Odile Weulersse, « Disparition sur le Nil »

6 décembre 2021

Référence : Odile Weulersse, Disparition sur le Nil, Paris, Hachette jeunesse, Le livre de poche jeunesse, 2006 (lu dans une réédition de 2007).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Rouddidite, la femme du nain Penou, a disparu. Qui l’a enlevée ? Où la retrouver ? Tétiki, Penou et le singe Didiphor partent à sa recherche dans le désert de l’Ouest, dans les mines d’or de Nubie et jusqu’au pays de Kousch (sic, pour « Koush »). Naufrage, emprisonnement, forteresse imprenable et ruse de la perfide espionne Makaré jalonnent cette poursuite, où Tétiki va encore faire preuve de tout son courage. »

Mon avis

Après Les Pilleurs de sarcophages et Le Secret du papyrus, que j’ai tous deux chroniqués ici, Disparition sur le Nil forme le troisième volet de la trilogie de la romancière pour la jeunesse Odile Weulersse consacrée aux aventures de Tétiki et Penou en Égypte ancienne, au temps du pharaon Ahmôsis Ier. S’il reste possible de le lire indépendant des autres, on en profite nettement mieux en ayant d’abord lu les deux volumes précédents, puisqu’il met en scène les mêmes personnages principaux, qui ont encore grandi et accédé à de nouvelles responsabilités, et qui vont se trouver confrontés à leurs vieux ennemis.

Ma lecture de ce volume a commencé par une surprise désagréable : les images intérieures sont de mauvaise qualité, très pixélisées. Cela rend la lecture de la carte géographie qui ouvre le livre plus difficile (certains noms écrits en petite taille en deviennent illisibles). C’est aussi très gênant pour les illustrations, puisque, contrairement aux deux volumes précédents, celui-ci ne contient aucune illustration en pleine page, mais uniquement des images de petite taille en tête de chapitre… dont les détails délicats sont massacrés par la pixélisation, donc. Une négligence coupable de la part de l’éditeur, au point que j’aurais envisagé de ne pas acheter le livre si je m’en étais rendu compte avant l’achat (je n’ai pas eu l’occasion de le feuilleter avant de l’acheter). Comme, en plus, le roman est bien intéressant, je lui souhaite de bénéficier d’une réédition qui corrigera ces manquements fâcheux !

Notons que le livre se termine par deux pages de vulgarisation historique et géographie au sujet du Nil, dont les personnages remontent le cours au fil des chapitres.

Comme dans les deux romans précédents, l’aventure et le voyage restent les maîtres-mots de l’intrigue, qui s’ancre avec précision dans le temps et l’espace de l’Égypte ancienne. Cette fois, nos héros se dirigent vers le Sud, au sein d’une expédition militaire d’Ahmôsis, déterminé à reprendre le contrôle des mines d’or de Nubie et des forteresses égyptiennes conquises par le royaume de Koush, avec lequel l’Égypte voisine au sud, pendant la période de la domination hyksôs. Les différentes forteresses et les mines correspondent à des localités antiques réelles ayant donné lieu à des fouilles archéologiques. L’annexe en fin de livre indique que certaines forteresses ont été englouties dans le lac Nasser au moment de la mise en service du barrage sur le Nil dans les années 1960 (contrairement au temple d’Abou Simbel, qui a été déplacé moyennant d’énormes travaux et a ainsi pu être préservé).

En dehors de ces visites de lieux célèbres, l’intrigue se renouvelle avec des événements jamais vus dans les deux volumes précédents, notamment une inondation qui scelle le sort d’un personnage récurrent de la trilogie. Plusieurs animaux sauvages dépaysants interviennent également dans l’histoire, avec, parfois, un rôle important.

Les personnages, quant à eux, sont encore approfondis par rapport au roman précédent, moins dans leurs relations que dans les détails de leur histoire personnelle. Tétiki a bien entamé sa dix-septième année et est donc presque adulte ; son rôle dans les dernières péripéties du Secret du papyrus l’a engagé fermement dans une carrière militaire. J’ai trouvé qu’on ne savait pas grand-chose de ses émotions ou de ses réflexions sur ce sujet (cela m’avait un peu manqué dans le final du roman précédent, mais c’est dans celui-ci que l’absence de ce type de détail m’a le plus manqué). Ses liens affectifs avec Penou, Rouddidite et Ramose sont mieux évoqués. Je me suis parfois demandé comment Tétiki et Penou parvenaient à rester amis puisqu’ils n’arrêtent pas d’être en désaccord et de se chambrer l’un l’autre sans beaucoup d’humour ; au moins, leur inquiétude l’un pour l’autre en cas de péril rend leur amitié plus sensible. Tétiki garde un côté jeune premier générique un peu décevant par rapport au degré d’approfondissement dont il bénéficiait dans le premier volume. Rouddidite, de son côté, se trouve moins mise en avant que dans Le Secret du papyrus où elle apparaissait pour la première fois, et le rôle peu glorieux de femme enlevée qu’elle endosse dès les premières pages m’avait laissé craindre le pire, mais elle arrive à faire deux ou trois choses importantes.

