres (celui de Marie et d’Anne plutôt que de Floriane, ceux des filles à l’exclusion de ceux des garçons)… sans pour autant nous donner accès clairement à leurs pensées et à leurs sentiments. Le personnage de Marie, qui est celui que l’on suit du plus près du début jusqu’à la fin, n’est pas le moins énigmatique. C’est une grande différence du cinéma avec la littérature : autant, dans un roman, on peut exprimer les pensées et les moindres ressentis d’un personnage en adoptant une focalisation interne, autant, au cinéma, il est toujours difficile de montrer la pensée ou l’émotion intime, car tout doit passer par l’image, c’est-à-dire par les surfaces (l’expression du visage, la posture, les gestes), ou par le son, c’est-à-dire déjà une expression (même une voix off reste une parole), sans moyen d’aller chercher la pensée à sa source. Céline Sciamma retourne cette limite pour en faire une force, en nous rappelant à plusieurs reprises, par les réactions inattendues d’un personnage, que cette adolescente qu’elle nous donne à voir depuis une demi-heure ou une heure, nous ne la connaissons toujours pas si bien, si tant est qu’elle se connaisse elle-même.

Les nombreux plans silencieux en extérieur, ainsi que les silences entre personnages dans les chambres, les vestiaires ou les boîtes de nuit, entretiennent ce jeu d’ambivalences. La musique, quant à elle, renforce la confusion jusqu’à son point de rupture. Les compositions électroniques de Para One installent des ambiances insidieuses, lourdes de mal-être ou pesantes d’hypnose, des compositions sans mélodie claire, où l’on se perd comme en apnée sous l’eau après le tout premier plongeon. Dans la seconde moitié du film, au contraire, la musique fait pulser des rythmes jusqu’à la transe, exprimant à mon sens l’ivresse du désir, de l’amour fou, le moment de tous les possibles en boîte de nuit. Ce recours à la musique électronique et cette esthétique du ravissement, du vertige par le rythme, m’a rappelé les films de Xavier Dolan comme Laurence Anyways, à cette différence que Céline Sciamma opte en général pour des musiques purement instrumentales, sans paroles.

N’espérez pas que la fin du film vous livre toutes les réponses aux questions qu’il soulève. Céline Sciamma, scénariste, ne doit pas être une grande adepte de la Poétique d’Aristote, ni des arcs narratifs actuels où chaque personnage est censé partir d’un point A bien défini pour se rendre jusqu’à un point B tout aussi clair (la mort ou la vie, le célibat ou le couple, le bonheur ou la misère) et si possible satisfaisant (« Et ils vécurent heureux… »), où le public peut le laisser en toute tranquillité d’esprit au moment de quitter la salle sur fond de générique. En ce qui me concerne, je trouve que ce n’est pas plus mal et que la fin ouverte du film, paradoxalement, clôt son univers sur lui-même en une bulle d’émotions fortes qui ne perdra jamais son énergie, ni son intérêt. Le microcosme de Naissance des pieuvres devient ainsi une sorte de jardin de masques troublants, un genre contemporain de Fêtes galantes cinématographiques dont les images ne sont pas près de cesser de me hanter. Ce film est à mes yeux une leçon de cinéma, précisément parce qu’il montre une maîtrise complète des procédés du medium, doublée d’une capacité à les tordre au service d’un récit personnel pour mieux parler du réel.

Dans le même genre

De Céline Sciamma, j’ai vu aussi Tomboy (2011) qui m’a paru bien beau sans me faire non plus l’effet d’un chef-d’oeuvre, ainsi que l’excellent film d’animation Ma vie de Courgette, plus travaillé dans son évocation de l’enfance et de ses différentes facettes, et dont Céline Sciamma a signé le scénario, avec Claude Barras à la réalisation (2016). Je n’ai pas encore vu Bande de filles ni Portrait de la jeune fille en feu, mais je compte bien combler ces lacunes très bientôt. Au passage, l’ensemble des films de Céline Sciamma, outre les DVD, sont disponibles en vidéo à la demande sur la foisonnante plate-forme UniversCiné, que l’on peut utiliser par achats ponctuels de visionnages ou de téléchargements ou bien par abonnement.

En matière de belles histoires d’amour entre femmes, j’ai eu l’occasion d’évoquer ici la bande dessinée de Julie Maroh Le Bleu est une couleur chaude (parue en 2010). Au cinéma, j’ai parlé de deux films sur des écrivaines : Colette de Wesh Westmoreland (2019), avec Diane Kruger dans le rôle-titre, et Vita et Virginia de Chanya Button (2019 aussi), sur Virginia Woolf et Vita Sackville-West. Aucun des deux n’est parfait, mais les deux valent largement le détour.

Du côté des hommes, si vous cherchez une évocation de la naissance de sentiments ambigus à peu près au même âge que les personnages de Naissance des pieuvres, je ne peux que vous recommander le magistral roman Les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte (1972), qui se situe cependant davantage du côté de la belle prose classique et de la vieille France que des élans très actuels de la cinématographie de Sciamma. Pour quelque chose de plus récent, mais aussi de plus romantique – et si vous lisez l’anglais – je vous recommande la belle BD en ligne Prince of Cats de Kori Michele.


Anne Rice, « Interview with the Vampire »

12 octobre 2020

Référence : Anne Rice, Interview with the Vampire (Book I of the Vampire Chronicles), New York, Ballantine Books, 2014 (première édition : Alfred A. Knopf, 1976).

Quatrième de couverture de l’éditeur (traduit par mes soins)

« Voici les confessions d’un vampire. Hypnotique, choquantes, et d’un érotisme glacial, c’est un roman d’une beauté mesmérisante et d’une force étonnante… une histoire de danger et d’évasion, d’amour et de deuil, de suspense et de résolution, et du pouvoir extraordinaire des sens. C’est un roman que seule Anne Rice était capable d’écrire. »

Mon avis

Eh bien, voici un quatrième de couverture qui ne dit pas grand-chose, et ce n’est pas cela qui m’a donné envie de lire ce livre : c’est sa réputation. Cela faisait longtemps que j’en avais entendu parler comme d’un classique des histoires de vampires contemporaines, un jalon important dans les transformations du mythe du vampire. Il a été adapté en film, mais est-ce un critère de choix ? D’ailleurs, je n’ai pas encore vu le film. Non, à vrai dire, j’en avais essentiellement entendu parler comme d’une des principales inspirations du jeu de rôle sur table américain Vampire : la Mascarade (publié par White Wolf en 1991). Un jeu auquel je n’ai jamais joué et qui ne m’attire pas, puisque je n’ai aucune envie d’incarner un vampire. Pourquoi lire ce roman, alors ? Parce que ce type d’univers m’intriguait. En bon amoureux des littératures classiques et des littératures de l’imaginaire, j’avais lu d’autres histoires de vampires, beaucoup plus anciennes : le sulfureux Carmilla de Sheridan Le Fanu il y a des années et l’extraordinaire Dracula de Bram Stoker il y a un ou deux ans. Et j’avais envie de continuer à explorer ce que devenait le mythe du vampire au XXe siècle. C’est peu dire que d’affirmer qu’Anne Rice modifie substantiellement ce mythe et le réinvente d’une manière typique du siècle en question.

Une réédition oubliable

Je commence par évacuer en quelques mots l’édition dans laquelle j’ai lu le livre, une énième réédition en paperback chez Ballantine Books. Je l’ai choisie pour son format et son poids réduits, équivalents à ceux d’un livre de poche européen, parce que c’était beaucoup plus pratique pour lire dans les transports. Mais en dehors de ces deux seuls critères, je ne vous recommanderai pas cette édition. Le prix est celui d’un gros Folio (dans les 8 euros), mais la qualité de la couverture n’a rien à voir : alors que je prends soin des conditions de transport de mes livres, la couverture a fini écornée et abîmée en de multiples endroits comme je l’ai rarement vu. C’est vraiment du mauvais carton, mal pelliculé. Quant à la couverture, elle arbore d’énormes caractères en une police gothique d’un goût moyen qui donne l’impression de lire de la propagande allemande des années 1930. Enfin, en dehors du texte du roman, il n’y a pas grand-chose : de la pub, des extraits de critiques élogieux, une présentation de l’autrice en une ligne et demie, et un extrait d’un autre de ses romans récents.

Au passage, bien que l’intérieur du roman indique en sous-titre « Livre I des Chroniques vampiriques », Interview with the Vampire forme une intrigue autonome et peut très bien se lire seul.

L’accroche et le récit-cadre

La première page du roman est diablement intrigante : l’histoire commence un soir, quand un vampire s’installe en face d’un jeune homme autour d’une table sur laquelle est posé un magnétophone, avec l’idée de faire à ce jeune homme le récit de sa vie. Qui est ce vampire ? Pourquoi a-t-il envie de raconter sa vie ? Qui est cet homme qui a eu le courage de mettre en place un entretien pareil ? Que veut-il faire de ce qu’il va entendre ? N’espérez pas trop avoir des réponses détaillées à toutes ces questions : le propos central du livre reste le récit de la vie du vampire. Pendant les deux premières parties, on peut s’attendre à une forte imbrication du récit du vampire avec son récit-cadre, car le vampire s’interrompt régulièrement pour parler ou interagir avec le jeune homme. Mais dans la suite, le récit-cadre s’efface totalement pour laisser place au récit. Il resurgit à la toute fin, pour ménager une conclusion habile. Mais cet effacement complet pendant une partie du livre fait perdre un peu de cohérence au roman. C’est l’une des quelques limites, pas dramatiques mais frustrantes, dont je vais avoir l’occasion de parler.

« Connais-toi toi-même », se dit le vampire

Reprenons donc : un vampire, de nos jours… en 1977, cette simple prémisse était originale. Si elle n’a plus l’air de l’être de nos jours, c’est que les vampires ont envahi les littératures de l’imaginaire, et le succès du roman d’Anne Rice n’y a pas été pour rien. Et ce vampire, donc, raconte sa vie, qui commence en plein XIXe siècle, non pas en Europe, mais aux Etats-Unis, à la nouvelle-Orléans. C’est donc une américanisation du mythe du vampire à laquelle on a affaire ici… une américanisation, mais non pas un remake oublieux de ses origines, bien au contraire : Louis, le personnage principal, connaît les légendes au sujet des vampires, qui existent de la même manière que dans notre réalité, et de ce fait, une fois devenu vampire, il sait que, tôt ou tard, il devra partir pour l’Europe, en quête de réponse sur sa nature profonde. Son voyage est ainsi celui d’une quête des origines qui effectue le trajet géographique inverse de celui accompli par le mythe du vampire.

