Ken Liu, « L’Homme qui mit fin à l’Histoire »

26 février 2018

LiuHommeQuiMitFin

Référence : Ken Liu, L’Homme qui mit fin à l’Histoire, Le Bélial’, collection « Une heure-lumière », 2016 (The Man Who Ended History : A Documentary, 2011).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Futur proche.
Deux scientifiques mettent au point un procédé révolutionnaire permettant de retourner dans le passé. Une seule et unique fois par période visitée, pour une seule et unique personne, et sans aucune possibilité pour l’observateur d’interférer avec l’objet de son observation. Une révolution qui promet la vérité sur les périodes les plus obscures de l’histoire humaine. Plus de mensonges. Plus de secrets d’État.
Créée en 1932 sous mandat impérial japonais, dirigée par le général Shiro Ishii, l’Unité 731 se livra à l’expérimentation humaine à grande échelle dans la province chinoise du Mandchoukouo, entre 1936 et 1945, provoquant la mort de près d’un demi-million de personnes… L’Unité 731, à peine reconnue par le gouvernement japonais en 2002, passée sous silence par les forces d’occupation américaines pendant des années, est la première cible de cette invention révolutionnaire. La vérité à tout prix. Quitte à mettre fin à l’Histoire.

« Ken Liu est un génie. » Elizabeth Bear

Ken Liu est né en 1976 à Lanzhou, en Chine, avant d’émigrer aux États-Unis à l’âge de onze ans. Titulaire d’un doctorat en droit (université de Harvard), programmeur, traducteur du chinois, il dynamite les littératures de genre américaines depuis une dizaine d’années, collectionnant distinctions et prix littéraires, dont le Hugo, le Nebula et le World Fantasy Award. En France, son recueil La Ménagerie de papier (Le Bélial’, 2015) est lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire 2016. »

Mon avis

Cette novella de SF est une nouvelle preuve qu’un récit n’a pas besoin d’être très long pour être une (très grande) réussite. En une centaine de pages (au format poche), Ken Liu aborde le thème du voyage dans le temps d’une façon très originale (il fallait déjà le faire), traite de sujets brûlants telles que l’écriture de l’Histoire, la mémoire des crimes contre l’humanité face au négationnisme, la place à accorder aux témoignages par rapport aux travaux des historiens, la notion de preuve en histoire, les contorsions de la diplomatie internationale, l’attitude ambivalente des Etats, les difficultés juridiques posées par le voyage dans le temps, les relations entre la Chine et le Japon et les Etats-Unis, la différence entre la notion américaine du sujet et l’esprit collectif chinois, etc.

… le tout en peu de mots et comme au passage, par un savant hasard, au fil d’un récit qui prend la forme d’une série d’extraits d’un documentaire, mais aussi d’interviews, de micro-trottoirs, de témoignages devant des institutions internationales… et qui, en dépit de la grande variété de ses formes, reste resserré et tendu comme une corde, et porté par plusieurs personnages bien campés et marquants.

Ken Liu donne ici une leçon d’humanité, mais, en dépit des sujets abordés, son livre parvient à rester une fiction et non un essai ou un documentaire, et ce n’est pas ce que cette novella a de moins magistral. L’auteur se contente d’émettre une hypothèse (et si un savant trouvait le moyen d’observer le passé d’un lieu donné de façon très précise et exacte, avec pour prix le fait de devoir renoncer à jamais à observer cette partie précise du passé par la suite ?) et, cette hypothèse, il en tire implacablement toutes les conséquences, en poussant jusqu’au bout dans leurs retranchements toutes les institutions et les parties en présence qui en seraient affectées, aussi bien les familles des victimes, les historiens, les gens en général, que les États, les institutions internationales ou les médias.
Ni Akemi Kirino, la découvreuse des « particules de Bohm-Kirino », ni Evan Wei, qui met au point le procédé d’observation du passé et l’utilise pour exiger la reconnaissance par les Etats des tortures subies par les victimes de l’unité 731, ne sont des gens parfaits. Les choix d’Evan Wei eux-mêmes sont remis en question, y compris par des collègues historiens et pour des raisons valables. Nombre des questions soulevées par la fiction ne reçoivent pas de réponse tranchée : c’est aux lecteurs d’y réfléchir une fois le livre refermé.
Le rythme et la tension constante du récit (qui fait alterner les témoignages sur le passé et la progression du récit de la vie des scientifiques découvreurs du procédé d’observation du passé) contribuent eux aussi à conserver un équilibre salutaire entre la part documentaire, historique, de cette novella, et sa composante romanesque.