Le personnage qui bénéficie de tous les soins de l’auteur dans ce volume reste visiblement Penou, qui a bien mérité sa place sur la couverture. Quand on sait qu’Odile Weulersse n’avait pas planifié dès le départ d’écrire une trilogie, on ne peut que constater à quel point elle tire ingénieusement parti des détails sur l’histoire personnelle des héros qu’elle avait semés dans le premier roman puis dans Le Secret du papyrus. C’est en effet grâce à son passé d’esclave que Penou se trouve être le personnage qui connaît le mieux la région où il doit se hasarder de nouveau, cette fois accompagné de Tétiki. Ses sentiments pour Rouddidite sont, en outre, toujours aussi vifs, et il joue un grand rôle à plusieurs moments de l’intrigue où il se trouve séparé de Tétiki. Après Penou, le personnage le mieux utilisé m’a paru être Didiphor, qui n’a pas fini de montrer son intelligence, mais devient aussi parfois un enjeu dramatique en tant qu’animal vulnérable (la maltraitance gratuite d’animaux étant un moyen classique et efficace de montrer la méchanceté d’un « méchant » dans un roman d’aventures).

En dépit du côté un peu routinier que prennent les aventures de Tétiki et Penou quand on en enchaîne la lecture en peu de jours, j’ai donc trouvé que Weulersse parvenait à se renouveler en termes d’intrigues, et ce n’est pas sans émotion que j’ai assisté à leur confrontation finale avec leurs derniers ennemis et au dénouement qui les voit accéder au statut d’adultes.

Au chapitre des regrets, le style et l’approfondissement de l’intériorité des personnages m’ont paru inégaux selon les scènes. J’ai parfois eu le sentiment que Weulersse faisait avancer son histoire à marche forcée pour accumuler les péripéties. Par exemple, la fin d’un des personnages récurrents de la trilogie, qui survient dans les premiers chapitres, est relatée d’une manière assez abrupte et décrite sans grande émotion de la part des personnages par rapport à l’importance de l’événement. De ce point de vue, heureusement, le roman s’améliore dans sa seconde moitié, comme si la perspective de devoir dire au revoir à ses héros avait incité l’autrice à s’appesantir davantage sur leurs émotions. Enfin, si de manière générale Weulersse est toujours aussi habile à insérer dans ses histoires des détails de la vie quotidienne et de l’histoire antique, certains détails de l’intrigue pèchent par manque de vraisemblance, notamment l’absence de Rouddidite lors de la dernière grande scène avec Makaré, alors qu’elle a toutes les raisons de se trouver là, et le peu d’émotions qu’elle manifeste après cette confrontation. Je crois néanmoins que ce type de roman jeunesse doit probablement répondre à des contraintes fortes, notamment en termes de nombre de caractères, qui ne doivent pas faciliter un traitement régulier de tous les aspects d’une histoire.

En dépit de ces quelques réserves, j’ai eu beaucoup de plaisir à suivre Tétiki, Penou et Rouddidite dans ces trois romans. Je suis très heureux d’avoir pris la peine de revenir sur Les Pilleurs de sarcophages une fois adulte, car cela m’a permis de me pencher sur la manière dont Weulersse avait conçu ce roman et ses suites, et de prêter l’attention qu’il mérite à l’important travail de documentation et de conception d’intrigue qui préside à ce type de livre. Une fois un roman terminé, tout peut sembler s’enchaîner avec facilité, mais cela n’a en réalité rien de simple de conjuguer harmonieusement des aventures variées, crédibles et haletantes vécues par des personnages tout jeunes, la mise en scène d’une époque lointaine pas nécessairement plus favorable à la liberté de mouvement des jeunes gens que la nôtre, et un soin de vulgarisation historique constant qui ne relève pas du cours d’histoire mais se glisse à toute occasion dans les ressorts même de l’intrigue. Il faut un véritable talent de romancière pour y parvenir, et Weulersse possède sans aucun doute un grand talent dans ce domaine. Si elle n’est pas la meilleure sur le plan du style, peu d’auteurs parviennent aussi bien qu’elle à marier l’Histoire et le roman sous une forme aussi instructive, divertissante et accessible.


Odile Weulersse, « Le Secret du papyrus »

22 novembre 2021

Référence : Odile Weulersse, Le Secret du papyrus, Paris, Hachette jeunesse, 1998 (lu dans une réédition au Livre de poche jeunesse, 2001).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Une nouvelle mission s’offre à Tétiki : rapporter à Pharaon une pierre bleue très rare. Accompagné de ses amis Pénou (sic) le nain danseur, et Didiphor, le singe, il prend le chemin du désert… sans se douter que, dans l’ombre, des espions ne le quittent pas des yeux…

La célèbre trilogie d’Odile Weulersse, composée de : Les Pilleurs de sarcophagesLe Secret du papyrus – Disparition sur le Nil, s’est vendue à plus d’un million d’exemplaires. »

Mon avis

Ah, la faute d’accent sur le quatrième de couverture (« Pénou » alors que le nom du nain danseur est « Penou »)… et puis cette mention troublante : « Tome 2 », sous le titre, qui sème la confusion en laissant croire que Le Secret du papyrus serait formé de deux tomes, alors qu’il aurait fallu indiquer plus clairement : « tome 2 de la trilogie égyptienne ». Une relecture de plus n’aurait pas nui à ce quatrième de couverture ! Heureusement, le texte, lui, est bien relu, la reliure semble solide, et tant la couverture que les illustrations intérieures sont également de qualité tout à fait honorable.

Le Secret du papyrus est donc un roman historique pour la jeunesse situé en Égypte ancienne. Il peut être lu de manière autonome, mais on en profite mieux si on le lit après Les Pilleurs de sarcophages, dont il forme la suite et dont il reprend les principaux personnages. Ayant relu et chroniqué ici Les Pilleurs… il y a quelques semaines, je me suis plongé dans ce deuxième volume. Que vaut donc cette suite ?

