Makiko Futaki, « Le Grand Arbre au centre du monde »

31 janvier 2023

Référence : Makiko Futaki, Le Grand Arbre au centre du monde, traduction française de Yacine Zerkoun, éditions Ynnis, 2022 (édition originale : Sekai no mannaka no Ki, 1989).

Présentation sur le site de l’éditeur

« Éditée pour la première fois en France, la splendide fable écologique écrite et illustrée par Makiko FUTAKI, animatrice emblématique du mythique Studio Ghibli !

À l’ombre du grand arbre au centre du monde, Sissi et sa grand-mère vivent paisiblement. Mais lorsqu’un superbe oiseau doré fait son apparition, leur existence s’en trouvera à jamais bouleversée. Déterminée à le poursuivre, Sissi se lance dans une ascension vertigineuse vers la cime de l’arbre. Au gré de rencontres insolites, la jeune fille devra faire face à une vérité à laquelle elle n’était pas préparée pour enfin comprendre son destin. »

Mon avis

Makiko Futaki était l’une des grandes animatrices du studio Ghibli, hélas morte en 2016. En 1989, elle a publié au Japon un beau livre illustré pour la jeunesse : Le Grand Arbre au centre du monde. Il vient seulement d’être traduit en français, en octobre dernier, par les éditions Ynnis, qui font un gros travail pour faire connaître en France les romans et albums jeunesse dont s’inspirent les films d’animation japonais (Ghibli et autres).

L’histoire commence dans une vallée encaissée au pied d’un arbre gigantesque qui rythme les saisons et prodigue toutes sortes de bienfaits à Sissi et à sa grand-mère. Un jour, Sissi entrevoit un grand oiseau doré volant au-dessus de l’arbre, et elle conçoit le désir de grimper au tronc pour trouver cet oiseau. Ce voyage éprouvant va la placer face à des périls qui menacent le peu qu’elle et sa grand-mère possèdent, mais il lui fera aussi faire d’étonnantes rencontres.

La quantité de texte reste limitée, ce qui rend le livre accessible à un public jeune : à vue de nez, je dirais 8-10 ans, voire moins s’il y a un adulte à côté pour faire la lecture ou se charger des passages un peu longs.

Le livre est au format A5, avec une solide couverture rigide et un titre doré, et un papier de bonne qualité. Tout cela met bien en valeur les illustrations, qui sont extrêmement nombreuses (le dessin prime sur le texte) et joliment détaillées. Makiko Futaki aime dessiner les paysages et son style aquarellé, logiquement proche de son travail pour Ghibli, déploie des nuances de couleurs qui entretiennent l’ambiance à merveille. Les environnements colorés et la lumière varient au fil des péripéties et ménagent des atmosphères changeantes qui servent bien le récit. La mise en page varie de même, alternant les illustrations en pleine page, les dessins sur fond blanc jouxtant de petits blocs de texte, et parfois même des pages qui ne sont pas loin de la page de manga, divisées en deux ou trois grandes cases où le texte est inséré dans le dessin (mais avec des dessins en couleur bien plus travaillés, et sans utiliser de bulles).

Un aperçu d’une double page au tout début du livre (p.8 et 9). Le style graphique rappelle beaucoup les art books des films d’animation du studio Ghibli, mais les dessins sont plus achevés et les couleurs, systématiques, sont très soignées.

Disons-le tout de suite : c’est vraiment un album pour la jeunesse, et son intrigue repose sur des bases qui peuvent paraître classiques en 2023. Mais il faut garder en tête que ce livre est traduit plus de 30 ans après sa parution initiale ! Il a été écrit en 1989, peu après la sortie de Nausicaä, du Château ambulant, de Mon voisin Totoro et des premiers classiques du studio Ghibli, pendant qu’aux États-Unis, la fantasy, c’était Dark Crystal, Labyrinthe et Willow, et que Disney venait de sortir La Petite Sirène, tandis qu’en France c’est Le Roi et l’Oiseau, Gandahar et les dessins animés Astérix. Quant aux livres pour la jeunesse, en 1989, ce sont, en France, les albums de Pef (Le Monstre poilu, Le Prince de Motordu) et les traductions des romans d’Astrid Lindgren (Fifi Brindacier, Ronya fille de brigand). Les romans jeunesse avec des univers de fantasy complexes, ça n’existe pas, en dehors du Hobbit de Tolkien.

Dans ce contexte, Le Grand Arbre au centre du monde apparaît plus novateur. Son histoire repose résolument sur les ressorts d’une quête initiatique, où le merveilleux n’est jamais loin du cauchemardesque. Il rappellera immanquablement aux fans de Ghibli l’atmosphère de films comme Le Château ambulant et Nausicaä. Mais les différences sont nettes. D’abord, l’univers reste ancré dans la fantasy plutôt que dans la science-fiction : en termes d’univers on est finalement plus proche de Princesse Mononoké (sorti huit ans après ce livre), mais avec une optique intimiste et non pas une grande épopée collective. Ensuite et surtout, il ne faut pas s’attendre à une de ces intrigues à l’anglo-saxonne conçues comme des mécanismes d’horloge où le moindre détail trouve une explication limpide avant la dernière page. Non, Le Grand Arbre au centre du monde est une histoire énigmatique, dont certains aspects resteront nimbés de mystère. On pourra trouver cela frustrant, ou bien (c’est mon avis) estimer le résultat d’autant plus évocateur qu’il reste encore de quoi s’interroger et rêver une fois le livre refermé. Au fond, la logique de l’histoire est moins réaliste que symboliste. Ça aussi, ça se fait moins actuellement qu’en 1989, mais ce type d’histoire présente l’avantage à mes yeux de moins affaiblir la part de merveilleux et de magie propre à la fantasy que les univers où on nous assène dans les moindres détails tous les rouages des sortilèges ou le fonctionnement en style pseudo-scientifique du système digestif des griffons.

Lu en 2023, le livre frappe par ses préoccupations écologiques, qui sous-tendent toute l’intrigue. Il exprime le même attachement à la nature sauvage qui transparaît dans les films du studio Ghibli, et paraît plus que jamais actuel.

Si vous aimez ce que fait le studio Ghibli, vous pouvez vous procurer ce livre les yeux fermés en sachant qu’il vous fera passer un très bon moment de lecture, ou bien qu’il fera un beau cadeau pour initier un enfant à la fantasy écologique (et à l’illustration de fantasy). Si vous ne connaissez pas les univers de Ghibli, prenez le temps de voir ce que vous pensez du style graphique en aquarelles, mais je vous le recommande quand même : il est fin et nuancé, et au service d’un superbe conte.

J’ai posté une première version de cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs avant de l’étoffer pour le poster ici le même jour.


[BD] « Olympia kuklos » (t.1), de Mari Yamazaki

12 avril 2021

Référence : Mari Yamazaki (dessin et scénario), Olympia kuklos, Bruxelles, Casterman, traduit du japonais par Wladimir Labaere et Ryôko Sekiguchi, tome 1, 2021 (parution d’origine : Japon, 2018).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Après Thermae Romae, la nouvelle comédie sportive de Mari Yamazaki !

Démétrios, dans son petit village de la Grèce du IVe siècle avant notre ère, n’aspire qu’à une chose : vivre de son métier de peintre sur céramique. Et, peut-être, ravir le coeur de la belle Apollonia, la fille du patriarche…
Le destin en décide autrement : le voici chargé de sauver son village des appétits guerriers de la cité voisine ! Alors qu’il se lamente sur son sort, la foudre frappe. Lorsqu’il reprend ses esprits, Démétrios a été projeté à travers le temps et l’espace dans le Tokyo de 1964, au moment des Jeux olympiques ! »

Mon avis

J’ai eu l’occasion de dire ici tout le bien que je pensais des mangas de Mari Yamazaki avec son premier grand succès, Thermae Romae (désormais terminée), et sa fresque historico-romanesque Pline (co-dessinée avec Miki Tori), deux séries situées dans la Rome antique. Voici Mari Yamazaki de retour avec la traduction d’un manga entamé en 2018, Olympia kuklos, situé cette fois en Grèce antique. Si Pline faisait des efforts visibles pour renouveler la veine antique de Yamazaki en privilégiant les voyages et la politique au mélange de voyages dans le temps et d’exploration de la culture des bains publics qui formaient les thèmes principaux de Thermae Romae, Olympia kuklos paraît en revanche se contenter de reprendre d’assez près la formule à succès de Thermae Romae : des voyages temporels inopinés d’un personnage antique jusque dans le Japon contemporain, d’où naissent des situations cocasses et toutes sortes de réflexions aussi éducatives que stimulantes sur les deux cultures en question. Dans Olympia kuklos, ce n’est plus un architecte de thermes romain qui se trouve propulsé dans le Japon récent, mais un peintre de vases grecs. Le reste semble identique… mais l’est-il vraiment ?

Evacuons d’abord une première critique possible, à savoir l’idée que Mari Yamazaki ne se renouvellerait pas : à en juger par sa bibliographie, l’autrice de Thermae Romae et de Pline a bel et bien exploré d’autres époques et d’autres types d’intrigues que l’Antiquité et les voyages dans le temps loufoques. S’il y en a un qui s’en tient paresseusement aux ingrédients qui ont l’air de marcher, ce serait bien plutôt l’éditeur Casterman, qui (du moins pour le moment) ne semble vouloir traduire que les mangas à sujets antiques de Yamazaki, au risque de donner au public francophone une vision réductrice de ses publications. Je ne vais pas me plaindre outre mesure, puisque l’Antiquité me passionne, mais je finirai par avoir envie de lire ce que Yamazaki a publié d’autre.

Venons-en à ce début de manga proprement dit. Premier constat : le dessin de Yamazaki est toujours aussi expressif, mais il a gagné en maturité depuis les débuts de Thermae Romae. Peut-être l’autrice a-t-elle aussi disposé de davantage de temps pour réaliser Olympia kuklos. Le fait est que les décors, sans atteindre le degré de réalisme sculptural de ceux de Pline, sont systématiquement détaillés et que les personnages (contrairement à ceux de Thermae Romae) font eux aussi l’objet d’un soin particulier, allant jusqu’à restituer des motifs discrets mais superbes pour les kimonos japonais sur certaines cases. Autre différence avec Thermae Romae (liée au scénario) : le hiératisme imperturbable du Romain Lucius, avec son apparence de statue romaine (qui alimentait le comique de situation), laisse ici place à des déliés un peu plus souples et à une plus large palette expressive pour le personnage de Démétrios.

Un détail un peu frustrant est la très grande « discrétion » du dessin de l’entrejambe des personnages lorsqu’ils courent nus (puisqu’en Grèce antique on faisait du sport nu, du moins quand on était un homme) : le sexe des personnages est à peine esquissé. Un rappel du fait que la notion de pudeur évolue elle aussi avec les époques et que ce qui ne choquait personne en Grèce classique semble effaroucher le public japonais. Le plus étrange étant que, sur la couverture (du moins la couverture francophone), l’anatomie des personnages n’est pas altérée (je veux dire qu’on voit leurs zizis). Curieuse époque que la nôtre, où la vue d’un sexe serait plus tabou que les scènes de violence qui s’étalent sur tant de pages de mangas et sur les écrans ! Cela me rappelle les cinématiques de God of War où les monstres s’étripent sans problème, mais arborent tous un entrejambe lisse plus inquiétant à mes yeux que leurs crocs ou que leurs griffes. La Grèce antique est aussi un bon moyen de nous réconcilier avec la vue de nos propres corps d’humains, mais il y a encore du travail. Est-ce Yamazaki elle-même qui a fait ce choix, ou son éditeur ? Je penche pour la seconde possibilité ; ce sera peut-être dit dans un futur tome.

Bien qu’entièrement autonome, le scénario d’Olympia kuklos prend des saveurs toutes différentes selon que vous avez lu ou non Thermae Romae, car les deux mangas commencent sur le même principe : dans l’Antiquité, un personnage est confronté à de sérieuses difficultés et se retrouve propulsé de façon complètement inexplicable dans une époque toute différente, à savoir le Japon contemporain. Si vous n’avez pas lu Thermae Romae, tout dépend si ce début d’histoire vous semble intéressant, auquel cas vous devriez passer de très amusants moments de lecture, ou si vous le jugez invraisemblable et capillotracté, auquel cas aucun de ces deux mangas n’est pour vous (mais cela ne vous empêche pas d’aller lire Pline qui ne contient pas de voyages dans le temps).

Si, comme moi, vous avez lu Thermae Romae, vous vous demandez sûrement si Olympia kuklos présente tout de même un intérêt, dans la mesure où vous connaissez déjà le principe des allers-retours entre deux époques. C’est bien ce que je me demande moi-même. Tout dépend des aspects de l’histoire auxquels on s’intéresse.

