[BD] « Aquarica », tome 1, de Sokal et Schuiten

16 avril 2018

Aquarica1-Sokal-Schuiten

Référence : Aquarica, tome 1, scénarisé par Sokal et Schuiten sur des dessins de Sokal, éditions Rue de Sèvre, octobre 2017. (Série prévue en deux tomes.)

L’histoire

Dans un petit village côtier peuplé de baleiniers, Roodhaven, un mystérieux crabe géant apparaît un soir sur la plage. Un crabe dont la carapace est faite en partie de débris de navires… Avec lui vont remonter des souvenirs d’un naufrage qui hante le village depuis vingt ans, celui du plus grand baleinier de la flotte, coulé avec les 78 marins de son équipage par une baleine géante légendaire dont les survivants ont juré de se venger un jour. Greyford, un jeune océanographe envoyé pour expertiser l’étrange créature marine se rend bientôt compte qu’elle est encore plus déroutante qu’elle n’en a l’air. Aidé d’O’Bryan, un policier qui compte parmi les rares personnes raisonnables du coin, Greyford va tenter d’y voir plus clair sur les origines de ce crabe géant. C’est compter sans la volonté de vengeance des survivants du naufrage, qui sont bien décidés à élucider la vérité pour leur propre compte, avec une seule idée en tête : retrouver cette baleine géante et la tuer.

Mon avis

J’aurais du mal à être objectif sur la question : Sokal et Schuiten, qui ont scénarisé la BD ensemble tandis que Sokal la dessine, comptent parmi mes auteurs favoris. Schuiten est connu pour son travail sur Les Cités Obscures, tandis que Sokal a plusieurs cordes à son arc : auteur de BD comme les enquêtes de Canardo (en ligne claire) ou plus récemment Kraa (au dessin plus détaillé), il est aussi un auteur de jeux vidéo important avec des jeux d’aventures et d’enquête comme L’Amerzone et les Sybéria, qui ont en commun avec les albums des Cités obscures d’être situés dans des pays fictifs rappelant étrangement certains pays réels, le tout dans une fin de XIXe et un début de XXe siècle alternatifs. Il était inévitable et on ne peut plus souhaitable que ces deux-là se rencontrent et travaillent ensemble : c’est chose faite avec Aquarica, et le résultat s’annonce fort bon.

Aquarica ne manquera pas de plaire à qui connaît déjà les œuvres précédentes des deux auteurs, tout en restant très accessible à qui ne les a pas encore lus puisqu’il ne s’inscrit dans aucun univers préexistant. C’est un très bon mystère marin, quelque part entre Moby Dick (pour les baleiniers et les baleines légendaires) et Aquablue (mais je ne peux pas trop vous dire pourquoi). Comme souvent dans les œuvres de Sokal, la faune et la flore y ont une grande importance, mais on y retrouve aussi l’attachement de Schuiten aux romans d’aventure du XIXe siècle, avec leurs figures de savants et leurs journaux de voyage (quoique Sokal a beaucoup pratiqué la chose aussi !). Les joueurs des Sybéria et les lecteurs de Kraa retrouveront le talent de Sokal pour les personnages aux trognes marquantes et aux façons de parler bien distinctes : il n’y a rien de commun entre le verbe haut des vieux marins couturés de Roodhaven et l’éloquence scientifique de Greyford, comme il l’apprend vite à ses dépens.
Les 72 pages que compte l’album autorisent les auteurs à approfondir confortablement l’intrigue et à mettre en scène un nombre élevé de personnages. Les mystères succèdent aux mystères dans ce premier tome, mais les révélations ne se font heureusement pas attendre non plus, ce qui permet de renouveler le suspense et de préparer un second tome qui s’annonce encore plus riche en action, mais aussi en nouvelles découvertes maritimes déroutantes. Le tout se dévore et m’a laissé déjà impatient de lire la suite.

On pourra tout au plus reprocher à l’album d’employer des ficelles déjà bien connues par les lecteurs des albums précédents des deux auteurs. Mais est-ce vraiment un défaut ? Pas sûr, au vu du plaisir que j’ai pris à retrouver ce type d’univers et d’ambiance, toujours aussi délicieusement évocateur, appliqué à ce monde différent qu’est le monde marin. C’est que les auteurs sont rompus à l’utilisation de ces procédés et qu’ils assemblent mystères, secrets, récits enchâssés et évocations du passé avec adresse. Sans compter que le scénario laisse espérer aussi des ingrédients plus originaux. La seule limite que je peux trouver à ce premier tome réside dans le personnage d’Aquarica, censé être naïve, certes, mais peut-être un peu trop clichée dans sa façon de l’être. C’est cependant un peu tôt pour en juger et tout se jouera au second tome. Dans tous les cas, quand bien même ce diptyque ne serait « que » la réitération de ficelles classiques, le tout est si bien ficelé et si agréablement dessiné, avec de belles ambiances de lumière et de couleurs, que je ne bouderai pas mon plaisir pour autant et que je vous invite à faire de même.

J’ai posté cette critique le 22 janvier 2018 sur le forum du Coin des lecteurs avant de la retravailler pour la poster ici.


