Makiko Futaki, « Le Grand Arbre au centre du monde »

31 janvier 2023

Référence : Makiko Futaki, Le Grand Arbre au centre du monde, traduction française de Yacine Zerkoun, éditions Ynnis, 2022 (édition originale : Sekai no mannaka no Ki, 1989).

Présentation sur le site de l’éditeur

« Éditée pour la première fois en France, la splendide fable écologique écrite et illustrée par Makiko FUTAKI, animatrice emblématique du mythique Studio Ghibli !

À l’ombre du grand arbre au centre du monde, Sissi et sa grand-mère vivent paisiblement. Mais lorsqu’un superbe oiseau doré fait son apparition, leur existence s’en trouvera à jamais bouleversée. Déterminée à le poursuivre, Sissi se lance dans une ascension vertigineuse vers la cime de l’arbre. Au gré de rencontres insolites, la jeune fille devra faire face à une vérité à laquelle elle n’était pas préparée pour enfin comprendre son destin. »

Mon avis

Makiko Futaki était l’une des grandes animatrices du studio Ghibli, hélas morte en 2016. En 1989, elle a publié au Japon un beau livre illustré pour la jeunesse : Le Grand Arbre au centre du monde. Il vient seulement d’être traduit en français, en octobre dernier, par les éditions Ynnis, qui font un gros travail pour faire connaître en France les romans et albums jeunesse dont s’inspirent les films d’animation japonais (Ghibli et autres).

L’histoire commence dans une vallée encaissée au pied d’un arbre gigantesque qui rythme les saisons et prodigue toutes sortes de bienfaits à Sissi et à sa grand-mère. Un jour, Sissi entrevoit un grand oiseau doré volant au-dessus de l’arbre, et elle conçoit le désir de grimper au tronc pour trouver cet oiseau. Ce voyage éprouvant va la placer face à des périls qui menacent le peu qu’elle et sa grand-mère possèdent, mais il lui fera aussi faire d’étonnantes rencontres.

La quantité de texte reste limitée, ce qui rend le livre accessible à un public jeune : à vue de nez, je dirais 8-10 ans, voire moins s’il y a un adulte à côté pour faire la lecture ou se charger des passages un peu longs.

Le livre est au format A5, avec une solide couverture rigide et un titre doré, et un papier de bonne qualité. Tout cela met bien en valeur les illustrations, qui sont extrêmement nombreuses (le dessin prime sur le texte) et joliment détaillées. Makiko Futaki aime dessiner les paysages et son style aquarellé, logiquement proche de son travail pour Ghibli, déploie des nuances de couleurs qui entretiennent l’ambiance à merveille. Les environnements colorés et la lumière varient au fil des péripéties et ménagent des atmosphères changeantes qui servent bien le récit. La mise en page varie de même, alternant les illustrations en pleine page, les dessins sur fond blanc jouxtant de petits blocs de texte, et parfois même des pages qui ne sont pas loin de la page de manga, divisées en deux ou trois grandes cases où le texte est inséré dans le dessin (mais avec des dessins en couleur bien plus travaillés, et sans utiliser de bulles).

Un aperçu d’une double page au tout début du livre (p.8 et 9). Le style graphique rappelle beaucoup les art books des films d’animation du studio Ghibli, mais les dessins sont plus achevés et les couleurs, systématiques, sont très soignées.

Disons-le tout de suite : c’est vraiment un album pour la jeunesse, et son intrigue repose sur des bases qui peuvent paraître classiques en 2023. Mais il faut garder en tête que ce livre est traduit plus de 30 ans après sa parution initiale ! Il a été écrit en 1989, peu après la sortie de Nausicaä, du Château ambulant, de Mon voisin Totoro et des premiers classiques du studio Ghibli, pendant qu’aux États-Unis, la fantasy, c’était Dark Crystal, Labyrinthe et Willow, et que Disney venait de sortir La Petite Sirène, tandis qu’en France c’est Le Roi et l’Oiseau, Gandahar et les dessins animés Astérix. Quant aux livres pour la jeunesse, en 1989, ce sont, en France, les albums de Pef (Le Monstre poilu, Le Prince de Motordu) et les traductions des romans d’Astrid Lindgren (Fifi Brindacier, Ronya fille de brigand). Les romans jeunesse avec des univers de fantasy complexes, ça n’existe pas, en dehors du Hobbit de Tolkien.