En termes d’intrigue principale pure, à savoir les voyages temporels de Démétrios comparés à ceux de Lucius, ce début de manga ne permet pas de répondre à cette question : les voyages dans le temps y sont utilisés comme un pur prétexte à la rencontre entre les deux époques. Je subodore que Yamazaki pourrait bien s’en tenir là et ne pas tenter d’apporter une explication science-fictive et pleine de suspense aux voyages de Démétrios, pas plus qu’à ceux de Lucius Modestus dans Thermae Romae, parce que j’ai l’impression que ce n’est pas cela qui l’intéresse ; mais seule la lecture de la suite nous le dira. Une chose est sûre : Yamazaki ne fait pas du Doctor Who et si vous attendez du timey-whimey technojargonnesque avec des extra-terrestres et des vaisseaux étranges, mieux vaut vous tourner vers une « vraie » BD de science-fiction, comme Valérian et Laureline, ou vers la remarquable série britannique dont je parlais à l’instant (par exemple un épisode comme « The Fires of Pompeii » dans la saison 4, avec David Tennant). Chez Mari Yamazaki, on n’est pas dans la science-fiction (pour l’instant) mais davantage dans le fantastique. Jugez plutôt : pour changer d’époque, Démétrios se fait tout simplement foudroyer par un éclair de Zeus !

Même s’il est un peu tôt pour le dire, j’ai eu l’impression que Yamazaki assumait le côté « prétexte » de ces changements d’époque pour se concentrer plus vite sur ce qui paraît être le coeur de sa démarche, à savoir une sorte « d’anthropologique-fiction » qui imagine la rencontre impossible entre époques et entre cultures, afin de s’instruire en s’amusant et de réfléchir sur nous-mêmes et sur les autres. C’est un but tout ce qu’il y a de plus légitime et, s’il vous convient, le résultat vous intéressera au moins autant que dans Thermae Romae. Car, une fois de plus, Mari Yamazaki déploie un travail de documentation important sur la vie quotidienne dans la Grèce antique, plus précisément en Grèce centrale au IVe siècle avant J.-C. (vers la fin de l’époque classique). Si le thème principal du manga est le sport, Yamazaki en aborde d’autres au passage, en particulier la peinture de vases qui est le métier de Démétrios. C’est l’occasion d’un joli hommage à un art que Yamazaki considère, non sans raisons, comme une sorte de précurseur de la bande dessinée, comme elle s’en explique dans les bonus à la fin du tome (aussi passionnants que dans ses précédents mangas traduits).

Un autre aspect de l’intrigue contribue à en renouveler l’intérêt pour qui a lu Thermae Romae : le personnage de Démétrios est très différent de Lucius Modestus. Tandis que le Romain affichait une dignitas et une foi inébranlable en lui-même et en Rome, Démétrios s’avère plus tourmenté et plus complexe. Il est en effet partagé entre son métier de peintre de vases – où il n’est guère brillant – et ses capacités sportives qui pourraient faire de lui un athlète et un champion, s’il n’avait pas en horreur toute forme de compétition. Démétrios se trouve bien vite confronté à toutes sortes de dilemmes et de responsabilités à endosser lorsqu’un autre motif, son amour inavoué pour Apollonia, revient régulièrement l’aiguillonner.

Non seulement cela donne un personnage plus intéressant et aux réactions moins prévisibles, mais cela fournit à Yamazaki l’occasion d’une réflexion intéressante sur la notion de compétition dans les deux époques : le sport en Grèce antique est un agôn, une lutte tout ce qu’il y a de plus sérieux où l’on cherche absolument la victoire. Cela n’est pas si éloigné de l’esprit de compétition qui peut régner dans notre époque présente – au Japon, c’est le cas dans le système scolaire et dans le monde du travail, mais cela nous donne également à réfléchir en France où un exemple montrant des compétitions amicales et dans la bienveillance mutuelle, comme Démétrios en découvre à Tokyo en 1964, n’est pas de trop pour nous (surtout la bienveillance mutuelle).

Olympia kuklos se veut bien sûr une initiation au thème du sport grec antique et regorge de détails instructifs à ce sujet, mais il adopte une structure moins rigide que celle de Thermae Romae où chaque chapitre donnait lieu à un sketch doublé d’une leçon sur tel ou tel aspect de la culture des bains. Dans Olympia kyklos, on ne voit pour le moment pas Olympie ni ses jeux, du moins pas dans l’Antiquité (Démétrios découvre en revanche les jeux olympiques de Tokyo en 1964). La fin du tome laisse cependant penser que le héros y sera conduit tôt ou tard, et cela paraît logique de ne pas commencer tout de suite avec le plus grand rendez-vous sportif de l’Antiquité. Pour le moment, Démétrios prend part à des compétitions très locales, un moyen de poser les bases tout en présentant personnages et enjeux. On apprend tout de même des choses sur l’invention du marathon après l’exploit de Philippidès ou sur le sens de la flamme olympique.

Notez que la structure par chapitres du manga ne laisse qu’une place limitée au suspense d’ensemble et que vous pouvez tout à fait lire ce premier tome comme une histoire autonome, une série de voyages temporels étranges dont le héros finit toujours par rapporter un enseignement. Le même problème qui guettait Thermae Romae se profile déjà pour Olympia kuklos : une structure très épisodique qui n’est pas facile à ficeler en un arc narratif d’ensemble susceptible de maintenir un suspense haletant. Mais encore une fois, ce n’est pas le but de ce manga : Mari Yamazaki ne donne pas dans le thriller et, si ses héros halètent, c’est parce qu’ils sont en train de courir.

Olympia kuklos démarre donc sur des bases classiques, mais sur de bonnes bases néanmoins, et offre assez de différences et d’innovations par rapport aux précédents mangas de Yamazaki pour trouver un intérêt à mes yeux. Quant à savoir s’il saura affirmer une direction véritablement nouvelle ou s’il se contentera d’explorer gentiment des sujets différents avec les mêmes ficelles, c’est encore un peu tôt pour le dire. Il reste, dans tous les cas, un moyen bien sympathique de découvrir deux époques et deux cultures en s’amusant, dans un esprit léger et bienveillant, ce qui n’est déjà pas rien.


[BD] « Pline », de Mari Yamazaki et Miki Tori

7 décembre 2020

Référence : Mari Yamazaki (scénario et dessin) et Miki Tori (dessin), Pline, Bruxelles, Casterman, 9 tomes parus, 2014- en cours (publication originale : Tokyo, Shinchôsha).

Présentation sur le site de l’éditeur

« La grande fresque historique par l’auteure de Thermae Romae.

Pline était un naturaliste de la Rome antique dont la vie entière fut guidée par une imagination sans limite et un amour inconditionnel de la recherche. Son Histoire naturelle est une encyclopédie monumentale née d’une inextinguible soif de connaissance appliquée à l’ensemble des phénomènes se produisant sur notre planète. Aujourd’hui, nous ne disposons que de très peu de sources nous permettant de nous faire une idée de l’homme qu’était Pline, aussi devons-nous nous en remettre à notre imagination. Un exercice qui, personnellement, me donne la chair de poule ! Comme j’aimerais que nous puissions remonter dans le temps, mon complice de choc et moi-même, afin de vivre en immersion dans le monde de celui que je considère aujourd’hui comme un mentor !

Mari Yamazaki

Soyons francs : je m’en remets à Mari Yamazaki pour absolument tout. Si Pline est un navire que nous avons mis à flot, elle est le capitaine idéal pour ce voyage qui commence. Une aventure qui pourrait presque avoir des airs de croisière puisque, après tout, je n’ai que la moitié du travail à faire…

Tori Miki »

Mon avis

Sous nos latitudes, Mari Yamazaki s’est fait d’abord connaître dans le registre comique avec le drôlissime Thermae Romae qui relatait les bonds inattendus d’un architecte de thermes romains entre son époque d’origine et le Japon actuel (je lui avais consacré un billet). Ce premier manga trouvait à la fois son originalité et ses limites dans l’alliance inattendue entre une évocation très bien documentée de la culture des bains dans la Rome antique et les situations burlesques d’un voyage dans le temps façon Les Visiteurs (en plus subtil). Pline s’avère vite plus varié dans ses ambiances, et plus ambitieux dans son propos.

Pline l’Ancien n’est sans doute pas l’écrivain romain dont le grand public se souvienne le mieux. Son érudition et l’ampleur de son travail forcent pourtant l’admiration : son Histoire naturelle, achevée au Ier siècle, est une somme en plusieurs dizaines de tomes qui aborde toutes sortes de domaines du savoir, de la zoologie au forage de mines en passant par l’histoire, la morale et l’ethnographie, au point qu’on y a souvent vu une sorte d’Encyclopédie avant l’heure. De sa vie, en revanche, on ne sait rien, ou pas grand-chose, comme Mari Yamazaki l’indique d’emblée dans le premier tome de son manga. Pline tient donc de la fiction, au sens où il imagine la manière dont Pline a pu accumuler l’énorme documentation nécessaire à son Histoire naturelle. Mais c’est une fiction au moins aussi documentée que Thermae Romae et même bien davantage, qui reconstitue le monde antique avec une belle minutie dans son scénario et son dessin.

Un autre nom, associé à celui de Pline, parle à tout le monde : Néron, l’un de ces empereurs romains qui ont passé pour fous et qui ont alimenté depuis leur mort l’imaginaire collectif des figures de tyrans. Pline l’Ancien vivait à l’époque de Néron et, bien qu’on ignore s’ils se sont rencontrés, semblable rencontre reste dans le domaine du probable. Néron a fait l’objet de mille et une évocations dans la fiction depuis le temps. L’une des dernières en date, parmi les plus remarquées depuis son lancement en 1997, est la bande dessinée Murena scénarisée par Jean Dufaux et dessinée par le regretté Philippe Delaby avant d’être reprise par Theo au décès de Delaby en 2013.

Néron est l’un des personnages principaux de Pline, où il paraît avoir été choisi par Mari Yamazaki pour représenter l’antithèse exacte du savant romain. Néron est tout ce que Pline n’est pas : égoïste, cupide et assoiffé de pouvoir, livré à la démesure et tourmenté par ses pulsions. Mais Néron est empereur. Lui et les séides non moins dangereux qui gravitent autour de lui à Rome représentent une menace régulière pour le savant, qui, de son côté, s’efforce d’éviter d’être pris dans leurs jeux d’intrigue de palais. Difficile quand on est en train de devenir l’un des meilleurs savants de l’empire…

Pline entrelace donc la petite et la grande Histoire. Le manga fait également alterner des ambiances très diverses. Son ton est, dans l’ensemble, bien plus sérieux que celui de Thermae Romae. La politique romaine, les réalités parfois scabreuses des inégalités sociales à Rome et au sein de l’empire, les difficultés et les périls mortels de la vie dans l’Antiquité se présentent régulièrement aux yeux des personnages, quand ces derniers ne sont pas contraints de fuir ou de trouver moyen d’échapper à l’un de ces périls. L’humour ne disparaît pas, cependant : il se contente de trouver une place plus secondaire en s’incarnant dans des personnages de l’entourage de Pline, en particulier son serviteur Félix, ancien soldat à la force notable. Pline, quant à lui, se drape de la même dignitas que Modestus dans Thermae Romae, l’ambition en moins et l’érudition en plus.

La drôlerie, mais aussi à l’occasion de vrais morceaux de fantastique, naissent des hypothèses savantes de Pline et des autres érudits de son temps, que Yamazaki va puiser systématiquement dans l’Histoire naturelle, et qui sont éloignées de vingt bons siècles de l’état actuel de nos connaissances… de là des développements particulièrement improbables et croquignolets sur les entrechoquements de nuages, les propriétés des hippocampes séchés ou les monstres marins. Si vous avez trouvé amusantes les élucubrations de Bombastus von Ulm dans la grandiose BD De Cape et de crocs d’Ayroles et Masbou, c’est à peu près à ce genre de choses que vous aurez parfois affaire.

Un troisième thème gagne en importance par-delà l’Histoire et l’humour : celui du voyage et de l’exploration, qui offrent une concrétisation imaginaire aux méandres du parcours intellectuel de Pline, dans sa quête de savoir sans fin. Quittant Rome, Pline et ses compagnons voyagent en Italie dans les premiers tomes, en Libye (l’Afrique du Nord antique) au tome 5, à Carthage au tome 6, en Egypte au tome 7, en Crète au tome 8 et désormais en Grèce centrale au tome 9. Outre la documentation poussée que cela réclame en matière de scénario et de dessin, c’est une véritable invitation au voyage en imagination pour le public, un voyage dont l’ampleur, mine de rien, commence à lorgner doucement du côté des grandes sagas antiques en bande dessinée comme Alix de Jacques Martin en son temps.

