Référence : When Night Is Falling, film réalisé par Patricia Rozema, Canada (Québec), 1995, 94 minutes.
Présentation du film (sur Universciné)
« Camille enseigne la mythologie dans un collège religieux. Elle aime Martin, théologien dans la même institution mais ne se sent pas prête pour une union qu’on leur demande de légaliser au plus vite. Sa rencontre avec Petra, irrésistible jeune femme, acrobate dans un cirque ambulant, lui fait découvrir un monde chaotique et vibrant, peuplé de créatures étranges. Dans cet univers merveilleux et imprévisible où elle oublie prudence et raison, elle bascule dans une nouvelle façon d’aimer… Après la révélation du Chant des sirènes, le troisième long-métrage de la réalisatrice a remporté, en 1995, les Prix du Public aux Festival de Londres, Berlin, Melbourne, Sidney et Créteil ainsi que le Grand Prix du jury Outfest à Los Angeles. »
Mon avis
Une vie calme, où « studieuse » rime avec « pieuse » : voilà ce qui semble attendre Camille, que nous découvrons au début de ce film. Le désordre s’installe avec un malheur d’allure anecdotique : son chien s’échappe inexplicablement en son absence et elle le retrouve inanimé, apparemment mort. Ce n’est pas raisonnable d’avoir beaucoup de chagrin pour un chien, semble dire la société. Ce serait raisonnable d’épouser son collègue et compagnon Martin afin qu’ils puissent tous les deux prendre la direction du collège de théologie que leur supérieur va bientôt quitter. Mais dans cette vie bien réglée, les émotions, et bientôt la passion, vont venir faire voler en éclat un quotidien peut-être justement trop réglé. Toute l’histoire de Camille est celle d’un dérapage incontrôlé dont le catalyste est Petra l’acrobate, rencontrée elle aussi dans des circonstances apparemment anecdotiques. Un proverbe dit que la vie, c’est ce qui arrive pendant qu’on est occupé à autre chose : c’est particulièrement vrai de cette aventure amoureuse où Camille, paradoxalement, doit se perdre et ne plus se comprendre afin de mieux se retrouver. Le virage est vertigineux comme un saut d’acrobate, et ce n’est pas la personnalité de Petra, semblant tout l’opposé de Camille, qui lui facilite les choses. La beauté de cette histoire provient en partie de cette qualité de son scénario : la manière dont il s’efforce d’imiter les hasards, les détours de la vie et la capacité des événements à voler en escadrille, passant en quelques jours d’une période de calme à une succession de péripéties et de nouveautés déconcertantes. Après tout, qui n’a pas déjà vécu cela ?
C’est donc un scénario réaliste, mais pas seulement. Le film de Patricia Rozema tend aussi vers un certain symbolisme. En témoigne tout un réseau de sens et de correspondances que l’on comprend sans grande difficulté au fil du film. Le cours de mythologie que donne Camille au sujet des métamorphoses et du changement présenté comme une part indispensable de l’existence est évidemment une annonce de la métamorphose qui l’attend elle-même dans la suite de l’histoire. Les numéros d’équilibrisme que Camille contemple avec une crainte mêlée de fascination la première fois qu’elle découvre le cirque où travaille Petra renvoient aussi à l’équilibre délicat qu’elle va devoir retrouver dans sa propre vie. Quant à la décision bizarre de Petra de conserver au frigo le cadavre de son chien, elle revêt elle aussi un sens tout symbolique vers la fin du film, où l’on s’aperçoit que ce cadavre rigide conservé dans le froid peut aussi bien renvoyer à Camille elle-même et à la rigueur mortifère de la morale religieuse où elle baigne. Ce symbolisme est un parti pris qu’il vaut mieux accepter, sous peine de trouver certaines transitions étranges, voire de juger invraisemblables certains détails du dénouement qui ne prennent sens que dans ce réseau de symboles.
L’image, la musique et les partis pris de réalisation portent assez bien ce symbolisme du scénario pour que l’ensemble ne paraisse pas forcé. Allié à la grande beauté des images et au romantisme du sujet (une liaison passionnée, inattendue et en butte à toutes sortes d’obstacles), ce symbolisme participe à la naissance d’une vraie poésie à l’écran.