Si Les Pilleurs de sarcophages se déroulait dans un nombre de lieux restreint (Éléphantine, Thèbes et la « vallée des nobles », actuelle Dra Abou el-Naga), le voyage forme le thème principal du Secret du papyrus. Byblos, le désert, la prestigieuse Babylone et la ville assiégée de Sharouhen, autant de destinations prestigieuses situées hors d’Égypte que Tétiki, Penou et le singe Didiphor vont découvrir au fil des pages dans une véritable petite odyssée terrestre. Le moins que l’on puisse dire est que le roman est riche en événements : l’intrigue est extrêmement dense, ce qui, de mon point de vue de lecteur adulte, donne presque l’impression de regarder une vidéo en accéléré, tant les situations se nouent et se dénouent rapidement, laissant place à de nouvelles destinations. Je préfère les romans qui prennent davantage le temps de décrire les lieux, de poser les scènes, d’installer une ambiance, avant de passer à la suite. De toute évidence, Weulersse, volontairement ou non, réduit les descriptions à la portion congrue – sans pour autant y renoncer tout à fait : même quand il n’y a que deux phrases ou trois mots pour brosser un paysage, les détails typiques de l’époque abondent, ménageant un dépaysement efficace, lui-même visiblement fondé sur un travail de documentation sérieux. Pour peu qu’on se contente de quelques mots pour imaginer le résultat, les paysages sont variés et grandioses. L’intériorité des personnages, sans passer à la trappe, m’a paru plus inégalement développée que dans le roman précédent, du moins pour ce qui concerne Tétiki, lequel, moins tourmenté que dans Les Pilleurs de sarcophages, paraît plus plat à côté de Penou et de Rouddidite.

Je me demandais comment Weulersse allait se renouveler pour un deuxième roman égyptien après Les Pilleurs de sarcophages, qui abordait les sujets les plus connus du grand public en matière d’Antiquité égyptienne, à savoir les tombes, les momies et le rapport à l’au-delà. Le renouvellement est complet en matière de décors et de types de dangers affrontés, puisqu’il n’est plus du tout question de tombeaux ou de momies dans Le Secret du papyrus, mais plutôt de diplomatie internationale, de commerce et, en filigrane, de rencontres entre les cultures. Avec, en prime, une évolution des deux héros, puisque Penou découvre l’amour. Quant aux ennemis mémorables du premier volume, ils sont de retour avec des rôles répartis différemment : tandis qu’Antef était le principal antagoniste de Tétiki dans Les Pilleurs…, c’est ici Makaré qui prend une importance beaucoup plus grande. Je ne serais pas surpris d’apprendre que l’écrivaine nourrit une certaine affection pour ce personnage retors et redoutablement doué, dont l’histoire et la famille, inconnues jusque là, se trouvent développées et utilisées pour le cœur de l’intrigue. Le fait est que Makaré forme une solide « méchante », et chacun sait que c’est un ingrédient essentiel pour un roman d’aventures réussi.

Mais à côté de ces personnages déjà connus des lecteurs des Pilleurs…, un nouveau personnage principal très marquant apparaît dans Le Secret… en la personne de Rouddidite, adolescente comme nos héros. Rouddidite apporte un rééquilibrage bienvenu en ajoutant un personnage féminin au duo des personnages principaux, qui devient un trio. Son défaut est de cumuler un peu trop de qualités à la fois (beauté, agilité, ruse, souplesse, moralité sans faille…), ce qui fait penser à un travers que nos amis anglophones appellent la « Mary Sue » (on consultera à ce sujet l’article du site TV Tropes si vous maîtrisez la langue de Star Trek). J’ai cependant trouvé son personnage bien intégré aux autres et l’intrigue qui la concerne bien ficelée.

Outre ces personnages principaux, des personnages secondaires variés ponctuent le voyage de Tétiki et Penou, mais pas en nombre excessif, ce qui ménage une lecture pas trop ardue aux jeunes lecteurs et lectrices qui auraient du mal à s’y retrouver avec des intrigues contournées. La structure de l’intrigue, sous forme de voyage aux étapes bien marquées, devrait également leur faciliter la compréhension du livre. La carte géographique, bien faite, fournie au début du roman ne sera tout de même pas de trop pour bien situer les différents lieux de l’intrigue.

L’habileté de Weulersse à tirer parti de sa documentation sur l’époque mise en scène ressort une nouvelle fois dans ce deuxième opus des aventures de Tétiki et Penou. J’ai apprécié le comportement des personnages, guidé par les croyances de l’époque (la consultation du kâ, la foi dans les dieux, dans les ancêtres et dans le pouvoir prémonitoire des rêves) ; la mise en scène de détails du quotidien qui montrent tout l’écart entre ce passé et notre présent (notamment la médecine antique qui a de quoi nous faire ouvrir des yeux ronds – sujet que je me souviens d’avoir aussi croisé dans Tumulte à Rome, autre roman de Weulersse) ; l’insertion des voyages de Tétiki et Penou dans la diplomatie complexe du Proche-Orient ancien où l’Égypte est à cette époque une puissance réémergente ; et la mise en scène d’innovations récentes à l’époque d’Ahmôsis Ier, comme l’utilisation de chars de guerre ou encore… les chevaux, eux aussi apportés en Égypte par les Hyksôs, mais utilisés jusque là par les Égyptiens comme animaux de bât pour tirer les véhicules et non comme montures. L’économie sans monnaie est également mise en scène dans plusieurs passages : il n’y a ni pièces, ni billets, tout repose sur le troc d’objets plus ou moins volumineux et précieux. Enfin, le jeune âge de nos héros n’est jamais oublié et constitue un obstacle en soi pour plusieurs de leurs démarches. Là encore, la façon dont ils se tirent d’affaire prend soin de rester à peu près crédible pour la société de l’époque (notamment grâce à l’aide de personnages adultes).