Ce voyage est représentatif du travail de réinvention accompli par Anne Rice au fil du roman. Car, que vous ayez ou non lu des romans ou des nouvelles sur les vampires, vous ne pouvez pas ne pas avoir en tête des images, des clichés, des bribes d’informations à leur sujet. Or, dès les premières pages, plusieurs choses que nous croyons savoir sur les vampires sont évacuées comme des croyances et des fictions ! Mais alors, à l’intérieur de la fiction du roman, où est la vérité ? C’est tout l’enjeu d’une bonne partie du roman car, une fois que l’écrivaine a ainsi remis en cause les caractéristiques du vampire que l’on croyait fixées depuis Bram Stoker, tout devient possible. Naturellement, dans l’intervalle, les vampires apparaissent dotés d’autres pouvoirs, ceux-là inventés par Anne Rice ou du moins amplifiés par elle (à moins qu’elle ne les ait puisés dans des prédécesseurs que je n’ai pas encore lus). La rupture n’est donc pas complète, bien au contraire, mais les cartes sont assez habilement rebattues pour conférer son intérêt à la quête de Louis.

Louis, donc, devient un vampire très tôt dans l’histoire. C’est le coeur du propos du roman : se placer du point de vue du vampire, dans la peau du monstre. Dans les histoires de vampires classiques du XIXe siècle, le vampire est toujours l’autre, l’être surnaturel à la nature et aux pouvoirs mystérieux, terrifiants et dominateurs. Les choses, auparavant, paraissaient claires : le vampire est un être maléfique, damné et irrécupérable, qui se range du côté du Diable et contre lequel on lutte avec des moyens païens (la gousse d’ail) et des moyens divins (le crucifix, l’eau bénite, etc.). Or voilà que Louis, sans avoir vécu une vie de perdition particulière, devient un vampire lui-même après avoir été victime d’un vampire. Bien vite, il s’interroge : que signifie être un vampire ? Qu’est devenu Louis, au juste? Que va-t-il devenir, à quoi va ressembler sa vie à présent qu’il doit se nourrir de sang pour survivre ? Est-il damné ? Est-il voué à faire le mal ? Est-il réellement immortel ? Comment les autres vampires vivent-ils leur condition de vampires ? Toutes ces questions, Louis les pose au vampire qui l’a rendu tel : Lestat, l’un des plus fameux personnages créés par Anne Rice. Or Lestat ne lui répond rien. « Le secret est qu’il n’y a pas de secret », affirme Lestat à un moment donné devant un Louis médusé. Avec cette phrase, le mythe du vampire entre de plein pied dans le XXe siècle, celui du vide métaphysique, de l’absurdité du monde, du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus. Un monde où les dieux deviennent inaccessibles, où les églises et l’eau bénite ne protègent plus les prêtres contre les vampires et où les vampires, de leur côté, n’ont pas d’entrées particulières aux Enfers ou auprès d’on ne sait quel diable ou démon. Les vampires existent, et ils errent à la surface de la Terre, terrifiants représentants du Mal pour les humains, pathétiques prédateurs livrés à eux-mêmes en réalité.

Ce questionnement philosophique et éthique sur la nature du vampire est à mes yeux la plus solide qualité du roman, celle qui le hisse au rang de classique. Il doit beaucoup au choix de la personnalité du personnage principal. Si Louis se livrait d’emblée à ses instincts vampiriques, s’il s’abandonnait sans remords à la prédation chaque nuit, le roman serait vite insupportable (il l’est quand même par endroits, j’en parlerai). Mais Louis est un vampire qui pense et qui ressent. C’est aussi un esthète, dont la perception du monde reste à jamais marquée par ses premières sensations usant de ses sens de vampires, à l’acuité bien supérieure à ceux des humains. En un procédé classique des littératures de l’imaginaire, le personnage principal fait office d’intermédiaire au lecteur pour s’immerger dans un univers déroutant. Tout au long du roman, Louis lutte avec sa conscience pour comprendre comment s’accommoder de sa condition de vampire.

Un tel questionnement ne peut évacuer la question de Dieu et de la religion. Après tout, en devenant un vampire, Louis est mort : il connaît l’au-delà, qui, en tout cas pour lui, n’est qu’un enfermement dans le monde d’ici-bas, pour l’éternité. De quoi changer bien des choses ! J’avais entendu dire qu’Anne Rice était une autrice chrétienne et j’ai été surpris (et très intéressé) par certaines pages du roman qui, à mon sens, composent un visage nouveau et athée au mythe du vampire. Il fallait le faire, surtout aux Etats-Unis.

Ajoutez à cela qu’un vampire vit des siècles, ce qui entraîne à terme un questionnement sur le passage des siècles, le renouvellement des coutumes et des modes, les changements de visage du monde. Que devient un vampire qui est né dans les années 1830 et vit toujours en 1970 ? Chez Anne Rice, il n’est pas toujours si à l’aise qu’on pourrait l’imaginer.

En lisant certaines pages d’Interview with the Vampire, il m’est arrivé de penser aux écrits de J.R.R. Tolkien, qui avait composé des dialogues entre elfes au sujet de l’immortalité dans ses écrits peu connus autour de la Terre du Milieu. Anne Rice n’est souvent pas loin de ce type de questionnement, mais elle adopte le point de vue d’une créature censée être un suppôt du Malin, ce qui fait de son roman un apport original et complémentaire à l’imaginaire de fantasy de Tolkien.

Ces réflexions et ces doutes du personnage principal ne seraient rien sans le style d’Anne Rice, qui compose parfois de très belles pages lorsque Louis, dans des villes et des circonstances variées, est amené à arpenter les rues en errances ou promenades nocturnes pendant qu’il rumine des pensées pleines d’espoir, de désespoir ou de mélancolie.

J’ai évoqué ici l’aspect du roman qui m’a paru le plus réussi et le mieux abouti. Qu’en est-il des autres ?

Horreur et suspense

On trouvera souvent Interview with the Vampire présenté comme un roman à suspense, un page-turner, comme on dit en anglais : un de ces romans dont on vous vante le fait qu’il se lit d’une traite ou que « quand on le commence on ne peut plus s’arrêter ». Pour certains, c’est la qualité ultime à rechercher dans un roman. Pour moi, ce qu’on appelle généralement comme ça ne tient qu’à un ensemble de procédés narratifs dont il est possible de faire le tour et même de se lasser une fois qu’on a repéré les ficelles. Par bonheur, dans le cas de ce roman, ce type de présentation n’est qu’en partie justifié : comme je l’ai dit, l’intrigue sait prendre son temps et n’accumule pas les scènes d’action, les péripéties ou les secrets de manière excessive.

Néanmoins, les innovations dont j’ai parlé coexistent avec des éléments de roman à frisson, voire de roman d’horreur. Autant j’ai lu quelques histoires de vampires, autant je n’ai à peu près aucune lecture à mon actif dans le genre de l’horreur : je ne saurais donc pas affirmer avec conviction quel est le degré d’originalité de l’intrigue et des personnages secondaires inventés par Anne Rice. Quoi qu’il en soit, ces éléments, eux, m’ont paru classiques… au point de ne pas me passionner, ni en tant qu’éléments de suspense, ni en tant qu’éléments censés me faire peur. Les personnages de Claudia et de Madeleine, les vampires du théâtre et même les horreurs qu’ils accomplissent n’ont pas réussi à me glacer le sang outre mesure. Je ne saurais dire pourquoi. Mon impression est que l’intrigue et le style trouvaient là certaines de leurs limites : les péripéties, sans être prévisibles, restaient assez banales, et le style ne m’a pas frappé par sa capacité à me flanquer la frousse. J’ai été bien plus conquis par les soliloques de Louis et par les ambiances urbaines. Est-ce que cela en dit plus sur moi que sur le livre, ou est-ce que cela reflète des qualités et défauts intrinsèques à la plume d’Anne Rice ? Il me faudrait davantage de recul, une relecture ou une analyse de texte, pour prétendre trancher un tant soit peu.

Ce qui a été un peu plus gênant, c’était les quelques passages où les intrigues entre vampires passaient au premier plan et me laissaient tout aussi froid parce que je les trouvais convenues. Il faut dire qu’ayant lu des jeux de rôle sur table depuis des années, le principe de complots entre vampires est devenu pour moi un stéréotype, mais il n’en était sûrement pas un à la parution du roman, et il faudrait donc, pour être juste, créditer cet aspect parmi ses composantes les plus originales. Hélas, c’est aussi l’un des aspects qui a le plus perdu de son originalité, puisque très imité par la suite dans de multiples univers de fiction.

Un aspect glauque

Non pas horrible mais glauque est le mot que j’emploierai pour parler de certains aspects d’un des personnages. Sans dévoiler trop l’intrigue, je peux dire qu’il s’agit d’un personnage dont le corps est celui d’un enfant et qui se trouve assez nettement sexualisé dans un ou deux passages. Il se peut qu’il s’agisse d’une erreur de compréhension de l’anglais de ma part, mais j’en doute. Quand un personnage d’adulte dit à son sujet « we were in love », peut-on comprendre qu’il s’agit d’amour filial ou de chaste affection ? Ou faut-il y voir une hyperbole de père comblé ? Bref, cela m’a dérangé. C’est en partie fait pour être dérangeant, vu la façon dont le personnage est traité pendant tout le livre, et cette ambiguïté dans la relation avec le personnage adulte fait peut-être partie de l’horreur ou du Mal qu’est censé décrire l’intrigue. Mais une autre chose qui m’a dérangé, autant que cette ambiguïté de la relation avec le personnage adulte, c’est qu’elle ne sert pas à grand-chose dans l’intrigue et qu’elle n’est pas évoquée de manière cohérente. En effet, dans la suite du livre, les relations entre ce personnage et le personnage doté d’un corps d’enfant changent vers la fin pour relever franchement d’un attachement entre parent et enfant, sans que ce changement soit explicitement décrit dans l’évolution psychologique du personnage. Cela laisse l’impression d’un texte mal maîtrisé ou inégalement relu.