C’est aussi un moyen pour Pline de desserrer l’étau de la grande Histoire, car après tout Néron, Messaline, Poppée, Tigelin et les autres membres de la cour impériale de l’époque ont déjà été vus et revus, que ce soit en romans, en films ou en BD, et on peut se demander ce qu’il y a à en dire. Certes, les excès des puissants sont un sujet inusable et d’une actualité brûlante de nos jours. Mais Pline trouve mieux ses aises dans son goût pour les détails. On croise ainsi de nombreuses autres figures qu’on attendait moins, et qui sont tout aussi réelles. Plusieurs futurs empereurs, comme Vespasien, des militaires comme Corbulon (Cnaeus Domitius Corbulo), et plusieurs autres « célébrités » antiques sont amenées sans lourdeur et donnent davantage de vie et de profondeur à cette Rome de papier.

La minutie et le goût du détail : ce sont également les maîtres mots du dessin, travaillé conjointement par Mari Yamazaki et par Tori Miki, ce dernier se chargeant principalement des décors tandis que Mari Yamazaki s’occupe des personnages – et du scénario. Dès le premier tome, les décors de Miki Tori en imposent par leur luxe de traits et de détails quasiment maniaques, qui évoqueraient presque les eaux-fortes ou les gravures des illustrations de romans du XIXe siècle. Ils justifient à eux seuls la lecture de Pline, tant ils alignent, page après page et tome après tome, des cases d’une richesse rare dans un manga à épisodes. Mari Yamazaki, quant à elle, peut se concentrer sur les poses, les visages, les gestes et les costumes, dans le prolongement de son dessin assez « occidental » de Thermae Romae. Cela donne lieu à des pages très animées et à des personnages plus expressifs que jamais sans tomber dans le cartoon ou au contraire dans le hiératisme qui menaçait parfois Lucius Modestus.

Qui appréciera Pline ? Tous les amoureux de l’Antiquité, sans aucun doute, tant les différents aspects de Rome et des autres cultures antiques y apparaissent bien reconstitués. Mais les amateurs d’intrigues variées, équilibrant les complots de palais avec le voyage, le fantastique avec l’humour et une touche d’amour avec une bonne dose d’idéal et de sagacité intellectuelle, seront les plus à la fête. Car c’est ce qu’il faut attendre de Pline : une sorte de macédoine de genres d’intrigues plutôt qu’un type d’intrigue constant. Dans le cas contraire, on risquerait d’être frustré par les allers et retours entre plusieurs sous-intrigues, les changements de ton réguliers et la variété des thèmes abordés. Pour ma part, cela ne m’a jamais posé problème et je redécouvre avec bonheur, à chaque nouveau tome, cette satura très romaine qui mêle intrigues, personnages, lieux et sujets avec une adresse peut-être pas sans faille, mais bien assez grande pour ménager un beau voyage. Et puis, ces dessins !


[Film] « Loin de moi, près de toi » de Junichi Sato et Tomotaka Shibayama

7 juillet 2020

2020, Loin de moi, près de toi, Junichi Sato et Tomotaka Shibayama, Colorido, 2020

Référence : Loin de moi, près de toi (Nakitai Watashi wa Neko o Kaburu, titres anglais : A Whisker Away ou Wanting to Cry, I Pretend to Be a Cat), film d’animation réalisé par Junichi Sato et Tomotaka Shibayama, Japon, studio Colorido, 2020, 1h44. (Pour le moment diffusé sur Netflix faute d’avoir pu sortir sur les écrans le 5 juin 2020 à cause de la pandémie de covid-19.)

L’histoire

L’histoire se déroule au Japon, de nos jours. Miyo Sasaki est une ado extravertie et délurée, ou du moins c’est l’image qu’elle s’est donnée auprès de ses camarades de classe au collège. Chez elle, la situation est moins rose : elle peine à accepter sa famille recomposée, tandis que sa mère biologique, séparée depuis longtemps, la néglige. Kento Hinode, lui, est un garçon paisible et renfermé, qui a parfois de la peine à s’exprimer. Miyo est folle amoureuse de Hinode, mais n’arrive pas à attirer son attention et désespère d’y arriver un jour. Seulement, elle a un secret : tous les soirs, elle enfile un masque de chat que lui a donné un mystérieux gros chat appelé le Vendeur de masques il y a quelques semaines… et elle se transforme en un adorable petit chat blanc aux yeux bleus, Tarô. Sous cette apparence, elle va retrouver Hinode, qui l’adore, et passe de longues heures en sa compagnie.

Cette double vie apporte des consolations à Miyo, mais cela ne peut pas durer. D’abord parce que Miyo est peu appréciée de ses camarades de classe, qui la surnomment « Muge », « Miss Ultra Gênante et Enigmatique ». Elle n’a qu’une amie, Yoriko, qu’elle connaît depuis la maternelle. Hinode, lui, souffre de plus en plus de la situation de sa propre famille, mais n’en dit rien au collège et ne se confie qu’à Tarô. Enfin, le mystérieux Vendeur de masques revient régulièrement voir Miyo et fait tout pour la persuader de lui donner son visage en échange du masque : de cette façon, elle restera un chat pour toujours…

Mon avis

Loin de moi, près de toi ressemble à un mauvais titre de roman de Marc Lévy, mais on aurait bien tort de s’arrêter là. Le titre anglais est déjà plus joli : A Whisker Away (« Pas plus loin qu’une moustache de chat »). Le titre japonais, si j’ai bien compris, joue sur une expression idiomatique, « mettre un chat », qui signifie « simuler ». Le studio d’animation à l’origine du film, Colorido, est connu sous nos latitudes pour avoir produit Le Mystère des pingouins (Penguin Highway, une adaptation du roman fantastique de Tomihiko Morimi L’Autoroute des pingouins), sorti en France l’an dernier.

Loin de moi, près de toi fait partie des victimes de la pandémie du Covid-19 : sa sortie en salles au Japon, prévue pour le 5 juin 2020, n’a pas pu se faire. Au lieu de cela, il a été diffusé sur Internet, sur le portail Netflix. Et j’espère qu’il pourra bénéficier d’une diffusion plus large en France, car il m’a paru franchement bon.

La principale qualité du film, à mes yeux, est sa capacité à renouveler de manière intéressante deux thèmes devenus très classiques (pour ne pas dire éculés) en animation japonaise : le milieu scolaire avec ses élèves en uniforme et ses intrigues amoureuses, et les chats de la mythologie japonaise. Je dois dire qu’en commençant le visionnage du film, j’étais prudent, voire sceptique, sur la capacité du film à faire quelque chose d’intéressant sur ces thèmes, mais je trouve le résultat réussi.

Parlons d’abord des chats. Pour aller vite, le film ressemble à un croisement entre Le Royaume des chats (Hiroyuki Morita, studio Ghibli, 2002) et une version lourdement réécrite du conte de la petite sirène d’Andersen. Pour plaire à Hinode, qui ne s’intéresse à elle que quand elle est un chat, Miyo va être tentée d’en rester un définitivement. Ce faisant, elle va se trouver confrontée au mystérieux Vendeur de masques, tout droit sorti d’un monde parallèle, l’Île aux Chats. Mais les points communs s’arrêtent là. Contrairement à un film comme Le Royaume des chats, où le passage dans un autre monde forme le centre de l’intrigue, Loin de moi, près de toi fait passer ses personnages et son intrigue amoureuse en premier, et fait le choix de limiter la part du voyage merveilleux, qui se prête ainsi plus facilement à une lecture quasi symbolique, au sens où il peut représenter les atermoiements psychologiques et amoureux des deux jeunes gens.

De ce fait, l’élément fantastique le plus important est le masque de chat (puis le masque d’humain). Le scénario utilise l’objet habilement, de manière, d’une part, à activer toutes ses connotations symboliques liées au rôle que nous impose la société (et qui pèsent terriblement sur Miyo), et, d’autre part, dans la seconde moitié du film, à rejoindre des thèmes de contes et de mythes sur les échanges entre le monde des humains et un autre monde (celui des chats).

Passons au thème des intrigues scolaires. Sans le révolutionner, le film m’a convaincu par la justesse avec laquelle il montre l’alternance de délires exubérants et de questionnements intérieurs parfois très sombres typiques de l’univers du collège. Sans atteindre à la grandeur d’un film comme Colorful de Keiichi Hara sur ces sujets, il s’en sort de manière très honorable. Il présente un groupe de personnages bien campés, à la psychologie fouillée, et qui changent peu à peu au fil des événements. Je parle ici aussi bien des deux personnages principaux que des personnages secondaires, qui se révèlent peu à peu et créent de jolis rebondissements. J’ai trouvé rafraîchissant le personnage de Miyo, qui, à contre-courant des légions de collégiennes timides et rougissantes, passe son temps à bondir et à crier quand elle est avec les autres, tout en gardant ses pires problèmes pour elle seule. C’est un profil psychologique qui, à ma connaissance, est assez original. Quant à Hinode, il incarne une masculinité paisible, loin des stéréotypes de mâles vantards et forts en gueule. On est ici assez proches des premiers rôles de films comme le très beau Si tu tends l’oreille de Yoshifumi Kondô (studio Ghibli, 1995). Hinode partage d’ailleurs plusieurs points communs avec Seiji, l’amoureux de Shizuku : tous les deux sont calmes, portés à l’introspection et s’intéressent à un artisanat menacé (l’art des luthiers pour Seiji, la poterie pour Hinode).

Le scénario, signé Mari Okada (une scénariste déjà bien aguerrie, à lire sa filmographie), s’avère donc solide. L’intrigue est bien rythmée, au sens où elle sait faire alterner les scènes d’action (ou du moins de dialogues vifs et enlevés) avec des scènes paisibles entrecoupées de pauses bienvenues durant lesquelles la musique de Mina Kubota et les superbes décors (toujours soignés et riches en détails) créent quelques-uns de ces instants de poésie du quotidien pour lesquels les animateurs japonais sont passés maîtres. La seconde moitié du film s’avère tout à fait capable d’évoquer un univers onirique et de mettre en place un registre épique.

Que reprocher au film, alors ? Je ne dis pas cela souvent, mais j’aurais bien pris dix ou quinze minutes de film supplémentaires. Il y a en effet quelques transitions un peu abruptes ici et là, en particulier dans les scènes d’exposition, qui auraient mérité quelques scènes ou au moins quelques plans supplémentaires pour que l’ensemble coule bien. Je pense notamment aux premières apparitions des familles respectives de Miyo et de Hinode, dont les situations pèsent sur les deux personnages par la suite : pour peu qu’on n’ait pas bien retenu ou bien compris les allusions qui transparaissent en quelques lignes de dialogue, on aura du mal à comprendre que Miyo déprime si facilement ensuite. J’en viens au moment où Miyo est tentée de rester pour toujours un chat : il y a un point de l’intrigue où tout va mal pour elle de manière un peu artificielle, alors que la transition aurait pu être un peu mieux amenée. Mais cela ne m’a pas posé un gros problème, d’autant que la suite du scénario m’a paru très bien ficelée.

Si la plupart des personnages bénéficient d’un degré d’approfondissement très satisfaisant, le seul qui peut, à la limite, pécher par une certaine platitude est finalement le Vendeur de masques. Si l’on considère qu’il est le « méchant » du film et qu’il faut un méchant fouillé pour faire un bon film, on aura du mal à en être tout à fait content, car on n’apprend jamais grand-chose à son sujet. Personnellement, cela ne m’a pas gêné non plus, dans la mesure où j’ai tendance à le prendre comme un personnage à la fonction essentiellement symbolique, une sorte d’allégorie de la tentation de fuir la société et de se fuir soi-même (un thème qui revient à plusieurs reprises au fil du film). En outre, il aurait été difficile d’en dévoiler plus sur lui sans faire basculer le film dans un genre distinct, plus centré sur le voyage merveilleux, qui aurait plus louché du côté du Royaume des chats ou du Voyage de Chihiro (Hayao Miyazaki, studio Ghibli, 2001).

C’est donc un film très honorable que ce Loin de moi, près de toi, et une bonne surprise à mes yeux puisque je ne connaissais ni le studio ni les réalisateurs et que je ne savais pas à quoi m’attendre. J’espère qu’en dépit de la pandémie, le film trouvera le public qu’il mérite, et qu’il connaîtra une sortie en France, en salles ou au moins en DVD.


[Film] « Wonderland : Le Royaume sans pluie », de Keiichi Hara

22 juin 2020

2019, Wonderland, Le Royaume sans pluie, Keiichi Hara

Référence : Wonderland, le royaume sans pluie (titre original バースデー・ワンダーランド, Birthday Wonderland), film réalisé par Keiichi Hara, Japon, 2019, 115 minutes.