C’est que la première qualité de When Night is Falling est la beauté de ses images. Un grand soin est apporté aux décors, aux textures, aux lumières. L’austérité de la faculté de théologie et de l’appartement que partagent Camille et Martin laisse bientôt place à l’univers bigarré et mouvant du cirque, que le film se fait un plaisir d’évoquer à travers des jeux d’ombres et de lumières, de silhouettes, de déguisements. Cette poésie annonce, accompagne et alimente la sensualité des rencontres entre Camille et Petra, pour produire certaines des plus belles scènes érotiques qu’il m’ait été donné de voir au cinéma. C’est ici l’érotisme au meilleur sens du terme, tout l’opposé de la pornographie. Le film en montre juste assez pour éveiller l’imagination, et aussitôt la suggestion et le symbole (oui, ici aussi) prennent le relai, tissant un jeu de comparaisons et de correspondances d’une grande beauté, comme cette scène d’amour entre Camille et Petra où les plans sur leurs corps enlacés alternent avec un numéro de trapèze où deux femmes évoluent parallèlement dans un numéro de symétrie savante – une scène qui mériterait de figurer dans une anthologie de l’amour au cinéma. La musique, discrète et enveloppante, renforce la volupté de ces scènes et garantit la continuité de cette sensualité sous-jacente qui envahit Camille et dont elle prend conscience très progressivement. Comparées aux scènes d’amour de When Night Is Falling, les scènes de sexe de La Vie d’Adèle (la mauvaise adaptation à l’écran par Kechiche de la belle BD Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh) paraissent encore plus grotesques et ont des allures de publicité pour Decathlon. Filmer la volupté n’a rien de facile et Patricia Rozema s’en sort de manière remarquable.
Les performances des deux actrices et de l’acteur qui forment le trio amoureux central du film renforcent encore ses qualités. Il faut dire que le scénario leur offre trois personnages disposés en deux couples qui fonctionnent chacun très bien, tout en étant menacés chacun par des faiblesses et des tensions différentes, où les zones d’ombre de chaque personnage ont leur part. Le calme et la pondération de Camille (Pascale Bussières) dissimulent et refoulent un besoin de sensualité et d’aventure que lui révèle brutalement sa rencontre avec Petra (Rachael Crawford). Cette dernière, rentre-dedans et tête brûlée au possible, doit accomplir un mouvement inverse pour laisser voir sa part de douceur à Camille, se mettre à l’écoute de son calme et comprendre ce par quoi elle passe. Or Camille s’accorde à merveille avec son compagnon Martin (Henry Czerny), et c’est toute l’habileté du scénario que de ne pas montrer celui-ci sous un jour caricatural. Martin n’est pas « le méchant de l’histoire » : Camille et lui partagent non pas seulement le goût des études théologiques, mais aussi une complicité charnelle bien réelle que le film montre aussi. Or la situation est telle que Camille se retrouve confrontée à une situation de crise, c’est-à-dire, étymologiquement, de choix à trancher : elle peut accepter le mariage et le poste à l’université de théologie, ou non. Il n’y a pas de compromis ou de demi-mesure possible. Le choix n’en est que plus difficile pour elle. Les trois acteurs incarnent remarquablement bien les tensions à l’oeuvre dans leurs personnages respectifs.
When Night Is Falling évoque un trio amoureux où chacun des personnages a une orientation sexuelle différente. Martin, hétérosexuel, se retrouve à endosser le rôle coercitif de l’institution sociale et religieuse. Petra, lesbienne et artiste de cirque, incarne la contre-culture, elle-même associée à une conception du monde et à un mode de vie radicalement différents, marqués par l’art et le nomadisme (son cirque est ambulant), mais aussi par la pauvreté et par la souffrance due aux discriminations qu’elle subit en tant qu’artiste de cirque, lesbienne et métis. Camille, elle, s’est crue hétérosexuelle et, de ce fait, a cru pouvoir passer toute sa vie à l’abri de l’institution ; mais elle se découvre bisexuelle et, de ce fait, se retrouve littéralement entre deux mondes qui, en se rejetant l’un l’autre, la contraignent à choisir entre eux dans un temps restreint qui forme l’unité temporelle du drame, et qui pourrait déboucher tout aussi bien sur une tragédie.