[Beau livre] « Dinotopia », de James Gurney

16 août 2012

Dinotopia est une série de livres illustrés pour la jeunesse créée par l’auteur et peintre américain James Gurney. Le premier tome est paru en 1992, suivi de trois autres albums illustrés. L’univers s’est ensuite développé sous la forme d’une série de romans pour la jeunesse co-écrits par Gurney et divers auteurs. Sous nos latitudes, tous les livres n’ont pas été traduits, mais la mini-série adaptée des livres a été diffusée plusieurs fois (typiquement sur M6). Autant l’adaptation télévisée ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable, autant j’ai découvert avec beaucoup de plaisir les livres illustrés de Gurney, pleins à craquer d’illustrations, dessins et peintures magnifiques.

Je n’ai lu pour le moment que le premier livre en date : Dinotopia: A Land Apart from Time, traduit en français sous le titre Dinotopia, l’île aux dinosaures, mais je l’ai lu en VO. C’est un bel album en couleur de format carré (quelque chose comme 25-30 cm de côté) comptant 182 pages.

L’histoire : au XIXe siècle, un biologiste, Arthur Denison, et son fils, Will, font naufrage et s’échouent sur les rives d’une île inconnue. Ils y découvrent peu à peu une civilisation où des dinosaures, éteints depuis des millions d’années dans le reste du monde, vivent en harmonie avec les humains. Naturellement, ce nouveau monde regorge de mystères, en lien avec ses origines et avec les nombreux naufragés qui s’y sont échoués au fil de l’Histoire.

Le livre présente le journal de voyage d’Arthur Denison, et comprend de nombreuses illustrations, tantôt des dessins légendés présentant tel ou tel détail (architecture, techniques, coutumes, détails de la vie quotidienne), tantôt des peintures montrant les endroits visités par Arthur et Will.

Le résultat est un somptueux album conçu pour la jeunesse, mais que tout le monde pourra admirer et lire avec profit : j’aurais tendance à le ranger dans la même catégorie que les Grandes encyclopédies de Pierre Dubois, si vous connaissez, à cette différence qu’il ne s’agit pas d’une somme sur le folklore mais d’une création originale.

La principale qualité de ce livre (et des suivants) est la beauté des peintures et des dessins, qui sont bien davantage que de simples illustrations : textes et images se complètent mutuellement pour donner à voir et à imaginer Dinotopia. On ne peut qu’être impressionné par le travail énorme accompli par Gurney pour créer un pareil univers, à la fois réaliste et merveilleux, fourmillant de détails. Le style des peintures, très détaillé et réaliste, est une sorte de mariage improbable entre les illustrations de reconstitution du temps des dinosaures et une peinture romantique du XIXe siècle, avec un côté préraphaélite de temps à autre. Il y a aussi visiblement un gros travail de documentation derrière les costumes, les architectures et les techniques : l’univers visuel de Dinotopia est un mélange improbable d’emprunts à de multiples cultures, mais l’ensemble produit un style cohérent, exotique et familier à la fois… idem pour les nombreux détails des transports et des technologies diverses. C’est un travail d’imagination méthodique et minutieux, un tour de force de création d’univers à ranger dans la même catégorie que les grands bâtisseurs de mondes que sont, en littérature, Tolkien, Herbert et les autres, ou, sous nos latitudes, Gaborit, par exemple, mais aussi, dans l’illustration, quelqu’un comme le peintre japonais Inoue avec le monde d’Iblard. Cela fait aussi penser aux créations originales et foisonnantes des univers de jeux de rôles.

Peut-on trouver un reproche à cette démarche ? Pas vraiment, plutôt simplement des limites, celles de toute entreprise de description détaillée et systématique d’un univers : il y a un côté très léché, très fini, qui force l’admiration mais ne se prête pas toujours à une rêverie libre de la part du lecteur. Les choses sont comme l’auteur les a faites, point barre. C’est à la fois la qualité et le défaut des fictions autonomes, par distinction avec la poésie qui laisse l’imagination plus libre, ou les univers de jeux qui peuvent intégrer une participation créative du lecteur (surtout les jeux de rôle papier). Mais c’est une limite qui ne se découvre en général qu’avec l’accumulation des tomes, des séries dérivées, des précisions infinies sur l’univers et sa chronologie. Dans ce premier livre de Dinotopia, on lève à peine le voile sur les mystères de l’île, et vous avez toute liberté d’imaginer toutes sortes de choses vous-même sur ses origines et ce qui n’en est pas directement montré.

 Le texte lui-même est un récit à la première personne où alternent les voix d’Arthur Denison et de son fils. Sans se distinguer par une originalité de style épatante, ce qui n’est pas son but puisqu’il pastiche plus ou moins l’écriture d’un savant du XIXe siècle, il sert bien la plongée progressive dans la société utopique de l’île, et laisse deviner le changement de mentalité qui s’opère chez les deux voyageurs à mesure qu’ils se familiarisent avec le mode de pensée des Dinotopiens.