Wonderland, le royaume sans pluie, de Keiichi Hara, est un film d’animation japonais dont on peut rapprocher en très gros l’intrigue de celle du Voyage de Chihiro de Miyazaki (une adolescente timide se trouve projetée dans un monde merveilleux), mais avec une ambiance plus proche de celle du Royaume des chats ou d’Alice au pays des merveilles (mais ce n’est pas une adaptation du conte de Lewis Carroll). C’est enlevé, rempli à craquer de merveilleux fantasque (amateurs de fantasy réaliste, passez votre chemin, on est ici en plein conte), drôle, très très mignon et, ma foi, ça recèle largement assez de trouvailles originales dans l’univers et le traitement des personnages pour mériter le détour.

L’histoire

Akane, une jeune ado timide, se fait envoyer par sa mère à la boutique de sa voisine Chii pour y récupérer son propre cadeau d’anniversaire. Mais Akane n’aime pas Chii, qui est extravertie et un peu fofolle. Et Chii, très content de la voir, n’a pas de cadeau pour elle. A un moment donné, Akane met la main sur une empreinte de main conservée dans la pierre, mais n’arrive plus à l’en retirer. Aussitôt, les deux jeunes femmes voient sortir de la cave un homme moustachu en costume XIXe, qui se présente comme l’alchimiste Hippocrate, et son minuscule apprenti Pipo. Tous deux reconnaissent en Akane la Déesse du vent vert qui doit sauver leur royaume en guérissant le prince des Rois de la pluie.

Akane n’a pas la moindre envie d’y aller, mais elle n’a pas le choix : un talisman qu’elle s’est laissée remettre par Hippocrate l’entraîne en avant, tandis que Chii, beaucoup plus intéressée, la suit. Tous se retrouvent dans un univers merveilleux, encore très pastoral, où les progrès technologiques n’ont pas vraiment entraîné de Révolution industrielle au XIXe siècle. Oiseau géant rose, villageois tricotant des pulls avec la laine de moutons géants, champs de fleurs à perte de vue, tout cela ressemble vite à un paradis… c’en serait un sans la sécheresse qui menace de tout flétrir, sans parler de l’inquiétant Zang et de son acolyte qui désolent la région à bord d’un char de métal.

Mon avis

Les thèmes de départ sont classiques, et on reconnaît ici et là quelques allusions à Nausicaä ou au Royaume des chats, avec un peu d’absurde en plus et pas mal de kawaii. Mais l’évolution de l’intrigue et des personnages réserve quelques surprises. J’ai notamment apprécié la paire de jeunes femmes et aussi le fait qu’Hippocrate n’est pas toujours là à jouer les Gandalf. Quant aux méchants, ils sont plus intéressants qu’on ne pourrait le croire à leur première apparition (qui paraît annoncer une intrigue manichéenne). L’univers n’est résolument pas réaliste et peut donner au début l’impression de partir un peu dans tous les sens, mais l’intrigue reste bien ficelée et m’a paru cohérente.

J’aimerais en profiter pour dire un mot de Keiichi Hara qui est un réalisateur plus que prometteur à mes yeux. Il a déjà réalisé Un été avec Coo, histoire de la rencontre entre un jeune Japonais et un kappa tout droit sorti de la mythologie japonaise, traité avec réalisme et une famille de personnages fouillés ; Colorful, superbe film fantastique sur un adolescent mal dans sa peau ; et le très beau Miss Hokusai, chroniques picaresques sur la vie de la fille du fameux peintre, avec de nombreuses touches de fantastique là aussi. Wonderland est de loin son film le plus « léger »à tous les sens du terme – on est plus proche du joyeux Royaume des chats ou du cartoonesque Mary et la fleur de la sorcière du studio Ponoc que de la rêverie profonde d’un Hayao Miyazaki ou d’un Isao Takahata, et il satisfera plus facilement le jeune public que les adultes – mais il fait passer un bon moment, si on accepte l’aspect résolument bariolé de l’univers. Voyez ses films précédents, dans tous les cas : ils sont très bons (je recommande particulièrement Colorful et Miss Hokusai). Sans abuser des comparaisons, Keiichi Hara mérite à mes yeux d’être compté parmi les meilleurs réalisateurs japonais après ses aînés Miyazaki et Takahata.

Au passage, la musique est très bien. Harumi Fûki, la compositrice, avait travaillé notamment sur la bande originale de Miss Hokusai. Keiichi Hara évoque dans une interview son choix de mettre en avant de jeunes talents dans Wonderland, que ce soit en matière de conception graphique, d’animation ou de musique. J’ajoute à cela que les compositrices ne sont pas légion et sont bizarrement peu connues par rapport aux compositeurs (si vous pouvez me citer d’autres compositrices contemporaines, je suis preneur ; si vous ne pouvez pas… vous comprenez le problème).

Si vous êtes rôliste, Wonderland, le royaume sans pluie ne manquera pas de vous fournir une inspiration toute trouvée pour le jeu de rôle sur table Ryuutama, avec ses voyageurs dans un monde de fantasy japonisant à l’atmosphère drôle et chaleureuse relevée d’une touche de drame.

J’ai d’abord posté cet avis le 29 août 2019 sur le forum CasusNO avant de le rebricoler pour publication ici.


[BD] Mari Yamazaki, « Thermae Romae »

11 Mai 2020

ThermaeRomae

Référence : Mari Yamazaki, Thermae Romae, Bruxelles, Casterman, 6 volumes, 2012-2013 (première parution : Enterbrain, magazine Comic Beam, 2008-2013).

Présentation de l’éditeur

« Rome, IIe siècle de notre ère, sous le règne d’Hadrien, Lucius Modestus, architecte en panne d’inspiration, découvre lors d’un bain aux thermes un passage à travers le temps et l’espace qui le fait émerger au XXIe siècle, dans des bains publics japonais !!!
Entre stupeur et émerveillement, Lucius parviendra-t-il à mettre à profit cette fantastique découverte pour relancer sa carrière ? »

Mon avis

Entre l’Histoire et l’absurde

Thermae Romae est un manga au sujet inattendu, pour ne pas dire incongru au premier abord, et le succès énorme qu’il a remporté au Japon (au point de susciter non seulement une adaptation en série animée, chose fréquente, mais aussi deux films en prises de vue réelles) a lui aussi de quoi surprendre, vu de France.

Reprenons : c’est donc une histoire fantastique d’ambiance humoristique au cours de laquelle un architecte de thermes (bains publics) de la Rome antique se retrouve transporté au XXIe siècle à plusieurs reprises, pour de brèves périodes de temps, en passant par la bouche d’évacuation des eaux d’un bassin… et comme sa carrière se porte mal, il puise l’inspiration dans les accessoires de bain et les objets de la vie quotidienne du Japon du XXIe siècle pour réaliser des innovations très appréciées et complètement anachroniques à son époque, dix-neuf siècles plus tôt.

Le tout est relaté dans un style de dessin très réaliste, inhabituellement proche des canons occidentaux, pour coller au style de l’art romain antique. Cela peut déboussoler (voire rebuter) les lectrices et lecteurs habitués à un style plus japonisant (encore que de nombreux codes visuels du manga restent respectés), mais cela ne contribue pas peu à l’ambiance particulière de l’histoire.

Le contexte de la Rome antique est reconstitué avec une très sourcilleuse rigueur documentaire, que ce soit en termes d’univers visuel ou d’intrigue, y compris dans la psychologie des personnages. Ainsi Lucius Modestus, notre héros, se soucie-t-il constamment de sa dignitas (sa respectabilité, en gros) et de l’honneur de l’Empire, ce qui le conduit à se promener vêtu en tout et pour tout d’une serviette de bain aux endroits stratégiques, en observant notre siècle d’un regard sévère.

À partir de là, de deux choses l’une : soit vous êtes déjà en train de rire et vous trouvez l’idée très bonne, soit vous risquez de rester de marbre face à ce manga dont l’intérêt immédiat repose en grande partie sur ce mélange improbable entre un travail documentaire sérieux sur la culture des bains dans la Rome antique et le Japon actuel et un enchaînement de gags à l’absurdité assumée. Les couvertures donnent une bonne idée du concept : des statues antiques authentiques et dessinées avec grand soin, mais affublées d’accessoires anachroniques, sèche-cheveux, visières de bain, etc. Pour ma part, très intéressé par tout ce qui touche à l’Antiquité et ayant un penchant pour l’humour absurde, je ne pouvais qu’être séduit par une histoire pareille.

Une intrigue à sauts et à gambades

Thermae Romae court sur six tomes, ce qui, par rapport à beaucoup d’autres mangas, en fait une série courte, qui ne risque pas de faire s’écrouler vos étagères (ou votre compte en banque). Elle a d’ailleurs fait l’objet de rééditions en intégrales en deux ou trois tomes, ce qui la rend encore plus pratique d’accès (les intégrales offrent en outre un meilleur confort de lecture grâce à un format plus grand, mais dont le poids, lui, peut mettre vos étagères en danger).

Avant d’émettre un avis sur l’ensemble de l’intrigue, j’aimerais donner quelques informations supplémentaires sur le contexte de la publication de Thermae Romae, afin d’éviter les faux procès auxquels j’ai été surpris d’assister sur certains forums. Au départ, Thermae Romae est paru au Japon dans un magazine (comme beaucoup de mangas). Il n’était conçu que comme une série de gags sans lendemain, lisibles de manière pratiquement autonome. Son succès a surpris tout le monde, y compris Mari Yamazaki, qui a alors imaginé de nouveaux épisodes où elle développe une intrigue plus suivie.

Cela explique la curieuse architecture de l’intrigue dans la série terminée. Les trois premiers tomes offrent une série de variations comiques sur l’idée de départ (Lucius est projeté dans le Japon actuel, puis revient à Rome) et sont à lire comme une série sketches. Ce n’est qu’à partir du tome 4 que l’intrigue prend de l’ampleur avec l’arrivée d’autres personnages récurrents, au premier rang desquels Satsuki, une jeune Japonaise passionnée par la Rome antique, qui a la grande qualité de parler un peu latin. L’empereur Hadrien joue également un rôle croissant dans l’intrigue, et c’est assez émouvant de constater que Mari Yamazaki cite parmi ses sources principales pour ce manga le très beau roman français Les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar (qui n’a rien à voir en termes de ton, mais offre une reconstitution très fidèle de la vie et du règne de cet empereur). Et n’oublions pas le cheval.

Si vous ne jurez que par les scénarios à suspense réglés comme des horloges, où l’on a l’impression que l’auteur prend votre tension à chaque seconde pour vérifier si l’histoire vous tient suffisamment en haleine et où le moindre détail est réutilisé cinq tomes après pour un rebondissement crucial, je dois vous prévenir : Thermae Romae n’est pas du tout comme ça. L’histoire ne casse pas trois pattes à un canard de bain, mais, à sa décharge, ça n’a jamais été le but. En revanche, l’autrice parvient avec brio à remplir ses deux objectifs avoués : nous faire rire avec des situations cocasses et nous instruire sur ces deux cultures du bain que sont la Rome antique et le Japon actuel.

L’anthropologue et le canard de bain : quand l’humanisme surgit de la baignoire

C’est dans ces informations sur les « civilisations des bains », distillées au fil des chapitres, que Thermae Romae, sous son allure de divertissement léger, trouve une profondeur certaine. Deux cultures radicalement éloignées dans l’espace et le temps, qui n’ont jamais eu de contact direct entre elles, se trouvent brusquement confrontées l’une à l’autre par le biais d’un intérêt commun pour les bains publics. Or les bains publics forment bel et bien un pan important d’une société. En plaçant dans l’espace public ce qui relève de l’hygiène corporelle, les thermes et les bains japonais montrent une préoccupation louable pour la santé publique. Mieux : ce sont des lieux de sociabilité, une sociabilité dont Thermae Romae nous expose les codes, au point de rencontre entre le public et l’intime, la nudité et la pudeur, la détente et la politesse. Tels que le manga les présente, les bains deviennent le lieu par excellence de l’élaboration de la civilisation, l’endroit où l’on prend soin à la fois de soi et des autres. Comme toutes les bonnes intrigues fondées sur le voyage, Thermae Romae a une portée anthropologique. Une anthropologie par l’humour, ce qui ne l’empêche pas de nous donner à réfléchir.