Le « procédé de Bohm-Kirino » est introduit par deux ou trois pages de vulgarisation d’une grande clarté, mais n’est jamais expliqué très en détail. Il apparaît vite que le voyage dans le temps n’est ici qu’un prétexte utilisé par l’auteur pour nous mettre au pied d’un certain nombre de murs pénibles et nous faire réfléchir – et ressentir. Les amateurs de hard science oseront-ils en être déçus ? Pour ma part, ce type d’emploi des thèmes de la SF fait partie de ce que le genre peut apporter de meilleur à la littérature.

Pour toutes ces raisons, j’ai dévoré cette novella et je ne peux qu’en conseiller très chaudement la lecture, aussi bien aux amateurs d’histoires de voyages dans le temps qui chercheraient une approche originale du thème qu’aux amateurs d’ouvrages d’histoire du XXe siècle, ainsi qu’à tous ceux qui se demanderaient encore en quoi un récit de science-fiction peut donner à réfléchir sur les problèmes actuels d’écriture de l’histoire.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs le 8 janvier 2018 avant de le poster ici.


Yan Marchand, « Métropolitain »

23 août 2012

Couverture de la novella "Métropolitain" de Yan Marchand.

Référence : Yan Marchand, Métropolitain, Paris, Griffe d’encre, 2007.

Quatrième de couverture :

Cet homme n’est pas à croquer.
Il est laid.
Il pense mal.
Ses journées s’épuisent en complexes…
Mais un chien le trouve à son goût… un peu trop. C’est qu’il est usant, l’animal ! Il mord, lèche, ronge et savoure. Une vraie passion pour les mollets.
Et puis – liberté ! –, il n’est plus là.
Ce qu’il a fallu faire pour s’en débarrasser !
Mais un matin, dans le métropolitain, entassé avec d’autres…
… une morsure à l’épaule.

L’histoire :

Le personnage principal est un employé plus qu’ordinaire, médiocre sous tous rapports, pas spécialement sympathique, amoureux lourdingue de sa collègue. Un jour, un chien le mord dans le métro et ne le lâche plus. Chaque fois qu’il croit pouvoir s’en débarrasser, le chien le retrouve et s’arrime à lui de la même façon. L’homme finit par s’en débarrasser enfin. Mais quelque temps après, cet incident étrange vire à l’effrayant : désormais, ce sont les gens qui le mordent dans le métro, sans pouvoir s’en empêcher !

 Mon avis :

Voici les impressions « à chaud » que j’avais postées sur le forum des éditions Griffe d’encre le 29 septembre 2008.

Je viens de le finir. Il y a des choses que je n’ai pas aimées, mais je ne regrette vraiment pas ma lecture.

Pour faire court : le fond est génialissime, mais la forme n’est pas (encore) à la hauteur. Plus précisément, l’idée de départ me plaît énormément, j’ai bien aimé la façon dont l’histoire était menée, en évitant habilement pas mal de directions clichées possibles ; j’ai eu très peur que la fin ne donne une justification ou une conclusion moralisante, mais ce n’est heureusement pas le cas et au contraire j’ai beaucoup aimé la scène finale.

En revanche, j’ai été fréquemment gêné par la maladresse de l’écriture. Je n’ai lu la bio de l’auteur qu’après, mais ça ne m’étonne pas beaucoup que ce soit son premier texte publié ; en tout cas on sent un manque d’expérience dans la maîtrise de la langue. Il y a des ruptures de tons involontaires, des emplois trop ampoulés du subjonctif (franchement, je fais partie des défenseurs du subjonctif imparfait, mais ce n’est pas une raison pour faire de la discrimination contre le subjonctif présent !) ; et plein de petits trucs qui coincent un peu, pas beaucoup, mais assez pour gêner la lecture. Avec un peu de chance ça disparaîtra quand l’auteur prendra de la bouteille (métaphoriquement. Ce n’est pas une incitation à l’alcoolisme dionysien !).