Dans ce contexte, Le Grand Arbre au centre du monde apparaît plus novateur. Son histoire repose résolument sur les ressorts d’une quête initiatique, où le merveilleux n’est jamais loin du cauchemardesque. Il rappellera immanquablement aux fans de Ghibli l’atmosphère de films comme Le Château ambulant et Nausicaä. Mais les différences sont nettes. D’abord, l’univers reste ancré dans la fantasy plutôt que dans la science-fiction : en termes d’univers on est finalement plus proche de Princesse Mononoké (sorti huit ans après ce livre), mais avec une optique intimiste et non pas une grande épopée collective. Ensuite et surtout, il ne faut pas s’attendre à une de ces intrigues à l’anglo-saxonne conçues comme des mécanismes d’horloge où le moindre détail trouve une explication limpide avant la dernière page. Non, Le Grand Arbre au centre du monde est une histoire énigmatique, dont certains aspects resteront nimbés de mystère. On pourra trouver cela frustrant, ou bien (c’est mon avis) estimer le résultat d’autant plus évocateur qu’il reste encore de quoi s’interroger et rêver une fois le livre refermé. Au fond, la logique de l’histoire est moins réaliste que symboliste. Ça aussi, ça se fait moins actuellement qu’en 1989, mais ce type d’histoire présente l’avantage à mes yeux de moins affaiblir la part de merveilleux et de magie propre à la fantasy que les univers où on nous assène dans les moindres détails tous les rouages des sortilèges ou le fonctionnement en style pseudo-scientifique du système digestif des griffons.

Lu en 2023, le livre frappe par ses préoccupations écologiques, qui sous-tendent toute l’intrigue. Il exprime le même attachement à la nature sauvage qui transparaît dans les films du studio Ghibli, et paraît plus que jamais actuel.

Si vous aimez ce que fait le studio Ghibli, vous pouvez vous procurer ce livre les yeux fermés en sachant qu’il vous fera passer un très bon moment de lecture, ou bien qu’il fera un beau cadeau pour initier un enfant à la fantasy écologique (et à l’illustration de fantasy). Si vous ne connaissez pas les univers de Ghibli, prenez le temps de voir ce que vous pensez du style graphique en aquarelles, mais je vous le recommande quand même : il est fin et nuancé, et au service d’un superbe conte.

J’ai posté une première version de cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs avant de l’étoffer pour le poster ici le même jour.


[Film] « Loin de moi, près de toi » de Junichi Sato et Tomotaka Shibayama

7 juillet 2020

2020, Loin de moi, près de toi, Junichi Sato et Tomotaka Shibayama, Colorido, 2020

Référence : Loin de moi, près de toi (Nakitai Watashi wa Neko o Kaburu, titres anglais : A Whisker Away ou Wanting to Cry, I Pretend to Be a Cat), film d’animation réalisé par Junichi Sato et Tomotaka Shibayama, Japon, studio Colorido, 2020, 1h44. (Pour le moment diffusé sur Netflix faute d’avoir pu sortir sur les écrans le 5 juin 2020 à cause de la pandémie de covid-19.)

L’histoire

L’histoire se déroule au Japon, de nos jours. Miyo Sasaki est une ado extravertie et délurée, ou du moins c’est l’image qu’elle s’est donnée auprès de ses camarades de classe au collège. Chez elle, la situation est moins rose : elle peine à accepter sa famille recomposée, tandis que sa mère biologique, séparée depuis longtemps, la néglige. Kento Hinode, lui, est un garçon paisible et renfermé, qui a parfois de la peine à s’exprimer. Miyo est folle amoureuse de Hinode, mais n’arrive pas à attirer son attention et désespère d’y arriver un jour. Seulement, elle a un secret : tous les soirs, elle enfile un masque de chat que lui a donné un mystérieux gros chat appelé le Vendeur de masques il y a quelques semaines… et elle se transforme en un adorable petit chat blanc aux yeux bleus, Tarô. Sous cette apparence, elle va retrouver Hinode, qui l’adore, et passe de longues heures en sa compagnie.