Et qui se révèle finalement très originale. Car à force d’avaler des péplums américains (ou italiens) qui réduisent Rome à ses armées, à ses gladiateurs, à ses courses de chars, à tous ses aspects les plus violents en somme, nous avions grand besoin d’histoires différentes pour nous rappeler qu’une vision pareille de Rome est à peu près aussi proche de la réalité qu’un jeu vidéo de guerre l’est du quotidien des Français actuels. Une histoire qui nous invite au calme et au bien-être partagé avec tout le monde, y compris les étrangers (ces Japonais « aux visages plats », que Lucius commence par prendre pour des esclaves venus des confins de l’empire, finissent par lui inspirer respect et admiration lorsqu’il découvre les multiples raffinements des salles de bain contemporaines). Un regard d’autrice qui fasse de la culture des bains le porte-parole d’une vision du monde humaniste et pacifique.

On peut aller encore plus loin et remarquer la portée politique possible de cette remise en valeur des bains. En effet, la construction et l’entretien des thermes, tout comme leur coût modique voire leur gratuité, relèvent de la compétence de l’État (c’est-à-dire, sous l’empire romain, de l’empereur). Rien que cela suffit à ébaucher un modèle de société qui a des leçons à nous donner, encore aujourd’hui en France, sur la façon dont l’État prend soin de la santé de tous les citoyens, y compris des plus pauvres et des sans-abris. Pourquoi les bains-douches publics, omniprésents en France il y a quelques décennies, sont-ils si peu nombreux aujourd’hui ?

Au chapitre des reproches

Thermae Romae n’est pas sans défaut. L’intrigue, comme je l’ai dit, peut déplaire par son caractère décousu. Plus gênant à mes yeux, les personnages féminins y sont rares et toujours infériorisés… et je ne parle même pas des femmes romaines de l’Antiquité, mais bien de Satsuki, la Japonaise d’aujourd’hui, qui a tendance à se changer en godiche dès lors que Lucius Modestus est dans les parages. Finir en potiche antique, pour une étudiante brillante, c’est un triste destin.

On peut d’ailleurs adopter une lecture moins bien intentionnée envers ce manga que celle que j’ai développée jusqu’ici. Dans Thermae Romae se lisent nombre de complexes et de tensions qui travaillent le Japon actuel, pour le peu que j’en connais. Le sexisme, pour commencer (certes, quel pays n’y a pas affaire ? mais il revient souvent dans les mangas et films d’animation que j’ai pu voir – et dont je suis persuadé qu’ils sont loin d’être ce qui se fait de pire en la matière). Mais aussi de tenaces rêves d’empire. Pour un pays tel que le Japon, qui a été un empire, élaborer une intrigue vantant un trait culturel commun entre le Japon et la Rome antique pour en faire le fondement de la civilisation n’a rien d’innocent. Ce n’est pas pour rien que l’un des pays les plus impérialistes actuels, les États-Unis, est si obsédé par la Rome antique (et plus particulièrement par l’empire romain : curieusement, la Rome du VIIe siècle avant J.-C., faite de chaumières et d’escarmouches entre paysans vindicatifs, semble moins passionner Hollywood). Je suis le premier à me plaindre de la manie des critiques de péplums à dégainer des grilles interprétatives politiques qui confinent parfois au délire interprétatif, mais, là, c’est difficile de ne pas y penser.

Par bonheur, la manière dont Mari Yamazaki traite son intrigue ne prête qu’assez peu le flanc à cette critique. Je serais tout de même curieux de lire une suite de Thermae Romae où Lucius Modestus se retrouverait projeté dans d’autres civilisations du bain fameuses, par exemple la civilisation de l’Indus ou l’empire ottoman.

Sans être le chef-d’œuvre du siècle, Thermae Romae mérite de ne pas être sous-estimé, que ce soit pour sa valeur de divertissement, ses aspects de bonne vulgarisation historique (qui régalent les enseignants en quête de moyens attrayants de parler des thermes romains) ou encore pour sa vision du monde humaniste qui n’est vraiment pas de trop par les temps qui courent. Le succès du manga a permis de faire découvrir le talent de Mari Yamazaki, qui a de nouveau abordé l’Antiquité dans un autre manga qu’elle co-dessine avec Miki Tori : Pline, un récit des aventures imaginaires de Pline l’Ancien sous le règne du terrible Néron. Cette biographie imaginaire adopte un ton globalement plus sérieux (sans renoncer à des épisodes cocasses) et s’avère pour le moment plus abouti sur tous les plans. J’espère avoir l’occasion d’en parler ici.

Dans le même genre que Thermae Romae, à part Pline de la même autrice, je vous conseille d’aller voir du côté du cinéma avec Ave, César !, un film des frères Coen sorti en 2016. Il ne parle pas que d’Antiquité, puisqu’il s’agit d’une satire du fonctionnement d’Hollywood dans les années 1950, mais c’est ce à quoi je peux penser de plus proche en termes de type d’humour, qu’il s’agisse des situations cocasses ou du comique fondé sur les jeux de regards. Bien entendu, vous pouvez aussi vous intéresser aux films japonais adaptés de Thermae Romae (il y en a eu deux, avec Hiroshi Abe dans le rôle de Lucius), mais ils n’ont pas l’air d’avoir été diffusés en Europe pour le moment (à mon grand regret, car la bande-annonce du premier est tordante).


[Films] « Héros modestes », par le studio Ponoc

17 février 2020

ponoc_poster_no2_0525

Référence : Héros modestes (ちいさな英雄-カニとタマゴと透明人間-, titre anglais : Modest Heroes : Ponoc Short Films Theatre, Volume 1), film regroupant trois courts-métrages (Kanini & Kanino de Hirosama Yonebayashi, La Vie ne perdra pas de Yoshiyuki Momose et Invisible par Akihiko Yamashita), produit par le studio Ponoc, Japon, 2018, 44 minutes.

Comment ça, Ponoc ?

Il y a deux semaines, en guise d’introduction à ma critique du médiocre film de la Warner Bros. Japan dérivé des jeux vidéo Ni no kuni conçus avec la participation du studio Ghibli, je vous avais un peu parlé des personnes, des studios et des films qui s’essayaient à prendre plus ou moins la succession du studio Ghibli pendant la longue pause de sorties cinéma décidée par le studio en 2014 après Souvenirs de Marnie. L’un de ces studios, fondé par plusieurs anciens membres de Ghibli, est le studio Ponoc. Et leurs productions ne sont pas les moins prometteuses, de loin.

Créé en 2015, quelques mois après la décision de Ghibli de ne plus sortir de longs-métrages pendant quelques années, le studio Ponoc compte encore peu de réalisations à son actif. En France, on le connaît pour le moment par une seule sortie au cinéma : Mary et la fleur de la sorcière, de Hirosama Yonebayashi, qui avait déjà réalisé deux beaux films au studio Ghibli (Arrietty et le petit monde des chapardeurs en 2010 et Souvenirs de Marnie en 2014). Mais en 2018, le studio a sorti au Japon une anthologie de courts-métrages formant un moyen-métrage dont le titre peut se traduire ainsi : Le Théâtre des courts-métrages Ponoc, volume 1 : Héros modestes. Il n’est pas sorti en salles en France à ma connaissance, mais a été mis en ligne sur la plate-forme Netflix en septembre 2019. Il aurait mérité mieux, car ces courts-métrages sont fort intéressants.

Le principe de cette anthologie de courts-métrages s’inscrit en partie dans la lignée de ce qu’avait produit le studio Ghibli. Après tout, Ghibli avait produit deux courts-métrages, les Ghiblies, diffusés au Japon respectivement en 2000 à la télévision et en 2002 avant les projections du Royaume des chats. Le studio Ghibli a produit en outre plusieurs courts-métrages qui n’ont été diffusés jusqu’à présent qu’entre les murs du musée Ghibli à Mitaka, près de Tokyo, comme Mei no Konekobusu (Mei et le Chatonbus) qui prolonge l’histoire de Mon voisin Totoro (rha, mon précieux ! pardon). Mais ces courts-métrages n’ont pas été sortis sous forme d’anthologies au cinéma à ma connaissance.

La démarche du studio Ponoc se démarque donc de celle de son glorieux aîné pour adopter le principe du regroupement de courts-métrages dans un moyen-métrage de cinéma, assez courant en France (beaucoup de films de Michel Ocelot relèvent de ce principe, comme Princes et Princesses ou Les Contes de la nuit ; on peut aussi penser à Peur(s) du noir dirigé par Etienne Robial en 2008). S’il fallait à toute force la comparer à ce qui s’est fait en animation japonaise récente, elle se rapprocherait davantage de projets comme Jours d’hiver dirigé par Kihachirō Kawamoto en 2003. Mais en plus… modeste, puisque, là où Jours d’hiver rassemblait 35 réalisateurs d’animation issus du monde entier, Héros modestes se contente de rassembler les créations de trois membres de Ponoc. Si vous n’êtes pas un ou une fan scrupuleuse du studio Ghibli, les noms de ces trois réalisateurs du studio Ponoc ne vous diront pas grand-chose, mais ce sont bien trois anciens membres de longue date du studio Ghibli dont les créations méritent largement d’être guettées pour elles-mêmes. Je dirai un mot de chacun en commentant son film.

Pour l’anecdotique, les courts-métrages d’Héros modestes sont précédés par de brefs écrans animés montrant une grosse île-machine-volante rappelant vaguement l’esthétique du Château dans le ciel. Cela ne dure que quelques secondes.

Kanini & Kanino, de Hiromasa Yonebayashi

Le premier court-métrages d’Héros modestes est aussi celui dont les graphismes rappellent le plus directement la patte graphique la plus courante du studio Ghibli. Il met cependant à profit sa brève durée pour travailler au maximum les détails des décors, dans un univers qui s’y prête à merveille : la faune et la flore aquatiques d’une rivière. Il revêt en outre une dimension (un peu) plus expérimentale en prenant le parti d’une histoire, non pas exactement sans paroles, mais sans paroles compréhensibles, puisque les personnages principaux parlent une langue inventée qui se réduit à quelques mots, à savoir « kanini » et « kanino » (qui sont peut-être des prénoms, mais ce n’est pas entièrement évident au premier visionnage).

Les héros de ce film sont de petits personnages qui ne semblent pas mesurer plus de quelques centimètres de haut et qui vivent sous l’eau d’une rivière de campagne dans un monde qui pourrait être le nôtre, à une époque indéterminée (il me semble tout de même qu’un détail d’un des derniers plans montre des vêtements humains assez récents). Harnachés plutôt que vêtus, équipés de lances terminées par des pointes de crabes, les membres de ce petit peuple des rivières s’efforcent de survivre et d’élever leurs enfants dans l’environnement rendu périlleux par les poissons qui, à leur échelle, sont bien assez grands pour les gober au petit-déjeuner.

Ma première impression en regardant ce court-métrage a été : « Tiens, on dirait les Chapardeurs d’Arrietty et le petit monde des chapardeurs, mais sous l’eau ». De fait, en préparant ce billet, je n’ai pas été surpris de découvrir que le réalisateur de Kanini & Kanino, Hiromasa Yonebayashi, avait justement réalisé Arrietty en 2010 ! Ce court ressemble donc à une manière d’étoffer indirectement cet univers, ou du moins d’explorer le même genre d’enjeu narratif. Pour mémoire, Yonabayashi a réalisé depuis Souvenirs de Marnie avant de quitter Ghibli pour le stuio Ponoc, au sein duquel il a réalisé Mary et la fleur de la sorcière en 2017. Des films à la patte graphique très semblable et typiquement « ghiblesque », mais aux univers et aux personnages très distincts, qui me rendent curieux de voir ce que seront ses prochaines créations.

Je ne saurais passer au court-métrage suivant sans dire un mot sur la musique de ce court-métrage : logiquement investie d’un rôle plus important par la quasi absence de dialogue, elle fait beaucoup pour l’atmosphère aquatique et épique de l’histoire s’inspirant tantôt des compositions impressionnistes d’un Debussy, tantôt des sifflements de western à la Ennio Morricone. Elle a été composée par Takatsugu Muramatsu, un compositeur aguerri à qui l’on devait entre autres la bande originale de Souvenirs de Marnie pour Ghibli, de Mary et la fleur de la sorcière pour Ponoc, ainsi que de Lou et l’île aux sirènes de Masaaki Yuasa (en 2017).

La vie ne perdra pas, de Yoshiyuki Momose

Yoshiyuki Momose a réalisé depuis le film adapté de Ni no kuni dont je parlais l’autre jour, et je vous renvoie donc à ce précédent billet pour une présentation plus détaillée de sa riche carrière d’animateur au studio Ghibli puis chez Ponoc. La Vie ne perdra pas a pour titre original amusant Samurai eggu : quelque chose comme « l’œuf samouraï », je suppose, puisqu’on en voit brièvement un dans le film. Le titre français a l’avantage de mieux faire comprendre d’emblée l’enjeu de l’intrigue, et de ne pas méprendre sur son genre : contrairement au précédent film, ce court-métrage s’ancre dans un ferme réalisme et adopte le ton d’un « récit de vie ». Les graphismes, plus épurés et aquarellés que ceux du film précédent, rappellent un peu ceux de Mes voisins les Yamada ou du Conte de la princesse Kaguya.