C’est dommage, parce qu’une histoire pareille avec un style un peu plus virtuose, ça aurait été vraiment génialissime, alors que là c’est juste bien. Mais franchement je préfère ça plutôt que l’inverse (un texte au style virtuose mais qui n’aurait rien à dire). Et l’histoire en elle-même est vraiment excellente, elle est à mi-chemin entre plein de stéréotypes avec lesquelles elle joue sans jamais s’identifier à aucun : l’histoire de vampire, la dépendance amoureuse, le sexe, la drogue, la prostitution, la fascination, le statut de paria, voire la création artistique (ça peut faire penser à L’Homme à la cervelle d’or d’Alphonse Daudet), mais le texte ne choisit pas et surtout n’explique jamais. Tout est mis au service du fantastique et de ses conséquences réalistes, sans renoncer à l’absurdité totale de la cause : le même principe que Le Nez de Gogol, et tout aussi efficace. La scène finale fige le texte dans une image forte, où le lecteur reste libre de mettre ce qu’il veut, et il n’y a ni leçon ni symbolisme lourdingue*. C’est vraiment un bon choix, parce que je commençais à me demander ce que ça allait donner en fin de compte (« Des milliers de citadins profanent la tombe d’un criminel récemment suicidé et mordent le cadavre… » ^_^).

Bref, il est dommage que la maîtrise de la langue ne soit pas tout à fait à la hauteur, car c’est une excellente histoire, qui montre que ce format intermédiaire entre la nouvelle et le roman qu’est la novella peut donner de très bonnes choses.

(* Détail avec spoiler : la comparaison finale avec Dionysos et les Bacchantes n’était peut-être même pas indispensable, mais bon.)


Göran Tunström, « De planète en planète »

19 août 2012

Couverture du recueil "De planète en planète" de Tunström chez Actes Sud.

Référence : Göran Tunström, De planète en planète, récits traduits du suédois par Marc de Gouvernain et Lena Grumbach, Arles-Montréal, Actes Sud/Leméac, 1993. ISBN : 2-86869-995-2. (Édition originale : Det sanna livet, Stockholm, Förlag AB, 1991.)

Göran Tunström est un auteur suédois, poète et romancier (il a un article sur Wikipédia ici si ça vous dit). En France, il est surtout connu pour son roman L’Oratorio de Noël, que je n’ai pas (encore) lu. J’ai découvert cet auteur avec ce recueil de nouvelles, acheté un peu par hasard sur un coup de tête, que je n’ai pas regretté.

Le recueil regroupe six histoires assez variées, de longueurs très diverses mais souvent assez longues (une ou deux seraient presque des novellas à elles toutes seules). En gros, une moitié s’intéresse surtout aux relations familiales et au quotidien, et une autre moitié met en scène des personnages pris dans l’histoire tourmentée du XXe siècle. Partage très poreux, comme vous allez le voir. Je vais dire un mot sur chacune des nouvelles.

« Merci pour Kowalowski ». Le narrateur, un homme ordinaire, est quitté par sa femme. La période amère qui suit la séparation prend fin lorsque, par une série de coïncidences amusantes, il est amené à « se reprendre en main », comme on dit, ou plutôt à s’ouvrir aux rencontres et aux découvertes (intellectuelles, artistiques, etc.) qui se présentent, sans peur du hasard. Il redécouvre qu’il est trop resté figé dans certains aspects de lui-même et qu’il peut changer, en découvrir ou en développer d’autres : il revient à la vie. Cette atmosphère de redémarrage et de regain d’une vitalité perdue est assez savoureuse. Le titre du recueil se comprend grâce à une expression employée au détour d’une page dans ce texte : les planètes, ce sont les gens que rencontre le narrateur, chacun porteur d’un monde différent. L’autre intérêt de la nouvelle réside dans deux personnages marquants : Dagmar, une vieille dame qui éveille la sympathie, et le peintre Kowalowski, plus qu’à moitié fou pour des raisons qui se révèlent peu à peu. Rétrospectivement, ce n’est peut-être pas la meilleure nouvelle du lot (certains des rebondissements sentimentaux ont un côté facile), mais elle reste appréciable et constitue un bon texte d’ouverture pour le recueil.

« Arielle ». Un conte fantastique sombre. Je pense que si Nathalie Sarraute avait donné dans le fantastique sombre, le résultat aurait pu ressembler à ça. En l’absence de son compagnon, Anna donne naissance à une petite fille qui a des ailes. Aussitôt après on plonge dans le passé pour retracer les débuts de sa relation avec le père, Filip. Il devient assez vite évident que quelque chose ne va pas dans cette relation et que les choses risquent de ne pas très bien… bref. Le dénouement ne m’a pas surpris, mais l’intérêt du texte vient plutôt de la façon dont la composante fantastique est ancrée dans les psychologies des personnages, avec toute une réflexion sous-jacente sur les relations humaines et familiales.