J’ai parlé d’utopie, car Dinotopia en est vraiment une, et c’est un autre aspect qui peut rendre cet univers intéressant à des yeux d’adultes (en plus de sa puissance imaginative pure) : c’est un plaidoyer vibrant en faveur de la vie et de la compréhension mutuelle entre peuples et espèces, car le problème de la difficulté à faire s’entendre des êtres aussi différents que les humains et les dinosaures n’est pas esquivé. Toute une morale proprement dinotopienne se dégage des traditions, institutions et pratiques que découvrent peu à peu les Denison. Les esprits chagrins pourront trouver le résultat consensuel et bien-pensant ; pour ma part, je garde un faible irrésistible envers ces univers où tout n’est pas noir ou désespéré, et qui s’efforcent sincèrement de penser à la façon dont on pourrait s’y prendre pour que les choses se passent bien. Si on ne prend même plus la peine d’espérer en la possibilité d’un monde meilleur, je ne vois pas trop ce qu’il reste à faire dans la vie (bouder ?).

« Dinosaur Boulevard » est l’une des illustrations en double page de Dinotopia: A Land Apart from Time.

Comme beaucoup d’enfants dans les années 1990 (et sûrement encore aujourd’hui), j’étais passionné de dinosaures quand j’étais petit, et je crois que j’aurais adoré découvrir cette série plus tôt ! Je la recommande volontiers à tous les enfants, filles comme garçons, qui s’intéressent aux voyages et aux dinosaures… et elle peut aussi intéresser des adultes, pour les raisons que j’ai données plus haut. Ce qui m’étonne, c’est de voir que tous les tomes ne sont même pas traduits en français, mais il y en a au moins deux de disponibles : le premier, dont je parle ici, et Un Voyage à Chandara (mise à jour le 3 décembre 2017 : Un Voyage à Chandara a été traduit en 2008 chez Fleurus mais il est actuellement épuisé). Attention, si vous vous attachez aux aventures des Denison, sachez que le premier livre se termine, non pas sur un suspense haletant, mais sur l’allusion à des aventures racontées dans les livres suivants… or le deuxième tome, Dinotopia: The World Beneath, n’a pas encore été traduit en français. À lire en anglais, donc, ou alors il faudra sauter directement à Un Voyage à Chandara.

J’ajoute que si vous vous intéressez au dessin réaliste, particulièrement pour dépeindre des mondes imaginaires, Gurney est un excellent exemple. Outre ses livres sur Dinotopia, il a écrit plusieurs ouvrages de méthode de dessin et de peinture qui peuvent intéresser les illustrateurs, peintres ou dessinateurs en herbe. L’édition de Dinotopia: A Land Apart from Time que j’ai trouvée est une réédition, la 20th anniversary edition, et contient plusieurs doubles pages denses de texte et de croquis retraçant en détail la conception de l’album, ce qui ne manque pas d’être intéressant. On ne peut qu’être impressionné par la masse de travail qui se trouve derrière, et baver devant les maquettes de dinosaures et de bâtiments que Gurney bricole régulièrement lui-même pour lui servir de modèles dans ses grandes compositions. (Le monde des maquettes et des jeux de figurines n’est pas si loin, celui des décors de film non plus.)

Le site Internet de Dinotopia (en anglais) vous donnera une meilleure idée de l’univers visuel, et contient toutes sortes d’informations sur le cycle. Pour plus d’informations sur le travail de James Gurney en général, vous pouvez aller sur son site personnel et consulter son blog (toujours en anglais).

« Garden of Hope », illustration extraite de l’album The World Beneath.

Message initialement posté sur le forum du Coin des lecteurs en juin 2012, remanié et étoffé ensuite.


Homère, « L’Odyssée »

5 août 2012

Ceci est une présentation d’un grand classique. Si vous n’y connaissez rien, restez, c’est fait pour !

L’Odyssée est l’un des premiers textes littéraires de la littérature mondiale (nettement après l’épopée de Gilgamesh, quand même), et une très belle épopée racontant un fameux épisode de la mythologie grecque. J’avais déjà présenté l’Iliade il y a quelques jours : l’Odyssée en constitue une suite indirecte, puisque l’Iliade se termine avant la prise de Troie, tandis que l’Odyssée commence bien après la fin de la guerre… mais elle contient beaucoup de retours en arrière et de rappels qui complètent vraiment bien l’Iliade (la prise de Troie, justement, est évoquée en quelques vers). Le lecteur de l’Iliade se trouve en terrain familier, puisqu’on revoit plusieurs des héros de la guerre de Troie à divers moments de l’épopée. Cependant, il est possible de lire l’Odyssée sans avoir lu l’Iliade, chacune formant une histoire autonome.

 L’histoire

L’intrigue se déroule à la fin de la guerre de Troie, au cours de laquelle une gigantesque armée d’Achéens venus de tous les coins de la Grèce était venue réclamer Hélène, la femme de Ménélas, roi de Sparte, enlevée par Pâris, l’un des fils de Priam, roi de Troie, en Asie Mineure. De nombreux héros valeureux se sont joints à Ménélas et à son frère Agamemnon dans l’expédition. Parmi ces héros, Ulysse, roi d’Ithaque, a dû laisser sa femme Pénélope et son tout jeune fils Télémaque au moment de partir pour la guerre.

Après dix années de siège, la ruse du cheval de Troie a finalement donné la victoire aux Achéens. Troie est détruite, Hélène retourne à Sparte, et les héros victorieux peuvent rentrer chez eux. Mais le voyage de retour est souvent difficile, et pour Ulysse, ce sont dix nouvelles années d’aventures périlleuses qui vont s’écouler avant qu’il ne soit enfin de retour chez lui.