L’érotisme et l’homoérotisme

Ça aussi, c’est devenu un cliché : l’érotisation de la morsure du vampire comme métaphore de l’acte sexuel. Il y a des gens que ça excite. Pourquoi pas ? Chacun ses fantasmes. Je n’ai jamais eu ceux-là, et l’idée de confondre une relation sexuelle avec un acte de prédation entre humanoïdes m’a toujours paru assez rebutante, sans parler de tout ce qu’elle peut dire sur une conception toxique du sexe entre hommes et femmes encore trop répandue dans nos cultures (car, bizarrement, le cliché le mieux implanté dans l’imaginaire collectif montre un vampire mâle mordant une femme). Anne Rice, dans son roman, érotise fortement les vampires, non pas constamment, mais à plusieurs reprises et de plusieurs manières. Il n’y a qu’un passage, sur la scène du Théâtre des vampires, qui reprend à peu près tel quel ce cliché et en joue en le changeant explicitement en spectacle pour vampires. Pensé de toute évidence pour donner lieu à un moment puissamment érotique, le passage ne m’a semblé que correctement raconté, sans plus.

Sa première façon d’érotiser les vampires consiste à les doter d’un pouvoir de séduction sur leurs victimes potentielles. Au fond, cela reste assez classique. Ce pouvoir se rencontre dès les premières pages du roman : le jeune homme est d’emblée fasciné par le vampire qu’il veut interviewer, ce qui installe naturellement un suspense terrible puisqu’on se demande s’il va se faire mordre. Mais on le rencontre aussi dans les relations entre d’autres personnages au sein du récit du vampire. Lestat et d’autres vampires séduisent des humains de cette manière avant de les tuer, tandis que Louis s’y refuse.

Il y a une deuxième manière d’érotiser les vampires : montrer des vampires amoureux. Cet aspect couve pendant une bonne partie du roman avant d’être explicité vers la fin, mais il donne lieu, à mon avis, à une intrigue amoureuse originale et touchante, avec de belles scènes de dialogues amoureux entre deux vampires mâles qui méritent de figurer dans n’importe quelle anthologie des amours du même sexe en littérature. Cette histoire d’amour implique Louis, dont on pourra dire, selon les manières de comprendre son évolution, soit qu’il devient homosexuel une fois vampire, soit qu’il a toujours été bisexuel, soit qu’il a toujours été homosexuel mais n’en prend conscience qu’une fois vampire.

Cet homoérotisme vampirique a peut-être vieilli en partie. Après tout, si je voulais chercher la petite bête, je me dirais que ce parti pris d’associer spécialement le fait d’être un vampire avec l’homosexualité tout en passant de longues pages à se demander si c’est mal ressemble à une tentative au fond assez maladroite pour évoquer ce qu’on appelait encore en France il y a peu « l’homosexualité, ce douloureux problème »… bref, un traitement de la question qui m’apparaît aujourd’hui très suranné, alors que le roman n’a même pas cinquante ans. Ce qui le sauve, c’est que le mythe du vampire, comme on l’a vu, est utilisé pour réfléchir à beaucoup d’autres choses et que ce sous-texte, quoique présent, ne forme jamais le coeur de son propos.

Deux villes la nuit

Je serais injuste envers ce livre si je ne mentionnais pas pour finir une de ses réussites : son évocation très réussie de deux villes, la Nouvelle-Orléans et Paris. Non que leur traitement soit réaliste, en tout cas pas pour Paris (la seule des deux que je connaisse assez pour en juger), mais parce que l’évocation de ces deux villes donne lieu à des pages superbes, envoûtante, qui déploient un imaginaire puissant et une poésie certaine. L’imaginaire d’Interview with the Vampire est sans aucun doute un imaginaire urbain, et il me semble bien qu’à l’époque de sa parution c’était là aussi une nouveauté que de faire de la ville le paysage de prédilection des vampires (ils y sont bien plus à l’aise que le Dracula de Bram Stoker ne l’est lors de son passage à Londres).

Conclusion

Tout au long du livre, j’ai eu l’étonnante impression de lire un manuscrit partagé entre deux projets qui coexistent de manière plus ou moins harmonieuse.

D’un côté, un roman philosophique, une sorte de conte métaphysique où un homme, devenu vampire, se trouve ballotté entre de terribles doutes métaphysiques, des questionnements éthiques bouleversants sur son obligation de tuer chaque nuit pour survivre, et la recherche du bonheur dans l’affection filiale, l’amour ou l’art. Le tout serait relaté par Louis, un homme qui a vécu dans l’insensibilité mais se révèle peu à peu être un esthète à la faveur de l’immortalité. L’intrigue serait faite de promenades nocturnes, de voyages en quête de sens et d’intrigues amoureuses érudites et proustiennes.

De l’autre, un roman d’horreur assez kitsch, aux ficelles classiques, au style oubliable, usant d’ingrédients sensationnalistes plus ou moins douteux et surannés (homosexualité diabolisée, athéisme présenté comme un mode de vie terrible digne d’un damné, vagues sympathies pédophiles qui étaient peut-être encore tolérables dans les années 1970, etc.) pour choquer son lectorat.

Oui, je n’exagérais pas en disant que les deux coexistaient de manière parfois peu harmonieuse… J’imagine qu’encore une fois ce partage en dit plus sur mon regard de lecteur que sur l’économie « objective » du texte d’Anne Rice, puisque je conviendrai sans mal que c’est le premier de ces deux romans dans le roman qui m’a le mieux convaincu. Notez que la figure du vampire est centrale dans ces deux versants du roman, ce qui fait que le partage que j’ébauche ne se fait nullement entre éléments réalistes et éléments surnaturels. Mais je me suis pris à imaginer ce qu’aurait donné un sujet de récit similaire, mis entre les mains d’un auteur qui aurait osé le pousser jusqu’au bout en s’affranchissant complètement des codes des romans fantastiques et des romans d’horreur de son époque. Tenez, Virginia Woolf, par exemple : imaginez un roman de Woolf qui parlerait d’un homme devenu immortel, amené à se questionner sur l’art, sur le passage des siècles, sur la condition humaine et l’amour, qui en viendrait à s’éprendre d’autres hommes… Une seconde, ce roman existe : c’est Orlando.

Bref, tout ne m’a pas emporté, tout ne m’a pas convaincu, mais je reste heureux d’avoir lu ce roman, qui traite du mythe du vampire d’une manière originale, même pour le lectorat actuel. Il est vrai que beaucoup de « vampireries » ultérieures n’ont plus pris la peine de pousser aussi loin les interrogations philosophiques, éthiques et religieuses, et ont préféré tout miser sur l’horreur, l’érotisme et les complots à rebondissements multiples (c’est bien aussi, mais pour que ça m’intéresse, il faut que ce soit réellement bien ficelé et porté par un beau style). Je conseille donc la lecture d’Interview with the Vampire à quiconque a envie de lire quelques jalons importants du mythe littéraire du vampire, surtout si l’aspect philosophique, éthique et religieux vous intéresse et que vous voulez avoir aussi du suspense pour faire passer le tout. Si, en revanche, vous cherchez avant tout un roman d’aventure bien ficelé et superbement écrit, mieux vaut remonter d’un siècle et lire Dracula de Bram Stoker.

Qu’est-ce qui existe dans le même genre ?

Beaucoup de choses ! Pour m’en tenir à quelques bonnes références que j’ai lues, il y a naturellement Dracula de Bram Stoker, qui garde un statut de roman fondateur en dépit du fait qu’il n’est pas le premier roman de vampires. C’est un pavé, mais un pavé captivant, incontournable, qui a étonnamment bien vieilli.

En matière de parodies du mythe du vampire, j’ai eu l’occasion de chroniquer ici la BD en ligne (et en anglais) Fangs, de Sarah Andersen, où une vampire sort avec un loup-garou, de nos jours.

Si vous cherchez une histoire de créatures riches, surnaturelles et prédatrices mais qui ne sont pas des vampires, vous pouvez aller voir du côté d’Entends la nuit de Catherine Dufour, qui se passe à Paris au XXIe siècle et qui mêle humour et peur.

Si vous cherchez un autre récit-cadre raconté par un vampire, mais qui ne parle pas de vampires, vous pouvez lire les Contes du vampire de Somadeva, composés en Inde ancienne autour du XIe siècle, qui certes ne parlent pas non plus exactement d’un vampire mais d’un vetâla, un cadavre animé (qui n’est pas non plus un zombie, ce serait trop simple).

Enfin, si vous voulez lire un autre classique de l’horreur, je ne saurais trop vous recommander Frankenstein de Mary Shelley, dont je parle ici.


[BD] « Sarah’s Scribbles », par Sarah Andersen

31 août 2020

Référence : Sarah Andersen (dessin et scénario), Sarah’s Scribbles [« Les Gribouillages de Sarah »], édité en ligne sur Tumblr puis sur plusieurs sites dont Instagram puis GoComics, depuis 2013. En ligne sur Gocomics. Version papier : Adulthood Is a Myth: A Sarah’s Scribbles Collection, Andrews McMeel Publishing, 2016, traduit en français : Les Adultes n’existent pas, Paris, Delcourt, collection « Humour de rire », 2017.

Quatrième de couverture de l’album papier Les Adultes n’existent pas

« Vous débordez d’ambition ? Votre vie sociale est d’une richesse inouïe ? Les responsabilités ne vous font pas peur et l’âge adulte représente pour vous un défi passionnant ? Alors ce livre n’est pas pour vous ! À travers son personnage caustique, mignon et drôle, Sarah croque avec beaucoup de mordant les petits et grands tracas de sa vie. Ses flemmes, ses envies, son travail, sa touchante misanthropie ou encore ses truculentes pensées existentielles. Autrement dit, les difficultés de beaucoup de jeunes adultes d’aujourd’hui ! Une apparente légèreté pour des réflexions toujours en plein dans le mille. »

Une planche des Sarah’s Scribbles en 2016. « SE SOUVENIR DES NOMS. – Ah, salut ! Laisse-moi te présenter mes amis. – Voici Sally, Max et Fred. – CINQ SECONDES PLUS TARD. – Je ne me souviens de rien. Mon esprit n’est qu’un grand vide. Les identités de ces personnes demeureront à jamais un mystère. »

Mon avis

Au premier regard, une planche de Sarah’s Scribbles ne paie pas de mine : quatre ou cinq cases au maximum, des dessins en noir et blanc, des personnages aux traits simples, pour ne pas dire simplistes, avec des yeux exorbités montrant une tendance récurrente au strabisme divergent et des grimaces dentues en forme de vagues. Le style graphique de la BD mérite amplement son titre de Sarah’s Scribbles : « Les gribouillages de Sarah ».

On aurait tort de s’y laisser tromper. Premièrement, ce style n’est pas le choix par défaut d’une dessinatrice qui ne saurait « pas faire mieux » : Sarah Andersen a montré plus tard, avec Cheshire Crossing (2019) et Fangs (2019-2020), qu’elle était on ne peut plus capable d’adopter des styles variés et plus détaillés que celui des Scribbles. C’est bel et bien d’un univers visuel délibérément construit qu’il s’agit. Tout le monde ne le trouvera pas à son goût, c’est certain, mais cela ne doit pas vous détourner des autres créations de l’autrice.