Cette double vie apporte des consolations à Miyo, mais cela ne peut pas durer. D’abord parce que Miyo est peu appréciée de ses camarades de classe, qui la surnomment « Muge », « Miss Ultra Gênante et Enigmatique ». Elle n’a qu’une amie, Yoriko, qu’elle connaît depuis la maternelle. Hinode, lui, souffre de plus en plus de la situation de sa propre famille, mais n’en dit rien au collège et ne se confie qu’à Tarô. Enfin, le mystérieux Vendeur de masques revient régulièrement voir Miyo et fait tout pour la persuader de lui donner son visage en échange du masque : de cette façon, elle restera un chat pour toujours…

Mon avis

Loin de moi, près de toi ressemble à un mauvais titre de roman de Marc Lévy, mais on aurait bien tort de s’arrêter là. Le titre anglais est déjà plus joli : A Whisker Away (« Pas plus loin qu’une moustache de chat »). Le titre japonais, si j’ai bien compris, joue sur une expression idiomatique, « mettre un chat », qui signifie « simuler ». Le studio d’animation à l’origine du film, Colorido, est connu sous nos latitudes pour avoir produit Le Mystère des pingouins (Penguin Highway, une adaptation du roman fantastique de Tomihiko Morimi L’Autoroute des pingouins), sorti en France l’an dernier.

Loin de moi, près de toi fait partie des victimes de la pandémie du Covid-19 : sa sortie en salles au Japon, prévue pour le 5 juin 2020, n’a pas pu se faire. Au lieu de cela, il a été diffusé sur Internet, sur le portail Netflix. Et j’espère qu’il pourra bénéficier d’une diffusion plus large en France, car il m’a paru franchement bon.

La principale qualité du film, à mes yeux, est sa capacité à renouveler de manière intéressante deux thèmes devenus très classiques (pour ne pas dire éculés) en animation japonaise : le milieu scolaire avec ses élèves en uniforme et ses intrigues amoureuses, et les chats de la mythologie japonaise. Je dois dire qu’en commençant le visionnage du film, j’étais prudent, voire sceptique, sur la capacité du film à faire quelque chose d’intéressant sur ces thèmes, mais je trouve le résultat réussi.

Parlons d’abord des chats. Pour aller vite, le film ressemble à un croisement entre Le Royaume des chats (Hiroyuki Morita, studio Ghibli, 2002) et une version lourdement réécrite du conte de la petite sirène d’Andersen. Pour plaire à Hinode, qui ne s’intéresse à elle que quand elle est un chat, Miyo va être tentée d’en rester un définitivement. Ce faisant, elle va se trouver confrontée au mystérieux Vendeur de masques, tout droit sorti d’un monde parallèle, l’Île aux Chats. Mais les points communs s’arrêtent là. Contrairement à un film comme Le Royaume des chats, où le passage dans un autre monde forme le centre de l’intrigue, Loin de moi, près de toi fait passer ses personnages et son intrigue amoureuse en premier, et fait le choix de limiter la part du voyage merveilleux, qui se prête ainsi plus facilement à une lecture quasi symbolique, au sens où il peut représenter les atermoiements psychologiques et amoureux des deux jeunes gens.

De ce fait, l’élément fantastique le plus important est le masque de chat (puis le masque d’humain). Le scénario utilise l’objet habilement, de manière, d’une part, à activer toutes ses connotations symboliques liées au rôle que nous impose la société (et qui pèsent terriblement sur Miyo), et, d’autre part, dans la seconde moitié du film, à rejoindre des thèmes de contes et de mythes sur les échanges entre le monde des humains et un autre monde (celui des chats).

Passons au thème des intrigues scolaires. Sans le révolutionner, le film m’a convaincu par la justesse avec laquelle il montre l’alternance de délires exubérants et de questionnements intérieurs parfois très sombres typiques de l’univers du collège. Sans atteindre à la grandeur d’un film comme Colorful de Keiichi Hara sur ces sujets, il s’en sort de manière très honorable. Il présente un groupe de personnages bien campés, à la psychologie fouillée, et qui changent peu à peu au fil des événements. Je parle ici aussi bien des deux personnages principaux que des personnages secondaires, qui se révèlent peu à peu et créent de jolis rebondissements. J’ai trouvé rafraîchissant le personnage de Miyo, qui, à contre-courant des légions de collégiennes timides et rougissantes, passe son temps à bondir et à crier quand elle est avec les autres, tout en gardant ses pires problèmes pour elle seule. C’est un profil psychologique qui, à ma connaissance, est assez original. Quant à Hinode, il incarne une masculinité paisible, loin des stéréotypes de mâles vantards et forts en gueule. On est ici assez proches des premiers rôles de films comme le très beau Si tu tends l’oreille de Yoshifumi Kondô (studio Ghibli, 1995). Hinode partage d’ailleurs plusieurs points communs avec Seiji, l’amoureux de Shizuku : tous les deux sont calmes, portés à l’introspection et s’intéressent à un artisanat menacé (l’art des luthiers pour Seiji, la poterie pour Hinode).