Une chose que j’ai beaucoup appréciée dans ce film, c’est sa façon de se concentrer sur son histoire et ses personnages, sans tenter d’injecter trop de généralités dans ses dialogues ou dans la conception de ses personnages. Les trois figures centrales de When Night Is Falling peuvent correspondre en partie à des types (je viens d’en parler), mais ce ne sont pas des stéréotypes pour autant. Martin n’est pas n’importe quel homme blanc et hétérosexuel : c’est un professeur de théologie. Camille n’est pas n’importe quelle femme supposée hétérosexuelle : elle étudie la mythologie, et tout le film porte l’empreinte de son regard sur le monde, un regard logiquement chargé de symboles et de correspondances. Petra n’est pas n’importe quelle lesbienne : son caractère et ses goûts personnels sont fortement affirmés. Le film ne contient presque aucun échange général sur « l’homosexualité » ou « la bisexualité ». La seule scène qui s’en approche est un entretien professionnel où Camille prend en pleine face la réprobation de l’homosexualité inhérente à l’Eglise ; et même cette scène est nuancée par la suite au moyen d’un dialogue là encore dénué de caricature avec le doyen de la faculté. Tout est au service de l’histoire, et le résultat n’en est que plus cohérent et bien ficelé.
Qu’ai-je à redire à ce film ? Il est sans doute trop rapide. Son propos, sa distribution, ses qualités visuelles et musicales sont telles, et recelaient un tel potentiel, que j’aurais bien pris une bonne demi-heure supplémentaire pour approfondir et rendre encore plus progressive la rencontre et l’apprivoisement mutuel entre Camille et Petra. En l’état, le choc entre leurs deux personnalités apparaît très rude, au point qu’on se demande parfois comment Camille peut céder si rapidement à sa passion. Ce qui sauve la vraisemblance de ses réactions à mes yeux, c’est l’idée (introduite très vite dans le film) qu’elle a obéi toute sa vie à une éducation stricte qui lui a fait refouler toutes sortes de choses et que ce carcan craque d’un coup au moment où elle rencontre Petra. Mais je comprendrais qu’on puisse juger leur romance un peu précipitée. Autre problème possible : l’esthétique du film pourra justement sembler un peu trop esthétisante à certains, mais le résultat m’a paru si beau que je le défends volontiers. Enfin, le destin final du chien de Camille aura de quoi surprendre et, même en comprenant tout le réseau de symboles que le film déploie tout du long, il pourra paraître « too much« .
Ces quelques limites n’empêcheront pas When Night Is Falling de figurer parmi les plus beaux films d’amour entre femmes et parmi les films les plus nuancés sur la bisexualité que je connaisse pour le moment. Quand on se rappelle qu’il est sorti en 1995, au temps où ce type de sujet commençait à peine à se répandre au cinéma, cela donne envie de saluer encore davantage la qualité de son propos.
Le film existe en DVD et peut également se visionner en ligne, notamment sur Universciné (qui propose des achats au visionnage ou au téléchargement en dehors de ses formules d’abonnement). Le site complète le visionnage par un grand entretien sur le film et dispose de plusieurs films de la réalisatrice.
Qu’est-ce qui existe dans le même genre ?
Parmi les films sur des sujets approchants dont j’ai eu l’occasion de parler ici, le premier auquel je pense est Vita et Virginia de Chanya Button (2019), différent puisqu’il s’agit d’un « biopic » – un film biographique – sur la relation entre les écrivaines britanniques Virginia Woolf et Vita Sackville-West, mais qui se rapproche de When Night Is Falling par la sensibilité de ses portraits de personnages et par son aspect un peu expérimental dans l’élaboration d’une poésie visuelle (poussée moins loin qu’ici). Dans une moindre mesure, cela vaut la peine de mentionner aussi Colette de Wash Westmoreland (2018), sur les débuts de l’écrivaine française, plus formaté, mais injustement boudé par le public français à sa sortie malgré la présence de la convaincante Keira Knightley dans le rôle-titre. En matière de portraits psychologiques et de découverte de l’amour entre femmes, mais cette fois avec des personnages d’adolescentes, le tout avec une « patte » cinématographique bien affirmée, il est impossible de passer à côté du magistral Naissance des pieuvres de Céline Sciamma (2007) dont je dis tout le bien que j’en pense par ici.
En matière de livres, maintenant, si vous cherchez une évocation poétique et très sensible de la découverte de sa bisexualité par une adolescente, je vous conseille la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh (2010). Si vous cherchez plutôt une histoire de relation entre personnes du même sexe dans un contexte très marqué par une éducation religieuse, je vous conseille le superbe Les Relations particulières de Roger Peyrefitte (1943), qui met en place lui aussi tout un réseau de symboles et dépeint magistralement les jeux d’influence et de pouvoir plus ou moins dangereux qui se nouent entre adolescents et prêtres dans une école catholique du milieu du XXe siècle. Et toute l’oeuvre d’André Gide.