Deuxièmement, ces « gribouillages » se marient parfaitement avec la vision du monde qui se dégage des Scribbles : un humour grinçant sans devenir cruel, noir sans devenir désespéré, ironique sans sans tomber dans le cynisme facile. De planche en planche, Sarah Andersen décèle les petites tragédies du quotidien et met le doigt là où ça fait mal sans qu’on veuille l’admettre : sur nos inconforts, nos incertitudes, nos remords, notre mauvaise conscience d’animaux fatigués sommés de vivre en tant qu’adultes parmi les autres humains. Le paresseux à trois doigts et l’antisocial qui sommeillent en beaucoup d’entre nous ne pourront qu’applaudir devant l’autoportrait, ou plutôt l’autofiction dessinée, d’une Sarah Andersen repliée chez elle comme un blaireau hirsute et mal fagoté dans sa tanière, fuyant des congénères qu’elle peine à comprendre et parmi lesquelles elle échoue à se conformer aux usages sociaux.

Sarah Andersen réussit joliment à mettre des ficelles d’humour cartoonesque au service d’observations sociales empreintes d’une acuité psychologique certaine. Est-ce à dire qu’elle consacre tout son temps à contempler les arcanes de l’âme humaine ? Non, certes : il y a aussi des blagues sur les chats, certaines assez faciles. Mais on croise également des dénonciations hilarantes autant que féroces de divers mythes sur les femmes et sur les artistes au travail, des planches en lien avec l’actualité ou abordant des sujets peu représentés en BD, comme la dépression ou les douleurs des règles.

Le format court dans la BD humoristique est loin d’être aussi facile qu’il peut le sembler. Vous savez peut-être qu’il a donné lieu à certaines des meilleures BD de tous les temps (à mon avis), comme les Gaston Lagaffe de Franquin en une page (parus de 1957 à 1991), les Peanuts de Charles Schultz (publié quasi quotidiennement de 1950 à 2000 !) et ce chef-d’oeuvre qu’est Calvin et Hobbes de Bill Watterson (paru entre 1985 et 1995). Autant dire qu’il y a de beaux modèles susceptibles de susciter des émules. A ce compte, Sarah Andersen démontre au fil des planches un sens certain du rythme et de la surprise à la base des effets comiques dans ce format court. Elle y développe ses propres procédés comiques et graphiques, dont les yeux exorbités et divergents, les rictus en vagues, mais aussi des effets de flous. Quelques personnages récurrents apparaissent, plusieurs formant des personnifications du corps de Sarah, comme son cerveau ou ses ovaires, tous deux très créatifs dès qu’il s’agit de lui mettre des bâtons dans les roues.

En sept ans, les Sarah’s Scribbles ont trouvé leur voix propre et distincte dans une certaine manière d’en faire trop qui rend possible un humour quasi cathartique. De quoi me convaincre de garder un oeil sur cette BD et sur les autres créations de Sarah Andersen.

Comme c’est désormais l’usage pour les BD en ligne dès qu’elles rencontrent un certain succès, les Sarah’s Scribbles ont bénéficié d’albums papier. Trois sont parus en américain : Adulthood Is A Myth (L’Âge adulte est un mythe), Big Mushy Happy Lump (qu’on peut traduire approximativement par Gros tas heureux et endormi) et Herding Cats (Elever son troupeau de chats). Le premier a été traduit en français chez Delcourt sous le titre Les Adultes n’existent pas. Espérons que les suivants bénéficieront bientôt d’une traduction.


[BD] « Prince of Cats », par Kori Michele

14 octobre 2019

Michele-PrinceOfCatsChapitre1Couverture

Référence : Kori Michele Handwerker (dessin et scénario), Prince of Cats, auto-édition  sur le site princeofcatscomic.com, du 1er janvier 2012 au 7 décembre 2014, environ 450 pages. Actuellement disponible sur l’Internet Archive à cette adresse (état du site le 22 janvier 2019).

Synopsis sur la page « About » du site (traduite par mes soins)

« Lee a dix-sept ans, une coupe de cheveux bébête et le pouvoir d’entendre parler les chats. Il est aussi amoureux de son meilleur ami. Ce dernier problème pourrait être assez simple à résoudre, mais ce n’est pas le fait qu’ils soient du même genre ou de couleurs de peau différentes qui pose problème : c’est leur inégalité économique qui joue le plus sur leurs malentendus.

Le Prince des chats se déroule en l’an 2003, dans un comté situé sur la frontière entre la Pennsylvanie et le New Jersey, près du fleuve Delaware. C’est une histoire du type « tranche de vie » qui couvre une année de leur drame lycéen. »

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La première planche de Prince of Cats (janvier 2012).

Portraits subtils d’adolescents à l’aquarelle

Comme je le disais il y a un ou deux billets, je vais inclure parmi les BD dont je parle sur ce blog quelques BD disponibles gratuitement en ligne, car j’en lis régulièrement et certaines atteignent une qualité tout à fait honorable. Après Comme convenu qui était une BD en ligne française autobiographique sur le monde du travail, j’aimerais vous dire un mot d’une BD en ligne américaine relevant du drame psychologique : Prince of Cats (Le Prince des chats). Il s’agit là encore d’une BD terminée, mise en ligne entre 2012 et 2014 et toujours disponible sur un site dédié à l’heure où j’écris. MISE A JOUR le 5 juin 2022 : le site ne fonctionne plus. Mais la BD reste disponible sur l’Internet Archive à cette adresse (état du site le 22 janvier 2019).

Commençons par dissiper un flou rendu possible par le titre : quel rôle jouent exactement les chats dans cette histoire ? Comme le synopsis le montre, il ne faut pas attendre ici un récit de fantasy avec des chats anthropomorphes à la façon du film d’animation Le Royaume des chats de Hiroyuki Morita. Ce n’est pas non plus une histoire de vie quotidienne tournant en bonne partie autour des chats, comme le blog BD de Maliki. Non, les chats apparaissent peu, quoique régulièrement et de manière remarquée, puisque l’un des deux personnages principaux, Lee, a le pouvoir de les comprendre. Cet élément fantastique reste étonnamment discret, et c’est l’une des originalités et des finesses de Prince of Cats : au fil des planches, on pourrait l’oublier parfois tant le propos de la BD se veut avant tout réaliste, mais le fantastique revient ourler les marges du récit et, parfois, fait irruption au centre de la scène, de sorte que les propos des chats et leurs interventions font écho aux doutes des personnages dans les moments de crise. Un fantastique discret, mais décisif dans l’intrigue, donc — d’une façon que je me garderai bien d’expliquer, pour ne pas dévoiler des rebondissements importants de l’histoire.

Un mot sur le dessin, ensuite. Là encore, Prince of Cats me semble original par la technique employée : Kori Michele a travaillé à l’aquarelle. Le dessin, d’abord tracé au marqueur, opte rapidement pour le simple crayon à papier, qui met davantage en valeur les couleurs. Couleurs qui, autre originalité, ne sont qu’au nombre de deux : du marron terre de Sienne et du bleu outremer très délavé tirant sur le turquoise. C’est un moyen élégant de résoudre la contrainte technique de la mise en couleur, que tous les auteurs de BD en ligne redoutent car colorier une planche prend toujours plus de temps que de la laisser en noir et blanc, ce qui prend toute son importance lorsqu’on s’impose un rythme soutenu pour la mise en ligne des planches en question. Mais c’est aussi un choix esthétique qui confère sa personnalité à l’univers graphique de la BD.  Notez que Kori Michele ne se prive pas de réaliser des dessins pleinement en couleurs pour les couvertures des quatre chapitres qui composent le récit et pour divers autres endroits, dont la bannière du site. Le dessin proprement dit, très prometteur dès les premières planches, gagne rapidement en précision et en finesse, au point de donner lieu à des planches magnifiques.

Michele-PrinceOfCatsPage304

La planche n°304 (novembre 2013). Le style a gagné en finesse. Les deux seules couleurs utilisées ménagent malgré tout une large palette de nuances.

Prince of Cats relate une relation amoureuse entre deux adolescents au cours de leur dernière année de high school, ce qui serait en France la Terminale, le moment où l’on se demande sérieusement sur l’avenir, les études, le travail. Lee, qui s’intéresse à la biologie et peut compter sur le soutien de sa famille, veut postuler dans de bonnes universités. Pour Frank, l’avenir s’annonce sous un tout autre visage : fils de fermiers, il tient à prendre la suite de son père et s’impose d’ores et déjà un travail éreintant à la ferme en plus de ses cours et de ses devoirs. En toute bonne logique, les deux jeunes gens vont devoir aller vivre loin l’un de l’autre, dans deux États différents. Or ils sont amis d’enfance. Et il y a plus : au fil des années, ils sont même devenus davantage que des amis, sans s’en rendre encore compte ou sans vouloir se l’avouer, ni chacun à lui-même, ni l’un à l’autre. Leur adolescence non plus n’a pas pris la même direction : autant Lee s’est ouvert aux autres et a pris part et plaisir aux réunions entre copains et à toute la vie bruyante des jeunes gens, autant Frank est resté dans son monde, silencieux, souvent mal à l’aise en collectivité, au point qu’ils se demandent à présent ce qu’ils peuvent bien se trouver et quelle est la nature exacte de leur relation. C’est à ce moment que Prince of Cats commence, au début de cette dernière année du lycée où Lee et Frank vont devoir mettre leurs idées et leurs sentiments au clair.

Les principales qualités de l’intrigue de Prince of Cats sont à mes yeux son parti pris de réalisme social et son approche avant tout psychologique de la relation amoureuse entre deux jeunes hommes. Quelques années après, ce type d’intrigue commence à exister davantage auprès du grand public, mais à l’époque cela demeurait rare et assez confidentiel en dehors de films pionniers comme Le Secret de Brokeback Mountain réalisé par Ang Lee en 2005. En France, à l’époque, il n’y pas encore grand-chose à se mettre sous la dent en matière de bonne BD sentimentale sur l’homosexualité ou même les sujets LGBT+ en général, hormis Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, qui évoque deux femmes. Pour une évocation de l’homosexualité dans le monde paysan en France, il m’a fallu attendre 2015 et le joli film La Belle Saison de Catherine Corsini, porté par Izïa Higelin et Cécile de France, pour une intrigue qui ait quelques aspects en commun avec Prince of Cats, mais là encore avec deux femmes. Bref, à sa mise en ligne, Prince of Cats était une petite merveille, et même si le thème est un peu plus souvent traité désormais, cette BD est loin d’être devenue cliché.