Le scénario, signé Mari Okada (une scénariste déjà bien aguerrie, à lire sa filmographie), s’avère donc solide. L’intrigue est bien rythmée, au sens où elle sait faire alterner les scènes d’action (ou du moins de dialogues vifs et enlevés) avec des scènes paisibles entrecoupées de pauses bienvenues durant lesquelles la musique de Mina Kubota et les superbes décors (toujours soignés et riches en détails) créent quelques-uns de ces instants de poésie du quotidien pour lesquels les animateurs japonais sont passés maîtres. La seconde moitié du film s’avère tout à fait capable d’évoquer un univers onirique et de mettre en place un registre épique.

Que reprocher au film, alors ? Je ne dis pas cela souvent, mais j’aurais bien pris dix ou quinze minutes de film supplémentaires. Il y a en effet quelques transitions un peu abruptes ici et là, en particulier dans les scènes d’exposition, qui auraient mérité quelques scènes ou au moins quelques plans supplémentaires pour que l’ensemble coule bien. Je pense notamment aux premières apparitions des familles respectives de Miyo et de Hinode, dont les situations pèsent sur les deux personnages par la suite : pour peu qu’on n’ait pas bien retenu ou bien compris les allusions qui transparaissent en quelques lignes de dialogue, on aura du mal à comprendre que Miyo déprime si facilement ensuite. J’en viens au moment où Miyo est tentée de rester pour toujours un chat : il y a un point de l’intrigue où tout va mal pour elle de manière un peu artificielle, alors que la transition aurait pu être un peu mieux amenée. Mais cela ne m’a pas posé un gros problème, d’autant que la suite du scénario m’a paru très bien ficelée.

Si la plupart des personnages bénéficient d’un degré d’approfondissement très satisfaisant, le seul qui peut, à la limite, pécher par une certaine platitude est finalement le Vendeur de masques. Si l’on considère qu’il est le « méchant » du film et qu’il faut un méchant fouillé pour faire un bon film, on aura du mal à en être tout à fait content, car on n’apprend jamais grand-chose à son sujet. Personnellement, cela ne m’a pas gêné non plus, dans la mesure où j’ai tendance à le prendre comme un personnage à la fonction essentiellement symbolique, une sorte d’allégorie de la tentation de fuir la société et de se fuir soi-même (un thème qui revient à plusieurs reprises au fil du film). En outre, il aurait été difficile d’en dévoiler plus sur lui sans faire basculer le film dans un genre distinct, plus centré sur le voyage merveilleux, qui aurait plus louché du côté du Royaume des chats ou du Voyage de Chihiro (Hayao Miyazaki, studio Ghibli, 2001).

C’est donc un film très honorable que ce Loin de moi, près de toi, et une bonne surprise à mes yeux puisque je ne connaissais ni le studio ni les réalisateurs et que je ne savais pas à quoi m’attendre. J’espère qu’en dépit de la pandémie, le film trouvera le public qu’il mérite, et qu’il connaîtra une sortie en France, en salles ou au moins en DVD.


[Film] « Wonderland : Le Royaume sans pluie », de Keiichi Hara

22 juin 2020

2019, Wonderland, Le Royaume sans pluie, Keiichi Hara

Référence : Wonderland, le royaume sans pluie (titre original バースデー・ワンダーランド, Birthday Wonderland), film réalisé par Keiichi Hara, Japon, 2019, 115 minutes.

