[Film] « When Night Is Falling », de Patricia Rozema

1 février 2021

Référence : When Night Is Falling, film réalisé par Patricia Rozema, Canada (Québec), 1995, 94 minutes.

Présentation du film (sur Universciné)

« Camille enseigne la mythologie dans un collège religieux. Elle aime Martin, théologien dans la même institution mais ne se sent pas prête pour une union qu’on leur demande de légaliser au plus vite. Sa rencontre avec Petra, irrésistible jeune femme, acrobate dans un cirque ambulant, lui fait découvrir un monde chaotique et vibrant, peuplé de créatures étranges. Dans cet univers merveilleux et imprévisible où elle oublie prudence et raison, elle bascule dans une nouvelle façon d’aimer… Après la révélation du Chant des sirènes, le troisième long-métrage de la réalisatrice a remporté, en 1995, les Prix du Public aux Festival de Londres, Berlin, Melbourne, Sidney et Créteil ainsi que le Grand Prix du jury Outfest à Los Angeles. »

Mon avis

Une vie calme, où « studieuse » rime avec « pieuse » : voilà ce qui semble attendre Camille, que nous découvrons au début de ce film. Le désordre s’installe avec un malheur d’allure anecdotique : son chien s’échappe inexplicablement en son absence et elle le retrouve inanimé, apparemment mort. Ce n’est pas raisonnable d’avoir beaucoup de chagrin pour un chien, semble dire la société. Ce serait raisonnable d’épouser son collègue et compagnon Martin afin qu’ils puissent tous les deux prendre la direction du collège de théologie que leur supérieur va bientôt quitter. Mais dans cette vie bien réglée, les émotions, et bientôt la passion, vont venir faire voler en éclat un quotidien peut-être justement trop réglé. Toute l’histoire de Camille est celle d’un dérapage incontrôlé dont le catalyste est Petra l’acrobate, rencontrée elle aussi dans des circonstances apparemment anecdotiques. Un proverbe dit que la vie, c’est ce qui arrive pendant qu’on est occupé à autre chose : c’est particulièrement vrai de cette aventure amoureuse où Camille, paradoxalement, doit se perdre et ne plus se comprendre afin de mieux se retrouver. Le virage est vertigineux comme un saut d’acrobate, et ce n’est pas la personnalité de Petra, semblant tout l’opposé de Camille, qui lui facilite les choses. La beauté de cette histoire provient en partie de cette qualité de son scénario : la manière dont il s’efforce d’imiter les hasards, les détours de la vie et la capacité des événements à voler en escadrille, passant en quelques jours d’une période de calme à une succession de péripéties et de nouveautés déconcertantes. Après tout, qui n’a pas déjà vécu cela ?

C’est donc un scénario réaliste, mais pas seulement. Le film de Patricia Rozema tend aussi vers un certain symbolisme. En témoigne tout un réseau de sens et de correspondances que l’on comprend sans grande difficulté au fil du film. Le cours de mythologie que donne Camille au sujet des métamorphoses et du changement présenté comme une part indispensable de l’existence est évidemment une annonce de la métamorphose qui l’attend elle-même dans la suite de l’histoire. Les numéros d’équilibrisme que Camille contemple avec une crainte mêlée de fascination la première fois qu’elle découvre le cirque où travaille Petra renvoient aussi à l’équilibre délicat qu’elle va devoir retrouver dans sa propre vie. Quant à la décision bizarre de Petra de conserver au frigo le cadavre de son chien, elle revêt elle aussi un sens tout symbolique vers la fin du film, où l’on s’aperçoit que ce cadavre rigide conservé dans le froid peut aussi bien renvoyer à Camille elle-même et à la rigueur mortifère de la morale religieuse où elle baigne. Ce symbolisme est un parti pris qu’il vaut mieux accepter, sous peine de trouver certaines transitions étranges, voire de juger invraisemblables certains détails du dénouement qui ne prennent sens que dans ce réseau de symboles.

L’image, la musique et les partis pris de réalisation portent assez bien ce symbolisme du scénario pour que l’ensemble ne paraisse pas forcé. Allié à la grande beauté des images et au romantisme du sujet (une liaison passionnée, inattendue et en butte à toutes sortes d’obstacles), ce symbolisme participe à la naissance d’une vraie poésie à l’écran.