« Stella ». Un texte réaliste, si l’on peut dire : il s’agit de plonger dans les pensées d’une jeune fille très mal dans sa peau, mais son réel n’est pas exactement un réel habituel (au sens conformiste du terme), et certainement pas un réel confortable. Incomprise et impitoyable aussi bien envers les adultes qu’envers les gens de son âge, Stella essaie désespérément de se tirer de l’enfermement où elle se verrouille peu à peu (mais par la faute de qui ? La sienne ? Celle des autres ? Difficile à déterminer). Encore plus sombre que le texte précédent et tout aussi doué pour évoquer les pensées des personnages et les conséquences des relations humaines sur la définition même de la réalité dans la vie quotidienne.

« Mariage fictif ». Une aventure d’un contrôleur de train suédois. La nouvelle la plus courte du recueil, la plus proche du quotidien aussi. Un brin grinçante, mais drôle.

« Petite musique de salon ». Un pianiste juif réfugié dans un petit village a échappé à la guerre, mais reste incapable de jouer depuis que le piano est associé dans ses souvenirs au jour où les Allemands ont envahi le Danemark. Poussé par le couple qui l’a recueilli à donner des cours de piano, il revient à la vie et transforme de manière inattendue le quotidien des habitants. Ce qui marque dans ce texte, c’est surtout la description de ce quotidien et de ces habitants, justement : il y a un côté Maupassant ou Flaubert dans la galerie de personnalités plantée par le texte, les disputes politiques, leur idéologie parfois douteuse, les différences de milieux sociaux et culturels ; mais Tunström est moins vache avec ses personnages et (pour une fois) l’espoir l’emporte sur les horreurs de l’Histoire.

« La Vraie Vie ». Un long récit, presque une novella. Le narrateur, en voyage en Israël, rencontre deux vieux hommes, le premier, Isaac, poussant le fauteuil roulant du second, son frère, Jakob, qui est aveugle, muet et paralysé. Poussé par le narrateur, le vieil homme raconte son histoire : celle d’un long, sinueux et terrible voyage, qui le mène d’une enfance plutôt heureuse à une quête désespérée pour rejoindre Jérusalem. Quand il commence le voyage, il a quatorze ans et son frère dix ; tous deux sont rudement éprouvés, mais, tandis que le grand frère se voit propulsé dans le rôle de père et de jeune adulte, le petit frère supporte moins bien les contretemps qui s’accumulent avant l’arrivée dans la ville promise. C’est incroyablement bien mené, poignant, plein de souffle en même temps. Cela m’a rappelé les grands récits de voyages étroitement liés aux secousses de l’Histoire, comme La Trêve de Primo Levi ou dans une moindre mesure L’Usage du monde de Bouvier : on retrouve avec beaucoup de justesse tout ce qu’un récit de voyage authentique a comme cahots, comme rebondissements inattendus, comme péripéties absurdes ou cruelles. Sauf qu’à ma connaissance il s’agit ici d’une fiction, ce qui implique une sacrée maestria de la part de l’auteur.

J’ai beaucoup apprécié ce recueil. Tunström sait concevoir des récits bien menés, bien ficelés tout en faisant oublier les ficelles la plupart du temps ; il est très doué pour rendre les détails du quotidien, les petits gestes et les impressions des personnages. En un mot, il est très doué pour faire vivre ce qu’il met en scène, conférer beaucoup d’authenticité à ses fictions tout en abordant des thèmes qui donnent à réfléchir a posteriori. J’ai hâte de voir ce que cela peut donner à l’échelle d’un roman !

Message posté sur le forum du Coin des lecteurs le 18 août 2012, retouché ensuite.


Jeanne-A Debats, « La Vieille Anglaise et le continent »

24 juillet 2012

Couverture de la novella de Jeanne-A Debats "La Vieille Anglaise et le continent".

La Vieille Anglaise et le continent, première novella de Jeanne-A Debats parue aux éditions Griffe d’encre en 2008, a reçu un excellent accueil des lecteurs et de la critique, et a été couverte de prix. Jugez plutôt : Prix Rosny Aîné 2009 catégorie nouvelle, Grand prix de la SF 2008 catégorie nouvelle francophone, Grand Prix de l’Imaginaire 2009 catégorie nouvelle francophone, Prix Julia Verlanger 2008. Un véritable engouement ! Personnellement, cette novella de SF écologique m’avait plu, sans plus. Mais voyons pourquoi…

Quatrième de couverture :

Certaines personnes sont si profondément attachées à la Vie sous toutes ses formes, tous ses aspects, qu’elles consacrent leur existence à sa préservation, quitte à sacrifier celle des autres…

Ann Kelvin, elle, lui consacrera sa mort.

