[BD] « La Jeunesse de Picsou », de Don Rosa

28 juillet 2012

La couverture de La Jeunesse de Picsou en finnois. (Oui, je vais vous la trouver en français, une minute…)

Picsou, Donald et les Castors Junior sont quelques-uns des personnages les plus connus de l’univers de la firme américaine Disney. Ces personnages ont été inventés par le dessinateur et scénariste américain Carl Barks (1901-2000), qui a également inventé les Rapetou, Géo Trouvetou, Miss Tick et d’autres encore. Donald est né sous son crayon en 1934 au moment où Barks était employé par Disney comme dessinateur d’animation, et Picsou un peu plus tard en 1942. Mais connaissez-vous les BD de Don Rosa, admirateur et émule de Barks dans la réalisation d’aventures de Picsou ? Non ? Eh bien, vous manquez quelque chose.

Comment ça, la jeunesse de Picsou ?

Don Rosa, né en 1951, est un dessinateur américain et surtout un grand admirateur de Carl Barks. Il s’est très vite pris d’affection pour les histoires de canards, et particulièrement pour le personnage de Picsou. A partir des années 1980, il commence à dessiner pour Disney, et en vient à compiler toutes sortes d’informations sur la famille de Donald et de Picsou, en particulier à partir des allusions présentes dans les histoires de Carl Barks.

En 1991-92, il en tire une excellente série, The Life and Times of Scrooge McDuck, traduite en français sous le titre La Jeunesse de Picsou, qui compte à l’origine douze épisodes auxquels Rosa ajoute quelques épisodes intercalaires par la suite. Comme son nom ne l’indique pas, cette série raconte non pas seulement la jeunesse de Picsou mais une bonne partie de sa vie, dans l’ordre chronologique, en se concentrant sur les principales aventures au cours desquelles il amasse son immense fortune, depuis le tout premier sou.

Et ce n’est pas rien, car Picsou, avant d’être un vieil oncle aigri veillant sur son immense fortune, a vécu une enfance sans le sou au sein d’un clan écossais réduit à la plus extrême pauvreté, et a dû très vite commencer à travailler pour nourrir sa famille. À ce moment-là, c’est encore un canard adorable, aussi généreux que vaillant. Il gagne son premier sou, et, quelque temps après, s’embarque pour les États-Unis dans l’espoir d’y faire fortune. L’Amérique de Picsou, c’est alors celle de Tom Sawyer et de Jack London : celle des navires à vapeur du Mississippi, de la conquête de l’Ouest, et bientôt de la ruée vers l’or, qui entraînera Picsou au Klondike. Le jeune canard affronte les pires difficultés pour se sortir de la misère, lui et sa famille. C’est au fil de ces péripéties, puis, par la suite, pendant qu’il voyage dans tous les coins du monde pour bâtir son empire financier, qu’on le voit devenir peu à peu l’infâme grippe-sou que l’on connaît.

Voilà. La première publication en français dans laquelle j’ai lu cette série : le hors-série de Picsou Magazine paru en avril 1998.

 Picsou selon Don Rosa

Le style graphique des BD de Don Rosa est un peu différent de la BD disneyenne de base telle qu’on peut la feuilleter dans Le Journal de Mickey. Il est plus détaillé et un peu plus réaliste (Don Rosa a commencé sa carrière dans les BD humoristiques pour adultes, mais il reste très fidèle à l’esprit et à l’allure générale des canards de Disney). Son dessin est très soigné, et surtout il a un grand sens du détail, qui rend ses BD particulièrement riches et agréables à lire et à relire. Les couleurs ne sont pas moins travaillées, mais sont souvent modifiées selon les (ré)éditions, en particulier dans les magazines : mieux vaut se référer à des intégrales pour les contempler telles que l’auteur les a prévues.

Les scénarios sont eux aussi très soignés : les aventures de Picsou et de Donald y sont replacées dans un univers vaste et foisonnant, avec ses héros, ses généalogies et sa chronologie interne, mais l’ensemble ne devient jamais trop rigide, et Don Rosa s’amuse à multiplier les allusions à des épisodes précédents, en premier lieu aux histoires de Barks (par exemple le pays des œufs carrés). De ce fait, les personnages de Picsou, Donald et compagnie prennent davantage de profondeur, et leurs aventures se changent en une véritable épopée.

Et en parlant d’épopée, Don Rosa, pour ne rien gâcher, est aussi un grand amateur de mythes, et dans les autres aventures de Picsou qu’il a dessinées en dehors de ce cycle, il ne rate jamais une occasion de confronter ses personnages à des personnages des mythologies et des folklores du monde entier, qu’il s’agisse des mythes récents (ceux du Far West américain et de la ruée vers l’or) ou des mythes antiques (Picsou est-il vraiment plus riche que Crésus ? Il va le vérifier, évidemment ! Les trésors magiques du Kalevala ? Ils ont été voir aussi). La chose devient particulièrement jouissive quand les Castors Juniors s’en mêlent.

La première page du premier épisode, « The Last of the Clan McDuck », paru en 1992. Nous y découvrons Picsou enfant en 1877.

Un Picsou compatible adultes (ou du moins plus que d’habitude)

Autant toute une partie des BD que j’avais pu lire dans Le Journal de Mickey ou Picsou Magazine me laissaient déjà un peu sceptique quand j’étais petit et ont désormais disparu corps et biens dans les brumes de ma mémoire, autant La Jeunesse de Picsou se distinguait par sa qualité. Bien des années plus tard, je me suis rendu compte que beaucoup des aventures que j’avais le plus appréciées étaient dues (outre Carl Barks) au crayon de Don Rosa, et j’ai découvert non pas seulement avec nostalgie, mais avec un plaisir renouvelé, quelques-unes de ses BD que je n’avais pas eu l’occasion de lire à l’époque. Ce sont des bandes dessinées d’aventure que l’on peut toujours apprécier à l’âge adulte, tant pour la qualité du dessin et les scénarios bien ficelés que pour les multiples allusions historiques et culturelles. Le travail de Don Rosa sur la généalogie de la famille de Picsou et sur la chronologie de ses aventures y est pour beaucoup : au lieu d’être intemporelles et perpétuellement adaptées au goût du jour, elles se trouvent ancrées solidement dans l’histoire mondiale réelle, celle du tournant des XIXe-XXe siècles.