C’est que la première qualité de When Night is Falling est la beauté de ses images. Un grand soin est apporté aux décors, aux textures, aux lumières. L’austérité de la faculté de théologie et de l’appartement que partagent Camille et Martin laisse bientôt place à l’univers bigarré et mouvant du cirque, que le film se fait un plaisir d’évoquer à travers des jeux d’ombres et de lumières, de silhouettes, de déguisements. Cette poésie annonce, accompagne et alimente la sensualité des rencontres entre Camille et Petra, pour produire certaines des plus belles scènes érotiques qu’il m’ait été donné de voir au cinéma. C’est ici l’érotisme au meilleur sens du terme, tout l’opposé de la pornographie. Le film en montre juste assez pour éveiller l’imagination, et aussitôt la suggestion et le symbole (oui, ici aussi) prennent le relai, tissant un jeu de comparaisons et de correspondances d’une grande beauté, comme cette scène d’amour entre Camille et Petra où les plans sur leurs corps enlacés alternent avec un numéro de trapèze où deux femmes évoluent parallèlement dans un numéro de symétrie savante – une scène qui mériterait de figurer dans une anthologie de l’amour au cinéma. La musique, discrète et enveloppante, renforce la volupté de ces scènes et garantit la continuité de cette sensualité sous-jacente qui envahit Camille et dont elle prend conscience très progressivement. Comparées aux scènes d’amour de When Night Is Falling, les scènes de sexe de La Vie d’Adèle (la mauvaise adaptation à l’écran par Kechiche de la belle BD Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh) paraissent encore plus grotesques et ont des allures de publicité pour Decathlon. Filmer la volupté n’a rien de facile et Patricia Rozema s’en sort de manière remarquable.

Les performances des deux actrices et de l’acteur qui forment le trio amoureux central du film renforcent encore ses qualités. Il faut dire que le scénario leur offre trois personnages disposés en deux couples qui fonctionnent chacun très bien, tout en étant menacés chacun par des faiblesses et des tensions différentes, où les zones d’ombre de chaque personnage ont leur part. Le calme et la pondération de Camille (Pascale Bussières) dissimulent et refoulent un besoin de sensualité et d’aventure que lui révèle brutalement sa rencontre avec Petra (Rachael Crawford). Cette dernière, rentre-dedans et tête brûlée au possible, doit accomplir un mouvement inverse pour laisser voir sa part de douceur à Camille, se mettre à l’écoute de son calme et comprendre ce par quoi elle passe. Or Camille s’accorde à merveille avec son compagnon Martin (Henry Czerny), et c’est toute l’habileté du scénario que de ne pas montrer celui-ci sous un jour caricatural. Martin n’est pas « le méchant de l’histoire » : Camille et lui partagent non pas seulement le goût des études théologiques, mais aussi une complicité charnelle bien réelle que le film montre aussi. Or la situation est telle que Camille se retrouve confrontée à une situation de crise, c’est-à-dire, étymologiquement, de choix à trancher : elle peut accepter le mariage et le poste à l’université de théologie, ou non. Il n’y a pas de compromis ou de demi-mesure possible. Le choix n’en est que plus difficile pour elle. Les trois acteurs incarnent remarquablement bien les tensions à l’oeuvre dans leurs personnages respectifs.

When Night Is Falling évoque un trio amoureux où chacun des personnages a une orientation sexuelle différente. Martin, hétérosexuel, se retrouve à endosser le rôle coercitif de l’institution sociale et religieuse. Petra, lesbienne et artiste de cirque, incarne la contre-culture, elle-même associée à une conception du monde et à un mode de vie radicalement différents, marqués par l’art et le nomadisme (son cirque est ambulant), mais aussi par la pauvreté et par la souffrance due aux discriminations qu’elle subit en tant qu’artiste de cirque, lesbienne et métis. Camille, elle, s’est crue hétérosexuelle et, de ce fait, a cru pouvoir passer toute sa vie à l’abri de l’institution ; mais elle se découvre bisexuelle et, de ce fait, se retrouve littéralement entre deux mondes qui, en se rejetant l’un l’autre, la contraignent à choisir entre eux dans un temps restreint qui forme l’unité temporelle du drame, et qui pourrait déboucher tout aussi bien sur une tragédie.