Entraîné par une tempête au delà des frontières du monde connu, Ulysse doit faire face à toutes sortes de peuples et de créatures étranges, certains bienveillants, d’autres hostiles. De l’île des Cyclopes à celle de Circé, du rocher des Sirènes jusqu’au pays des morts ou à celui des Phéaciens, il doit compter sur sa ruse et sur l’aide de la déesse Athéna pour surmonter ces épreuves et retrouver la route du retour.

Pendant ce temps, à Ithaque, Ulysse passe pour mort. Des dizaines de prétendants issus de la noblesse de la région convoitent Pénélope et le trône d’Ithaque. Mais Pénélope tient bon, employant elle aussi la ruse pour se tirer d’affaire. Télémaque, devenu jeune homme, part en quête d’informations sur le sort de son père. Lorsque le fils et le père se retrouvent, l’heure de la vengeance contre les prétendants sonne enfin. Mais comment s’y prendre, quand on est deux ou trois contre une centaine d’hommes ? Même une fois de retour à Ithaque, Ulysse est loin d’être tiré d’affaire…

Mon avis

On ne présente pas l’Odyssée… mais je l’ai fait quand même, parce que c’est une très belle histoire qui donne envie de raconter ! L’Odyssée est un grand classique de la littérature, oui, mais en plus je crois que c’est l’un des textes antiques les plus accessibles et qui a le mieux vieilli. Mieux que l’Iliade, je trouve, qui est plus belliqueuse et très « archaïque » dans sa façon de penser.

Dans l’Odyssée, au contraire, Ulysse se bat avant tout pour se défendre et pour survivre (en essayant de sauver ses compagnons). Il n’aspire qu’à rentrer chez lui et à vivre en paix. On voyage beaucoup, il y a du merveilleux, et Ulysse rencontre toutes sortes de divinités parfois peu connues, qui font découvrir autre chose que les grands dieux que tout le monde connaît. Chaque étape de son voyage peut être lue à plusieurs niveaux : au premier degré, c’est un récit merveilleux qui n’a rien à envier à la fantasy actuelle, et en même temps l’ensemble donne à penser sur beaucoup de choses.

Le récit est limpide et bien mené : toutes les grandes techniques de narration sont déjà là, changements de lieux et de points de vue, retours en arrière, etc. La langue homérique est limpide, pleine de formules qui ont conservé toute leur poésie. J’ai lu quelque part dans un commentaire sur un site marchand qu’il y a des « tics de langage »… alors, comment dire, non, pas du tout : l’Odyssée, comme l’Iliade, a été composée par oral, sans recours à l’écrit, par un ou plusieurs aèdes qui utilisaient un système qu’on appelle les « vers formulaires », dont ces répétitions sont la partie la plus visible dans une traduction. Au départ, tout ça est composé en vers, hein !

(Voyez sur Wikipédia l’article « Théorie de l’oralité »pour plus de détails là-dessus. C’est une technique qui n’a aucun équivalent dans la plupart des sociétés contemporaines : pas évident de se représenter un pareil chef-d’œuvre conçu par des gens qui ne savaient ni lire ni écrire !)

La traduction en vers libres de Jaccottet aux éditions La Découverte est une bonne traduction récente.

Quelle traduction ?

J’ai lu et relu cette œuvre plusieurs fois, dans plusieurs traductions. Voici les principales, qui ont chacune ses qualités et ses défauts :

– La traduction de Victor Bérard est en prose, mais avec un rythme d’alexandrins (ce sont des « alexandrins blancs »). C’est une belle langue classique, et ses formules de traduction ont influencé pas mal d’auteurs français du XXe siècle. Mais il est parfois assez suranné dans ses choix de traduction (sa traduction remonte à 1924). On trouve souvent cette traduction dans les grandes collections de poche.

– Une traduction en vers libres, par Philippe Jaccottet (lui-même poète), est parue plus récemment en 1955 et est actuellement éditée aux éditions La Découverte. C’est vraiment beau, et, malgré quelques tournures obscures ici ou là dont il ne faut pas s’effrayer, il s’en dégage une atmosphère poétique très agréable.

– Une autre traduction en prose qui peut être bien pour commencer, c’est celle de Louis Bardollet en « Bouquins » Robert Laffont, dans un volume qui comprend aussi l’Iliade et contient quelques compléments utiles (introduction, cartes, index des personnages, etc.). C’est une traduction à la fois très accessible et proche du texte original. L’inconvénient, c’est que certains de ses choix de traduction m’ont paru moins beaux, mais c’est une question de goûts.

Bon, il existe bien sûr pas mal d’autres traductions, mais ça peut vous aider à choisir celle qui vous convient le mieux.

Voilà, personnellement j’aime énormément l’Odyssée, et je pense que s’il y a un texte grec ancien qu’il faut avoir lu et qu’on peut découvrir sans trop de difficultés, c’est celui-là, alors n’hésitez pas à vous lancer !

Pour découvrir en douceur

Pour les plus jeunes, il y a, comme pour l’Iliade, toutes sortes de livres pour la jeunesse qui constituent des introductions possibles à l’Odyssée, parfois fort bien faites. Un classique du genre est Contes et récits tirés de l’Iliade et de l’Odyssée, qui raconte l’histoire des deux épopées sous forme de courts chapitres (en prose, naturellement). Mais il y en a beaucoup d’autres, notamment sous forme de beaux livres illustrés, adaptés à tous les âges.