C’est au point que Don Rosa s’est imposé de ne jamais dessiner Picsou au-delà d’une certaine époque : il ne le représente jamais avec un ordinateur ou un téléphone portable, par exemple, pour la bonne raison que, dans la biographie cohérente qu’il a construite à partir des BD de Barks, Picsou naît en 1867… par réalisme, Rosa a dû imaginer une date pour sa mort, et l’imagine mourir centenaire, en 1967 (mais sa mort n’est pas racontée dans ses aventures). Tous les dessinateurs Disney ne respectent pas cette chronologie, mais, dans l’œuvre de Don Rosa, elle fonctionne très bien.

Don Rosa apporte par ailleurs une plus grande attention à la psychologie des personnages, et ne recule pas devant des sujets sérieux voire tristes, notamment le deuil, que d’autres BD jeunesse préfèreraient éviter complètement. Conjugué au sens de l’épique et à l’humour débordant de Rosa, cette capacité à aborder des sujets sérieux confère à l’univers de Picsou et de Donald une plus grande richesse. Ajoutez à cela, dans certains albums, une volonté manifeste d’éveiller la curiosité des jeunes lecteurs pour l’histoire, les mythologies, la littérature et la culture en général, et vous obtenez d’excellentes BD jeunesse très compatibles avec un public adulte.

Vous l’aurez compris, Don Rosa a adopté une approche nouvelle, différente, érudite et presque « documentaire » envers l’univers de Picsou et les BD de Carl Barks en général au moment de réaliser sa propre série. Non que les précédents dessinateurs Disney n’aient pas eux aussi fait des allusions, des clins d’yeux, des hommages etc. dans les cases de leurs propres aventures (bref, eux aussi connaissaient déjà les joies secrètes de l’intertextualité, pour parler comme Gérard Genette), mais Rosa a été le premier à ma connaissance à placer ce travail savant au centre de son projet.  Ses propres BD s’appuient sur ce gros travail de rassemblement et d’organisation des informations préexistantes sur Picsou pour réaliser une mise en ordre systématisée de sa vie et de son univers en général. C’est une logique différente, disons une « logique d’univers », que Barks lui-même n’avait jamais adoptée à ce point, trop occupé sans doute à inventer ses personnages, à hésiter entre plusieurs possibilités, à partir dans plusieurs directions au fil de ses publications. L’avantage, c’est que les BD de Rosa y gagnent en cohérence d’ensemble. L’inconvénient, c’est que l’univers y perd sans doute un peu en liberté et n’a plus le même genre de richesse. D’une BD à l’autre on est sûr de retrouver la même version, la même chronologie, les allusions aux mêmes événements, aux mêmes personnages.

Ce côté très sérieux, très ordonné, très appliqué des BD de Rosa est sans doute le seul défaut qu’on puisse leur trouver. Pourtant, cela ne nuit pas vraiment au plaisir de la lecture. En dehors de La Jeunesse de Picsou, qui est la BD qui avait le plus besoin d’un tel travail (considérable, d’ailleurs), Rosa sait aussi écrire des aventures complètement différentes et inventer à son tour de nouveaux personnages. Et même à l’intérieur de La Jeunesse de Picsou, cette cohérence d’ensemble ne l’empêche pas de faire foisonner les détails, de mettre en scène des péripéties drôlissimes, de donner régulièrement dans l’absurde… bref, c’est vraiment par honnêteté que j’ai essayé de lui trouver un défaut !

Quelle édition ?

Où trouver des BD de Don Rosa ? Eh bien, je les avais découvertes à l’époque dans le magazine pour enfants Picsou Magazine, où elles sont régulièrement rééditées (sinon, pillez vos petits frères et soeurs ou plongez dans vos archives). Mais on peut aussi les acheter sur Internet… ou en avoir un aperçu sur les sites, pages et groupes divers consacrés à l’auteur un peu partout sur la Toile.

L’idéal et le plus fiable, si vous lisez l’anglais, est de mettre la main sur une édition intégrale américaine. Celle que j’ai trouvée et qui me paraît vraiment bien faite a été publiée par Boom! Studio en 2010 sous le titre The Life and Times of Scrooge McDuck. Elle compte deux volumes, auxquels s’ajoute un troisième volume sous-titré Companion qui regroupe les épisodes intercalaires ajoutés par Rosa à la série d’origine.

Mais à l’heure où j’écris, j’ai appris via Comics Chronicles que la parution d’une intégrale Don Rosa chez Glénat est prévue pour décembre 2012, avec La Jeunesse de Picsou pour premier tome. J’espère qu’elle sera de bonne qualité, car ce serait autre chose que les énièmes rééditions dans Picsou Magazine à la qualité quelque peu aléatoire…

EDIT le 9 décembre 2012 : Le premier tome de l’intégrale Don Rosa chez Glénat est paru comme prévu, sous le titre complexe « Intégrale Don Rosa. La grande épopée de Picsou, tome 1 : La Jeunesse de Picsou 1/2 ». Le tome regroupe la série initiale des 12 épisodes et correspond donc au premier tome de l’intégrale américaine de Boom! Studio. Je suppose que le second tome regroupera les épisodes intercalaires. Mais ce titre complexe laisse attendre aussi les autres aventures de Picsou dessinées par Don Rosa, voire ses autres BD Disney mettant en scène Donald ou d’autres personnages encore… Ce serait une bonne chose : l’avenir nous dira si ce programme de publication ambitieux parviendra bien à son terme.

EDIT le 6 février 2013 devant de nombreux mots-clés aboutissant à cet article : non, je ne connais aucune adaptation de cette BD en film ou série animée pour le moment. Oui, il faudrait en faire une (mais en faisant les choses bien). En attendant, certains épisodes de la série animée La Bande à Picsou (DuckTales en VO) reprennent très ponctuellement des épisodes de la jeunesse de Picsou (mais seulement des éléments déjà évoqués par Barks, puisque la série animée date de 1987-1990 et est donc nettement antérieure à la BD de Don Rosa).