Une chose que j’ai beaucoup appréciée dans ce film, c’est sa façon de se concentrer sur son histoire et ses personnages, sans tenter d’injecter trop de généralités dans ses dialogues ou dans la conception de ses personnages. Les trois figures centrales de When Night Is Falling peuvent correspondre en partie à des types (je viens d’en parler), mais ce ne sont pas des stéréotypes pour autant. Martin n’est pas n’importe quel homme blanc et hétérosexuel : c’est un professeur de théologie. Camille n’est pas n’importe quelle femme supposée hétérosexuelle : elle étudie la mythologie, et tout le film porte l’empreinte de son regard sur le monde, un regard logiquement chargé de symboles et de correspondances. Petra n’est pas n’importe quelle lesbienne : son caractère et ses goûts personnels sont fortement affirmés. Le film ne contient presque aucun échange général sur « l’homosexualité » ou « la bisexualité ». La seule scène qui s’en approche est un entretien professionnel où Camille prend en pleine face la réprobation de l’homosexualité inhérente à l’Eglise ; et même cette scène est nuancée par la suite au moyen d’un dialogue là encore dénué de caricature avec le doyen de la faculté. Tout est au service de l’histoire, et le résultat n’en est que plus cohérent et bien ficelé.

Qu’ai-je à redire à ce film ? Il est sans doute trop rapide. Son propos, sa distribution, ses qualités visuelles et musicales sont telles, et recelaient un tel potentiel, que j’aurais bien pris une bonne demi-heure supplémentaire pour approfondir et rendre encore plus progressive la rencontre et l’apprivoisement mutuel entre Camille et Petra. En l’état, le choc entre leurs deux personnalités apparaît très rude, au point qu’on se demande parfois comment Camille peut céder si rapidement à sa passion. Ce qui sauve la vraisemblance de ses réactions à mes yeux, c’est l’idée (introduite très vite dans le film) qu’elle a obéi toute sa vie à une éducation stricte qui lui a fait refouler toutes sortes de choses et que ce carcan craque d’un coup au moment où elle rencontre Petra. Mais je comprendrais qu’on puisse juger leur romance un peu précipitée. Autre problème possible : l’esthétique du film pourra justement sembler un peu trop esthétisante à certains, mais le résultat m’a paru si beau que je le défends volontiers. Enfin, le destin final du chien de Camille aura de quoi surprendre et, même en comprenant tout le réseau de symboles que le film déploie tout du long, il pourra paraître « too much« .

Ces quelques limites n’empêcheront pas When Night Is Falling de figurer parmi les plus beaux films d’amour entre femmes et parmi les films les plus nuancés sur la bisexualité que je connaisse pour le moment. Quand on se rappelle qu’il est sorti en 1995, au temps où ce type de sujet commençait à peine à se répandre au cinéma, cela donne envie de saluer encore davantage la qualité de son propos.

Le film existe en DVD et peut également se visionner en ligne, notamment sur Universciné (qui propose des achats au visionnage ou au téléchargement en dehors de ses formules d’abonnement). Le site complète le visionnage par un grand entretien sur le film et dispose de plusieurs films de la réalisatrice.

Qu’est-ce qui existe dans le même genre ?

Parmi les films sur des sujets approchants dont j’ai eu l’occasion de parler ici, le premier auquel je pense est Vita et Virginia de Chanya Button (2019), différent puisqu’il s’agit d’un « biopic » – un film biographique – sur la relation entre les écrivaines britanniques Virginia Woolf et Vita Sackville-West, mais qui se rapproche de When Night Is Falling par la sensibilité de ses portraits de personnages et par son aspect un peu expérimental dans l’élaboration d’une poésie visuelle (poussée moins loin qu’ici). Dans une moindre mesure, cela vaut la peine de mentionner aussi Colette de Wash Westmoreland (2018), sur les débuts de l’écrivaine française, plus formaté, mais injustement boudé par le public français à sa sortie malgré la présence de la convaincante Keira Knightley dans le rôle-titre. En matière de portraits psychologiques et de découverte de l’amour entre femmes, mais cette fois avec des personnages d’adolescentes, le tout avec une « patte » cinématographique bien affirmée, il est impossible de passer à côté du magistral Naissance des pieuvres de Céline Sciamma (2007) dont je dis tout le bien que j’en pense par ici.