On pourra trouver à bon droit certains passages un peu clichés, en particulier ce qui concerne les Bédouins. L’élevage de moutons, la razzia, l’affabilité et les négociations commerciales, tout cela pourrait se passer facilement des siècles après, dans d’autres régions. Oui, mais… c’est assez normal, dans la mesure où la documentation sur les populations nomades des steppes de Syrie au XVIe siècle avant J.-C. reste très limitée ! Il en va de même de l’histoire politique de la vallée de l’Euphrate et de Babylone, que nos héros explorent dans ce roman : particulièrement embrouillée et mal connue dans le détail, quelque part entre l’invasion hittite et la mise en place de la dynastie kassite, cette période demeure passionnante à faire connaître à un vaste public, et Weulersse y case allègrement tout ce qu’on peut à peu près en savoir, des costumes à la religion jusqu’à la fameuse ziggourat (déjà construite à ce moment, selon toute probabilité). Pour ma part, je préfère largement un roman qui invite le lectorat à s’aventurer en esprit dans ces lieux et périodes encore peu mises en valeur auprès du grand public, en s’affrontant vaillamment aux limites de la documentation, plutôt que des romans qui se contenteraient de ronronner sur les périodes les mieux documentées et les plus vendeuses. Creuser la part de documentation de ce roman à l’occasion de ce billet de blog m’a montré toute la difficulté qu’a dû poser son écriture et m’a fait apprécier l’ambition louable d’Odile Weulersse de faire découvrir à son lectorat des périodes moins connues du grand public.

La mise en scène de l’époque trouve ses rares limites dans l’opposition assez simpliste entre « gentils » Égyptiens et « méchants » Hyksôs qui essaient d’envahir et de dominer l’Égypte. Comme je l’ai montré dans ma chronique des Pilleurs de sarcophages, il s’agit d’une vision des choses influencée par le discours des auteurs égyptiens antiques sur cette période, mais que les découvertes archéologiques ont conduit à nuancer fortement. Encore ce reproche est-il moins valable pour Le Secret du papyrus que pour Les Pilleurs…, puisqu’on y découvre un personnage qui, quoique hyksôs, va passer du côté de nos héros… en un retournement d’une subtilité moyenne, mais bien justifié dans l’intrigue.

D’autres détails semblent relever davantage d’une commodité scénaristique, comme la « fleur qui fait aimer », qui m’a davantage rappelé le philtre d’amour de Tristan et Yseut que l’Égypte antique, mais qui s’insère très bien dans l’imaginaire égyptien antique où les plantes forment des remèdes puissants, souvent à la limite de la magie. Comme souvent avec le surnaturel chez Weulersse, l’ambiguïté est savamment ménagée, de sorte qu’on peut considérer que ce sont les personnages qui s’autopersuadent de l’efficacité magique de tel ou tel expédient. Une autre ficelle narrative, assez voyante dès qu’on lit plusieurs romans de Weulersse, est le coup du héros accusé injustement et qui doit se disculper en faisant éclater lui-même la vérité. Je crois que cette situation dramatique typique doit figurer dans à peu près tous les romans de Weulersse que j’ai lus jusqu’à présent ! (Mais je suis loin de les avoir tous lus.) Moins grave, mais amusant à lire d’un point de vue méta : la présence bien pratique d’un vieillard qui conseille à plusieurs personnages d’aller à un même endroit, et dont le conseil est aveuglément suivi par tous ces personnages, alors que ce type n’est qu’un inconnu croisé dans la rue. Mais l’intrigue doit avancer vite et ne peut sans doute pas s’autoriser les détours, et donc les pages supplémentaires, qu’un roman pour adultes aurait le temps de prendre pour mieux ménager la vraisemblance. Enfin, le titre même du roman, Le Secret du papyrus, m’avait fait attendre une affaire de message crypté à déchiffrer ou de manuscrit ancien : il n’en est rien, et, bien qu’il ait une certaine importance dans l’histoire, le papyrus reste un élément assez discret par rapport à ce que le titre semblait annoncer. Un titre comme La Quête du lapis-lazuli aurait été plus approprié.

En dépit du sérieux global de l’intrigue, Weulersse n’oublie pas non plus l’humour et un certain sens du « méta » qui offre un regard plus ludique sur l’intrigue. C’est par exemple le cas de l’intervention de la harpiste Nofret, qui apparaît peu, mais de manière décisive, et qui émet à la fin du livre une remarque qui semble s’adresser au lectorat, comme pour dire : « Et vous, aviez-vous prévu que cela se terminerait de cette façon ? » Dans une moindre mesure, la scène de poursuite avec Didiphor à Babylone m’a irrésistiblement fait penser à une allusion à King Kong, mais c’est peut-être le fait de savoir que Weulersse a fait des études de cinéma avant de devenir romancière qui me fait penser à ça.

Les illustrations intérieures de Bruno David sont de bonne facture et mettent en valeur, d’une part les costumes et coiffures antiques, d’autre part le suspense (plusieurs illustrations sont scindées en deux cases, d’une manière qui évoque un storyboard de cinéma). J’ai été étonné de constater qu’elles présentent toutes une sorte de texture granuleuse, comme des nuages de sable superposés à l’image et qui ne sont parfois pas à leur place (dans l’illustration de la tempête de sable, ça va, mais pour l’entrevue au palais…). J’en suis à me demander s’il ne s’agit pas d’un problème à l’impression.

En somme, Le Secret du papyrus est un roman d’aventures plaisant, au rythme effréné, qui ménage une grande promenade dans le Proche-Orient antique et parvient à se renouveler suffisamment pour maintenir l’intérêt, y compris quand on a lu Les Pilleurs de sarcophages. La trilogie se clôt quelques années après avec Disparition sur le Nil, dont je vous parle dans cet autre billet.