EDIT le 9 février 2013 : dans une réédition récente de l’ensemble de ses bandes dessinées chez Egmont, Don Rosa voulait insérer un texte expliquant les raisons qui l’ont amené à cesser de dessiner ; Disney ayant refusé l’insertion de ce texte dans le livre, Don Rosa a mis le texte en ligne sur le site career-end.donrosa.de. Si vous lisez l’anglais, c’est une lecture extrêmement instructive, à la fois sur le parcours personnel de Don Rosa et (surtout) sur ses conditions de travail et de rémunération chez Disney. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’a jamais touché de royalties pour les multiples rééditions de ses bandes dessinées… détail sur la page en question.

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Les couvertures des trois volumes de l’intégrale chez Boom! Comics (2010) et la couverture du premier tome de l’intégrale française chez Glénat parue en décembre 2012.

Écrit à l’origine le 23 août 2007, remanié et étoffé en juillet 2012. Édité le 9 décembre 2012 pour ajouter le visuel définitif de la traduction Glénat.


L’épopée de Gilgamesh

27 juillet 2012

L’édition de Jean Bottéro, dans la collection L’aube des peuples, chez Gallimard.

C’est une critique-présentation d’un grand classique : si vous n’y connaissez rien, restez, c’est fait pour !

L’histoire :

Et donc, l’épopée de Gilgamesh, ce sont ces aventures légendaires d’un roi de Mésopotamie écrites en akkadien dans un syllabaire cunéiforme sur douze tablettes quelque part vers 1700-1600 avant J.-C. (pour comparaison, l’Iliade et l’Odyssée, c’est vers 800-750 av. J.-C.), perdues depuis, retrouvées en 1853, traduites en 1873 par George Smith, et qui font de nouveau rêver l’humanité entière…

Gilgamesh, roi de la ville mésopotamienne d’Ourouk, a deux tiers de sang divin dans les veines et n’est mortel que pour un tiers seulement. Roi puissant, doté d’une force surhumaine, il accomplit exploit sur exploit, mais son orgueil effréné finit par inquiéter les dieux. Pour le calmer, ceux-ci lui envoient un adversaire à sa taille : c’est Enkidu, l’homme sauvage.

Enkidu et Gilgamesh, après s’être affrontés, finissent par se lier d’une amitié indéfectible, et accomplissent ensemble des exploits plus grands encore. Mais Ishtar, déesse de l’amour et de la guerre, dont Gilgamesh a repoussé les avances, va envoyer aux deux amis des épreuves ardues, et va finir par s’attaquer à Enkidu lui-même pour affaiblir indirectement Gilgamesh. Frappé par une maladie mystérieuse, Enkidu dépérit et finit par mourir. Le grand Gilgamesh, jusqu’à présent invincible, découvre brutalement la mort ; à travers celle de son ami, il est désagréablement rappelé à sa propre mortalité.

Gilgamesh entreprend alors un voyage jusqu’au bout du monde, dans l’espoir de découvrir un moyen de devenir immortel…

Mon avis :

L’épopée de Gilgamesh est nettement plus courte que des classiques comme l’Iliade ou l’Odyssée. Elle a aussi été plus abîmée par le temps, puisqu’il en manque quelques passages, mais, pour un poème vieux de plus de 3500 ans, elle ne se porte pas si mal ! Depuis la redécouverte du texte, il y en a eu plusieurs éditions (certaines regroupant le texte le plus connu avec plusieurs autres versions et épisodes de la légende de Gilgamesh) et d’innombrables adaptations et réécritures, mais le texte original n’a rien d’inaccessible.

Or c’est une histoire limpide, rythmée, riche en péripéties et en éléments merveilleux, et qui combine une aventure extraordinaire avec une réflexion sur la condition humaine. On y trouve aussi le plus vieux récit du Déluge (bien avant les déluges des autres mythologies puis des textes sacrés des grands monothéismes).

Le texte est d’autant plus accessible qu’il a été édité il n’y a pas si longtemps par Jean Bottéro (mort il y a quelques années), qui n’avait pas son pareil pour écrire des livres et des articles à la fois rigoureux et extrêmement clairs, accessibles sans difficulté au grand public. Il a notamment publié une traduction de l’épopée chez Gallimard dans la collection « L’aube des peuples ». C’est dans cette édition que j’ai découvert ce beau texte.

Il y a aussi une autre édition savante aux éditions du Cerf (qui réalise pas mal d’éditions scientifiques de textes antiques), mais je ne l’ai jamais eue en main.

Bref, si vous êtes un peu curieux de lire le texte antique et pas simplement une de ses nombreuses adaptations plus ou moins libres, je ne peux que vous conseiller de mettre le nez dans une traduction du texte original : la narration est rapide, les péripéties nombreuses, l’ensemble est assez court, et les traductions actuelles sont accessibles, alors autant en profiter pour faire carrément le voyage dans le temps.

L’édition parue aux éditions du Cerf.

Si vous avez aimé, il y a aussi…

Gilgamesh, roi d’Ourouk, de Robert Silverberg, un roman de fantasy historique qui s’inspire de très près de l’épopée mésopotamienne, mais en fait une réécriture « rationalisée ». Le résultat m’a un peu déçu, justement parce que je n’y retrouvais pas la dimension merveilleuse du texte original. Mais Silverberg a une belle écriture et s’est visiblement documenté. J’ai fait une critique plus détaillée de ce roman ici même.

– Il y a aussi eu plusieurs adaptations en BD récemment : l’une, complète, en deux tomes, de De Boneval et Duchazeau, chez Glénat, titrée simplement Gilgamesh, avec un style graphique relativement sobre et qui s’intéresse à la psychologie de Gilgamesh ; l’autre, inachevée, L’épopée de Gilgamesh par Blondel et Brion chez Soleil, dans un style graphique plus « heroic fantasy à grand spectacle » (seul le premier tome, Le trône d’Uruk, est paru, puis la série a été interrompue).

– … et il commence à y avoir une foultitude d’adaptations en albums illustrés pour la jeunesse. Si vous voulez faire découvrir cette belle épopée mythologique à des enfants, il y a ce qu’il faut, il suffit de chercher un peu ! (Je n’ai pas de référence en particulier, par contre, n’ayant pas encore eu l’occasion d’en feuilleter un en détail.)