Wonderland, le royaume sans pluie, de Keiichi Hara, est un film d’animation japonais dont on peut rapprocher en très gros l’intrigue de celle du Voyage de Chihiro de Miyazaki (une adolescente timide se trouve projetée dans un monde merveilleux), mais avec une ambiance plus proche de celle du Royaume des chats ou d’Alice au pays des merveilles (mais ce n’est pas une adaptation du conte de Lewis Carroll). C’est enlevé, rempli à craquer de merveilleux fantasque (amateurs de fantasy réaliste, passez votre chemin, on est ici en plein conte), drôle, très très mignon et, ma foi, ça recèle largement assez de trouvailles originales dans l’univers et le traitement des personnages pour mériter le détour.

L’histoire

Akane, une jeune ado timide, se fait envoyer par sa mère à la boutique de sa voisine Chii pour y récupérer son propre cadeau d’anniversaire. Mais Akane n’aime pas Chii, qui est extravertie et un peu fofolle. Et Chii, très content de la voir, n’a pas de cadeau pour elle. A un moment donné, Akane met la main sur une empreinte de main conservée dans la pierre, mais n’arrive plus à l’en retirer. Aussitôt, les deux jeunes femmes voient sortir de la cave un homme moustachu en costume XIXe, qui se présente comme l’alchimiste Hippocrate, et son minuscule apprenti Pipo. Tous deux reconnaissent en Akane la Déesse du vent vert qui doit sauver leur royaume en guérissant le prince des Rois de la pluie.

Akane n’a pas la moindre envie d’y aller, mais elle n’a pas le choix : un talisman qu’elle s’est laissée remettre par Hippocrate l’entraîne en avant, tandis que Chii, beaucoup plus intéressée, la suit. Tous se retrouvent dans un univers merveilleux, encore très pastoral, où les progrès technologiques n’ont pas vraiment entraîné de Révolution industrielle au XIXe siècle. Oiseau géant rose, villageois tricotant des pulls avec la laine de moutons géants, champs de fleurs à perte de vue, tout cela ressemble vite à un paradis… c’en serait un sans la sécheresse qui menace de tout flétrir, sans parler de l’inquiétant Zang et de son acolyte qui désolent la région à bord d’un char de métal.

Mon avis

Les thèmes de départ sont classiques, et on reconnaît ici et là quelques allusions à Nausicaä ou au Royaume des chats, avec un peu d’absurde en plus et pas mal de kawaii. Mais l’évolution de l’intrigue et des personnages réserve quelques surprises. J’ai notamment apprécié la paire de jeunes femmes et aussi le fait qu’Hippocrate n’est pas toujours là à jouer les Gandalf. Quant aux méchants, ils sont plus intéressants qu’on ne pourrait le croire à leur première apparition (qui paraît annoncer une intrigue manichéenne). L’univers n’est résolument pas réaliste et peut donner au début l’impression de partir un peu dans tous les sens, mais l’intrigue reste bien ficelée et m’a paru cohérente.

J’aimerais en profiter pour dire un mot de Keiichi Hara qui est un réalisateur plus que prometteur à mes yeux. Il a déjà réalisé Un été avec Coo, histoire de la rencontre entre un jeune Japonais et un kappa tout droit sorti de la mythologie japonaise, traité avec réalisme et une famille de personnages fouillés ; Colorful, superbe film fantastique sur un adolescent mal dans sa peau ; et le très beau Miss Hokusai, chroniques picaresques sur la vie de la fille du fameux peintre, avec de nombreuses touches de fantastique là aussi. Wonderland est de loin son film le plus « léger »à tous les sens du terme – on est plus proche du joyeux Royaume des chats ou du cartoonesque Mary et la fleur de la sorcière du studio Ponoc que de la rêverie profonde d’un Hayao Miyazaki ou d’un Isao Takahata, et il satisfera plus facilement le jeune public que les adultes – mais il fait passer un bon moment, si on accepte l’aspect résolument bariolé de l’univers. Voyez ses films précédents, dans tous les cas : ils sont très bons (je recommande particulièrement Colorful et Miss Hokusai). Sans abuser des comparaisons, Keiichi Hara mérite à mes yeux d’être compté parmi les meilleurs réalisateurs japonais après ses aînés Miyazaki et Takahata.

Au passage, la musique est très bien. Harumi Fûki, la compositrice, avait travaillé notamment sur la bande originale de Miss Hokusai. Keiichi Hara évoque dans une interview son choix de mettre en avant de jeunes talents dans Wonderland, que ce soit en matière de conception graphique, d’animation ou de musique. J’ajoute à cela que les compositrices ne sont pas légion et sont bizarrement peu connues par rapport aux compositeurs (si vous pouvez me citer d’autres compositrices contemporaines, je suis preneur ; si vous ne pouvez pas… vous comprenez le problème).