Odile Weulersse, « Les Pilleurs de sarcophages »

27 septembre 2021

Référence : Odile Weulersse, Les Pilleurs de sarcophages, illustré par Paul et Gaëtan Brizzi, Paris, Librairie générale française (Livre de poche), 1984. Lu dans une réimpression d’avril 1995.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Quoi de plus fascinant que l’Égypte des pharaons, surtout quand un héros de quinze ans vous y entraîne en pleine aventure.

Tétiki ne doute de rien : pour sauver son pays occupé par les ennemis, il veut découvrir avant eux la sépulture secrète de Taa et mettre le trésor à l’abri.

Avec un nain danseur et un singe presque humain, il défie les espions, le désert, la mort. »

Mon avis

Une aventure prenante

Philosophe et chercheuse sur le cinéma par sa formation, Odile Weulersse a une désormais longue carrière d’écrivaine pour la jeunesse derrière elle, puisque Les Pilleurs de sarcophages, son premier roman, remonte à 1984 et que son dernier roman en date est à ma connaissance La poudre d’amour de Louis XIV, paru en 2013. Ses livres, considérés comme des classiques du genre, figurent souvent parmi les lectures obligatoires ou suggérées pour les collégiens en France. Celui-ci m’avait été donné à lire en 6e, ce qui ne rajeunira personne. Une éternité(et quelques autres lectures sur l’Égypte ancienne) après, j’ai eu envie de le relire pour voir comment je l’appréciais une fois adulte.

Il s’avère que Les Pilleurs de sarcophages reste tout aussi bien écrit et captivant après toutes ces années. Il présente l’avantage de combiner un rythme bien maîtrisé, soutenu mais pas frénétique, avec une intrigue redoutablement bien ficelée et riche en suspense, qui réserve de rudes épreuves aux deux héros, Tétiki le jeune premier courageux et Penou le nain danseur. Bien que le livre suive généralement ces deux personnages, il s’autorise parfois quelques écarts du côté de leurs adversaires, ce qui est l’occasion de montrer les machinations retorses à l’œuvre et renforce notre inquiétude sur le sort des deux héros. D’autant plus que ces derniers sont tous les deux adolescents (avec l’énergie mais aussi l’impulsivité et l’imprudence que cela implique) et ont affaire à des adultes expérimentés. Certaines scènes de la fin ont quelque chose de très cinématographique et ne dépareraient pas dans un film à frissons. Décrits différemment, certains passages pourraient être terrifiants, mais Weulersse ne s’y complaît pas outre mesure et parvient ainsi à doser l’émotion de manière appropriée pour que le résultat reste accessible à un jeune lectorat.

L’humour garde une place limitée, mais n’est pas absent. Il est souvent introduit par le biais du personnage de Penou (qui emploie régulièrement des comparaisons très pittoresques, telle « tu me fais griller comme un pigeon », quand il est impatient) ou du singe Didiphor, qui accompagne le duo. En entamant ma lecture, je craignis que Penou ne soit enfermé dans ce rôle de personnage secondaire comique. J’ai découvert avec plaisir que, tout comme Tétiki, Penou change au fil de l’intrigue, affronte ses peurs et joue un rôle décisif dans l’intrigue.

Une documentation fouillée mais qui a logiquement vieilli

La part de vulgarisation historique est bien amenée, tantôt par l’intermédiaire de descriptions prises en charge par la narratrice, tantôt via des dialogues entre les personnages qui se questionnent et s’informent mutuellement. Au fil des chapitres, on comprend nombre de détails sur la vie quotidienne (la chasse et la pêche, les repas, les voyages), mais aussi sur la politique (le pharaon et ses serviteurs) et la religion, sans oublier, bien sûr, les momies et les tombeaux qui sont au cœur de l’histoire. Ces explications m’ont paru bien insérées dans le fil du récit et bien exploitées pour servir l’intrigue. Par exemple, Tétiki interroge régulièrement son ka (sa part spirituelle, grosso modo) quand il a besoin de méditer ou de prendre une décision importante. Il reçoit toujours un signe qui l’aide à aller de l’avant, mais ni les dieux ni rien de surnaturel n’est montré de manière explicite : tout reste cantonné dans le domaine du fantastique discret, et l’on peut tout à fait comprendre que c’est Tétiki qui interprète les événements en fonction de ses croyances préalables. Cela me semble un portrait fin et nuancé de la religion égyptienne antique.

Depuis la parution du roman en 1984, l’égyptologie a avancé et la manière dont Weulersse conçoit la période à laquelle elle situe son intrigue a un peu vieilli. L’histoire se déroule au XVIe siècle avant J.-C., vers la fin de la Deuxième Période Intermédiaire, sous le règne des rois dits hyksôs. Les sources égyptiennes du début du Nouvel Empire, à peine postérieures à cette période, décrivent le règne des Hyksôs comme une occupation militaire contrainte et la guerre qui aboutit à leur départ comme une libération accomplie par les princes de Thèbes (Ouaset de son nom égyptien) dans le but de chasser l’oppresseur et de réunifier l’Égypte. L’écrivain grec Manéthon, qui écrit treize siècles après les événements (et ne dispose pas des moyens actuels de la science historique, archéologie etc.), présente l’arrivée des Hyksôs comme une conquête militaire brutale, menée à bien par de parfaits étrangers. Les Pilleurs de sarcophages s’appuie de toute évidence sur cette vision des choses : les Hyksôs sont des oppresseurs et, pour un lecteur français, cette période d’occupation militaire et de résistance secrète peut difficilement ne pas évoquer la résistance pendant l’Occupation, durant la Seconde guerre mondiale.