En matière de livres, maintenant, si vous cherchez une évocation poétique et très sensible de la découverte de sa bisexualité par une adolescente, je vous conseille la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh (2010). Si vous cherchez plutôt une histoire de relation entre personnes du même sexe dans un contexte très marqué par une éducation religieuse, je vous conseille le superbe Les Relations particulières de Roger Peyrefitte (1943), qui met en place lui aussi tout un réseau de symboles et dépeint magistralement les jeux d’influence et de pouvoir plus ou moins dangereux qui se nouent entre adolescents et prêtres dans une école catholique du milieu du XXe siècle. Et toute l’oeuvre d’André Gide.


[Film] « Naissance des pieuvres », de Céline Sciamma

23 novembre 2020

Référence : Naissance des pieuvres, film français réalisé par Céline Sciamma, produit par Lilies Films, 85 minutes, sorti en France en 2007.

La bande annonce

Tous les films n’entretiennent pas les mêmes relations avec leur bande-annonce. Il y a les bandes-annonces qui, avides de bien montrer à quel genre le film appartient et à quel public il se destine, le découpent en morceaux et le réduisent à un alignement de poncifs qui donnent l’impression (parfois injuste) de l’avoir déjà vu cent fois. D’autres bandes-annonces, en général pour des films à gros budget, se contentent d’accumuler les explosions et les plans à effets spéciaux (et, souvent, les poncifs). Il y a toute une catégorie de bandes-annonces qui forment quasiment des courts-métrages d’une durée comprise entre une et trois minutes. Certaines en disent trop et montrent si bien l’intrigue du film qu’en arrivant au bout on a l’impression d’avoir découvert tout ce qu’il y a à voir, ce qui endort la curiosité au lieu de l’entretenir et dispense de voir le film complet. D’autres savent faire mieux : sans dévoiler l’intrigue, elles montrent juste ce qu’il faut pour se faire une idée du sujet et de l’esthétique du film.

La bande-annonce de Naissance des pieuvres est de celles-là. Une musique synthétique hypnotique, des groupes de filles en maillot de bain qui s’entraînent à la natation synchronisée, des jeux de regards et des variations lumineuses suggérant une relation, amitié ou désir… et c’est tout. Ce qui renforce l’impression d’un court-métrage quasiment autonome, dans le cas de cette bande-annonce, c’est qu’elle dispose de sa propre musique, absente de la bande originale du film, mais tout aussi réussie (l’ensemble a été composé par le DJ français Para One). Voilà donc ce qui m’a intrigué. Qu’en est-il du film ?

Le film

La bande-annonce donne un bon aperçu de l’esthétique du film (ce qui explique que je lui aie consacré tant de place au début de ce billet). Ce qui frappe dans Naissance des pieuvres, c’est d’abord l’économie de mots de son scénario. L’image, la musique, les ambiances sonores, et bien entendu le montage, occupent une place importante, proportionnelle au rôle du regard dans l’intrigue. Car c’est avant tout un film sur le désir et ses ambiguïtés, et le jeu des regards est l’un des principaux moyens de porter le désir.

Qui regarde qui ? Marie, une jeune fille brune, maigre et réservée, regarde un spectacle de natation synchronisée. Son attention est retenue par un groupe de nageuses, parmi lesquelles la capitaine, une jeune fille dans le genre blonde plantureuse, qui semble pleine d’assurance. Pendant ce temps, dans les vestiaires, Anne, une jeune fille mal à l’aise avec ses formes rondes, se fait reluquer accidentellement par un garçon, François. Voilà les quatre personnages principaux du film : non seulement il n’y en aura pas plus, mais François n’est guère qu’un enjeu peu développé à côté des trois filles, qui sont les véritables héroïnes. En fait de plongée, c’est une plongée dans l’univers des filles, loin des garçons qui se cantonnent à des plans de groupes mal dégrossis, loin aussi des adultes qui semblent perpétuellement absents, hors jeu, peut-être parce que ce n’est pas à eux qu’on veut se confier sur ces sujets et à cet âge. Tout est prêt pour un huis clos au sein d’un genre et d’une classe d’âge.