Et les films ? Eh bien, je ne connais pas de film ou de téléfilm facilement accessible qui donnerait une idée vraiment fidèle de l’histoire de l’Odyssée (sauf peut-être ce téléfilm italien en plein d’épisodes dont je n’ai pas encore réussi à retrouver la référence, mais il a l’air introuvable en vidéo de toute façon…). En revanche, disons dans le genre « belle infidèle », il y a le péplum Ulysse de Mario Camerini, qui remonte à 1954, mais se laisse bien regarder, avec Kirk Douglas dans le rôle-titre. Le scénario s’écarte à plusieurs reprises de l’épopée originale, il en passe sous silence plusieurs épisodes et en fusionne d’autres, mais ses innovations sont intelligentes et même ingénieuses. Mieux vaut tout de même avoir au moins lu une version jeunesse ou un résumé détaillé avant de le regarder, pour pouvoir apprécier ces choix qui réinventent toute une partie de l’histoire.

Si vous avez aimé, vous apprécierez sans doute…

– Eh bien, l’Iliade, si vous ne l’avez pas encore lue. Plus sombre et plus martiale, mais le même souffle épique, les mêmes formules hautes en couleurs, le même rythme bien équilibré.

– Pour une aventure mythologique quelque part entre l’Iliade et l’Odyssée, allez donc mettre le nez dans l’Énéide de Virgile. Énée, prince de Troie, quitte les ruines de sa ville avec un groupe de survivants et part en quête d’un pays où fonder une nouvelle Troie : après toutes sortes de péripéties, il arrivera en Italie, dans le Latium, où ses descendants fonderont… Rome. C’est une esthétique différente (celle de la poésie latine de l’époque d’Auguste, le premier empereur romain, au Ier siècle après J.-C.), mais le souffle épique est bien là, et c’est l’une des meilleures émules d’Homère.

– Toujours parmi les épopées antiques, il y a des épopées moins connues que celles d’Homère et de Virgile, mais encore plus riches en merveilleux mythologique : allez donc voir les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, une épopée composée au IIIe siècle av. J.-C. par un érudit de la bibliothèque d’Alexandrie, et qui raconte la quête de la Toison d’or par Jason et les Argonautes. Entre la cinquantaine de héros formant l’équipage, les multiples péripéties du voyage (les Harpyies, les roches Planctes qui brisent les navires, les rencontres avec des peuples hostiles), les épreuves imposées à Jason pour conquérir la toison, sa rencontre avec la magicienne Médée, et j’en passe, vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer ! Seul défaut potentiel de l’épopée pour un lecteur d’aujourd’hui : quelques développements sur la géographie qui peuvent ne pas passionner. Mais au pire, sautez-les et ne vous privez pas du reste pour si peu ! Disponible uniquement dans la Collection des universités de France (C.U.F.) pour le moment, donc plutôt à emprunter en bibliothèque (j’espère qu’il y aura une traduction plus accessible bientôt !). EDIT le 18 août 2019 : Il a fallu attendre sept ans, mais les Belles-Lettres viennent de publier une édition des Argonautiques en traduction seule qui reprend la traduction de la C.U.F. en un seul volume, au prix modique de 21 euros. C’est le même prix qu’un roman de fantasy grand format et ça vaut largement le détour.

– Et du côté télévision, allez jeter un œil à Ulysse 31, cette série animée franco-japonaise culte des années 1980 qui transpose (très) librement les aventures d’Ulysse dans un univers de science-fiction haut en couleurs…


Jeanne-A Debats, « La Vieille Anglaise et le continent »

24 juillet 2012

Couverture de la novella de Jeanne-A Debats "La Vieille Anglaise et le continent".

La Vieille Anglaise et le continent, première novella de Jeanne-A Debats parue aux éditions Griffe d’encre en 2008, a reçu un excellent accueil des lecteurs et de la critique, et a été couverte de prix. Jugez plutôt : Prix Rosny Aîné 2009 catégorie nouvelle, Grand prix de la SF 2008 catégorie nouvelle francophone, Grand Prix de l’Imaginaire 2009 catégorie nouvelle francophone, Prix Julia Verlanger 2008. Un véritable engouement ! Personnellement, cette novella de SF écologique m’avait plu, sans plus. Mais voyons pourquoi…

Quatrième de couverture :

Certaines personnes sont si profondément attachées à la Vie sous toutes ses formes, tous ses aspects, qu’elles consacrent leur existence à sa préservation, quitte à sacrifier celle des autres…

Ann Kelvin, elle, lui consacrera sa mort.

Mon avis à l’époque :

Message sur le forum des éditions Griffe d’encre le 4 février 2009.

 Je l’ai enfin lu. Je ne suis pas entièrement enthousiaste, mais j’ai bien aimé. D’ailleurs je l’ai lu très vite, j’ai très rapidement accroché au récit, qui me paraît a posteriori fort bien rythmé.