Or, en quarante ans, les égyptologues ont découvert des raisons de nuancer fortement cette historiographie officielle écrite après coup par les princes de Thèbes vainqueurs, ainsi que les dires de Manéthon. J’ai pu consulter à ce sujet le manuel L’Égypte ancienne de Jean-Louis Podvin (Ellipses, 2009) et le Dictionnaire de l’Antiquité dirigé par Jean Leclant aux Presses universitaires de France en 2005. La période reste mal connue, mais plusieurs éléments contredisent la version présentée par les sources égyptiennes et l’écrivain grec. Les fouilles archéologiques concernant la période hyksôs montrent ainsi que ces derniers ne disposaient probablement pas de troupes assez nombreuses et assez bien organisées pour vaincre l’armée égyptienne de l’époque dans une guerre ouverte, quand bien même ils disposaient d’innovations précieuses, nouvelles pour les Égyptiens de l’époque, comme le cheval, le char de guerre ou l’arc composite. Deuxième élément : il n’y a que peu de traces d’une conquête brutale et destructrice, pas plus que d’une oppression qui aurait visé à imposer une culture étrangère en Égypte. Tout au contraire, les Hyksôs semblent s’être en partie assimilés en Égypte, puisqu’ils ont adopté plusieurs aspects de la culture égyptienne, dont l’écriture, les codes artistiques et même les règles de titulature des pharaons qu’ils ont utilisées pour nommer leurs propres rois. Enfin, les pharaons de Thèbes à l’origine de la guerre contre les Hyksôs ne sont pas que de bienveillants libérateurs : ils ont beau jeu d’accuser les Hyksôs d’avoir voulu imposer une culture étrangère en Égypte, mais eux-mêmes semblent avoir été beaucoup plus loin dans la volonté d’effacer toute trace des Hyksôs, avec une mutilation systématique des statues et la destruction d’Avaris, la capitale fondée par les rois hyksôs. La notion même d’Hyksôs semble en partie le résultat d’une vision belliqueuse de la situation, ces « rois des pays étrangers » (c’est ce que signifie l’expression héqa khasout, devenue « Hyksôs » dans le texte grec de Manéthon) n’ayant pas été si étrangers que cela, puisque arrivés progressivement dans le pays et largement assimilés à la culture égyptienne.

Tout cela n’empêche pas de profiter d’un roman d’aventure palpitant, du moment qu’on prend le temps de le replacer dans son contexte, c’est-à-dire un roman documenté dans les années 1980, il y a quarante ans. N’ayant pas encore lu les suites, j’ignore si elles bénéficient d’une documentation plus à jour, puisqu’elles sont nettement plus récentes.

Je regrette en outre que le roman ne semble jamais avoir bénéficié d’une édition incluant un dossier pédagogique, alors qu’il était évident que cela présentait un intérêt. Peut-être l’éditeur souhaitait-il orienter les livres vers l’usage d’une lecture pour le plaisir, plutôt que d’en faire un outil trop scolaire ? Dommage, cependant, car le jeune lectorat serait resté libre de lire ou non le dossier selon sa motivation.

Dans le même genre

Le roman a connu deux suites : Le Secret du papyrus en 1998, puis Disparition sur le Nil en 2006. Je ne les ai pas encore lues, mais ce n’est pas à exclure au vu de l’habileté du premier opus. EDIT en novembre 2021 : voilà, je les ai lues ! Je vous parle du Secret du papyrus dans ce billet. Les trois romans ont fait l’objet d’une intégrale, L’Espion du pharaon. La trilogie égyptienne, en 2006. Parmi les romans de Weulersse que j’ai lus, je peux également recommander Le Messager d’Athènes (paru en 1985), lui aussi très documenté et bien tourné dans son intrigue, située en Grèce antique au Ve siècle avant J.-C. Notez qu’Odile Weulersse est plusieurs fois revenue en Égypte sans Tétiki ni Penou, pour des romans comme La Momie bavarde en 1999 (qui se déroule en Égypte actuelle, mais met en scène une momie antique) et Les Enfants du dieu soleil en 2009 (qui relate un épisode de la mythologie égyptienne).

La bande dessinée a produit plusieurs séries ou albums autonomes consacrés à l’Égypte ancienne. L’une des plus connues est Papyrus, créée en 1974 par Lucien De Gieter, et dont j’ai lu deux ou trois tomes. Par rapport aux romans de Weulersse, Papyrus intègre une part de merveilleux et se situe plus franchement du côté de la fantasy historique (ou de la fantasy mythologique, au vu des nombreuses interventions de divinités et de créatures issues des mythes égyptiens).

Du côté des jeux de société, signalons un jeu de rôle sur table historique assez bien fait : Kémi, aventures en Égypte ancienne, de Cédric Chaillol. Publié par l’éditeur Sethmes en 2019, il est gratuit dans sa version numérique et payant pour sa version papier (commercialisée sur Lulu, un site d’impression à la demande). Le jeu propose de jouer au Nouvel Empire, sous le règne du pharaon Touthmès III, à peu près un siècle après la période choisie par Weulersse pour Les Pilleurs de sarcophages. Le jeu se compose de deux parties : une encyclopédie présentant l’Égypte ancienne de manière dense mais claire (histoire, géographie, société, religion, vie quotidienne…) et des règles de jeu très simples et très clairement présentées, suivies d’un scénario et de personnages prêts à jouer. La démarche est à saluer pour son didactisme, sa réalisation plus que correcte (le manuel, au format A5, n’est pas intimidant, facile à transporter et agréable à lire en dépit de son intérieur en noir et blanc, qui a l’avantage de le rendre bon marché) et la passion qui a visiblement animé l’ensemble. Curieusement, il existe très peu de jeux de rôle sur table français inspirés de l’Égypte ancienne alors que la France est le pays de l’expédition d’Égypte et de Champollion. Le précédent jeu sorti sur ce thème sous nos latitudes était Légendes de la vallée des rois publié par Jeux Descartes en 1988… Il était temps d’en proposer un autre ! Notons que, dans la collection où il devait paraître au départ, Kémi, aventures en Égypte ancienne allait de pair avec un roman historique du même auteur, Sennefer, les larmes de Kémi, disponible via le site de l’éditeur ; j’ignore ce qu’il vaut, ne l’ayant pas encore lu.