Tarjei Vesaas, « Palais de glace »

26 juillet 2012

Voilà un livre dont je vais avoir du mal à parler, même si je l’ai beaucoup aimé : son intérêt repose en bonne partie sur son atmosphère fantastique et sur sa progression énigmatique… et en même temps, l’intrigue est assez simple pour qu’on risque de gâcher en partie le plaisir en en disant trop. Ajoutez à cela que, pour moi, ce livre a fait partie de ces lectures qui donnent envie de se taire et d’y repenser, de les garder pour soi. J’ai tout de même envie d’en parler, malgré tout, mais ce n’est pas simple.

Du coup, il va falloir donner dans l’impressionnisme. Pour voir ce qu’il y a d’extrêmement attirant dans ce livre, imaginez un univers norvégien, l’hiver, la neige, le froid, un village rural ; non loin du village, un lac, et partant du lac un fleuve qui, à un endroit donné, déferle en une cascade. Cet hiver-là, le gel a bâti une sorte d’immense construction compliquée, un vrai palais de glace, majestueux, froid et scintillant. Pendant ce temps, deux filles se rencontrent : Siss, bien intégrée dans sa classe, et Unn, qui est tout l’inverse, solitaire, taciturne, énigmatique… et qui attire énormément Siss aussitôt qu’elle fait sa connaissance. L’histoire commence par cette rencontre, gênée et maladroite en même temps qu’intense, mais Unn va rapidement disparaître. Je n’ai vraiment pas envie d’en dire plus sur l’histoire. C’est un livre sur l’absence, et en même temps un univers au bord du fantastique, extrêmement absorbant (je n’ai plus pu le lâcher une fois commencé).

Si vous cherchez un univers pas loin du conte tout en restant très ancré dans la vie quotidienne, si vous aimez les livres oniriques, qui reposent sur une ambiance, les énigmes et touches de fantastique jamais complètement résolues, les émotions contenues et les sentiments devinés, et les mystères pleins de neige et de froid, je vous conseille vivement ce livre 🙂

Message sur le forum du Coin des lecteurs le 26 juin 2012 (livre lu fin 2011), rebricolé ensuite.


Jeanne-A Debats, « La Vieille Anglaise et le continent »

24 juillet 2012

Couverture de la novella de Jeanne-A Debats "La Vieille Anglaise et le continent".

La Vieille Anglaise et le continent, première novella de Jeanne-A Debats parue aux éditions Griffe d’encre en 2008, a reçu un excellent accueil des lecteurs et de la critique, et a été couverte de prix. Jugez plutôt : Prix Rosny Aîné 2009 catégorie nouvelle, Grand prix de la SF 2008 catégorie nouvelle francophone, Grand Prix de l’Imaginaire 2009 catégorie nouvelle francophone, Prix Julia Verlanger 2008. Un véritable engouement ! Personnellement, cette novella de SF écologique m’avait plu, sans plus. Mais voyons pourquoi…

Quatrième de couverture :

Certaines personnes sont si profondément attachées à la Vie sous toutes ses formes, tous ses aspects, qu’elles consacrent leur existence à sa préservation, quitte à sacrifier celle des autres…

Ann Kelvin, elle, lui consacrera sa mort.

Mon avis à l’époque :

Message sur le forum des éditions Griffe d’encre le 4 février 2009.

 Je l’ai enfin lu. Je ne suis pas entièrement enthousiaste, mais j’ai bien aimé. D’ailleurs je l’ai lu très vite, j’ai très rapidement accroché au récit, qui me paraît a posteriori fort bien rythmé.

Je vais faire plein de tirets, si ça ne vous embête pas…

D’abord sur l’aspect extérieur :

J’ai bien aimé :

– la superbe couverture (par le même qui avait illustré La Tour de Parchemins & Traverses, couv que j’avais bien aimée aussi, mais de l’une à l’autre il y a vraiment un bond qualitatif vers le pro).

– la présentation générale des ouvrages de Griffe d’Encre : mise en page des couvertures, de l’intérieur, choix du papier, etc. Le genre de petits détails faussement simples, mais qui contribuent beaucoup au confort de la lecture.

Je n’ai pas aimé :

– le quatrième de couverture, qui est assez bof. Je pense qu’il aurait fallu prendre le risque d’un léger spoiler plutôt que de terminer sur « …lui consacrera sa mort », qui donne un léger frisson macabre et donne envie de reposer prudemment le bouquin. (Alors même que ledit bouquin n’est pas si sombre, même si pas mal des réalités qu’il évoque le sont.)

Et maintenant, la lecture :

*mode remarques en vrac on* J’ai beaucoup aimé le début (les premières phrases, en particulier la première phrase), qui est stylistiquement réussi et donne tout de suite envie d’aller plus loin. (C’est bête, mais ce n’est pas si simple à faire.)

Contrairement à certains avis que j’ai lus sur ce sujet, l’alternance entre les deux points de vue ne m’a pas gêné du tout : elle est bien rythmée et contribue à mettre le récit en tension, sans ajout excessif de cliffhangers inutiles. En revanche elle peut devenir un peu trop rapide vers la fin, mais le suspense peut justifier ça.

L’aspect SF et le vocabulaire technique employé ne m’ont pas gêné non plus, ils s’insèrent bien dans l’univers en question : on est de plein pied dans la SF, mais l’univers reste très proche de notre présent, ce qui je suppose est le but recherché. Les explications techniques sont assez détaillées pour mettre en place une bonne vraisemblance interne ; quant à savoir si elles sont techniquement exactes ou pas, et pareil pour les moeurs des baleines, boarf, je fais confiance à l’auteur pour ça… (j’ai dit que je n’étais pas un lecteur de hard SF ?)

Il y a eu des moments où j’ai eu peur, j’avoue : les thèmes abordés sont quand même très glissants, on tomberait facilement dans le démago, le complaisant, le mièvre, le trop moralisant, etc., voire dans le mystique facile de comptoir. Bref, on basculerait vite dans le Bernard Werber. Heureusement le récit évite la plupart de ces pièges, et arrive aussi à ne pas être un récit écolo misanthrope et assommant (tendance hélas un peu trop répandue chez les récits écolo. L’homme est une espèce animale, aussi. Paix et amour, les gens !).