Je vais faire plein de tirets, si ça ne vous embête pas…

D’abord sur l’aspect extérieur :

J’ai bien aimé :

– la superbe couverture (par le même qui avait illustré La Tour de Parchemins & Traverses, couv que j’avais bien aimée aussi, mais de l’une à l’autre il y a vraiment un bond qualitatif vers le pro).

– la présentation générale des ouvrages de Griffe d’Encre : mise en page des couvertures, de l’intérieur, choix du papier, etc. Le genre de petits détails faussement simples, mais qui contribuent beaucoup au confort de la lecture.

Je n’ai pas aimé :

– le quatrième de couverture, qui est assez bof. Je pense qu’il aurait fallu prendre le risque d’un léger spoiler plutôt que de terminer sur « …lui consacrera sa mort », qui donne un léger frisson macabre et donne envie de reposer prudemment le bouquin. (Alors même que ledit bouquin n’est pas si sombre, même si pas mal des réalités qu’il évoque le sont.)

Et maintenant, la lecture :

*mode remarques en vrac on* J’ai beaucoup aimé le début (les premières phrases, en particulier la première phrase), qui est stylistiquement réussi et donne tout de suite envie d’aller plus loin. (C’est bête, mais ce n’est pas si simple à faire.)

Contrairement à certains avis que j’ai lus sur ce sujet, l’alternance entre les deux points de vue ne m’a pas gêné du tout : elle est bien rythmée et contribue à mettre le récit en tension, sans ajout excessif de cliffhangers inutiles. En revanche elle peut devenir un peu trop rapide vers la fin, mais le suspense peut justifier ça.

L’aspect SF et le vocabulaire technique employé ne m’ont pas gêné non plus, ils s’insèrent bien dans l’univers en question : on est de plein pied dans la SF, mais l’univers reste très proche de notre présent, ce qui je suppose est le but recherché. Les explications techniques sont assez détaillées pour mettre en place une bonne vraisemblance interne ; quant à savoir si elles sont techniquement exactes ou pas, et pareil pour les moeurs des baleines, boarf, je fais confiance à l’auteur pour ça… (j’ai dit que je n’étais pas un lecteur de hard SF ?)

Il y a eu des moments où j’ai eu peur, j’avoue : les thèmes abordés sont quand même très glissants, on tomberait facilement dans le démago, le complaisant, le mièvre, le trop moralisant, etc., voire dans le mystique facile de comptoir. Bref, on basculerait vite dans le Bernard Werber. Heureusement le récit évite la plupart de ces pièges, et arrive aussi à ne pas être un récit écolo misanthrope et assommant (tendance hélas un peu trop répandue chez les récits écolo. L’homme est une espèce animale, aussi. Paix et amour, les gens !).

J’ai bien aimé le fait que les personnages principaux ne soient pas sans taches (en particulier le fait de faire de Ann Kelvin une vraie « fanatique » de la cause, qui a vraiment des trucs pas beaux sur la conscience, et pas juste une lady-Anglaise-bougonne-pour-faire-bien-dans-le-salon). Le monde des cétacés reste un peu trop simplet à mon goût, même si ça n’aurait pas forcément été mieux de leur inventer tout une société archicomplexe – l’écueil de l’anthropomorphisme est trèèès délicat à éviter, donc ce n’est pas plus mal qu’ils restent un peu dans l’ombre. Ou alors il aurait fallu une franche prise de position encore plus SF (voire relevant du merveilleux) en faveur de l’intelligence égale/supérieure des cétacés, mais ça aurait été très glissant aussi et ça aurait nécessité quelque chose de bien plus long, pour un résultat pas forcément plus intéressant. Du côté des humains en revanche, le côté un peu trop caricatural de certaines scènes (tout ce qui implique le « surfeur ») n’était peut-être pas indispensable, on aurait pu faire plus subtil.

Et j’ai bien aimé la fin. Beaucoup, même. Déjà, je n’ai pas vu venir la chute (je suis très bon lecteur pour ce genre de choses en général), et elle m’a paru remarquablement bien équilibrée, réaliste au bon sens du terme (donc pas mièvre mais pas non plus trop sombre). J’apprécie aussi le fait que

Spoiler : on n’ait pas eu droit à la mort d’Ann en direct, et qu’on en reste au point de vue des humains – dont on a pu voir qu’ils ne sont pas les mieux informés de l’évolution qu’a subi Ann entre temps – ce qui permet de s’imaginer qu’Ann peut vivre encore un peu dans l’océan. J’ai apprécié aussi que l’histoire avec le cachalot ne soit pas poussée trop loin trop vite et ne soit que suggérée (mais c’était bien la peine de le faire exploser à la fin ? le pauvre…). L’allusion à de possibles amours homo- ou bisexuelles entre cétacés n’est pas déplacée, pas plus que l’espèce de confusion des sentiments de 2x2x2 en découvrant qu’Ann est une femme dans un corps de mâle, mais j’ai peur que certains lecteurs ne trouvent ça très démago. Enfin, tant pis pour eux, moi j’ai bien aimé. / Spoiler.

Bon, mais qu’est-ce qui ne m’a pas plu ?