Edith Wharton, « The Age of Innocence »

23 juillet 2018

Wharton-AgeOfInnocence

Référence : Edith Wharton, The Age of Innocence, avec une introduction de Cynthia Griffin Wolff et des notes par Laura Dluzynski Quinn, New York, Penguin classics, 1996. (Première édition : 1920.)

Résumé

Quatrième de couverture de la traduction par Diane de Margerie chez J’ai lu :

«Elle parlait […] sans larmes ni agitation, et chaque mot tombait comme du plomb brûlant dans le cœur du jeune-homme. Il se tenait courbé en avant, la tête dans les mains, les yeux fixés sur la pointe du soulier de satin qui dépassait de la robe scintillante. Tout à coup il s’agenouilla et baisa le soulier.»
Dans le New York flamboyant de la fin du XIXe siècle, Newland Archer est un jeune homme bien éduqué de la haute bourgeoisie. Promis à un avenir brillant, il est sur le point d’annoncer ses fiançailles avec la pure May Welland, quand, à l’Opéra, tous les regards se tournent vers une loge… L’apparition de la belle comtesse Olanska, la scandaleuse cousine de May qui a eu l’audace de quitter son mari et dont l’indépendance, en ce temps-là, est considérée comme impardonnable, va bouleverser sa vie. Comment, dans une société qui broie les êtres et sacrifie les amours, peut-on préserver l’innocence ?

Mon avis

Si vous aimez les romans de Jane Austen, avec leur mélange savant d’étude sociale de la bourgeoisie, de portraits psychologiques d’un petit groupe de personnages, d’esprit plus ou moins caustiques et d’humour, le tout relaté avec une plume à la fois limpide et élégante, alors vous devez découvrir aussi Edith Wharton. Plus récente qu’Austen, Edith Wharton (1862-1937) a vécu à New York à la charnière des XIXe et XXe siècle, au temps de ce que les Américains appellent le « Gilded Age », l’Âge doré qui voit l’essor de la bourgeoisie aux dépens de l’aristocratie newyorkaise et l’ascension des grands entrepreneurs.

Wharton évoque ce milieu qu’elle a bien connu dans The Age of Innocence, qui est paru en 1920, une cinquantaine d’années après l’époque qu’elle décrit (les années 1870). Son personnage principal, Newland Archer, semble être l’incarnation de cette aristocratie newyorkaise. Impeccablement éduqué, observateur, plein d’esprit, le jeune homme reste cependant un peu hors norme : plus enclin aux arts et aux lettres que la moyenne pour son milieu d’origine, il est avide d’amour et de justice. Ses fiançailles vont lui révéler peu à peu ce que l’aristocratie de New York peut avoir d’étouffant, à contre-courant de tous les clichés sur le rêve américain censé tout rendre possible.

Wharton a un très beau style, une belle prose classique pleine d’élégance qui regorge d’observations psychologiques très fines, et qui semble disséquer tout vifs les types sociaux qu’elle met en scène. Si le mot de « belle prose classique » éveille en vous la peur de l’ennui, détrompez-vous : il y a des traits d’esprit à chaque paragraphe, pas seulement de la part des personnages mais aussi de la part de l’auteure, qui fait ressortir les petits ridicules et les grandes vanités de ce milieu où la façon dont on s’habille et les gens avec qui on se montre comptent plus que la sincérité ou l’aspiration à s’accomplir dans une activité quelconque. La « Famille » est le maître mot de tout, mais la fidélité au clan finit par menacer de broyer les individus et de changer la société en un jeu de masques déshumanisés.

Ce roman pourra plaire au public des séries télévisées historiques britanniques comme Maîtres et valets ou Downton Abbey, en dépit des différences de propos entre ces séries et le roman de Wharton. Ces deux séries évoquent l’aristocratie anglaise à une période un peu plus récente (les années 1910-1920) et ont l’originalité de suivre simultanément deux milieux sociaux, celui de l’aristocratie et celui de la domesticité, avec en revanche un regard souvent plus indulgent sur les aristocrates que celui de Wharton. The Age of Innocence ne s’intéresse hélas pas aux domestiques : si vous cherchez des évocations littéraires de la domesticité anglophone, il faudra vous tourner vers des romans comme Les Vestiges du jour (The Remains of the Day) de Kazuo Ishiguro (qui traite grosso modo de la période 1920-1940) ou vers des témoignages comme Below Stairs de Margaret Powell (qui relate la vie d’une femme de chambre au début du XXe siècle). Du côté des peintres, je vous recommande les tableaux académiques de James Tissot, qui représentent avec un grand sens du détail les milieux bourgeois et aisés du Roayume-Uni de la seconde moitié du XIXe siècle.


Jean-Claude Carrière, « La Controverse de Valladolid »

19 juillet 2012

Couverture de "La Controverse de Valladolid", représentant l'un des personnages principaux, Bartholomé de Las Casas.