J’ai bien aimé le fait que les personnages principaux ne soient pas sans taches (en particulier le fait de faire de Ann Kelvin une vraie « fanatique » de la cause, qui a vraiment des trucs pas beaux sur la conscience, et pas juste une lady-Anglaise-bougonne-pour-faire-bien-dans-le-salon). Le monde des cétacés reste un peu trop simplet à mon goût, même si ça n’aurait pas forcément été mieux de leur inventer tout une société archicomplexe – l’écueil de l’anthropomorphisme est trèèès délicat à éviter, donc ce n’est pas plus mal qu’ils restent un peu dans l’ombre. Ou alors il aurait fallu une franche prise de position encore plus SF (voire relevant du merveilleux) en faveur de l’intelligence égale/supérieure des cétacés, mais ça aurait été très glissant aussi et ça aurait nécessité quelque chose de bien plus long, pour un résultat pas forcément plus intéressant. Du côté des humains en revanche, le côté un peu trop caricatural de certaines scènes (tout ce qui implique le « surfeur ») n’était peut-être pas indispensable, on aurait pu faire plus subtil.

Et j’ai bien aimé la fin. Beaucoup, même. Déjà, je n’ai pas vu venir la chute (je suis très bon lecteur pour ce genre de choses en général), et elle m’a paru remarquablement bien équilibrée, réaliste au bon sens du terme (donc pas mièvre mais pas non plus trop sombre). J’apprécie aussi le fait que

Spoiler : on n’ait pas eu droit à la mort d’Ann en direct, et qu’on en reste au point de vue des humains – dont on a pu voir qu’ils ne sont pas les mieux informés de l’évolution qu’a subi Ann entre temps – ce qui permet de s’imaginer qu’Ann peut vivre encore un peu dans l’océan. J’ai apprécié aussi que l’histoire avec le cachalot ne soit pas poussée trop loin trop vite et ne soit que suggérée (mais c’était bien la peine de le faire exploser à la fin ? le pauvre…). L’allusion à de possibles amours homo- ou bisexuelles entre cétacés n’est pas déplacée, pas plus que l’espèce de confusion des sentiments de 2x2x2 en découvrant qu’Ann est une femme dans un corps de mâle, mais j’ai peur que certains lecteurs ne trouvent ça très démago. Enfin, tant pis pour eux, moi j’ai bien aimé. / Spoiler.

Bon, mais qu’est-ce qui ne m’a pas plu ?

Ma grosse déception, c’est le style. Entendons-nous : c’est tout à fait lisible et bien écrit, mais je m’attendais à beaucoup mieux, peut-être à cause de tous les prix qu’on a fait pleuvoir dessus. Et c’est aussi dû en partie, je suppose, à ma formation très classique, qui me rend peut-être un peu trop sourcilleux dans le domaine. Mais j’ai tiqué à plusieurs reprises devant des tournures syntaxiques incorrectes ou à la limite de l’incorrection, des maladresses, des trucs qui auraient pu être améliorés facilement avec un peu de travail supplémentaire. Je crois aussi que certains passages, par exemple certains dialogues, pourraient être mieux menés, de manière moins pesante.

Et a posteriori, en lisant les avis postés ici, je crois qu’effectivement l’ensemble est un peu court. Même sans en faire un roman (ce qui n’est pas une mauvaise idée à condition de ne pas trop vouloir rallonger la sauce, ce qui mettrait pas terre le rythme bien équilibré de l’intrigue), certains passages m’ont déçu parce qu’ils étaient un peu survolés, alors que je me préparais à de belles descriptions un peu plus étoffées que ce que j’ai trouvé, ce qui m’a laissé un peu sur ma faim. Le passage du Continent Cétacé, par exemple, contient de belles phrases, mais la scène n’a pas le temps de se « déployer », on repart tout de suite. Bon, c’est équilibré par rapport à la longueur de l’ensemble, mais c’est un peu dommage. De manière générale, quelques ajouts ici et là pour étoffer un peu telle ou telle séquence permettraient sûrement de rendre le récit plus évocateur.

Ah oui, et un truc qui m’a agacé : le nom de « 2x2x2 ». Au départ ça ne me dérangeait pas, mais à la longue je suis devenu allergique. D’accord, c’est « trois séquences de deux clics » ou quelque chose comme ça, mais je crois vraiment qu’il aurait mieux valu lui trouver un vrai nom. Là j’avais envie de crier « I’m not a number, I’m a free whale », et surtout ça me rappelle les noms à la c** des fourmis dans Werber (qui sont également très agaçants à la longue).

J’ai déjà été bien bavard, je vais peut-être m’arrêter là… j’espère que mes quelques critiques n’auront pas l’air trop pinailleuses. En tout cas c’était une lecture très agréable, et effectivement j’en reprendrais bien un peu (j’aime beaucoup les baleines de toute façon donc je n’étais pas complètement objectif au départ…). Pour le style, je suppose qu’il y a aussi une question de « maturité dans l’écriture » qui joue, mais je ne sais pas si l’auteure a déjà beaucoup écrit avant ; en tout cas, pour un quasi premier roman, le moins qu’on puisse dire est que j’ai lu bien pire, et ça donne bien sûr envie de guetter les prochaines parutions.

Ah si, et cette novella m’a aussi beaucoup fait penser au jeu de rôle Blue Planet, si vous connaissez. C’est un univers de SF écolo où les humains découvrent une planète entièrement recouverte par les océans, où vivent de nombreux cétacés, dont certains doués d’intelligence. Chaudement recommandé, si vous aimez le thème.


Edgar Rice Burroughs, « A Princess of Mars » (et le Cycle de Mars)

23 juillet 2012

Couverture de l'édition originale du roman d'Edgar Rice Burroughs "A Princess of Mars" (1912).

D’Edgar Rice Burroughs, je n’avais lu que quelques Tarzan dans mon enfance, et je ne connaissais que de nom ses autres cycles, comme Pellucidar ou le Cycle de Mars. La sortie du film John Carter d’Andrew Stanton (Disney/Pixar), qui s’est révélé bien meilleur que sa propre campagne de publicité ne le laissait espérer (lire ma critique ici même), m’a rendu curieux de lire Burroughs dans le texte. C’est ainsi que j’ai mis la main sur A Princess of Mars, premier tome du Cycle de Mars…

Edgar Rice Burroughs est surtout connu pour avoir créé le personnage de Tarzan, auquel il a consacré de nombreux romans. Mais c’est aussi, voire surtout, un des ancêtres fondateurs de la SF et de la fantasy contemporaines.