Ma grosse déception, c’est le style. Entendons-nous : c’est tout à fait lisible et bien écrit, mais je m’attendais à beaucoup mieux, peut-être à cause de tous les prix qu’on a fait pleuvoir dessus. Et c’est aussi dû en partie, je suppose, à ma formation très classique, qui me rend peut-être un peu trop sourcilleux dans le domaine. Mais j’ai tiqué à plusieurs reprises devant des tournures syntaxiques incorrectes ou à la limite de l’incorrection, des maladresses, des trucs qui auraient pu être améliorés facilement avec un peu de travail supplémentaire. Je crois aussi que certains passages, par exemple certains dialogues, pourraient être mieux menés, de manière moins pesante.

Et a posteriori, en lisant les avis postés ici, je crois qu’effectivement l’ensemble est un peu court. Même sans en faire un roman (ce qui n’est pas une mauvaise idée à condition de ne pas trop vouloir rallonger la sauce, ce qui mettrait pas terre le rythme bien équilibré de l’intrigue), certains passages m’ont déçu parce qu’ils étaient un peu survolés, alors que je me préparais à de belles descriptions un peu plus étoffées que ce que j’ai trouvé, ce qui m’a laissé un peu sur ma faim. Le passage du Continent Cétacé, par exemple, contient de belles phrases, mais la scène n’a pas le temps de se « déployer », on repart tout de suite. Bon, c’est équilibré par rapport à la longueur de l’ensemble, mais c’est un peu dommage. De manière générale, quelques ajouts ici et là pour étoffer un peu telle ou telle séquence permettraient sûrement de rendre le récit plus évocateur.

Ah oui, et un truc qui m’a agacé : le nom de « 2x2x2 ». Au départ ça ne me dérangeait pas, mais à la longue je suis devenu allergique. D’accord, c’est « trois séquences de deux clics » ou quelque chose comme ça, mais je crois vraiment qu’il aurait mieux valu lui trouver un vrai nom. Là j’avais envie de crier « I’m not a number, I’m a free whale », et surtout ça me rappelle les noms à la c** des fourmis dans Werber (qui sont également très agaçants à la longue).

J’ai déjà été bien bavard, je vais peut-être m’arrêter là… j’espère que mes quelques critiques n’auront pas l’air trop pinailleuses. En tout cas c’était une lecture très agréable, et effectivement j’en reprendrais bien un peu (j’aime beaucoup les baleines de toute façon donc je n’étais pas complètement objectif au départ…). Pour le style, je suppose qu’il y a aussi une question de « maturité dans l’écriture » qui joue, mais je ne sais pas si l’auteure a déjà beaucoup écrit avant ; en tout cas, pour un quasi premier roman, le moins qu’on puisse dire est que j’ai lu bien pire, et ça donne bien sûr envie de guetter les prochaines parutions.

Ah si, et cette novella m’a aussi beaucoup fait penser au jeu de rôle Blue Planet, si vous connaissez. C’est un univers de SF écolo où les humains découvrent une planète entièrement recouverte par les océans, où vivent de nombreux cétacés, dont certains doués d’intelligence. Chaudement recommandé, si vous aimez le thème.


Stéphane Beauverger, « Le Déchronologue »

19 juillet 2012

Forum elbakin.net, 15 mai 2011.

Terminé il y a peu, donc je vais pouvoir vous en parler.

Globalement, j’ai bien aimé. Bien, mais pas « à la folie ». Le roman a plusieurs fortes qualités, mais aussi quelques défauts qui l’empêchent (à mes yeux du moins) d’atteindre au rang d’énorme chef-d’oeuvre.

Ce que j’ai aimé :

=> L’univers. Mon aspect préféré, sans hésitation. Beauverger est un constructeur d’univers et ça se voit. On est quelque part entre le roman historique (personnages réels, détails historiques bien vus, et j’ai apprécié que l’auteur aille jusqu’à fournir une petite bibliographie à la fin du livre pour le lecteur curieux d’aller se renseigner sur les pirates), le récit d’aventure endiablé façon Pirates des Caraïbes (mais en plus subtil), un petit côté De Capes et de crocs (Mendoza et Maracaïbo !), et surtout une dérive uchronique progressive très bien gérée. On a même envie d’en savoir encore plus !

=> L’aventure à tout berzingue. C’est pas du cinéma, mais on s’y croirait ! Le souffle de l’aventure est là, et il y a des scènes impressionnantes qu’on aimerait voir sur grand écran…

=> Le style. Pas aussi léché et travaillé qu’un Jaworski ou un Rey (il y a des impropriétés et quelques fautes de conjugaison, et le style n’est pas aussi ciselé qu’il pourrait l’être), mais très honorable tout de même et contribuant bien à l’ambiance.

=> Le mélange des chapitres. C’est une qualité qui a ses revers, mais c’est une innovation très originale. Personnellement, j’avais toujours la tentation de revenir en arrière pour essayer de recoller les morceaux petit à petit (en fait, même en se laissant porter, ça se met en place tout seul), mais j’ai bien aimé ça, je trouve que cela modifie le rapport qu’on a avec le livre, et donne à la lecture une dimension différente, plus active de la part du lecteur, avec un aspect « enquête » intéressant. En plus, ça donne aussi envie de relire le roman dans l’ordre chronologique des chapitres, une fois la première lecture terminée. Je suis sûr que ça permettrait de voir des détails différents.

=> L’atmosphère. La fin tragique de l’histoire est annoncée dès le début, et toute la suite est la chronique d’une catastrophe annoncée. Cela plonge tout l’univers dans une ambiance de tempête en approche qui donne à l’ensemble une jolie patine.