Le personnage principal de ce court-métrage, Shun, est un petit garçon extrêmement allergique aux œufs. Le moindre contact avec des traces d’œufs, dans les aliments ou même dans la salive de quelqu’un, suffit à déclencher chez lui une réaction allergique potentiellement mortelle si on ne lui injecte pas un antiallergique en quelques minutes. Le film relate le quotidien du garçon bouleversé par les multiples précautions que sa mère et lui doivent observer : aliments spéciaux à la maison et à l’école, prudence dans les contacts avec les autres enfants, etc. La mère de Shun, quant à elle, est professeure de danse, mais, comme tous les parents, elle doit parfois quitter son travail en toute hâte pour rejoindre son fils quand celui-ci a un problème de santé. On suit en particulier le destin de Shun, la manière dont celui-ci se représente son allergie, et l’effort qu’il fait pour se débrouiller dans les moments où sa mère n’est pas là.

Des trois courts-métrages, c’est celui qui m’a paru le plus abouti. Son scénario met en lumière un héroïsme du quotidien déployé par les parents et les enfants et qui n’est jamais mis à l’honneur d’habitude en dehors de quelques reportages ou documentaires. Il est ici mis en lumière par une fiction sensible sans être démonstrative, grâce au regard tour à tour apeuré, épique ou comique porté par l’enfant sur ses propres problèmes, qui ménage de nombreux rebondissements émotionnels tout en donnant à réfléchir. Les graphismes et la musique discrète sont en parfaite adéquation avec le propos. C’est un court-métrage qui aurait toute sa place dans un festival d’animation international.

Invisible, d’Akihiko Yamashita

Le dernier court-métrage n’est pas le moins expérimental des trois. Si ses graphismes, plus typiquement « ghiblesques » avec un parti pris à peine plus détaillé que la moyenne, ne s’écartent pas beaucoup de la ligne graphique principale de Ghibli et de Ponoc, Invisible opte lui aussi pour une histoire sans paroles (ou presque) : nous sommes plongés dans une situation étrange dont nous devrons comprendre les clés de notre mieux au fil de la courte intrigue. Exit les contes et le réalisme : nous restons en plein Japon contemporain, certes, mais cette fois sous l’angle du fantastique.

Un homme entreprend une journée de travail ordinaire mais nous le découvrons peu à peu doté de capacités hors normes qui, loin de faire de lui un super-héros ou un sorcier, l’abaissent au-dessous du commun des mortels en l’entraînant dans des difficultés sans fin pour, par exemple, ne pas laisser tomber un objet ou ne pas finir emporté par le vent. Que lui arrive-t-il au juste et pourquoi ? Mystère. J’ai pensé à Kafka et à sa Métamorphose ou aux nouvelles fantastiques européennes des XXe-XXIe siècles comme celles du recueil Le Passe-murailles de Marcel Aymé ou Le K de Dino Buzzati. Il faut apprécier cette approche du surnaturel inquiétant qui met l’accent sur la faiblesse de la condition humaine. Selon votre capacité d’empathie, ce sera plus ou moins pathétique ou au contraire amusant.

J’ai beaucoup apprécié ce choix du traitement du surnaturel, qui m’a paru assez original en animation japonaise (mais je suis loin de tout connaître) et qui constitue une variation bien distincte sur le thème d’ensemble de l’anthologie, tout en s’y intégrant parfaitement. Le principe du personnage et de ses mésaventures est très bien trouvé. J’avoue avoir été moins convaincu par l’intrigue proprement dite à partir du moment où elle essaie de dépasser l’exposé de l’étrange situation du personnage pour le montrer accomplissant un acte héroïque au sens beaucoup plus classique du terme.

Akihiko Yamashita est le moins connu des trois réalisateurs de Héros modestes. Il a mené une belle carrière au sein du studio Ghibli en tant que character designer (concepteur graphique des personnages) de films comme Le Château ambulant, Les Contes de Terremer et Arrietty et le petit monde des chapardeurs, puis, chez Ponoc, de Mary et la fleur de la sorcière. Invisible est son premier film en tant que réalisateur.

 


[Film] « Ni no kuni », de Yoshiyuki Momose

3 février 2020

2019, Ni no kuni, Yoshiyuki Momose

Référence : Ni no kuni, film réalisé par Yoshiyuki Momose, Japon, 2019, 106 minutes.

L’histoire

Yû et Haru sont deux lycéens tokyoïtes que tout distingue. Yû est calme et posé, voire introverti, et il est paralysé des jambes, ce qui le contraint à se déplacer en fauteuil roulant. Haru, lui, est impulsif et irréfléchi, mais plein d’assurance et d’énergie. Tous les deux sont amis de longue date avec Kotona, jeune fille vive et enjouée. Yû en est secrètement amoureux, mais voyant Haru et Kotona occupés à développer des sentiments mutuels, il n’ose se déclarer. Ce triangle amoureux naissant est bouleversé lorsqu’un mystérieux assassin surgi de nulle part pourchasse Kotona et la poignarde. Dans leur précipitation à vouloir sauver leur amie, Yû et Kotona se mettent en danger et se trouvent propulsés à l’improviste dans un autre monde, un royaume médiéval peuplé de chevaliers, de magiciens et de créatures magiques : Ni no kuni, le « deuxième monde ». Lancés à la recherche de leur amie, ils ne tardent pas à découvrir que la princesse héritière du royaume ressemble furieusement à Kotona, que ce soit dans son apparence ou dans ses goûts. La clé de la survie de Kotona réside dans les liens mystérieux qui unissent leur monde d’origine et Ni no kuni.

En attendant Ghibli…

Depuis la sortie de Souvenirs de Marnie d’Hiromasa Yonebayashi en 2014, cela fait six ans que le studio Ghibli n’a plus réalisé de longs-métrages. Six années longues comme des années sans pain pour les gens qui, comme moi, chérissent les productions de ce studio et en particulier de ses deux créateurs, Hayao Miyazaki (Nausicaä de la vallée du vent, Mon voisin Totoro, le Voyage de Chihiro, Princesse Mononoké, Le Vent se lève…) et le regretté Isao Takahata (Le Tombeau des lucioles, Pom Poko, Le Conte de la princesse Kaguya… malheureusement mort en 2018).

Depuis 2014, le studio Ghibli n’est pourtant pas resté inactif. Non seulement Hayao Miyazaki y a réalisé des courts-métrages avant de se lancer dans la production d’un futur nouveau long-métrage, non seulement son fils Goro Miyazaki a réalisé une série télévisée d’animation de fantasy (Ronya, fille de brigand), mais le studio s’est engagé dans des activités nouvelles. Ghibli a ainsi produit un film réalisé par un Néerlandais, Michael Dudok de Wit : La Tortue rouge, une robinsonnade aux allures de conte qui marque surtout les esprits par son univers visuel et musical. Mais le studio s’est aussi impliqué dans des projets vidéoludiques, en s’associant avec le studio Level-5 pour concevoir un jeu vidéo de rôle, Ni no kuni : La Vengeance de la sorcière céleste, sorti fin 2010 au Japon et en 2013 en Europe. Ni no kuni arbore des personnages conçus par les artistes du studio Ghibli et qui reprennent le style de la plupart de ses films. Le studio s’est aussi chargé des cinématiques, tandis que la musique était confiée en partie au grand compositeur japonais Joe Hisaishi, connu pour sa collaboration et son amitié de longue date avec les principaux réalisateurs du studio (pour avoir écouté la bande originale séparément du jeu : elle est somptueuse). Le succès critique et commercial du résultat a mené à la conception d’un second jeu, Ni no kuni : L’Avènement d’un nouveau royaume, sorti en 2018, mais dans lequel le studio Ghibli semble avoir pris une moindre part. C’est dans l’univers de ces deux jeux que se déroule le film Ni no kuni.

Le réalisateur, Yoshiyuki Momose, est un ancien membre du studio Ghibli, où il est entré après un début de carrière en tant qu’animateur-clé sur plusieurs séries animées dont une, Belle et Sébastien, est parvenue jusque sur les écrans européens dès 1983. Devenu animateur-clé (chargé de dessiner les poses marquant les étapes importantes des mouvements et des expressions d’un personnage, tandis que les « intervallistes » dessinent les images intermédiaires), Yoshiyuki Momose travaille sur trois beaux films : Si tu tends l’oreille du regretté Yoshifumi Kondo et deux films de Hayao Miyazaki, Porco Rosso et Le Voyage de Chihiro. Il contribue ensuite, à des postes variés, à plusieurs films ultérieurs du studi, avant de prendre la tête de la conception de l’univers et de la direction artistique du premier jeu Ni no kuni. C’est de manière logique qu’il accepte la réalisation du film d’animation qui en dérive. Notez qu’après la « mise en pause » de la production de longs-métrages chez Ghibli en 2014, Yoshiyuki Momose prend part à Mary et la fleur de la sorcière, premier long-métrage d’un studio fondé par plusieurs anciens de Ghibli, le studio PONOC, dont j’aurai sans doute l’occasion de reparler puisque leurs premières créations sont prometteuses, à commencer par leur trio de courts-métrages Héros modestes diffusé pour le moment en Europe via Netflix et auquel j’ai depuis consacré un billet ici même.

… on n’a pas de Ghibli

Voici donc un film d’animation dérivé de jeux vidéo auxquels Ghibli a participé, réalisé par un ancien de Ghibli, et dont la bande originale a elle aussi été composée par Joe Hisaishi (étant donné la qualité des compositions de Hisaishi, cela suffit à m’intéresser au film). À cette différence qu’il n’a pas été produit par Ghibli, mais par Warner Bros. Japan. Et la différence s’avère de taille. Ni no kuni apparaît-il comme une alternative prometteuse aux films Ghibli ? À mes yeux, non. Cela ne signifie pas que le film soit un ratage absolu, mais, si vous avez apprécié les univers magiques détaillés du Voyage de Chihiro et du Château ambulant, ou les affrontements épiques de Princesse Mononoke, ou les personnages féminins forts de la plupart des films de Miyazaki, ou le mélange subtil de fantastique et de poésie de Si tu tends l’oreille, si ce qui vous comblait était de retrouver beaucoup d’archétypes de la fantasy subvertis et renouvelés par des univers créatifs et une réalisation montrant la patte de grands cinéastes, mieux vaut passer votre chemin ou rabaisser beaucoup vos attentes. Ni no kuni m’a fait l’effet d’un produit dérivé industriel médiocre, adjectif qui, encore une fois, ne signifie pas « mauvais », mais qu’on pourrait reformuler plus clairement par l’interjection « bof » (répétée deux ou trois fois selon l’intensité de la tiédeur à exprimer).

Certes, Ni no kuni n’est ni le premier ni, sans doute, le dernier film à souffrir de la comparaison avec les productions Ghibli, ou de leur ombre, pourrait-on dire. En son temps, Mary et la fleur de la sorcière avait reçu un accueil variable en France de la part d’un public prompt à rapprocher son personnage principal de Kiki la petite sorcière ou à trouver son intrigue trop cartoonesque, trop science-fictionnesque ou trop légère par rapport au mélange d’aventure, de contemplation et de lyrisme de beaucoup de films Ghibli. Ce type de comparaison peut vite tourner au faux procès, dans la mesure où tout film qui essaie de faire comme les Ghibli se voit reprocher une tentative pour surfer sur leur succès et un manque de personnalité, tandis que tout film qui s’en écarte pour élaborer sa propre esthétique se voit reprocher de ne pas faire comme eux. Le problème est que, même quand on le considère en lui-même,  Ni no kuni peine à se trouver une personnalité, comme un projet où un réalisateur pas mauvais aurait eu les mains liées par les contraintes d’une direction de production elle-même engoncée dans un marketing conservatiste.

La qualité générale de l’animation est ce qui démarque en premier Ni no kuni, qui souffre de la comparaison non seulement avec les films du studio Ghibli mais avec n’importe quelle production d’animation japonaise ou européenne soignée (pour évoquer deux régions où l’animation à rendu de dessin animé en 2D est couramment pratiquée). Le défaut le plus voyant est la mauvaise intégration des images de synthèse dans le rendu général en 2D : des éléments comme les reptiles sur la placé du marché de la capitale du royaume ou le vaisseau volant s’assemblent mal au reste de l’image. Mais l’animation en 2D elle-même m’a parfois laissé sur ma faim, notamment dans les scènes censées nous emporter par leur beauté enchanteresse, comme la danse de la princesse sur le lac… qui montre surtout qu’en dehors des positions-clés des personnages, l’animation a été bâclée. Problème de budget ? De temps ? De niveau de qualité recherché ? Je ne sais pas. Seuls les décors, somptueux, relèvent le niveau.