Mon avis à l’époque :

Message sur le forum des éditions Griffe d’encre le 4 février 2009.

 Je l’ai enfin lu. Je ne suis pas entièrement enthousiaste, mais j’ai bien aimé. D’ailleurs je l’ai lu très vite, j’ai très rapidement accroché au récit, qui me paraît a posteriori fort bien rythmé.

Je vais faire plein de tirets, si ça ne vous embête pas…

D’abord sur l’aspect extérieur :

J’ai bien aimé :

– la superbe couverture (par le même qui avait illustré La Tour de Parchemins & Traverses, couv que j’avais bien aimée aussi, mais de l’une à l’autre il y a vraiment un bond qualitatif vers le pro).

– la présentation générale des ouvrages de Griffe d’Encre : mise en page des couvertures, de l’intérieur, choix du papier, etc. Le genre de petits détails faussement simples, mais qui contribuent beaucoup au confort de la lecture.

Je n’ai pas aimé :

– le quatrième de couverture, qui est assez bof. Je pense qu’il aurait fallu prendre le risque d’un léger spoiler plutôt que de terminer sur « …lui consacrera sa mort », qui donne un léger frisson macabre et donne envie de reposer prudemment le bouquin. (Alors même que ledit bouquin n’est pas si sombre, même si pas mal des réalités qu’il évoque le sont.)

Et maintenant, la lecture :

*mode remarques en vrac on* J’ai beaucoup aimé le début (les premières phrases, en particulier la première phrase), qui est stylistiquement réussi et donne tout de suite envie d’aller plus loin. (C’est bête, mais ce n’est pas si simple à faire.)

Contrairement à certains avis que j’ai lus sur ce sujet, l’alternance entre les deux points de vue ne m’a pas gêné du tout : elle est bien rythmée et contribue à mettre le récit en tension, sans ajout excessif de cliffhangers inutiles. En revanche elle peut devenir un peu trop rapide vers la fin, mais le suspense peut justifier ça.

L’aspect SF et le vocabulaire technique employé ne m’ont pas gêné non plus, ils s’insèrent bien dans l’univers en question : on est de plein pied dans la SF, mais l’univers reste très proche de notre présent, ce qui je suppose est le but recherché. Les explications techniques sont assez détaillées pour mettre en place une bonne vraisemblance interne ; quant à savoir si elles sont techniquement exactes ou pas, et pareil pour les moeurs des baleines, boarf, je fais confiance à l’auteur pour ça… (j’ai dit que je n’étais pas un lecteur de hard SF ?)

Il y a eu des moments où j’ai eu peur, j’avoue : les thèmes abordés sont quand même très glissants, on tomberait facilement dans le démago, le complaisant, le mièvre, le trop moralisant, etc., voire dans le mystique facile de comptoir. Bref, on basculerait vite dans le Bernard Werber. Heureusement le récit évite la plupart de ces pièges, et arrive aussi à ne pas être un récit écolo misanthrope et assommant (tendance hélas un peu trop répandue chez les récits écolo. L’homme est une espèce animale, aussi. Paix et amour, les gens !).

J’ai bien aimé le fait que les personnages principaux ne soient pas sans taches (en particulier le fait de faire de Ann Kelvin une vraie « fanatique » de la cause, qui a vraiment des trucs pas beaux sur la conscience, et pas juste une lady-Anglaise-bougonne-pour-faire-bien-dans-le-salon). Le monde des cétacés reste un peu trop simplet à mon goût, même si ça n’aurait pas forcément été mieux de leur inventer tout une société archicomplexe – l’écueil de l’anthropomorphisme est trèèès délicat à éviter, donc ce n’est pas plus mal qu’ils restent un peu dans l’ombre. Ou alors il aurait fallu une franche prise de position encore plus SF (voire relevant du merveilleux) en faveur de l’intelligence égale/supérieure des cétacés, mais ça aurait été très glissant aussi et ça aurait nécessité quelque chose de bien plus long, pour un résultat pas forcément plus intéressant. Du côté des humains en revanche, le côté un peu trop caricatural de certaines scènes (tout ce qui implique le « surfeur ») n’était peut-être pas indispensable, on aurait pu faire plus subtil.