Peu de mots, mais ils sonnent juste. Ayant maintes fois subi les tentatives piteuses de séries télévisées ou de téléfilms pour faire parler des personnages d’adolescents de manière réaliste, j’ai été impressionné par la capacité du film à montrer des adolescentes crédibles. Le scénario de Céline Sciamma n’y est pas pour rien (il a d’ailleurs été primé, tout comme plusieurs de ses scénarios suivants) : il excelle à reproduire la syntaxe entrecoupée des dialogues familiers, le laconisme mi-timide, mi-cruel des échanges où chaque coin de phrase peut ménager un retournement de situation, l’irruption d’une tension ou la révélation d’un attachement, des traits d’esprit étincelants ou assassins, une poésie fugace. Mais le meilleur scénario ne pourrait rien sans le talent des actrices, toutes marquantes, chacune dans un registre distinct.

Dès les premiers plans, on est invité à tenter de cerner les relations entre les personnages. Et on n’y arrive jamais vraiment, tant le film ménage de non-dits et d’ambiguïtés savantes. La seule chose qui devient claire (assez vite pour que j’en parle sans vous divulgâcher l’intrigue) est l’amour de Marie pour Floriane. Mais tout le reste demeure dans un flou remarquable, ouvert à toutes vos interprétations personnelles. Marie et Anne sont-elles amies ou davantage au début du film ? Que deviennent-elles ensuite ? Que ressent Floriane au juste, et pour qui ? Ce qui est remarquable dans ce jeu des désirs et des silences, c’est la manière dont le film, tout en feignant de présenter les choses de manière claire (trois filles célibataires qui cherchent à sortir avec des garçons), fait éclater allègrement les catégories toutes faites en matière de couple et d’orientation amoureuse et sexuelle. Selon la manière dont vous comprenez tel échange de regards, tel geste ou telle réplique à tel moment donné, vous ne penserez pas la même chose sur qui désire qui, qui sort avec qui et qui faire entrer dans les sacro-saintes catégories de l’hétérosexualité et de l’homosexualité – auxquelles ajouter la catégorie de la bisexualité n’est qu’un faible moyen de commencer à répondre à ces multiples ambiguïtés.

Autant que de désir ou de sentiment, l’emprise est un thème primordial dans ce film. Rarement film aura dépeint de manière aussi patente les jeux de pouvoir qui se nouent entre adolescentes à la faveur de cette étape de la vie où l’on est plus fragile et plus exposé que jamais face face au groupe et à ses attentes, face à une autre personne à la psychologie différente. C’est en termes d’emprise, de domination psychologique, que je comprends personnellement le titre du film, Naissance des pieuvres. Les pieuvres, ce sont ces gens qui mettent les autres sous leur coupe, profitent d’eux, les manipulent et parfois leur font beaucoup de mal. La « pieuvre » par excellence, en apparence, c’est Floriane, avec son corps plus adulte que ceux des autres, son aplomb et sa sensualité affichée, provocante, qui intimide terriblement Marie, la brunette osseuse et introvertie. Par bonheur, le film dépasse ces archétypes, qui se révèlent n’être que des apparences. Chacune, au fond, peut être la pieuvre de quelqu’un, et le mot pourrait même s’appliquer aux hommes.

Pour autant, ce n’est pas impossible de comprendre le titre de manière plus littérale, si on considère que les pieuvres sont un terme flatteur pour désigner les nageuses. Sans être un « film de sport » (on n’en verra jamais beaucoup la technique), le film ménage d’impressionnants aperçus du travail d’un groupe de natation synchronisée. Il fait voler en éclats les clichés nés des vieilles comédies musicales hollywoodiennes comme La Première Sirène (Mervyn LeRoy, 1952) en montrant la force physique et le travail acharné qui se dissimulent derrière ces numéros tout en grâce et en sourires.