Si vous êtes rôliste, Wonderland, le royaume sans pluie ne manquera pas de vous fournir une inspiration toute trouvée pour le jeu de rôle sur table Ryuutama, avec ses voyageurs dans un monde de fantasy japonisant à l’atmosphère drôle et chaleureuse relevée d’une touche de drame.

J’ai d’abord posté cet avis le 29 août 2019 sur le forum CasusNO avant de le rebricoler pour publication ici.


[Films] « Héros modestes », par le studio Ponoc

17 février 2020

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Référence : Héros modestes (ちいさな英雄-カニとタマゴと透明人間-, titre anglais : Modest Heroes : Ponoc Short Films Theatre, Volume 1), film regroupant trois courts-métrages (Kanini & Kanino de Hirosama Yonebayashi, La Vie ne perdra pas de Yoshiyuki Momose et Invisible par Akihiko Yamashita), produit par le studio Ponoc, Japon, 2018, 44 minutes.

Comment ça, Ponoc ?

Il y a deux semaines, en guise d’introduction à ma critique du médiocre film de la Warner Bros. Japan dérivé des jeux vidéo Ni no kuni conçus avec la participation du studio Ghibli, je vous avais un peu parlé des personnes, des studios et des films qui s’essayaient à prendre plus ou moins la succession du studio Ghibli pendant la longue pause de sorties cinéma décidée par le studio en 2014 après Souvenirs de Marnie. L’un de ces studios, fondé par plusieurs anciens membres de Ghibli, est le studio Ponoc. Et leurs productions ne sont pas les moins prometteuses, de loin.

Créé en 2015, quelques mois après la décision de Ghibli de ne plus sortir de longs-métrages pendant quelques années, le studio Ponoc compte encore peu de réalisations à son actif. En France, on le connaît pour le moment par une seule sortie au cinéma : Mary et la fleur de la sorcière, de Hirosama Yonebayashi, qui avait déjà réalisé deux beaux films au studio Ghibli (Arrietty et le petit monde des chapardeurs en 2010 et Souvenirs de Marnie en 2014). Mais en 2018, le studio a sorti au Japon une anthologie de courts-métrages formant un moyen-métrage dont le titre peut se traduire ainsi : Le Théâtre des courts-métrages Ponoc, volume 1 : Héros modestes. Il n’est pas sorti en salles en France à ma connaissance, mais a été mis en ligne sur la plate-forme Netflix en septembre 2019. Il aurait mérité mieux, car ces courts-métrages sont fort intéressants.

Le principe de cette anthologie de courts-métrages s’inscrit en partie dans la lignée de ce qu’avait produit le studio Ghibli. Après tout, Ghibli avait produit deux courts-métrages, les Ghiblies, diffusés au Japon respectivement en 2000 à la télévision et en 2002 avant les projections du Royaume des chats. Le studio Ghibli a produit en outre plusieurs courts-métrages qui n’ont été diffusés jusqu’à présent qu’entre les murs du musée Ghibli à Mitaka, près de Tokyo, comme Mei no Konekobusu (Mei et le Chatonbus) qui prolonge l’histoire de Mon voisin Totoro (rha, mon précieux ! pardon). Mais ces courts-métrages n’ont pas été sortis sous forme d’anthologies au cinéma à ma connaissance.

La démarche du studio Ponoc se démarque donc de celle de son glorieux aîné pour adopter le principe du regroupement de courts-métrages dans un moyen-métrage de cinéma, assez courant en France (beaucoup de films de Michel Ocelot relèvent de ce principe, comme Princes et Princesses ou Les Contes de la nuit ; on peut aussi penser à Peur(s) du noir dirigé par Etienne Robial en 2008). S’il fallait à toute force la comparer à ce qui s’est fait en animation japonaise récente, elle se rapprocherait davantage de projets comme Jours d’hiver dirigé par Kihachirō Kawamoto en 2003. Mais en plus… modeste, puisque, là où Jours d’hiver rassemblait 35 réalisateurs d’animation issus du monde entier, Héros modestes se contente de rassembler les créations de trois membres de Ponoc. Si vous n’êtes pas un ou une fan scrupuleuse du studio Ghibli, les noms de ces trois réalisateurs du studio Ponoc ne vous diront pas grand-chose, mais ce sont bien trois anciens membres de longue date du studio Ghibli dont les créations méritent largement d’être guettées pour elles-mêmes. Je dirai un mot de chacun en commentant son film.