Et j’ai bien aimé la fin. Beaucoup, même. Déjà, je n’ai pas vu venir la chute (je suis très bon lecteur pour ce genre de choses en général), et elle m’a paru remarquablement bien équilibrée, réaliste au bon sens du terme (donc pas mièvre mais pas non plus trop sombre). J’apprécie aussi le fait que

Spoiler : on n’ait pas eu droit à la mort d’Ann en direct, et qu’on en reste au point de vue des humains – dont on a pu voir qu’ils ne sont pas les mieux informés de l’évolution qu’a subi Ann entre temps – ce qui permet de s’imaginer qu’Ann peut vivre encore un peu dans l’océan. J’ai apprécié aussi que l’histoire avec le cachalot ne soit pas poussée trop loin trop vite et ne soit que suggérée (mais c’était bien la peine de le faire exploser à la fin ? le pauvre…). L’allusion à de possibles amours homo- ou bisexuelles entre cétacés n’est pas déplacée, pas plus que l’espèce de confusion des sentiments de 2x2x2 en découvrant qu’Ann est une femme dans un corps de mâle, mais j’ai peur que certains lecteurs ne trouvent ça très démago. Enfin, tant pis pour eux, moi j’ai bien aimé. / Spoiler.

Bon, mais qu’est-ce qui ne m’a pas plu ?

Ma grosse déception, c’est le style. Entendons-nous : c’est tout à fait lisible et bien écrit, mais je m’attendais à beaucoup mieux, peut-être à cause de tous les prix qu’on a fait pleuvoir dessus. Et c’est aussi dû en partie, je suppose, à ma formation très classique, qui me rend peut-être un peu trop sourcilleux dans le domaine. Mais j’ai tiqué à plusieurs reprises devant des tournures syntaxiques incorrectes ou à la limite de l’incorrection, des maladresses, des trucs qui auraient pu être améliorés facilement avec un peu de travail supplémentaire. Je crois aussi que certains passages, par exemple certains dialogues, pourraient être mieux menés, de manière moins pesante.

Et a posteriori, en lisant les avis postés ici, je crois qu’effectivement l’ensemble est un peu court. Même sans en faire un roman (ce qui n’est pas une mauvaise idée à condition de ne pas trop vouloir rallonger la sauce, ce qui mettrait pas terre le rythme bien équilibré de l’intrigue), certains passages m’ont déçu parce qu’ils étaient un peu survolés, alors que je me préparais à de belles descriptions un peu plus étoffées que ce que j’ai trouvé, ce qui m’a laissé un peu sur ma faim. Le passage du Continent Cétacé, par exemple, contient de belles phrases, mais la scène n’a pas le temps de se « déployer », on repart tout de suite. Bon, c’est équilibré par rapport à la longueur de l’ensemble, mais c’est un peu dommage. De manière générale, quelques ajouts ici et là pour étoffer un peu telle ou telle séquence permettraient sûrement de rendre le récit plus évocateur.

Ah oui, et un truc qui m’a agacé : le nom de « 2x2x2 ». Au départ ça ne me dérangeait pas, mais à la longue je suis devenu allergique. D’accord, c’est « trois séquences de deux clics » ou quelque chose comme ça, mais je crois vraiment qu’il aurait mieux valu lui trouver un vrai nom. Là j’avais envie de crier « I’m not a number, I’m a free whale », et surtout ça me rappelle les noms à la c** des fourmis dans Werber (qui sont également très agaçants à la longue).

J’ai déjà été bien bavard, je vais peut-être m’arrêter là… j’espère que mes quelques critiques n’auront pas l’air trop pinailleuses. En tout cas c’était une lecture très agréable, et effectivement j’en reprendrais bien un peu (j’aime beaucoup les baleines de toute façon donc je n’étais pas complètement objectif au départ…). Pour le style, je suppose qu’il y a aussi une question de « maturité dans l’écriture » qui joue, mais je ne sais pas si l’auteure a déjà beaucoup écrit avant ; en tout cas, pour un quasi premier roman, le moins qu’on puisse dire est que j’ai lu bien pire, et ça donne bien sûr envie de guetter les prochaines parutions.

Ah si, et cette novella m’a aussi beaucoup fait penser au jeu de rôle Blue Planet, si vous connaissez. C’est un univers de SF écolo où les humains découvrent une planète entièrement recouverte par les océans, où vivent de nombreux cétacés, dont certains doués d’intelligence. Chaudement recommandé, si vous aimez le thème.