Le Cycle de Mars (dont Wikipédia m’apprend commodément qu’il est parfois titré « Cycle de Barsoom », Barsoom étant le nom martien de Mars) est un cycle de onze romans publiés par Burroughs entre 1912 et 1964, et dont le premier tome, A Princess of Mars (La Princesse de Mars), est même le premier roman de Burroughs, publié avant que Tarzan ne le rende célèbre.

 Présentation

Ces romans racontent les aventures de John Carter, ancien capitaine de cavalerie sudiste de la guerre de Sécession, qui, à la suite d’un improbable concours de circonstances, perd conscience et se réveille… sur Mars.

La planète est habitée, mais mourante et surtout ravagée par la guerre entre plusieurs peuples de Martiens, chacun divisé par des luttes intestines.

Les Martiens verts, deux fois plus hauts qu’un homme et dotés de quatre bras, sont divisés en multiples tribus nomades toutes plus farouches les unes que les autres, dont les Tharks et les Warhoons, qui arpentent les immensités arides de Mars et campent dans les ruines de cités somptueuses bâties par des civilisations depuis longtemps disparues.

Les martiens rouges, ressemblant à des humains mais dotés d’une peau rougeâtre et… ovipares, vivent dans plusieurs cités, dont Helium, cité technologiquement avancée seule capable de faire encore fonctionner les machines très anciennes qui entretiennent artificiellement une atmosphère respirable sur Mars, ou Zodanga, cité belliqueuse en guerre contre Helium. Helium et Zodanga s’affrontent à l’aide d’énormes flottes de vaisseaux volants alimentés par la puissance des huitième et neuvième rayons, des énergies encore inconnues sur Terre.

Dans ce monde en guerre, John Carter a un double avantage. L’un, prévisible, provient de sa carrière militaire. L’autre, plus inattendu, tient à la différence de gravité entre la Terre et Mars, où la pesanteur est nettement plus faible : cela permet à Carter de faire des bonds énormes et d’assener des coups d’une force prodigieuse (pour les Martiens). Carter est rapidement capturé par les Tharks, dont il découvre peu à peu la civilisation et les moeurs rudes. Il croise rapidement la route de Dejah Thoris, princesse de Helium, capturée à son tour par les Tharks après que sa flotte a été gravement amochée par des vaisseaux zodangans au cours d’une mission météorologique pacifique.

Comme on peut s’y attendre, Carter tombe éperdument amoureux de Dejah Thoris et la sert chevaleresquement pour le reste du roman. C’est le prétexte à toutes sortes de péripéties enlevées, au cours desquelles Carter se bâtit une solide réputation de guerrier parmi les différents peuples de Mars et nous fait découvrir au passage les mystères de Barsoom. Carter vit ensuite d’autres aventures où l’on retrouve en partie les personnages du premier volume.

 Mon avis

Je n’ai lu pour le moment en entier que le premier tome en VO, A Princess of Mars. Je m’attendais à une aventure pulp, mais j’appréhendais un peu sur le côté « vintage » (1912 quand même, avec la mentalité qui va avec envers les femmes, mais aussi les Noirs, les Indiens, les peuples étrangers en général, etc.). Au bout du compte, j’ai été surpris en bien.

D’abord parce que les aventures de Carter sont vraiment bien ficelées et très rythmées, ça déborde d’action et de rebondissements, on ne s’ennuie pas.

Ensuite parce que le style de Burroughs, sans être littérairement inoubliable, est de l’anglais plutôt élégant (c’est le bon côté du « vintage »). J’espère que les traductions rendent bien ça.

Enfin et surtout parce qu’il n’y a pas à dire, Burroughs a un sacré talent pour planter et construire un univers ! Barsoom n’a rien à envier à Dune ou aux autres grands univers de SF. Il y a des peuples variés, dont Burroughs décrit en détail les coutumes, la langue et les technologies, il y a le passé de Mars, grandiose, qu’on entrevoit à peine mais qui est lourd de conséquences sur le présent. Et il y a les problématiques sous-jacentes : la guerre, et surtout le thème de la planète mourante, qu’on ne peut s’empêcher de lire de nos jours sous l’angle écologique.

L’ensemble relève autant de la fantasy que de la SF : les Martiens sont un peu télépathes et ont des vaisseaux volants, mais ils se battent autant à l’épée qu’au fusil et les paysages et la faune font vraiment plus fantasy qu’autre chose. Apparemment, le cycle de Mars relève du « planet opera », sous-genre dont il semble être le fondateur et qui a connu une belle postérité ensuite (qui compte notamment le cycle de Dune de Frank Herbert, un des grands classiques de la SF).

La fin du premier roman est autonome, mais quand on connaît l’existence des romans suivants elle constitue surtout un énorme cliffhanger, et à ma surprise, je me suis trouvé curieux de lire la suite… tentation d’autant plus irrésistible que la suite est en ligne (en VO du moins).

 Éditions papier et en ligne

En effet, les premiers tomes du cycle de Mars sont de nos jours libre de droits : le texte en VO se trouve à plusieurs endroits sur Internet, par exemple sur le site canadien JohnCarterOfMars.ca. Il en existe une pléthore d’éditions en anglais, dont des intégrales.

Pour A Princess of Mars, j’ai lu l’édition de la Library of America (qui réédite des classiques américains), pas mal du tout, avec quelques illustrations originales et une solide préface (à lire plutôt après le roman) qui resitue le roman et l’auteur dans le contexte de l’époque.

En français, il y a eu récemment une édition en Omnibus qui regroupe en gros la première moitié du cycle (jusqu’à Echecs sur Mars). Apparemment un second Omnibus n’est pas prévu pour le moment (grrr). Il y a sans doute d’autres éditions, il faut fouiner.