Le deuxième aspect qui m’a déçu est le scénario. Je précise que je n’ai pas joué aux jeux Ni no kuni et que je ne leur compare donc pas le film. Apprécié en lui-même, ce dernier offre un univers de fantasy extrêmement stéréotypé à base de chevaliers et de princesse à sauver, de complot politique et de combats. Tout cela pourrait tout de même donner un bon film moyennant quelques idées originales et/ou une réalisation capable de donner à l’ensemble un souffle épique. Or l’histoire aligne les stéréotypes sans jamais approfondir le monde de Ni no kuni au-delà d’un ersatz de Tolkien… en encore moins varié puisque, de cet univers supposément merveilleux, on ne verra guère qu’une ville, un lac et un palais maléfique (vite fait). La magie est rare, assez clichée (la dague ensorcelée fait très Nazgûl du Seigneur des Anneaux) et traitée sans grande cohérence (à un moment, l’un des personnages se découvre un pouvoir magique puissant, et puis… c’est tout, tout le monde l’oublie ensuite – et à l’inverse, ce personnage n’est pas censé être doué pour le combat à l’épée, mais à la fin tout se passe comme si, finalement, il l’était, puisqu’il affronte d’égal à égal un autre personnage qui était présenté comme plus doué que lui dans ce domaine au début). Les rares personnages non-humains sont vite oubliés dès que l’intrigue se noue. Il y a tout un tas d’éléments sur l’histoire du royaume et de sa dynastie qui s’avèrent cruciaux pour le dénouement, mais qui ne sont pas introduits assez en amont et débarquent tous en vrac pendant ou même après la bataille finale, ce qui m’a un peu étourdi sous les informations et m’a laissé une impression de fouillis. (Peut-être y avait-il là-dedans des choses qu’on devait déjà savoir si on avait joué aux jeux ?) Quant au combat final avec le boss de fin grand méchant, il pourrait atteindre à l’épique si l’apparence du « méchant » ne m’avait pas paru profondément ridicule et n’avait tiré la séquence vers le série B, voire la série Z, à mes yeux. Quel dommage !

Parmi les humains, les femmes, en particulier Kotona et son alter ego de Ni no kuni, laissent toute la place aux hommes dès lors qu’il s’agit d’agir. Kotona n’est là que pour servir d’enjeu à l’histoire, c’est littéralement une princesse à sauver. Les personnages secondaires féminins, « grande sœur » Saki et une militaire de l’armée du roi, s’agitent sur quelques plans mais n’apportent aucune contribution réelle à l’histoire, ce qui laisse un arrière-goût d’excuse superficielle. Tant la trame traditionnaliste de l’histoire que le traitement des personnages féminins font bel et bien penser à un jeu vidéo, non pas des années 2010, mais des années 1980.

Enfin, la musique de Joe Hisaishi mériterait que je la réécoute à part, pour mieux en profiter. Elle m’a paru intéressante au début du film avant de disparaître sous les bruitages… vers la fin, j’aurais bien coupé le son de la bataille finale pour entendre la musique, s’il y en avait encore à ce moment-là.

Le fantastique et la psychologie un peu mieux traités

Venons-en à l’aspect fantastique, à savoir la découverte de l’existence d’un autre monde. Les adolescents naviguent entre le monde réel du Tokyo contemporain et le monde parallèle de Ni no kuni. Le thème est classique : en littérature, on pense aux Chroniques de Narnia ou plus récemment au Monde d’Ewilan ; au cinéma, on peut penser à des Ghibli comme Le Royaume des chats ou récemment à Le Garçon et la Bête ou encore plus récemment à Wonderland, le royaume sans pluie. Mais encore une fois, un thème classique n’interdit pas un film réussi. Le passage dans l’autre monde devient pour les deux garçons un moyen de dépasser leurs limites intérieures et de mettre à l’épreuve leur amitié. On devine vite l’aspect initiatique, etc. Cet aspect m’a paru mieux traité que la conception de l’univers lui-même. Développé graduellement au fil de l’histoire, il réserve des rebondissements intéressants liés au passé des divers personnages. J’en suis presque à penser que, si le réalisateur avait été libre d’inventer son monde parallèle en fonction de son intrigue principale au lieu de devoir adapterà toute force l’univers du jeu vidéo, le résultat d’ensemble aurait été plus réussi. Je n’ai qu’une chose à redire à cette affaire de mondes parallèles assez habilement ficelée : le principe de correspondances entre les nombres d’habitants des deux mondes supporte dificilement un examen approfondi, et il faudra jeter un mouchoir indulgent sur ce pan de l’univers qui semble n’avoir été imaginé que pour servir opportunément l’intrigue des trois adolescents. Cela dit, si vous pensez que l’univers doit être au service de l’histoire et non l’inverse, ce qui est en général une sage maxime, cela ne vous dérangera pas trop. Si par contre vous êtes du genre à vous creuser la cervelle en vous demandant comment un tel principe a pu fonctionner pendant des millénaires dans les deux univers, vous allez au devant de migraines persistantes.

Voyons maintenant les deux réels personnages principaux de l’histoire, à savoir Yû et Haru. Leur relation forme le second aspect le plus approfondi du scénario, au point de retenir toute l’attention en tant qu’enjeu dramatique, au détriment du sauvetage de Kotona (laquelle a si peu de substance qu’elle paraît aussi translucide que sur l’affiche du film). Le problème est que la subtilité psychologique annoncée par les débuts du film, qui laissent attendre une comédie dramatique sentimentale, fait long feu dès lors que l’on bascule dans l’autre monde. Haru est certes impulsif et écervelé, mais ce trait de caractère est poussé jusqu’à la caricature, au point que son basculement moral paraît stupide (je dis « stupide » et non « invraisemblable » car la stupidité existe dans la réalité, mais tout de même…). Quant à l’explication finale sur le lien qui unit Yû et Haru, elle m’a laissé assez sceptique étant donné leurs profondes différences.

L’aspect le plus original des personnages principaux, adroitement mis en avant par l’affiche, est l’inclusion d’un personnage handicapé parmi les premiers rôles, en l’occurence Yû. Le début du film montre son quotidien difficile et aborde même discrètement la question de la difficile vie amoureuse et sexuelle des personnes handicapées. La découverte de l’autre monde donne lieu à un dilemme intéressant pour Yû. Mais au bout du compte, le traitement du handicap reste superficiel, ce qui pourra laisser sur leur faim les personnes qui auraient aimé un portrait social et psychologique plus poussé sous cet angle. J’ai d’ailleurs eu l’impression que le handicap passait à la trappe d’une manière un peu « facile » au moment du dénouement.

Conclusion

Quid des gens qui auraient joué aux jeux ? Sans y avoir joué moi-même, il me semblait que les jeux vidéo Ni no kuni immergeaient joueurs et joueuses dans un univers de magie où l’on incarne un jeune apprenti sorcier. Le film, lui, m’a paru manquer de magie. Où sont tous les sortilèges utilisables dans le jeu ? Les deux petites créatures magiques qui apparaissent dans le film y jouent un bien faible rôle et ont l’air de pâles reflets de ce que peuvent donner ce type de créatures dans le jeux. Je serais, enfin, curieux d’avoir l’avis de gens qui ont joué aux jeux pour savoir ce qu’ils ont pensé de la probable reprise de lieux et de personnages des jeux et des liens chronologiques établis entre les intrigues des jeux et celle du film.

Regardé pour lui-même, le film, comme vous l’aurez compris, a peiné à me convaincre. En dépit de quelques bonnes idées, il m’a laissé l’impression d’avoir le cul entre deux chaises : d’un côté, un pur film de fantasy épique qui n’a pas le temps de montrer toutes les merveilles de l’univers de Ni no kuni ou d’approfondir les personnages qui en sont originaires ; de l’autre, un film fantastique où le voyage vers un autre monde forme un miroir symbolique des affres de l’adolescence, mais dont l’intrigue, quoique plus approfondie, m’a laissé malgré tout un sentiment d’inabouti. Enfin et surtout, ni l’univers visuel ni l’animation ne peuvent se comparer aux productions des studios Ghibli.

Le critique du Japan Times reprochait au film Ni no kuni de chercher à profiter du vide laissé par l’absence de long-métrage Ghibli ces dernières années en trompant le public sur son degré réel de « Ghiblitude ». Avouons qu’on peut bel et bien soupçonner la Warner Bros. Japan d’y avoir pensé. Le relatif échec artistique de ce film ne m’empêche pas de rester curieux des futures œuvres de Yoshiyuki Momose – dans un cadre moins contraignant, souhaitons-le-lui.


Camille Von Rosenschild et Xavière Devos, « Sorcières de légende »

28 décembre 2016

devosetrosenschildsorcieresdelegende

Référence : Camille Von Rosenschild (texte) et Xavière Devos (illustrations), Sorcières de légende, Paris, La Martinière, collection « Jeunesse », 2016.

Présentation de l’éditeur :

« Des sorcières de légende se sont réunies pour nous faire partager leur incroyable destin ! Découvrez leur histoire, et vivez avec elles des aventures pleines de surprises, illustrées avec poésie et talent par Xavière Devos. »

Mon avis :

Cet album de contes illustrés pour la jeunesse rassemble une dizaine d’histoires de sorcières racontées par Camille Von Rosenschild et illustrées par Xavière Devos. Sur un sujet classique, il parvient à proposer quelque chose d’original, beau et accessible, d’où le billet que je lui consacre ici.

Original, parce que les histoires de sorcières choisies proviennent du monde entier et s’écartent souvent des personnages déjà bien connus dans la France actuelle. Parmi les grands noms de la littérature classique, on ne reconnaîtra guère que Circé, la sorcière de l’Odyssée. Et pourtant, que de belles découvertes à faire à l’occasion de ces courts voyages sur tous les continents ! D’autant que certaines de ces sorcières sont des monuments culturels dans d’autres régions du monde, comme la sulfureuse Aïsha Kandisha, séductrice et dévoreuse de jeunes hommes, en Afrique du Nord (elle donne sa couverture à l’album). Parmi ces personnages très variés, certaines sont plus des magiciennes bienveillantes, mais d’autres sont bel et bien des sorcières au sens le plus maléfique du mot, de sorte que certaines histoires se terminent mal pour la sorcière, tout en autorisant lectrices et lecteurs à ressentir un certain soulagement pour les victimes ainsi épargnées. Le résultat est une série d’histoires aux structures et aux dénouements variés, et, comme beaucoup de ces personnages sont peu connues sur notre coin de la planète, on ne connaît pas la fin à l’avance : le plaisir de la lecture et l’effet de surprise restent intacts. Le fond des histoires n’a pas été édulcoré, mais les choses sont formulées de façon à ne pas trop heurter un public enfantin (par exemple, un adulte comprend tout de suite qu’Aïsha Kandisha veut coucher avec les jeunes hommes, mais ce n’est pas dit comme ça ; en revanche, le moment de l’Odyssée où Circé propose à Ulysse de coucher avec lui afin de lui prouver qu’elle est fiable a été omis, mais il aurait été plus compliqué à adapter).

Beau, parce que les illustrations de Xavière Devos, souvent en pleine page ou sur une demi-page et mises en valeur par le format (23×33 cm), sont magnifiques : elles regorgent de détails et se parent de mille couleurs, avec une inspiration puisée dans les costumes et tenues traditionnelles des quatre coins du monde à la faveur de ces contes, mythes et légendes qui étaient autant d’invitations au voyage vestimentaire. Certaines de ces histoires deviennent ainsi un beau moyen de découvrir les habits propres à la Chine médiévale ou à l’Afrique noire. D’autres sont l’occasion de renouveler l’imagerie classique, en particulier l’histoire de Circé qu’on ne découvrira pas en vêtement grec antique mais vêtue d’une tenue qui fait davantage penser au Grand Nord… ce qui est étonnant, mais en rien incohérent, puisque, dans l’Odyssée, la magicienne habite une île reculée qu’Ulysse atteint longtemps après avoir complètement perdu son cap.

Enfin, ces histoires et leurs illustrations restent accessibles en termes de difficulté de lecture. Chaque histoire tient en trois ou quatre pages abondamment illustrées, soit plus deux pages de texte écrit gros. Le style de Von Rosenschild est clair et sobre, mais sait poser une ambiance et installer une tension dramatique en peu de mots. Le livre dans son entier ne doit pas dépasser les 60 pages et les histoires se lisent de toute façon indépendamment les unes des autres. En termes d’âge du lectorat, le site de l’éditeur classe cet album dans la catégorie « 6-9 ans », mais il peut encore convenir à un lectorat plus âgé, y compris adulte, puisque les légendes qu’il relate ne sont pas du genre qu’on a déjà lues cent fois. Je n’ai aucune idée des prix habituels pour ce type de livre : l’éditeur le propose à 13 euros, ce qui me semble raisonnable pour un « beau livre » comme celui-ci.