Une autre prouesse m’a frappé en repensant à ce film : la manière dont il adopte résolument le point de vue de certains personnages plutôt que d’autres (celui de Marie et d’Anne plutôt que de Floriane, ceux des filles à l’exclusion de ceux des garçons)… sans pour autant nous donner accès clairement à leurs pensées et à leurs sentiments. Le personnage de Marie, qui est celui que l’on suit du plus près du début jusqu’à la fin, n’est pas le moins énigmatique. C’est une grande différence du cinéma avec la littérature : autant, dans un roman, on peut exprimer les pensées et les moindres ressentis d’un personnage en adoptant une focalisation interne, autant, au cinéma, il est toujours difficile de montrer la pensée ou l’émotion intime, car tout doit passer par l’image, c’est-à-dire par les surfaces (l’expression du visage, la posture, les gestes), ou par le son, c’est-à-dire déjà une expression (même une voix off reste une parole), sans moyen d’aller chercher la pensée à sa source. Céline Sciamma retourne cette limite pour en faire une force, en nous rappelant à plusieurs reprises, par les réactions inattendues d’un personnage, que cette adolescente qu’elle nous donne à voir depuis une demi-heure ou une heure, nous ne la connaissons toujours pas si bien, si tant est qu’elle se connaisse elle-même.

Les nombreux plans silencieux en extérieur, ainsi que les silences entre personnages dans les chambres, les vestiaires ou les boîtes de nuit, entretiennent ce jeu d’ambivalences. La musique, quant à elle, renforce la confusion jusqu’à son point de rupture. Les compositions électroniques de Para One installent des ambiances insidieuses, lourdes de mal-être ou pesantes d’hypnose, des compositions sans mélodie claire, où l’on se perd comme en apnée sous l’eau après le tout premier plongeon. Dans la seconde moitié du film, au contraire, la musique fait pulser des rythmes jusqu’à la transe, exprimant à mon sens l’ivresse du désir, de l’amour fou, le moment de tous les possibles en boîte de nuit. Ce recours à la musique électronique et cette esthétique du ravissement, du vertige par le rythme, m’a rappelé les films de Xavier Dolan comme Laurence Anyways, à cette différence que Céline Sciamma opte en général pour des musiques purement instrumentales, sans paroles.

N’espérez pas que la fin du film vous livre toutes les réponses aux questions qu’il soulève. Céline Sciamma, scénariste, ne doit pas être une grande adepte de la Poétique d’Aristote, ni des arcs narratifs actuels où chaque personnage est censé partir d’un point A bien défini pour se rendre jusqu’à un point B tout aussi clair (la mort ou la vie, le célibat ou le couple, le bonheur ou la misère) et si possible satisfaisant (« Et ils vécurent heureux… »), où le public peut le laisser en toute tranquillité d’esprit au moment de quitter la salle sur fond de générique. En ce qui me concerne, je trouve que ce n’est pas plus mal et que la fin ouverte du film, paradoxalement, clôt son univers sur lui-même en une bulle d’émotions fortes qui ne perdra jamais son énergie, ni son intérêt. Le microcosme de Naissance des pieuvres devient ainsi une sorte de jardin de masques troublants, un genre contemporain de Fêtes galantes cinématographiques dont les images ne sont pas près de cesser de me hanter. Ce film est à mes yeux une leçon de cinéma, précisément parce qu’il montre une maîtrise complète des procédés du medium, doublée d’une capacité à les tordre au service d’un récit personnel pour mieux parler du réel.

Dans le même genre

De Céline Sciamma, j’ai vu aussi Tomboy (2011) qui m’a paru bien beau sans me faire non plus l’effet d’un chef-d’oeuvre, ainsi que l’excellent film d’animation Ma vie de Courgette, plus travaillé dans son évocation de l’enfance et de ses différentes facettes, et dont Céline Sciamma a signé le scénario, avec Claude Barras à la réalisation (2016). Je n’ai pas encore vu Bande de filles ni Portrait de la jeune fille en feu, mais je compte bien combler ces lacunes très bientôt. Au passage, l’ensemble des films de Céline Sciamma, outre les DVD, sont disponibles en vidéo à la demande sur la foisonnante plate-forme UniversCiné, que l’on peut utiliser par achats ponctuels de visionnages ou de téléchargements ou bien par abonnement.

En matière de belles histoires d’amour entre femmes, j’ai eu l’occasion d’évoquer ici la bande dessinée de Julie Maroh Le Bleu est une couleur chaude (parue en 2010). Au cinéma, j’ai parlé de deux films sur des écrivaines : Colette de Wesh Westmoreland (2019), avec Diane Kruger dans le rôle-titre, et Vita et Virginia de Chanya Button (2019 aussi), sur Virginia Woolf et Vita Sackville-West. Aucun des deux n’est parfait, mais les deux valent largement le détour.