Kori Michele a en outre le mérite de s’écarter délibérément des codes du yaoi, ces mangas qui offrent une vision standardisée et assez irréaliste de l’homosexualité masculine. Si Lee montre davantage d’assurance que Frank en société, il souffre lui aussi de doutes profonds et aucun des deux ne montre davantage de confiance que l’autre au cours de leurs tête à tête. Autre écart par rapport au yaoi : il n’y a ni hypersexualisation de l’homosexualité dans Prince of Cats. C’est une histoire d’amour, mais qui, dans sa mise en cases et ses choix de points de vue, n’érotise même pas particulièrement les personnages. Frank et Lee ne sont pas des bombes de sexe au torse dénudé. Comme beaucoup d’histoires d’amour, la BD contient quelques scènes d’amour qui ne sont pas des scènes de sexe, ce qui ne les empêche pas d’être très belles. Mais on est à des années-lumières des multiples webcomics supposément érotiques et en pratique pornographiques ou quasi-pornographiques qui abondent sur la Toile, surtout de la part des très puritains Américains (défoulement nécessaire ? simple recherche du gain ? les deux ? difficile à dire).

Autour de Lee et de Frank s’étoile tout un groupe de personnages assez fourni pour donner vie à un univers crédible et assez limité pour ne pas étirer l’histoire en arcs narratifs multiples. Là encore, Prince of Cats affirme sa personnalité en choisissant de ne pas multiplier les intrigues secondaires. Kori Michele utilise les personnages secondaires pour aborder notamment les thèmes du coming out et de l’homophobie, mais n’y sacrifie pas le cœur de son propos : nous n’apprendrons pas tout de la vie des frères et sœurs, du passé des amis ou des parents, la BD ne cherche pas à rallonger la sauce comme le font trop de BD en ligne qui cherchent parfois à se changer en séries sans fin. L’histoire s’achemine vers sa fin d’un pas posé mais sûr. On peut avoir confiance en entament la lecture : en dépit de ses 450 pages, Prince of Cats garde une ampleur très modérée par rapport aux BD-fleuves du Net et vous offrira de beaux moments de lecture sans réclamer tout votre temps.

Sans être le chef-d’œuvre du siècle, Prince of Cats est une BD très joliment dessinée et à l’intrigue habilement menée à bien, dont la qualité est rehaussée par des choix originaux dans son univers graphique et dans son approche des thèmes qu’il aborde. Cela l’aide à se détacher parmi la masse des BD en ligne sentimentales sur le Web anglophone.

Un mot sur l’auteur : Prince of Cats est la première BD en ligne de Kori Michele Handwerker, originaire de Brunswick, dans le Maine, aux États-Unis. Ayant une identité de genre non-binaire, l’auteur se désigne en anglais par les pronoms « they » ou « them » (usage habituel en anglais dans ces cas-là). Un équivalent en français qui me paraît convaincant serait l’usage du pronom « iel », qui suffit probablement à justifier la présence de défibrillateurs entre les murs de l’Académie française, mais que l’Office québécois de la langue française mentionne déjà sur son site dans un article de conseils pour désigner les personnes non-binaires sans s’en effaroucher outre mesure. Amies et amis québécois, je vous aime, vous sauvez l’honneur de la langue française ! Après avoir terminé Prince of Cats, donc, Kori Michele est devenu artiste indépendant. Iel a publié plusieurs autres BD en ligne, seul (Filed Away, A Lucid Date) ou en collaboration, comme l’anthologie Other Side, plus de nombreuses contributions à des zines.


[Film] « Vita et Virginia », de Chanya Button

5 août 2019

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Référence : Vita et Virginia (Vita and Virginia), film britannique et irlandais réalisé par Chanya Button, produit par Mirror Productions, Blinder Films et Sampsonic Media, 110 minutes, sorti au Royaume-Uni le 5 juillet 2019 et en France le 10 juillet 2019.

Une démarche originale

J’ai eu l’occasion d’évoquer plusieurs films biographiques récents consacrés à des écrivaines contemporaines, dont le remarqué Mary Shelley de Haifaa al-Mansour (2018) et l’original Colette de Wash Westmoreland, absurdement peu promu en France. Ces deux films mettaient en avant la lutte d’écrivaines des XIXe et XXe siècles pour prendre leur indépendance et se créer un nom sur la scène littéraire de leur pays, dans un contexte de domination masculine. C’étaient essentiellement des récits de formation, racontant la naissance d’une écrivaine et ses premiers succès. Colette avait pour point fort une évocation explicite (quoique un brin facile) de la bisexualité de l’écrivaine, souvent mise sous le tapis jusqu’à une époque récente.

Vita et Virginia a en commun avec ces films de mettre en  scène des écrivaines ; comme Colette, il évoque la bisexualité souvent occultée ou minimisée dans des films biographiques plus anciens. Mais il  adopte une approche très différente et assez rafraîchissante, pour quatre raisons.

D’abord parce qu’il s’intéresse à un couple d’écrivaines britanniques du début du XXe siècle, Virginia Woolf et Vita Sackville-West, dont la seconde a connu le succès avant la première. C’est donc un film d’amour, qui a le bon goût de commencer et de se terminer en même temps que la relation qu’il retrace : nul récit de formation ici, puisque les deux femmes sont des écrivaines confirmées et connues du public (même si Woolf n’est pas encore célèbre), et on n’y verra pas non plus un énième suicide de Virginia Woolf (dont une certaine image d’Epinal discrètement méprisante ferait presque oublier qu’elle a été vivante et a fait une ou deux choses intéressantes dans sa vie avant de se suicider). La tendance universellement exaspérante des films biographiques à projeter la vie des auteurs sur le contenu de leurs œuvres est ici cantonnée dans des limites raisonnables et, surtout, ne force pas la réalité historique : Vita Sackville-West est montrée comme l’inspiration principale du livre Orlando de Virginia Woolf, ce qui est exact. Par bonheur, on n’essaie pas d’en faire le modèle secret de Mrs Dalloway, du Phare, des Vagues ou des œuvres complètes de Woolf !

La deuxième raison qui fait l’originalité de la démarche du film est que les hommes, dans la vie des deux femmes et dans le film, adoptent des postures beaucoup plus variées que la simple expression d’un sexisme ambiant : et pour cause, puisque Woolf (et, pendant un temps, Sackville-West) évoluent dans les milieux progressistes et marginaux du Bloomsbury Group, où l’on parle socialisme, pacifisme, abolition de la distinction des classes sociales, émancipation des femmes, couples non exclusifs et acceptation des relations amoureuses avec des personnes du même sexe, toutes choses qui « scandalisent la Nation », comme le disent ironiquement Vita Sackville-West et son mari Harold Nicholson au début du film.

Une troisième raison est que le scénario de Vita et Virginia constitue une adaptation d’une pièce de théâtre du même nom écrite par Eileen Atkins (qui co-signe le scénario du film), qui s’appuie elle-même précisément sur la correspondance entre les deux écrivaines. Si le film évite sainement le risque du théâtre filmé pour adopter un langage visuel proprement cinématographique, on y retrouve une mise en scène régulière des lettres échangées par Woolf et Sackville-West, ainsi que de nombreux extraits de lettres insufflés dans les dialogues. Cela augmente encore le cachet littéraire du résultat, et donne envie d’aller lire la correspondance en question.

Dernière raison d’apprécier l’originalité de Vita et Virginia : ses multiples tentatives en matière de réalisation, de musique et d’effets visuels, qui cherchent à rompre avec un certain académisme facile du film biographique pour essayer d’élaborer quelque chose d’un peu plus neuf en termes de cinéma. Autant le dire tout de suite : je n’ai pas été entièrement convaincu par le résultat, loin de là. Mais une tentative originale aboutissant à un semi-échec reste plus digne d’éloges à mes yeux qu’un produit cinématographique formaté.

Des réussites…

Après ces mises au point nécessaires pour bien comprendre la démarche du film, voyons ce que donne le résultat. Le résultat, c’est d’abord un beau film, au sens où les décors et les costumes magnifiques se succèdent sans discontinuer, et, quand ils discontinuent, c’est pour montrer avec justesse les conditions de vie plus précaires du Bloomsbury Group, opposées aux milieux aristocratiques où évoluent Vita Sackville-West et son mari Harold Nicholson. Bien sûr, la qualité des décors et des costumes fait partie du minimum attendu pour un film d’époque, mais c’est un travail important et c’est toujours bon à dire.

Les actrices et acteurs des rôles principaux forment la deuxième grande qualité du film. C’est un aspect qui a inégalement satisfait les critiques de presse, mais, en ce qui me concerne, j’ai été pleinement convaincu tant par la prestation vivace et nuancée de Gemma Arterton en Vita Sackville-West (qui donne une bien meilleure idée de son talent dans ce type de rôle que dans l’affligeant remake du Choc des titans) que par le travail d’Elizabeth Debicki en Virginia Woolf (le traitement du personnage m’a posé quelques problèmes, et j’en parlerai plus loin, mais à mon sens cela ne tient pas à la prestation de l’actrice). Les rôles secondaires, en particulier les maris des deux écrivaines, sont tout aussi aboutis (et cette fois grâce à un traitement lui-même abouti des personnages par le scénario). L’ambiguïté profonde de la personnalité de Sackville-West, entre débordement amoureux et libertinage égoïste, les facettes contrastées et déroutantes de celle de Woolf entre fulgurances littéraires et mal-être ancien, et la grande proximité que chacune a entretenue avec son mari, de deux manières bien différentes, constituent un terrain rêvé pour les actrices et acteurs qui nous portent d’une émotion à l’autre avec adresse.

Un autre aspect qui m’a paru très réussi est l’évocation de la vie amoureuse et sexuelle des deux écrivaines et de leurs maris. Le film se concentre sur la relation amoureuse entre Vita Sackville-West et Virginia Woolf, la première ayant servi de modèle à la seconde pour sa biographie fictionnelle Orlando. Techniquement, il s’agit d’une liaison adultérine, puisque les deux femmes sont mariées ; mais elle est tolérée, voire, à certains moments, encouragée, par leurs maris, dans le cadre d’une conception ouverte du mariage qui prévaut tant dans le couple formé par Sackville-West et son mari qu’au sein du Bloomsbury Group. Vita et son mari Harold considèrent leur relation comme un « bon voisinage », ce qui ne les empêche pas de développer un fort attachement mutuel. Harold Nicholson est lui-même bisexuel, mais ne veut pas vivre sa bisexualité au grand jour et recommande la prudence à sa femme. Leonard Woolf, le mari de Virginia, encourage son indépendance dans tous les domaines, l’écriture aussi bien que la vie amoureuse, et ne fait pas obstacle à ses amours féminines tant que Vita ne menace pas l’équilibre fragile de la santé de Virginia. On voit enfin le couple ouvert formé par la sœur de Virginia, Vanessa, et son mari Clive Bell, tous deux peintres.