Pour finir, voici la liste des tomes du cycle (reprise de Wikipédia) :

  1.  A Princess of Mars / Une princesse de Mars (ou Le Conquérant de la planète Mars ou Les Conquérants de Mars)
  2. The Gods of Mars / Les Dieux de Mars (ou Divinités martiennes)
  3. The Warlord of Mars / Le Seigneur de la Guerre de Mars (ou Le Guerrier de Mars)
  4. Thuvia, Maid of Mars/ Thuvia, vierge de Mars (ou La Princesse de Mars)
  5. The Chessmen of Mars / Les Pions humains du jeu d’échecs de Mars (ou Échecs sur Mars)
  6. The Master Mind of Mars / Le Conspirateur de Mars (ou Le Chirurgien de Mars)
  7. A Fighting Man of Mars / Le Guerrier de Mars (ou L’Aventurier de Mars)
  8. Swords of Mars / Les Épées de Mars
  9. Synthetic Men of Mars / Les Hommes synthétiques de Mars
  10. Llana of Gathol / Llana de Gathol
  11. John Carter of Mars / John Carter de Mars (posthume, regroupe deux novellas, la principale étant « Skeleton Men of Jupiter »)

J’ai mordillé en ligne le début de The Gods of Mars : John Carter retourne sur Mars en ayant toujours aussi peu le contrôle de sa téléportation, il tombe sur une espèce martienne nouvelle, féroce et dotée de tentacules-bouches, et retrouve son ami Thark Tars Tarkas. C’est toujours aussi vintage et je reste curieux de voir comment Burroughs a développé son univers au fil des tomes. Je lirai peut-être la suite à l’occasion.

Message posté à l’origine sur le forum Le Coin des lecteurs le 4 juin 2012 (rebricolé pour le blog).


[Film] « Bisclavret », d’Émilie Mercier

22 juillet 2012

Message posté sur le forum elbakin.net le 21 avril 2012.

Je suis tombé récemment sur une petite merveille : Bisclavret, un court métrage animé d’Emilie Mercier produit par le studio Folimage (La Prophétie des grenouilles, Mia et le migou, Une vie de chat, etc.). C’est une adaptation d’un lai de Marie de France du même nom : l’histoire d’un chevalier qui devient loup-garou certaines nuits et dont l’épouse ignore le secret. L’histoire originale est classique mais efficace, et le parti pris visuel du film est tout aussi intéressant : il emploie des graphismes directement inspirés des vitraux médiévaux.

Le résultat est tout bonnement magnifique, chaque image du film est superbe prise individuellement, et l’animation elle-même fonctionne bien (c’est assez proche du dessin découpé, mais fait par ordinateur). Le travail sur le trait, les couleurs et la luminosité est vraiment très soigné. Le film alterne voix off et dialogues, en reprenant de près le texte du lai, en vers, mais traduit en français moderne et légèrement abrégé pour plus de souplesse. La musique achève d’installer l’ambiance médiévale.

Je connaissais l’existence de ce court métrage depuis un moment, mais je ne l’avais pas encore vu et je regrettais qu’il n’existe pas en DVD. C’est maintenant le cas, sous une forme un peu particulière : un livre-DVD. Le DVD ne contient que ce court métrage (avec un court reportage de making of) ; en soi, pour quelque chose comme 14 euros, ce serait cher, mais il y a aussi le livre, de petit format, à l’italienne, à couverture rigide, qui reprend des images (superbes) du film et l’ensemble du texte, plus un petit entretien avec la réalisatrice à la fin. Il vaut beaucoup mieux commencer par regarder le DVD et ne feuilleter le livre qu’ensuite, pour mieux profiter du film.

L’ensemble est à mi-chemin entre les contes animés façon Michel Ocelot (Princes et princesses, Les Contes de la nuit, etc.), pour l’intrigue, et Brendan et le secret de Kells, long métrage animé qui s’inspire des enluminures médiévales, pour les graphismes. C’est orienté jeunesse, assez accessible aux petits (peut-être pas les plus petits à cause de la langue un peu littéraire, mais ça reste accessible), mais les adultes profiteront aussi des graphismes à tomber par terre. C’est vraiment un petit bijou, et je suis bien content d’être tombé dessus par hasard.

La fiche du film sur le site de Folimage, où on peut voir quelques images. Il y a aussi un plan du film publié sur Dailymotion à l’époque de la production et un extrait du film terminé sur Youtube.

Ça me fait un peu penser à un autre beau film assez proche, mais en long-métrage et dans un style graphique différent : Brendan et le secret de Kells. Si vous préférez le même genre de chose au format long métrage, jetez-vous dessus, il y a un jeune moine et une fille de la forêt, un grimoire mystérieux, un peu de magie et de méchants Vikings, le tout dans une ambiance celtique très agréable et avec des décors inspirés des enluminures médiévales (et une musique de Bruno Coulais, aussi).


[BD] « Akira », de Katsuhiro Otomo

21 juillet 2012

Messages postés sur le forum du Coin des lecteurs.

La couverture du manga Akira (je ne connais pas l'édition) représente une explosion prenant la forme d'une sphère noire qui détruit le centre de Tokyo.

Couverture du manga Akira (je ne sais pas quelle édition exacte, je crois que c’est celle de l’édition française colorisée en 14 tomes que j’ai lue).

Un mot de présentation (je reprends celle de l’article Wikipédia du manga) :

Tokyo est détruite par une mystérieuse explosion en décembre 1982 (1992 dans la version occidentale) et cela déclenche la Troisième Guerre mondiale, avec la destruction de nombreuses cités par des armes nucléaires.

En 2019 (2030 selon les versions colorisées américaine et française), Neo-Tokyo est une mégapole corrompue et sillonnée par des bandes de jeunes motards désœuvrés et drogués. Une nuit, l’un d’eux, Tetsuo, a un accident de moto en essayant d’éviter un étrange garçon qui se trouve sur son chemin. Blessé, Tetsuo est capturé par l’armée japonaise. Il est l’objet de nombreux tests dans le cadre d’un projet militaire ultra secret visant à repérer et former des êtres possédant des prédispositions à des pouvoirs psychiques (télépathie, téléportation, télékinésie, etc.). Les amis de Tetsuo, dont leur chef Kaneda, veulent savoir ce qui lui est arrivé, car quand il s’évade et se retrouve en liberté, il n’est plus le même… Tetsuo teste ses nouveaux pouvoirs et veut s’imposer comme un leader parmi les junkies, ce qui ne plaît pas à tout le monde, en particulier à Kaneda.