Du côté des hommes, si vous cherchez une évocation de la naissance de sentiments ambigus à peu près au même âge que les personnages de Naissance des pieuvres, je ne peux que vous recommander le magistral roman Les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte (1972), qui se situe cependant davantage du côté de la belle prose classique et de la vieille France que des élans très actuels de la cinématographie de Sciamma. Pour quelque chose de plus récent, mais aussi de plus romantique – et si vous lisez l’anglais – je vous recommande la belle BD en ligne Prince of Cats de Kori Michele.


[BD] Julie Maroh, « Le bleu est une couleur chaude »

19 juillet 2012

Tombé un peu par (un heureux) hasard sur cette BD de 160 pages. L’auteure a tenu un blog BD sous le nom de Djou et vient d’en ouvrir un autre sous son vrai nom (blogs que je ne connaissais pas particulièrement avant de lire la BD, mais où on trouve des crayonnés, croquis et autres morceaux de making of sympathiques).

Quatrième de couverture :

« Mon ange de bleu
Bleu du ciel
Bleu des rivières
Source de vie… »
La vie de Clémentine bascule le jour où elle rencontre Emma, une jeune fille aux cheveux bleus, qui lui fait découvrir toutes les facettes du désir.
Elle lui permettra d’affronter enfin le regard des autres.
Un récit tendre et sensible.

Mon avis :

La BD commence en réalité peu après la mort de Clémentine. Emma se rend chez Clémentine et lit son journal intime, que Clémentine lui a légué. Pendant sa lecture, elle se souvient de leur rencontre et de leur relation. Une bonne partie de la BD consiste donc en un grand flashback raconté du point de vue de Clémentine, dont on suit l’évolution entre la Seconde et la Terminale, puis encore après. Ce récit est l’occasion de planches en noir et blanc où pointent seulement des touches de bleu, qui soulignent les moments particulièrement chargés d’émotion pour la narratrice.

C’est donc une histoire d’amour lesbien, avec une intrigue où on retrouve la plupart des éléments inévitables dans ce genre d’histoire : l’acceptation de ses attirances homosexuelles par la narratrice, le regard des autres, l’engagement ou non dans la cause LGBT, et bien sûr tous les éléments d’une histoire d’amour en général.
Comme toutes les histoires d’amour, ce n’était pas facile à raconter, mais j’ai très vite accroché et je trouve que l’auteure a réussi à trouver un ton juste, qui montre la violence des émotions d’une ado et la tendresse des attitudes, des petits gestes, etc. sans tomber dans le pathos. L’histoire reste classique, mais elle est bien menée, les personnages sont peu nombreux mais approfondis (avantage d’avoir pris le temps de raconter l’histoire sur 160 pages).

Le graphisme est bon. Le dessin n’est pas parfait, et je suppose qu’on peut ne pas aimer le style, qui mêle des décors, vêtements etc. plutôt réalistes et détaillés à des expressions « très BD » avec parfois de gros yeux et des sourires énormes (personnellement j’ai bien aimé, je trouve que le mélange entre les deux fonctionne bien). L’aquarelle rend bien et se prête bien à une alternance entre le trait net et des décors et couleurs parfois flous qui rendent telle ou telle émotion. L’alternance couleurs pleines / noir et blanc avec touches de couleur rend très bien. L’autre grande force de la BD, c’est son découpage, qui laisse une grande part aux silences, aux regards, gestes, etc. et qui installe d’emblée un rythme auquel on se laisse prendre.

Bref, j’ai vraiment bien aimé. C’est l’une des rares BD « occidentales » que je connaisse à aborder le thème de l’amour homosexuel, et elle le fait très bien. Je pense que ce genre de BD peut aider les ados (et les lecteurs en général) homos ou bi à mieux s’accepter et à prendre confiance en eux. Et pour les autres lecteurs, c’est une belle histoire d’amour bien dessinée et bien menée (mais attention aux âmes sensibles, prévoir quelques mouchoirs à portée de la main !).

Dans le même genre…

Pour une belle histoire sentimentale, mais entre deux jeunes hommes et en anglais, voyez mon billet sur la BD en ligne Prince of Cats de Kori Michele.