Bref, c’est une jolie découverte qui me donne envie de suivre les publications des deux auteures ainsi que cette collection dont j’ignorais jusqu’à présent l’existence (je connaissais surtout La Martinière pour ses ouvrages savants et ses essais, mais l’éditeur a visiblement su proposer au moins un ouvrage jeunesse qui apporte réellement du nouveau dans ce domaine où les publications abondent).

Au passage, on peut voir plus d’illustrations de Xavière Devos (issues pour la plupart d’autres livres) sur son site.


[Film] « Akira », de Katsuhiro Otomo

26 décembre 2012

Akira-DVD

J’avais lu, il y a quelques mois, le manga Akira. Il se trouve que je suis tombé, il y a quelques semaines, sur le DVD du film d’animation japonais réalisé par l’auteur du manga lui-même, Katsuhiro Otomo. Le film d’animation est tout aussi réputé que le manga auprès des amateurs de culture japonaise et des amateurs de science-fiction en général : je me suis donc jeté sur le DVD afin de voir enfin ce fameux film. Je vous renvoie au billet que j’avais consacré ici au manga pour la présentation de l’intrigue et mes impressions du moment, et je vais dire à présent un mot de l’adaptation.

Histoire de donner le ton tout de suite : elle m’a paru excellente, voire meilleure que le manga lui-même. Mais détaillons un peu.

Un film soigné

D’abord, en tant que film d’animation japonais, Akira est d’une grande qualité, tant du point de vue des graphismes, somptueusement détaillés, que de l’animation elle-même, très fluide et à des années-lumières des productions bon marché. De fait, le projet disposait d’un budget énorme pour l’époque, et il n’a visiblement pas été dépensé en vain. Ajoutons tout de suite que ces décors et les apparences des personnages sont très fidèles à ce qu’ils étaient dans le manga, avec un niveau de détail impressionnant qui permet aux scènes du film de reproduire les riches paysages urbains des pages de la BD.

La musique est une autre grande qualité de ce film, et l’un de ses principaux apports à l’univers créé par le manga : elle vaut qu’on s’y attarde un peu. Composée par le collectif musical Geinoh Yamashirogumi, elle ne peut que frapper par le jeu complexe d’écarts et de correspondances qu’elle instaure avec les images : en témoigne, dès les premières minutes, le parti pris d’un arrière-plan musical faussement discret, tout en énergie retenue, pour accompagner la scène de poursuite en moto très violente qui aboutit à l’accident de Tetsuo. Surtout, là où on aurait droit d’ordinaire à une simple musique orchestrale ou électronique, la BO d’Akira mêle savamment aux instruments classiques d’autres sonorités issues des musiques traditionnelles japonaise et balinaise : pour un spectateur français comme moi, qui ne connais la musique traditionnelle japonaise que par ce qu’on en entend dans quelques films de Kurosawa, le résultat donne l’impression de tirer certaines scènes vers le théâtre (j’emploie de multiples nuances parce que je ne connais pratiquement rien au théâtre japonais en dehors de cet emploi de la musique), ce qui renforce la stylisation de l’ensemble et donne à certaines des scènes les plus apocalyptiques de l’intrigue une dimension encore plus terrifiante, mais d’une nature différente, qui l’écarte du pur film d’action ou d’horreur pour l’orienter vers la tragédie.

Ce mariage, qui peut paraître improbable, ne manque pas de surprendre et peut déplaire. À mes yeux, il fonctionne très bien, et correspond à merveille à l’atmosphère particulière de l’univers du manga, qui, un peu comme les deux films Ghost in the Shell, mélange des scènes d’action débridées et un questionnement philosophico-mystique. (Ces quelques éléments montrent qu’il serait passionnant de replacer Akira dans le contexte de la culture japonaise, mais ça a sûrement déjà été fait depuis longtemps et je laisse ce soin à des gens mieux informés que moi…)

Une adaptation habile…

Qu’en est-il maintenant de l’adaptation du manga ? Il faut savoir d’abord que le film a été mis en projet bien avant la fin de la parution du manga, et à un moment où Katsuhiro Otomo lui-même n’avait pas encore conçu la fin de son intrigue. À lire la Wikipédia anglophone, il semble même que ce soit le projet de film qui ait aidé Otomo à concevoir enfin une fin pour son histoire. Le film est sorti en 1988, tandis que le manga n’a été achevé qu’en 1990 : cela veut dire que les lecteurs et admirateurs du manga ont eu d’abord droit à la fin de l’histoire dans le film avant de la lire dans le manga. Mais, je peux le dire sans dévoiler grand-chose, la fin du film et celle du manga sont nettement différentes, et justifient à elles seules d’aller lire ou voir les deux œuvres. C’est là la différence la plus décisive entre leurs deux intrigues. Mais bien entendu, le film, même s’il dure deux bonnes heures, a dû concentrer les multiples péripéties du manga dans un format très restreint.

Or, à ce jeu-là, il m’a semblé que le film s’en sortait étonnamment bien, avec un résultat dont le degré d’achèvement dépasse même celui du manga. Comme je l’avais dit dans mon billet sur le manga, l’œuvre originale souffrait un peu de la multiplicité de ses péripéties et de ses sous-intrigues, qui m’avaient laissé une impression d’action gratuite (voire de violence gratuite, même si l’humour évite à l’ensemble de tomber complètement dans le glauque). Or le scénario du film se concentre sur l’essentiel, et, ce faisant, corrige ce défaut : il ramasse l’intrigue en un temps plus court, évacue les péripéties accessoires, supprime certains personnages et en modifie d’autres. Les lecteurs du manga s’attristeront peut-être du rôle largement restreint de lady Miyako (qui apparaît à peine) ou de l’absence complète de Chiyoko. Mais cette concentration de l’intrigue autour de personnages moins nombreux permet au film de les approfondir suffisamment malgré la plus grande brièveté de l’intrigue, ce qui n’était pas gagné.

Si Kaneda garde un côté « jeune premier » assez prévisible et a surtout des allures de personnage-prétexte relativement plat (à mon avis), ses relations avec Kei et Tetsuo gardent la complexité qu’elles ont dans le manga, et les deux autres piliers de l’intrigue que sont Tetsuo et le colonel Shikishima, personnages particulièrement approfondis, tiennent toutes leurs promesses, ce qui permet au scénario d’éviter tout manichéisme. Le personnage tourmenté qu’est Tetsuo est aussi grandiose que dans le manga, tandis que le colonel m’a paru gagner encore en profondeur.

J’ai apprécié aussi les apparitions régulières d’un scientifique collaborateur du colonel, parfait dans le rôle du savant inconscient prêt à ouvrir la boîte de Pandore, quitte à provoquer une nouvelle apocalypse. Naturellement, derrière l’enjeu terrifiant des pouvoirs d’Akira et de Tetsuo, il y a une réflexion sur l’arme nucléaire, mais aussi plus généralement sur les notions de savoir et de progrès. C’était l’une des autres grandes qualités du manga, et j’ai été très heureux de voir que le film non seulement la conserve, mais lui confère plus de puissance en mettant davantage en avant les trois mutants qui tentent de contenir Tetsuo ; ce sont eux qui se chargent de livrer aux spectateurs les quelques éléments qui permettent d’entrevoir la vérité au sujet de l’origine des pouvoirs paranormaux (dans le manga, c’était lady Miyako qui exposait ces éléments à Kei). Si le savant représente une approche purement scientifique de ces pouvoirs aberrants et terribles, les mutants, de leur côté, en incarnent l’approche mystique, ce qui pose le problème dans des termes différents, ceux de la frontière entre la condition humaine et quelque chose qui s’apparente soit à un don de Dieu ou des dieux, soit à une possibilité pour les humains d’accéder eux-mêmes à une puissance quasi divine.

… dotée d’une fin mieux ficelée

<Révélations sur la fin du manga.> J’avais reproché à la fin du manga son caractère abrupt et insatisfaisant. Si vous vous rappelez du détail, on y voit Tetsuo disparaître, comme absorbé par Akira après le réveil de ce dernier, mais on assiste surtout, à la toute fin, à la fondation d’un empire d’Akira au service duquel se mettent Kaneda, Kei, Chiyoko et les autres, ce qui me paraissait plus qu’étrange dans la mesure où ils ont à peu près toutes les raisons de haïr Akira à la fin du manga. Cette fin avait en plus un côté « jeune empire totalitaire en devenir » qui m’avait laissé mal à l’aise : pour un lecteur mal disposé et un peu hâtif, elle n’aurait pas de mal à avoir l’air de véhiculer une idéologie douteuse (culte de la personnalité d’un chef tout-puissant + société militarisée + instrumentalisation de la jeunesse + promesse d’un homme nouveau + velléités de conquête du monde + armes de destruction massive = hum hum), mais je ne pense pas que ce soit le cas, car je doute qu’Otomo ait conçu Akira ou Kaneda comme des modèles à prendre au premier degré : l’histoire est bien plutôt à prendre avec le même recul que les univers de science-fiction sombres riches en complots politiques et en figures de (vrais-faux) prophètes, du type Warhammer 40 000 ou Dune (ce dernier cycle développant lui aussi une réflexion sur le concept de messie, au fond pas si éloignée d’Akira, mais à une autre échelle). Il m’avait semblé, en tout cas, que cette fin du manga témoignait surtout des difficultés de l’auteur à boucler une intrigue foisonnante et ouvrant sur toutes sortes de développements possibles. C’était une fin ouverte, mais un peu trop ouverte à mon goût, car on avait vraiment l’impression que les personnages étaient laissés en plan. Or la fin du film est complètement différente et a l’avantage d’être plus « fermée », même si elle est également très riche en implications.

<Révélations sur la fin du film.> Dans la fin du film, on assiste, comme dans le manga, à la fin spectaculaire de ce qu’est devenu Tetsuo. Mais le moment du réveil d’Akira est différent et habilement réparti en deux temps. Lorsque Tetsuo ouvre le sarcophage qui est supposé contenir Akira, on s’attend à en voir sortir, comme dans le manga, Akira vivant. Or il n’en est rien : Akira a été tué lors de la première destruction de Tokyo, et le sarcophage ne contient que les restes de son corps soigneusement dispersés dans plusieurs récipients et conservés à une température de froid cosmique, pour éviter toute tentative de reconstitution. Après ce premier faux réveil déceptif, on assiste, dans la scène finale, à la reconstitution et à la résurrection d’Akira grâce aux efforts conjugués des mutants, et le film s’achève avec la disparition de Tetsuo *et* d’Akira, le second emmenant le premier vers… on ne sait pas très bien quoi : l’espace, une autre dimension, ou les deux. Le final laisse entrevoir la possibilité pour toute l’humanité d’accéder à une maîtrise un peu plus sereine des pouvoirs dont Tetsuo avait montré le déchaînement incontrôlé et terrifiant. Dans le film, Akira n’a donc pas vraiment d’ambitions politiques et ne manipule pas Tetsuo : il reste une figure beaucoup plus mystérieuse, quasi divine. Et surtout, les personnages survivants, débarrassés de ces monstres destructeurs, peuvent reprendre une vie à peu près normale et entamer la (énième) reconstruction de Tokyo : malgré le caractère ouvert à long terme de l’intrigue via toutes ces implications l’avenir de l’humanité, l’intrigue immédiate est bel et bien close. </Fin des révélations>

Un mot sur le DVD

J’ai vu ce film dans l’édition DVD sortie en 2011, qui a l’air d’avoir été bien faite : elle a eu recours à l’équipe du doublage français d’origine afin de corriger quelques défauts de ce premier doublage. Le DVD inclut aussi l’ancien doublage. De toute façon, j’ai regardé le film en VO sous-titrée, mais cela reste bon à savoir si ces deux versions de la VF vous intéressent.

Conclusion

Je ne peux donc que recommander vivement la découverte de ce film d’animation, non seulement aux lecteurs du manga (même voire surtout s’ils lui ont trouvé des longueurs) mais aussi à ceux qui ne l’ont pas vu, les deux œuvres fonctionnant de manière autonome. Akira est un classique que tout amateur de science-fiction découvrira avec profit, pour peu qu’on sache apprécier la SF sombre et les univers post-apocalyptiques. Son originalité tient à la part de fantastique, voire d’horreur, qu’il intègre harmonieusement à une intrigue de science-fiction, mais aussi à ce mélange improbable entre le film d’action et la réflexion philosophico-mystique (qui se développe encore dans les années suivantes avec Ghost in the Shell de Masamune Shirow et son adaptation en film d’animation par Mamoru Oshii).