Pour l’anecdotique, les courts-métrages d’Héros modestes sont précédés par de brefs écrans animés montrant une grosse île-machine-volante rappelant vaguement l’esthétique du Château dans le ciel. Cela ne dure que quelques secondes.

Kanini & Kanino, de Hiromasa Yonebayashi

Le premier court-métrages d’Héros modestes est aussi celui dont les graphismes rappellent le plus directement la patte graphique la plus courante du studio Ghibli. Il met cependant à profit sa brève durée pour travailler au maximum les détails des décors, dans un univers qui s’y prête à merveille : la faune et la flore aquatiques d’une rivière. Il revêt en outre une dimension (un peu) plus expérimentale en prenant le parti d’une histoire, non pas exactement sans paroles, mais sans paroles compréhensibles, puisque les personnages principaux parlent une langue inventée qui se réduit à quelques mots, à savoir « kanini » et « kanino » (qui sont peut-être des prénoms, mais ce n’est pas entièrement évident au premier visionnage).

Les héros de ce film sont de petits personnages qui ne semblent pas mesurer plus de quelques centimètres de haut et qui vivent sous l’eau d’une rivière de campagne dans un monde qui pourrait être le nôtre, à une époque indéterminée (il me semble tout de même qu’un détail d’un des derniers plans montre des vêtements humains assez récents). Harnachés plutôt que vêtus, équipés de lances terminées par des pointes de crabes, les membres de ce petit peuple des rivières s’efforcent de survivre et d’élever leurs enfants dans l’environnement rendu périlleux par les poissons qui, à leur échelle, sont bien assez grands pour les gober au petit-déjeuner.

Ma première impression en regardant ce court-métrage a été : « Tiens, on dirait les Chapardeurs d’Arrietty et le petit monde des chapardeurs, mais sous l’eau ». De fait, en préparant ce billet, je n’ai pas été surpris de découvrir que le réalisateur de Kanini & Kanino, Hiromasa Yonebayashi, avait justement réalisé Arrietty en 2010 ! Ce court ressemble donc à une manière d’étoffer indirectement cet univers, ou du moins d’explorer le même genre d’enjeu narratif. Pour mémoire, Yonabayashi a réalisé depuis Souvenirs de Marnie avant de quitter Ghibli pour le stuio Ponoc, au sein duquel il a réalisé Mary et la fleur de la sorcière en 2017. Des films à la patte graphique très semblable et typiquement « ghiblesque », mais aux univers et aux personnages très distincts, qui me rendent curieux de voir ce que seront ses prochaines créations.

Je ne saurais passer au court-métrage suivant sans dire un mot sur la musique de ce court-métrage : logiquement investie d’un rôle plus important par la quasi absence de dialogue, elle fait beaucoup pour l’atmosphère aquatique et épique de l’histoire s’inspirant tantôt des compositions impressionnistes d’un Debussy, tantôt des sifflements de western à la Ennio Morricone. Elle a été composée par Takatsugu Muramatsu, un compositeur aguerri à qui l’on devait entre autres la bande originale de Souvenirs de Marnie pour Ghibli, de Mary et la fleur de la sorcière pour Ponoc, ainsi que de Lou et l’île aux sirènes de Masaaki Yuasa (en 2017).

La vie ne perdra pas, de Yoshiyuki Momose

Yoshiyuki Momose a réalisé depuis le film adapté de Ni no kuni dont je parlais l’autre jour, et je vous renvoie donc à ce précédent billet pour une présentation plus détaillée de sa riche carrière d’animateur au studio Ghibli puis chez Ponoc. La Vie ne perdra pas a pour titre original amusant Samurai eggu : quelque chose comme « l’œuf samouraï », je suppose, puisqu’on en voit brièvement un dans le film. Le titre français a l’avantage de mieux faire comprendre d’emblée l’enjeu de l’intrigue, et de ne pas méprendre sur son genre : contrairement au précédent film, ce court-métrage s’ancre dans un ferme réalisme et adopte le ton d’un « récit de vie ». Les graphismes, plus épurés et aquarellés que ceux du film précédent, rappellent un peu ceux de Mes voisins les Yamada ou du Conte de la princesse Kaguya.