Une telle réflexion autour d’une conception ouverte du mariage n’est pas entièrement nouvelle à l’époque (Mary Shelley évoquait justement les écrits progressistes des parents de Mary sur le sujet, écrits que son père n’a pas voulu laisser sa fille mettre en pratique quand elle s’est éprise de Percy Shelley) mais elle reste novatrice, très mal considérée et marginale. Une évocation juste des époques passées ne doit ni nier les discriminations et les différences de mentalités par rapport au présent, ni confondre des siècles entiers dans un portrait de sexisme sans nuance : à cet égard, cette évocation de l’avant-garde qu’était le Bloomsbury Group m’a paru nuancé et passionnante, même si elle ne forme pas le centre du propos du film.

Last but not least, le film accorde une place très importante à Vita Sackville-West, de loin la moins connue des deux aujourd’hui, mais qui était à l’époque la grande écrivaine à succès, avant que la postérité ne la délaisse au profit de Virginia Woolf. Ce n’est pas tous les jours qu’un film remet à ce point en lumière une écrivaine oubliée : c’est très intéressant et cela donne envie de lire Sackville-West.

Dans certaines des meilleures scènes du film, les deux écrivaines évoquent ensemble leur conception de l’écriture et de l’inspiration, elles commentent mutuellement leurs écrits, se chambrent, se critiquent, s’admirent : bref, forment un couple d’artistes. C’est dans ces moments que Vita et Virginia atteint le sommet de son innovation : dans sa capacité à montrer l’émulation tout à la fois amoureuse et artistique entre ces deux écrivaines britanniques dans les années 1920-1930. Je doute que cela ait déjà été fait auparavant.

… et des échecs…

Autant le film brosse un portrait vivant et fouillé de Vita Sackville-West, autant il paraît peiner à redonner au personnage dont on s’attendrait à ce qu’il soit le plus soigné du film, à savoir Virginia Woolf. Dans sa critique du film pour Libération, Camille Nevers met le doigt sur une partie du problème : un problème de choix du point de vue, ce qu’on appellerait en littérature la focalisation. Tout le début du film nous place du point de vue de Vita Sackville-West dans sa découverte progressive de Virginia Woolf, avec ses surprises, ses frustrations, ses agacements et sa fascination croissante. Mais par la suite, quand le film tente d’adopter le point de vue de Virginia Woolf, les choses commencent à coincer. Le scénario ne parvient pas du tout à donner à Woolf la même profondeur de sensibilité qu’à Vita, un comble quand on connaît la profondeur et la richesse de nuances que déploie Woolf dans ses romans et ses essais. Les aspects les plus tarte à la crème de la vie de Woolf, à savoir ses troubles mentaux et sa dépression, sont assez bien rendus, tant par l’actrice que par le scénario et la réalisation. Mais où sont passés l’esprit, l’humour, la joie de vivre qu’on trouve indéniablement chez l’auteur d’Orlando ?

Le scénario avait certainement la tâche plus facile avec Sackville-West, une auteure moins connue, moins intimidante et qui se coule sans grande difficulté dans l’archétype très actuel de la femme indépendante et bonne vivante. Dans le cas de Virginia, tout se passe comme si le scénario s’empêtrait dans la volonté de montrer un autre archétype, le Génie. Virginia parle, et aussitôt on sort les citations des tiroirs, de préférence des fulgurances impressionnantes qui donnent lieu à des temps de silence afin que les autres personnages et le public puissent réfléchir à la phrase qui vient d’être prononcée. Cette première impression, tout en artifice et en raideur, tout en sérieux mortel aussi, est certes là pour être dépassée puisqu’ensuite les deux femmes se rapprochent, s’apprécient, plaisantent… mais la progression semble forcée, car Virginia savait vivre et avoir de l’humour avant de rencontrer Vita. Et, sans avoir encore lu de biographie de Woolf ou sa correspondance, je me permets de douter que les conversations avec Virginia Woolf aient ressemblé à ces rites d’exégèse de la Pythie dont le film donne l’impression. Je force le trait, pour montrer que le film aussi, mais le ratage n’est pas complet : il reste des choses intéressantes dans le portrait de Woolf et Elizabeth Debicki livre une prestation tout à fait honorable, seulement desservie par les faiblesses du scénario dans le traitement de son personnage (et peut-être par la direction d’acteurs).

Hormis cette maladresse dans la représentation de Virginia Woolf, je n’ai trouvé qu’un défaut réellement agaçant : les choix de la bande-son dans certaines scènes de rencontre censées évoquer l’éveil de la sensualité entre les deux femmes. Alors que nous avons droit à un film en costumes d’une belle qualité visuelle, bien joué, soutenu par un scénario capable d’une belle finesse, voilà que dans deux ou trois scènes je ne sais qui a cru bon de souligner lourdement les échanges de regards entre Vita et Virginia par des bruits de souffles féminins qui seraient plus à leur place dans un clip pornographique des années 1990. Idée crétine ! Faute de goût abominable ! L’espace d’un instant, l’univers bascule et je me retrouve avec effroi devant La Vie d’Adèle, ses parties d’aérobic nu, son sexisme voyeuriste à la papa, son incompréhension totale de l’homosexualité, de la bisexualité, de la sexualité, de l’amour, des femmes, de la BD que le film prétendait adapter, de tout. Bref, l’horreur. Rien que pour ne plus s’abîmer, même quelques secondes, dans ces tréfonds de la catastrophe cinématographique, Vita et Virginia mériterait une version director’s cut sans ces bruitages grotesques, qui font instantanément perdre aux scènes en question toute crédibilité. À voir le son coupé avec les sous-titres, du coup. Le plus étrange est que les scènes d’amour en elles-mêmes sont réussies (c’est-à-dire que ce ne sont pas des scènes de sexe) et que la bande originale du film, le reste du temps, s’avère capable d’un lyrisme délicat tout à fait approprié. Qu’est-ce qui a pu se passer ? Mystère. J’aimerais croire que c’est le résultat d’un copier-coller de fichiers mp3 accidentel au moment de boucler le montage sonore et non le produit d’un réel choix artistique.

Deux autres aspects du film m’ont rétrospectivement posé problème, dans une moindre mesure. Le premier est sa représentation du passage du temps. En sortant de la séance, j’avais l’impression que la relation amoureuse entre Vita et Virginia avait dû durer quelque chose comme un an ou deux. En consultant des articles et ouvrages sur Virginia Woolf après avoir vu le film, j’ai vite appris qu’elles s’étaient rencontrées en 1922 et avaient rompu en 1935, treize ans après ! Le film ne donne pas du tout idée d’une telle durée.

Un deuxième aspect quelque peu problématique sans être catastrophique : si le contexte social, la morale de l’époque et la condition des femmes sont bien rendues, le film ne dit rien sur le contexte politique, en dehors de quelques généralités intéressantes mais vagues sur les idées politiques du Bloomsbury Group au début. Or tant Vita Sackville-West que Virginia Woolf étaient nettement engagées en politique. Leurs divergences sur la question du réarmement (et les réserves du couple Woolf à l’égard des choix politiques de Harold Nicholson, qui se rapproche un temps du fascisme) ont participé à leur éloignement au début des années 1930, même si elles sont restées en contact. Un film ne peut pas tout raconter, mais je trouve dommage que cet aspect ait été si peu abordé au profit d’une peinture purement sentimentale de la correspondance entre les deux femmes.

… mais aussi des tentatives louables, à défaut d’être toujours abouties

J’ai évoqué longuement, au début de ce billet, l’originalité du film dans son approche de la vie des deux écrivaines. L’un de ses aspects originaux réside dans sa volonté d’éviter la facilité en matière de réalisation. Beaucoup de films biographiques sont de simples films en costumes à la réalisation impeccablement classique : ils se regardent bien, ils peuvent être beaux et instructifs, mais ce ne sont certainement pas eux qui apportent du neuf à la réalisation audiovisuelle. Vita et Virginia essaie de ne pas s’en tenir là. Mais cela fonctionne plus ou moins bien.

La musique du film, dont j’ai un peu parlé plus haut, s’écarte délibérément de l’orchestration classique généralement associée aux films à costume pour adopter des sonorités plus synthétiques. Le parti pris est inhabituel (à défaut d’être inédit) et peut déplaire. Il a le mérite de la cohérence : souligner, par la musique, l’état d’esprit avant-gardiste des personnages. La plupart du temps, une fois la première surprise passée, la musique parvient bien à accompagner l’intrigue sans se faire trop envahissante et à en amplifier les scènes de bonheur amoureux. Le seul problème, par bonheur ponctuel, réside dans les étranges bruits de souffle dont j’ai parlé plus haut, mais j’ignore encore si ce sont des bruitages ou s’ils font pleinement partie de la bande originale.

Une autre tentative louable, mais qui ne m’a pas entièrement séduit, réside dans les quelques effets spéciaux qui montrent à l’écran les visions dont souffre Virginia Woolf. Elles se seraient mieux intégrées à l’ensemble sans le problème de focalisation dont j’ai parlé, qui fait que j’ai été surpris de me trouver d’un coup devant des images qui rendaient manifestement le point de vue de Woolf alors que tout le début se plaçait du point de vue de Vita. Au fil du film, cela ne fonctionne pas si mal, mais ces effets restent extrêmement ponctuels (ils n’apparaissent que dans deux scènes, si ma mémoire est bonne), et surtout je n’ai pas bien compris ce qu’ils étaient censés montrer au juste. La première des deux scènes, où Virginia voit des plantes pousser dans sa maison, ne ressemble pas à un cauchemar ou à une vision traumatisante, mais paraît exprimer davantage une approche poétique du monde ou une tentative pour imaginer la perception unique dont elle aurait tiré son art narratif du stream of consciousness (le « flux de la conscience »). Si c’est bien cela qui est tenté ici, pourquoi l’avoir si peu montré et pourquoi ne pas l’avoir relié aux scènes où Vita parle de son inspiration et de ses écrits ? La seconde scène, elle, paraît relever bel et bien de l’hallucination cauchemardesque. Sa ressemblance avec une scène connue d’un film à suspense d’Hitchcock m’a laissé sceptique, mais il est possible qu’elle s’inspire d’un véritable moment de la vie de Woolf : pourquoi pas ? Dans l’un et l’autre cas, je reste peu à l’aise avec les images de synthèse et je regrette que le film n’ait pas plutôt opté pour des séquences en animation en 2D, comme dans Howl ou La Passion Van Gogh, qui tirent le meilleur parti possible de cette technique pour rendre la façon dont un artiste perçoit le monde et élabore son œuvre.