=> Les citations en début de chapitre avec des paroles de chansons. Là aussi cela donne envie d’essayer de lire le roman autrement, en écoutant les musiques correspondant à chaque chapitre : on a quasiment la BO du livre fournie au fur et à mesure des séquences ! D’ailleurs, le blog du Transhumain a rassemblé en mai 2009 des liens vers chacune des chansons et musiques citées dans le livre, si le coeur vous en dit.

=> Les quelques références à des classiques de la littérature. Ovide et Montaigne cités dans un roman de fantasy, ce n’est pas si fréquent, et c’est digne d’être remarqué, d’autant que les références étaient bien placées. Celle à Ovide, en particulier :

[spoiler]au moment de la destruction de Noj Peten.[/spoiler]

=> L’aspect « méta » bien géré : l’histoire explique comment le texte du livre qu’on a entre les mains a été écrit et conservé. J’ai apprécié.

J’ai moyennement aimé :

=> La gestion du suspense. Bizarrement, même si le roman m’a intéressé, je n’ai pas toujours été scotché. Je pense que le mélange des chapitres aurait pu être encore mieux fait du point de vue de la gestion du suspense, parce que j’avais l’impression de ne pas bien voir ce qui pouvait donner envie d’avancer dans la lecture. L’ensemble aurait pu être mieux ficelé à ce niveau-là.

=> Les personnages. Il y a des personnages hauts en couleurs, mais je trouve qu’ils manquaient un peu de profondeur. Peut-être le désordre des chapitres sape-t-il un peu le travail fait sur les personnages, en particulier leur évolution. Mais je suis sans doute assez sévère sur ce plan-là, je pense : les personnages sont tout de même globalement intéressants et pas caricaturaux, même si le roman ne se focalise pas sur les personnages eux-mêmes, et les grandes figures (Villon, Mendoza, Sévère) restent marquantes. J’ai aussi été moyennement convaincu par Henri Villon, qui m’a paru un peu trop lisse et chevaleresque pour un corsaire (même s’il est sévèrement alcoolique).

=> De ne pas en savoir encore plus sur les tenants et les aboutissants des perturbations temporelles. C’est plus un défaut qui va de pair avec les qualités du roman, dans la mesure où l’auteur a pris le parti de nous donner à lire le point de vue de Villon, qui n’a qu’une connaissance limitée des événements. Cela contribue énormément à l’atmosphère particulière du roman, où on sent que des puissances inconnues sont à l’oeuvre en permanence, et c’est très bien… mais en même temps c’est frustrant !

[spoiler]J’aurais bien aimé en savoir plus par exemple sur la civilisation de Noj Peten, le kuhul’ajaw, les Targuis, et la maladie qui frappe les canonniers du Déchronologue.[/spoiler]

Les seuls cas où cela pose problème, c’est lorsque ce brouillard donne l’impression de masquer quelques facilités narratives, comme

[spoiler]le côté un peu omnipotent du Baptiste dont on découvre qu’à la fin il peut en gros voyager dans le temps à volonté. Woah… ça aurait été pas mal de justifier ça un peu mieux.[/spoiler]

J’ai détesté :

=> Les fautes d’orthographe et les impropriétés de langue. Je précise que j’ai lu le roman dans la réédition Folio SF : j’ignore donc d’où proviennent ces fautes, si elles sont dues à l’auteur ou se sont glissées dans le texte à un moment donné. Mais le nombre de fautes d’orthographe est trop élevé, et les éditeurs ont fait un mauvais travail sur ce plan-là. D’autant que ces fautes auraient pu être détectées et éliminées via un simple correcteur orthographique. Même remarque sur les impropriétés de langue : quand je vois la qualité du travail qui peut être mené par de petits éditeurs, je trouve qu’on est en droit d’exiger une qualité au moins équivalente de la part d’éditeurs plus gros comme Folio SF. Il y a des impropriétés de langue dans le texte (notamment quelques erreurs criantes de concordance des temps) qui auraient dû être corrigées, si l’éditeur avait bien fait son travail.

J’en ai marre des livres qui donnent l’impression que l’orthographe ou la correction de la langue est une espèce de petit plus ou de luxe pour lecteurs pointilleux : non, c’est la base du travail de l’éditeur.

(Je précise que j’ai eu le même genre de surprise désagréable avec les Moutons en lisant Gagner la guerre. Etant donné le prix du livre et la qualité recherchée de « l’objet livre », papier, reliure, couverture etc., c’était exaspérant d’y trouver autant de fautes grossières.)

Dans l’ensemble, donc, c’est une fort bonne lecture, que je n’hésiterai pas à recommander autour de moi, même si ce n’est pas une aussi énorme claque que certaines autres parutions récentes en fantasy française. Il y a en tout cas une élévation du niveau chez les auteurs français, et une multiplication d’auteurs faisant des choses originales et intéressantes, qui fait vraiment chaud au coeur.

Ce livre m’a aussi pas mal fait penser à des jeux de rôle comme Pavillon noir, et je me dis que c’est tout à fait le genre d’univers que des rôlistes aimeraient adapter en jeu de rôle. Qui sait, ça viendra peut-être…