Le personnage principal de ce court-métrage, Shun, est un petit garçon extrêmement allergique aux œufs. Le moindre contact avec des traces d’œufs, dans les aliments ou même dans la salive de quelqu’un, suffit à déclencher chez lui une réaction allergique potentiellement mortelle si on ne lui injecte pas un antiallergique en quelques minutes. Le film relate le quotidien du garçon bouleversé par les multiples précautions que sa mère et lui doivent observer : aliments spéciaux à la maison et à l’école, prudence dans les contacts avec les autres enfants, etc. La mère de Shun, quant à elle, est professeure de danse, mais, comme tous les parents, elle doit parfois quitter son travail en toute hâte pour rejoindre son fils quand celui-ci a un problème de santé. On suit en particulier le destin de Shun, la manière dont celui-ci se représente son allergie, et l’effort qu’il fait pour se débrouiller dans les moments où sa mère n’est pas là.

Des trois courts-métrages, c’est celui qui m’a paru le plus abouti. Son scénario met en lumière un héroïsme du quotidien déployé par les parents et les enfants et qui n’est jamais mis à l’honneur d’habitude en dehors de quelques reportages ou documentaires. Il est ici mis en lumière par une fiction sensible sans être démonstrative, grâce au regard tour à tour apeuré, épique ou comique porté par l’enfant sur ses propres problèmes, qui ménage de nombreux rebondissements émotionnels tout en donnant à réfléchir. Les graphismes et la musique discrète sont en parfaite adéquation avec le propos. C’est un court-métrage qui aurait toute sa place dans un festival d’animation international.

Invisible, d’Akihiko Yamashita

Le dernier court-métrage n’est pas le moins expérimental des trois. Si ses graphismes, plus typiquement « ghiblesques » avec un parti pris à peine plus détaillé que la moyenne, ne s’écartent pas beaucoup de la ligne graphique principale de Ghibli et de Ponoc, Invisible opte lui aussi pour une histoire sans paroles (ou presque) : nous sommes plongés dans une situation étrange dont nous devrons comprendre les clés de notre mieux au fil de la courte intrigue. Exit les contes et le réalisme : nous restons en plein Japon contemporain, certes, mais cette fois sous l’angle du fantastique.

Un homme entreprend une journée de travail ordinaire mais nous le découvrons peu à peu doté de capacités hors normes qui, loin de faire de lui un super-héros ou un sorcier, l’abaissent au-dessous du commun des mortels en l’entraînant dans des difficultés sans fin pour, par exemple, ne pas laisser tomber un objet ou ne pas finir emporté par le vent. Que lui arrive-t-il au juste et pourquoi ? Mystère. J’ai pensé à Kafka et à sa Métamorphose ou aux nouvelles fantastiques européennes des XXe-XXIe siècles comme celles du recueil Le Passe-murailles de Marcel Aymé ou Le K de Dino Buzzati. Il faut apprécier cette approche du surnaturel inquiétant qui met l’accent sur la faiblesse de la condition humaine. Selon votre capacité d’empathie, ce sera plus ou moins pathétique ou au contraire amusant.

J’ai beaucoup apprécié ce choix du traitement du surnaturel, qui m’a paru assez original en animation japonaise (mais je suis loin de tout connaître) et qui constitue une variation bien distincte sur le thème d’ensemble de l’anthologie, tout en s’y intégrant parfaitement. Le principe du personnage et de ses mésaventures est très bien trouvé. J’avoue avoir été moins convaincu par l’intrigue proprement dite à partir du moment où elle essaie de dépasser l’exposé de l’étrange situation du personnage pour le montrer accomplissant un acte héroïque au sens beaucoup plus classique du terme.

Akihiko Yamashita est le moins connu des trois réalisateurs de Héros modestes. Il a mené une belle carrière au sein du studio Ghibli en tant que character designer (concepteur graphique des personnages) de films comme Le Château ambulant, Les Contes de Terremer et Arrietty et le petit monde des chapardeurs, puis, chez Ponoc, de Mary et la fleur de la sorcière. Invisible est son premier film en tant que réalisateur.