Conclusion

Vita et Virginia est à mes yeux une tentative originale aboutissant à un semi-échec honorable. Des spectateurs plus sévères pourraient y voir un film non pas mauvais mais raté (comme la critique de Libération). Je ne peux que vous laisser vous faire un avis selon vos idées et vos goûts. Ce qui est sûr, c’est que le film vaut la peine d’être vu, car il contient assez d’aspects réussis (décors, costumes, actrices, extraits des œuvres des deux écrivaines, et même la musique) pour faire passer un moment agréable et instructif. Et surtout, il donne envie de lire ou de relire Virginia Woolf, Vita Sackville-West et leur correspondance. Woolf est l’une des plus grandes écrivaines du XXe siècle et j’espère pouvoir évoquer ses livres ici bientôt, car chacun des quelques-uns que j’ai lus reste parmi mes meilleurs souvenirs de lectures tous genres et époques confondus. Ayant découvert son œuvre avec Orlando (il y a déjà de longues années), je ne peux que vous en conseiller la lecture : c’est un étonnant mélange de réalisme, de merveilleux, de satire sociale, de réflexion sur l’art, l’écriture et la critique littéraire. Le livre ne se résume pas à une évocation déguisée de Vita Sackville-West, mais cette dernière lui a bel et bien servi d’inspiration et le film m’a incité à examiner les quelques photographies qui émaillent le livre et auxquelles je n’avais pas du tout fait attention au départ. Un moyen de permet de (re)découvrir sous un autre angle un grand classique de la littérature britannique.


[Film] « Colette », de Wash Westmoreland

4 février 2019

WestmorelandColette

Référence : Colette, film américain et britannique réalisé par Wash Westmoreland, produit par Number 9 Films, Killer Films et Bold Films,  111 minutes, sorti  aux États-Unis le 21 setembre 2018 et en France le 16 janvier 2019. Avec Keira Knightley dans le rôle de Colette, Dominic West dans le rôle de Willy, Fiona Shaw dans le rôle de Sido et Denise Gough dans le rôle de Mathilde de Morny.

Des films sur des plumes

Il sort beaucoup de films sur des écrivains en ce moment. Après le beau Mary Shelley de Haifaa Al-Mansour en 2017, qui rendait justice à l’auteure de Frankenstein, on a pu voir sortir sur les écrans français trois films biographiques aux sujets littéraires en quelques mois. D’abord, The Happy Prince (Le Prince heureux) de Rupert Everett, sorti à la mi-décembre 2018 : sans doute le plus original de tous par son sujet puisqu’il aborde les toutes dernières années de la vie d’Oscar Wilde, période assez méconnue. Puis Edmond d’Alexis Michalik (sorti le 9 janvier 2019), lui-même adapté de sa pièce de théâtre, qui raconte très librement et sur le mode de la comédie les circonstances de la création de la pièce Cyrano de Bergerac par Edmond Rostand ; le film comme la pièce forment un produit bien calibré, sympathique autant que facile et pas inoubliable. Le troisième, c’est Colette, le plus inattendu : un film américain avec une star (Keira Knightley) dans le rôle-titre, au sujet d’une écrivaine française qui, sans être oubliée, n’a pas la popularité durable d’un Victor Hugo ou la carrière récente d’une Marguerite Duras. (Au passage, la série des films sur des écrivains va se prolonger cette année, puisqu’on annonce un film sur les jeunes années de J. R. R. Tolkien qui sortira au mois de mai au Royaume-Uni, avec Nicolas Hoult dans le rôle principal. Il sera sobrement intitulé Tolkien.)

Il semble que, pour une fois, le film français l’ait emporté dans les salles sur le film américain, puisque Edmond a dépassé les 500 000 spectateurs en trois semaines, tandis que Colette, sorti une semaine après, n’en a pas atteint 150 000 en deux semaines. Il faut dire qu’Edmond était projeté dans pratiquement quatre fois plus de salles que Colette et que sa campagne promotionnelle a tenu du coup de massue, au moins à Paris (Rostand n’a sans doute jamais autant fréquenté les couloirs du métro). Faut-il s’en réjouir ? Oui et non. Oui, dès lors qu’on aime la littérature, puisque Edmond a le mérite de faire redécouvrir Rostand et sa pièce à un large public, un pari qui n’avait rien d’évident. Et non, si l’on apprécie le cinéma un peu audacieux et féministe, puisque Edmond est loin de l’être et que Colette l’est passionnément.

L’émancipation d’une artiste

Or donc, Colette retrace la jeunesse et les débuts littéraires de l’écrivaine française Colette (1873-1954), connue pour des romans plus ou moins autobiographiques comme la série des ClaudineSido ou Gigi mais aussi Chéri ou Dialogues de bêtes, sans parler de ses essais et de ses collaborations musicales (parlons-en, finalement : elle a travaillé avec Maurice Ravel sur le joli conte musical L’Enfant et les sortilèges).

Pendant son adolescence à Saint-Sauveur-en-Puysaye, où elle coule des jours heureux à la campagne auprès de son père Jules-Joseph et de sa mère Sidonie (dite « Sido »), la jeune Gabrielle Colette reçoit un soupirant : Henry Gauthiers-Villars, dit « Willy ». Il a presque quinze ans de plus qu’elle et une réputation bien installée à Paris en tant que journaliste et romancier. Il l’épouse en 1873 et l’emmène découvrir la capitale. À vingt ans, la jeune provinciale se fait introduire dans le beau monde parisien en pleine Belle Époque : son luxe, ses bons mots et ses traits d’esprit assassins, sa vie culturelle foisonnante.

Bien vite, la nouvelle venue déchante : ses origines provinciales la desservent et Willy lui est infidèle. Elle doit dompter ce séducteur invétéré… ou, à défaut, réclamer la même liberté qu’il ne s’est pas privé de s’octroyer. Colette, qui est ce qu’on appellerait aujourd’hui bisexuelle, prend non pas des amants mais des maîtresses et découvre les cercles saphiques, autre avantage de la capitale. Mais elle doit aussi s’imposer comme épouse et confidente auprès de son mari, qui vit largement au-dessus de ses moyens. Willy apprend alors à Colette les rouages de son économie personnelle : il gère son nom comme une marque et signe des romans qu’il n’a pas écrits, mais confiés à toute un groupe de « nègres ». Willy engage Colette à écrire ses souvenirs d’enfance : c’est l’origine du premier roman de l’auteure, Claudine à l’école, qui remporte un succès fulgurant. Mais Colette se trouve enfermée dans un rôle ambigu : adorée par son mari, elle en est en même temps l’employée au noir, enfermée parfois dans sa propre chambre quand elle n’écrit pas assez de pages, et elle n’a aucune reconnaissance pour son travail. Progressivement, elle prend conscience qu’elle doit s’émanciper de sa relation étouffante avec Willy.

Colette est un film qu’on pourrait qualifier de typiquement « post #MeToo ». La libération de la parole des femmes ces deux dernières années sur les violences et les brimades diverses dont elles sont victimes a-t-elle inspiré le projet ? Quoi qu’il en soit, le film centre résolument son propos sur la difficulté pour une femme d’accéder à l’indépendance et au statut d’artiste. Ironie de l’histoire, le film pourrait s’intitule Colette et Willy tant l’histoire de ce couple forme le cœur de son intrigue ; mais seul le nom de Colette a finalement accédé à la postérité. Je ne connaissais pas particulièrement bien la vie de cette écrivaine avant de voir le film, et il m’est arrivé de me demander s’il ne donnait pas dans l’anachronisme, tant il aborde des thèmes qui peuvent paraître typiquement contemporains : la bisexualité, la relation ouverte, l’époux toxique, et la transidentité avec le personnage de Mathilde de Morny. Quelques recherches de retour du cinéma m’ont montré que, pour ce que j’ai pu trouver, c’est la réalité historique de la vie de Colette qui était en avance sur son époque. Elle a connu plusieurs relations avec des hommes et des femmes, Willy était bel et bien un mari-patron et un Don Juan de bas étage…

Quant à Mathilde de Morny, c’est sans doute le personnage réel que ce film contribue le plus à tirer des limbes de l’Histoire : une femme issue de la haute aristocratie (apparentée à Joséphine de Beauharnais), coqueluche des cercles saphiques parisiens dans les années 1900, qui était tout ce qu’on appellerait maintenant un trans FtM, au point de se faire faire une hystérectomie et une mastectomie (ce devait être une rareté à l’époque, et une rareté périlleuse). Le spectacle de mime où Colette et Mathilde jouent les rôles principaux semble une scène métacinématographique typique des inventions hollywoodiennes, tant il a des allures d’Indiana Jones de music hall, mais il s’est bien déroulé comme le film le montre (y compris les lancers d’objets divers).

Bien documenté, le film est également une réussite esthétique, que ce soit par le soin de ses reconstitutions de décors ou par ses costumes à tomber par terre (rappelez-vous, Colette et Willy fréquentaient le beau monde parisien) ou par sa principale bonne surprise : l’interprétation très convaincante de Keira Knightley, qui a fait bien du chemin depuis l’attraction filmée qu’était Pirates des Caraïbes.

Que peut-on lui reprocher, alors ? Peut-être un brin de complaisance dans l’évocation de la première relation bisexuelle de Colette, qui tourne un peu au vaudeville sans vêtements, mais volontairement, ce qui fait que ça passe à peu près. La suite avec Mathilde de Morny contrebalance l’abondance de peau nue par une relation plus axée sur les sentiments. Il y a aussi, bien sûr, quelques aménagements avec la réalité historique, comme le village où Colette entame sa relation avec Willy : il ne s’agit pas de Saint-Sauveur mais d’une bourgade encore plus perdue, Châtillon-sur-Loing. On peut aussi regretter le très faible rôle laissé aux parents de Colette, en particulier Sido, auquel elle a tout de même consacré un livre.