La couverture de l’édition dans laquelle j’ai lu le livre reprend une image du téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe adapté du roman en 1992.

Référence : Jean-Claude Carrière, La Controverse de Valladolid, Paris, Pocket, 1993 (première édition : Belfond et Le Pré aux Clercs, 1992).

Message posté sur le forum du Coin des lecteurs le 11 avril 2012.

C’est un livre court, et qui se lit vite, en raison du style adopté par Carrière : dépourvu de tout effet de style voyant, proche du registre oral, il choisit en outre de limiter les explications historiques et les descriptions au minimum syndical (il y a quelques explications sur le contexte, surtout au début, mais on en reste vraiment à l’essentiel), et il se concentre entièrement sur le récit, les propos et les réflexions des personnages. Toute la tension dramatique porte sur la controverse elle-même. Jean-Claude Carrière a un peu modifié la lettre des événements (en mettant en scène la controverse sous la forme d’un débat public), mais il explique clairement, dans un bref avant-propos, ce qui relève de l’invention et ce qui est historiquement exact.

Le résultat est prenant, passionnant, et arrive à nous apprendre beaucoup et à nous donner beaucoup à réfléchir en peu de mots.

Nous sommes donc en 1550. La découverte des Amériques s’est changée en conquête, en massacre et en exploitation des populations locales, le tout au service d’une nouvelle économie qui repose entièrement sur cette sinistre base et profite principalement à l’Espagne et au Portugal, mais aussi à la plupart des nations européennes.

À l’occasion de la publication du livre d’un philosophe, Sepulveda, qui justifie la guerre de conquête menée par les conquistadors, l’Eglise se retrouve à devoir statuer officiellement sur la nature des populations du nouveau continent. En effet, les conséquences de l’autorisation ou non de publication du livre dépassent largement l’enjeu de son contenu immédiat. Il s’agit de trancher une question beaucoup plus vaste : les peuples d’Amérique sont-ils des humains, c’est-à-dire, dans la pensée chrétienne, des enfants d’Adam et d’Eve, dotés d’une âme, pris en compte par le Christ lors de sa passion, et susceptibles d’être accueillis au Paradis ? Sont-ils des humains comme ceux du monde déjà connu, ou bien des créatures différentes, inférieures, voire démoniaques, corvéables ou massacrables à volonté ?

La question relève de la théologie et la controverse a lieu dans un couvent, mais c’est aussi une question morale… dont les enjeux politiques, et économiques, sont énormes.

Il y a trois personnages principaux.

D’un côté, Ginès de Sepulvéda, selon qui la conquête des Amériques était une guerre juste, car les populations locales sont inférieures et destinées par Dieu à une vie de soumission. C’est un philosophe et un orateur redoutable, rompu aux subtilités de la logique.

De l’autre, l’évêque Bartolomé de Las Casas, qui a longuement vécu aux Amériques. Rendu peu à peu sensible au sort inique des Indiens, il a été marqué par les massacres auxquels il a assisté. Il n’est pas aussi grand maître en matière de références érudites et de raisonnements subtils que son adversaire, mais il a pour lui l’expérience vécue, une foi tout aussi profonde, et un solide sens moral. Il est devenu le principal défenseur de la cause des Indiens en Europe à l’époque de la controverse.

Chacun des deux a fourbi toutes ses armes, ses arguments, ses preuves, a ses atouts dans sa manche. Le débat sera riche en surprises, en retournements de situation.

Face à eux, le légat du Pape, qui écoute chacun à égalité et devra rendre sa décision. Il garde une attitude neutre, et il est difficile de savoir pour qui il penche ou non selon les péripéties du débat. Il fait son travail consciencieusement, et a lui aussi quelques surprises en réserve pour tenter de trancher la question.

Autour d’eux, d’autres personnages moins importants mais eux aussi susceptibles d’influer sur l’issue du débat dans un sens ou dans l’autre.

Toute l’habileté de l’écriture de Carrière consiste à permettre à un lecteur pas du tout spécialiste de comprendre les enjeux de la discussion et les stratégies élaborées de part et d’autre. On peut ne rien y connaître à la Bible et au christianisme, et encore moins au XVIe siècle, et suivre sans peine la controverse.

Aucun aspect du christianisme n’est laissé dans l’ombre : on voit aussi bien les efforts sincères de tous les participants pour essayer de découvrir la vérité – une vérité conforme à la foi qui est leur cadre de pensée constant – et en même temps le processus terrible qui préside au massacre de populations entières : le recours à la foi et à toutes les ressources de la pensée pour justifier le sentiment de supériorité sur des populations qu’on méprise et qu’on ne tente pas de comprendre.

De ce point de vue, la controverse de Valladolid a une résonance intemporelle, et même terriblement d’actualité (je ne vais pas parler de politique, mais on se souvient des propos tenus récemment sur les civilisations qui n’auraient pas toutes la même valeur…). On se prend à se demander ce qui se passerait si une aussi extraordinaire rencontre entre des peuples se produisait aujourd’hui. Au XVIe ou au XXIe siècle, les enjeux sont toujours aussi terribles, les risques aussi énormes, la force des préjugés et des jeux d’intérêts aussi redoutable. On voit que l’égalité est un combat de l’esprit, et qu’il n’est pas gagné d’avance. De ce point de vue, le dénouement, inattendu, est aussi amer que nuancé (et historiquement exact, encore).

Chaudement recommandé.

Et pour aller plus loin ?

Pour aller plus loin, vous pouvez aller mettre le nez dans les écrits de Bartolomé de Las Casas. Je parle ici d’une édition de sa Très brève relation de la destruction des Indes.