Le tout est bien rythmé, riche en détails et en personnages fouillés, au point qu’une fois le générique de fin commencé je me suis surpris à espérer une suite. C’est qu’on ne voit là que les tout débuts de la carrière de Colette, mais aucune de ses œuvres les plus connues. Voilà un dernier défaut qu’on pourrait reprocher à ce film, comme à bien d’autres films biographiques sur des écrivains : il reste trop centré sur un personnage fictif – Claudine – qu’il identifie complètement à Colette, au point qu’on oublie vite que Willy a retouché le tout et poussé l’auteure à insérer ici et là des détails coquins ou insolents aussi faciles que surannés pour faire du gringue à ses lecteurs. Que Willy ait fantasmé sur Claudine, c’est certainement vrai, mais que Colette se résume à Claudine ou aux Claudine, c’est loin d’être le cas. J’aurais bien aimé en apprendre encore plus sur ses futurs romans. Cela étant dit, le film est déjà bien rempli et on ne pouvait pas tout y mettre.

Colette reste donc une excellente surprise et une bonne introduction à la vie de l’écrivaine, qu’on aurait tort de sacrifier aux gauloiseries d’Edmond. Allez le voir pendant qu’il est encore en salles, ou rattrapez-vous avec le DVD à sa sortie : vous ne le regretterez pas.


Ursula Le Guin, « The Left Hand of Darkness »

21 janvier 2019

LeGuin-LeftHandOfDarkness

Référence : Ursula K. Le Guin, The Left Hand of Darkness, New York, Ace Books, 1969. (Édition lue : Orbit, 1992.)

Un envoyé de l’Ekumen

Le roman se présente comme un rapport de mission envoyé à l’Ekumen, une organisation interplanétaire pacifique, par Genly Ai, le premier humain terrien envoyé sur la planète Gethen pour nouer contact avec ses habitants et leur proposer de rejoindre l’Ekumen. Genly adopte la forme du récit pour relater sa mission et il s’en explique dans les premières lignes, mais précise aussitôt qu’il ne sera pas nécessairement le seul narrateur de l’histoire, ni même son personnage principal. De fait, on découvre bien vite que le récit de sa mission proprement dite est entrecoupé de contes et de légendes locales qu’il insère parce qu’elles ont (ou prennent) une importance pour la bonne compréhension des habitants de Gethen. Dans la suite du roman, la voix de Genly alterne avec celle d’Estraven, un personnage important de l’histoire.

Genly Ai est donc le premier humain terrien envoyé sur Gethen. Nous découvrons cette planète presque en même temps que lui et, comme lui, nous peinons à nous orienter parmi les coutumes des habitants, les forces en présence, les enjeux. La planète Gethen est pourtant peuplée d’humains, elle aussi, mais ces humains ne sont originaires de la Terre et ils présentent des différences biologiques notables avec les Terriens, notamment en matière de sexualité et d’identités de genres, ce qui a un impact subtil sur l’ensemble de leurs usages.

Deuxième difficulté : Gethen n’a pas de gouvernement unifié, mais plusieurs États ou royaumes rivaux dans le jeu politique desquels l’arrivée d’un messager censément venu des étoiles fait l’effet d’un chien dans un jeu de quilles. La question pour Genly est moins d’amener les politiciens à répondre à l’offre de l’Ekumen que de les amener à croire à son statut d’envoyé d’outre-espace. Le premier politicien auquel il a substantiellement affaire, Estraven, paraît jouer un jeu ambigu, mais l’arrivée de Genly et des rebondissements politiques qui se préparaient déjà auparavant vont vite bouleverser sa place dans son pays natal. Or ni les autres potentats, ni les autres nations de Gethen ne sont plus enclines à arrêter de comploter les unes contre les autres pour écouter Genly.

Comme si cela ne suffisait pas, Gethen est une planète glaciaire où les voyages peuvent s’avérer très rudes, surtout quand on se retrouve traqué.

Mon avis

The Left Hand of Darkness, en français La Main gauche de la nuit, est un grand roman et un classique de la science-fiction américaine. Aux États-Unis, Ursula Le Guin a été couronnée par de nombreux prix littéraires et son importance est égale à celle d’auteurs comme Isaac Asimov ou Franck Herbert. En France, en dépit de sa reconnaissance critique au sein des milieux de la science-fiction, elle est encore trop peu connue du grand public et trop peu étudiée. Le moins que je puisse dire, pourtant, est que son œuvre vaut la peine d’être lue.

The Left Hand of Darkness est sans doute le roman de Le Guin le plus célèbre, avec The Dispossessed (Les Dépossédés) et, en fantasy, son cycle d’Earthsea (Terremer). Selon moi, ce n’est pas son livre le plus accessible, et, si vous n’êtes pas spécialement calé en littératures de l’imaginaire et si vous n’avez rien contre la fantasy, je vous conseillerais de commencer plutôt par le premier roman de TerremerUn Sorcier de Terremer (A Wizard of Earthsea), qui forme une intrigue autonome et qui fait usage de stéréotypes classiques du conte, tout en les maniant avec subtilité, intelligence et originalité (j’espère en parler ici un jour). En revanche, si vous avez déjà un peu lu de la science-fiction, et si vous aimez les livres-univers richement détaillés comme les Dune de Franck Herbert, il devient indispensable de lire The Left Hand of Darkness.

J’ai lu ce roman en anglais. En termes de difficulté, les nombreux mots propres à l’univers de l’Ekumen et surtout les informations données de façon assez dispersée au début peuvent former un obstacle à la lecture si vous n’êtes pas déjà à l’aise en anglais, auquel cas mieux vaut commencer par une traduction, quitte à le relire en anglais plus tard. L’anglais, avec ses articles non marqués en genre (a, the) présente un intérêt supplémentaire lié à la façon dont les habitants de Gethen conçoivent les identités de genre.

La principale qualité de ce roman, à mes yeux, est le soin mis à imaginer des cultures extra-terrestres approfondies. L’univers a cette originalité de ne mettre en scène que des cultures humaines, mais situées sur des planètes très éloignées les unes des autres et très variées. Il est sous-entendu que ces cultures ont une origine commune, mais cela reste mystérieux. Or cette ressemblance de base (tous humains) et les énormes différences de cultures, de technologies mais aussi de mentalités, font que l’histoire du premier contact entre l’émissaire d’une ligue de planètes et une nouvelle planète encore isolée des autres fait penser beaucoup plus directement aux rencontres entre civilisations humaines dans l’Histoire réelle de notre Terre.

De ce fait, on a droit à la fois à une intrigue combinant diplomatie et aventure qui se tient très bien en tant que récit de voyage, et à une invitation à la réflexion sur les différences entre cultures humaines, qui ne devient cependant jamais pesante puisqu’il n’y a rigoureusement aucun didactisme ni même aucune remarque de la part d’un narrateur quelconque. Et pour cause : le roman fait alterner les points de vue de deux personnages principaux (Genly et Estraven) ainsi que plusieurs documents et légendes issues de la planète explorée. Le résultat forme une mosaïque qui demande un certain temps pour s’organiser, sans que l’ensemble m’ait paru incompréhensible ou trop long. Cela rappelle un peu le travail de création d’univers accompli par des écrivaines comme Robin Hobb en fantasy, mais à mille années-lumière des ficelles classiques que cette dernière emploie.

Le fait que la planète soit peuplée d’humains n’empêche pas le résultat d’être très dépaysant. La population de cette planète se compose d’humains asexués 90% du temps, qui n’ont une sexualité que quelques jours par mois et deviennent indifféremment femmes ou hommes dans ce but avant de redevenir asexués à la fin de la période de rut. Cela occasionne de nombreuses réflexions sur les structures sociales et mentales de la population, sur la notion d’amour et de sexualité, mais aussi d’amitié, sur les relations sociales en général… et c’est passionnant. Le roman date de 1969, et certaines de ces réflexions ne sont sans doute plus aussi avant-gardistes qu’elles pouvaient le paraître à l’époque, mais l’ensemble a globalement conservé tout son intérêt avec l’âge.
Même chose avec les notions culturelles propres à telle ou telle culture, qui sont présentées comme en passant, sans paragraphe d’explication encyclopédique, mais sans hermétisme non plus.

Je me suis senti un peu dérouté au début, parce que le premier chapitre nous place dans la situation de l’explorateur étranger qui découvre la planète depuis à peine quelques mois et a beaucoup de mal à comprendre ce qui se passe, et parce que les premiers chapitres ensuite nous plongent dans l’une des cultures de la planète en question, avec une variété de points de vue et de références culturelles qui peut être un peu lourde à assimiler dans un premier temps.
Mais, d’une part, les gens qui aiment les intrigues politiques et les complots vont vite accrocher aux intrigues qui se nouent dans l’ombre et aux non-dits importants dans la moindre conversation ; et, d’autre part, tout se met en place en quelques chapitres et la compréhension de l’ensemble devient beaucoup plus facile ensuite : cela vaut donc la peine de laisser sa chance au roman.

Tout un pan du roman se déroule dans une sorte de camp de travail ou de camp de concentration qui fait penser aux régimes totalitaires du milieu du XXe siècle, quelque part entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. C’est un point important de la réflexion politique du roman… et pourtant, encore une fois, c’est amené hors des clichés du genre, et cela ne prend pas toute la place dans l’histoire. On sent, derrière, une réflexion à l’œuvre d’une ampleur plus grande, qui se refuse à passer sous silence les horreurs que peut amener ce type de régime, mais qui se refuse aussi à cantonner le roman à cela… parce qu’il aborde plusieurs autres thèmes articules à celui-ci et tout aussi importants.

J’ai enfin été frappé par le grand réalisme de l’ensemble. Un réalisme non pas technologique (il n’y a aucune description assommante de pseudo-mécanismes futuristes) mais social et politique. Cela ne passionnera peut-être pas tout le monde, mais c’est à mes yeux un aspect important de la création d’un univers fictionnel  romanesque, et The Left Hand of Darkness est un livre-univers grandiose, qui nous plonge brusquement dans un environnement complètement différent du nôtre, et dont le soin apporté à restituer des mentalités autres fait qu’on ne finit jamais de découvrir ces différences, bien au-delà des apparences spectaculaires. Il y a un aspect de ce que j’aime appeler la « sciences-humaines-fiction » dans ce roman (le fait que Le Guin ait étudié l’anthropologie n’y est pas pour rien).

Une ultime remarque : si vous aimez les récits de voyage dans des conditions extrêmes et les explorations polaires, vous devriez aussi lire ce roman. La planète sur laquelle il se déroule est en pleine ère glaciaire et il y a de belles pages de voyage qui, encore une fois, déploient un réalisme minutieux, pour mieux donner à penser sur la confrontation entre les humains et les forces naturelles.