En parallèle se nouent des intrigues politiques : l’armée essaye par tous les moyens de continuer le projet en espérant percer le secret de la puissance d’Akira, un enfant doté de pouvoirs psychiques extraordinaires (et de la maîtriser pour s’en servir par la suite), tandis que les politiques ne voient pas l’intérêt de continuer à allouer de l’argent à un projet de plus de 30 ans qui n’a jamais rien rapporté. Le phénomène Akira suscite également l’intérêt d’un mouvement révolutionnaire qui veut se l’approprier à des fins religieuses (Akira serait considéré comme un « sauveur » par ses fidèles). Tetsuo va se retrouver malgré lui au centre d’une lutte entre les révolutionnaires et le pouvoir en place.

Mon avis :

Ce fut une lecture étalée dans le temps, d’où la forme inhabituelle de cette critique qui prend des allures de journal…

2 décembre 2011 :

J’ai commencé à le lire récemment dans ma BDthèque préférée. C’est sombre, violent, sale… mais pas glauque, et très accrocheur (le bon vieux coup du Gros Mystère Géant pour installer le suspense).
Je le lis à toute petite vitesse (dans les interstices de mon emploi du temps), là j’en suis au début du tome 3 (dans l’édition en tomes cartonnés grand format), et je suis déjà assez bien scotché. L’intrigue progresse bien pour le moment… vivement lire la suite !

22 janvier 2012 :

J’avance toujours par petits bouts, et j’en suis à la fin du tome 5, peu après le réveil d’Akira. Je ne peux pas dire que je sois absolument enthousiaste, mais l’ensemble est très accrocheur (l’intrigue fait vraiment feuilleton) et je me demande toujours où on va se retrouver à la page suivante.

L’univers est vraiment sombre, c’est de la SF post-apocalyptique qui ne mâche pas ses mots : les personnages principaux sont soit des jeunes marginaux violents et souvent drogués, soit des militaires ou des comploteurs sans scrupules, soit des rebelles prêts à tous les raccourcis pour lutter contre le gouvernement, soit de gros psychopathes… soit un peu tout ça à la fois. Et en même temps, tout ça est cohérent et s’explique très bien: par exemple, il y a un lien entre les pouvoirs psy de certains personnages et leur addiction à la drogue (même si la nature de ce rapport n’est révélée que par allusions progressives), et la violence sociale n’est pas qu’un prétexte gratuit à des scènes de violence, c’est l’un des principaux thèmes du manga.

Ce que j’aime un peu moins, c’est la part énorme dédiée à l’action. En 5 tomes, on doit avoir 95% de courses poursuites… d’accord, ça reste (à peu près) réaliste, les personnages ont mal, faim, froid, et doivent se retaper entre deux scènes où ils se tapent tout court – et le tout parvient à rester très humain et par moments drôle malgré tout, ce qui n’est pas une petite prouesse – mais enfin au bout d’un moment ça devient un peu lassant… C’était probablement dû à la première partie de l’intrigue qui supposait une chronologie très chargée, plein de choses se passent en quelques heures. Après le gros rebondissement que je viens de franchir, les choses seront peut-être un peu différentes.

Le dessin est vraiment particulier : ce n’est pas un style hyper-manga classique (pas de visages en triangles, ni d’yeux énormes aux pupilles pleines de reflets), mais on en retrouve tout de même certains traits (les cheveux en dents de scie, typiquement). Beaucoup de machines et de bâtiments, des planches de paysages urbains à tomber par terre. L’aspect très « machines & trucs technologiques » n’est pas désagréable, sans que je sois complètement convaincu par le rendu graphique de la chose. Bref, je ne suis pas entièrement fan du style de dessin, mais ça se laisse bien lire.

La suite quand j’aurai lu les tomes suivants…

16 février 2012 :

J’en suis à la fin du tome 12 (il ne me reste plus que deux tomes à lire). J’ai fait une pause peu après le tome 10 parce que j’étais tombé malade et que j’avais… cauchemardé d’Akira pendant mes poussées de fièvre (et je peux vous dire que ça n’était pas agréable !). Ça m’arrive très rarement de cauchemarder de mes lectures, mais je suppose que l’aspect glauque de l’univers m’a vraiment marqué !

Globalement, l’intrigue se complexifie beaucoup après le réveil d’Akira et c’est tant mieux : il y a davantage de forces en présence, on a enfin droit à des révélations plus amples sur le passé de l’univers et à quelques éléments d’explication sur les pouvoirs des uns et des autres. Les personnages ont plus souvent le temps de souffler un peu (bon, juste un tout petit peu…) et prennent davantage de profondeur.

A partir du tome 10, on repart nettement dans l’action, en route vers le dénouement, et le moins qu’on puisse dire est que ça dépote. Je crois que j’ai rarement vu un univers se faire autant abîmer au cours d’une fiction (disons qu’à l’échelle de ce qui se passe pendant l’intrigue, un immeuble qui s’écroule tient du détail négligeable). Les derniers rebondissements entre les tomes 10 et 12 me font beaucoup penser à Nausicaä de la vallée du vent, dont la parenté avec Akira devient frappante, même si Nausicaä reste moins sombre et beaucoup plus riche à mon sens (parce qu’encore plus ambitieux dans sa volonté de dépeindre un univers vaste). Je suis frappé aussi par l’aspect de plus en plus sombre et désespéré que prennent l’univers et l’histoire… je crois que je vais me dépêcher de lire la fin !

11 avril 2012 :

Je me rends compte que je n’avais pas posté mes impressions sur la fin.

Je dois préciser d’abord que le dénouement est arrivé plus tôt que je ne m’y attendais, pour une raison liée à l’édition dans laquelle j’ai lu le manga : si je me souviens bien, elle compte 14 tomes, et je pensais avoir encore un ou deux tomes à lire, mais en réalité les deux derniers tomes ne contiennent que des dessins isolés (illustrations de couvertures, croquis, etc.). Du coup, j’ai été un peu déçu de tomber si vite sur la fin de l’histoire.

Je ne sais pas si c’est lié, mais la conclusion m’a un peu laissé sur ma faim. Le destin de Tetsuo est marquant, mais j’ai l’impression que cela ne résout rien, que tout reste à faire… et les réactions de Tetsuo par rapport à Akira m’ont désagréablement surpris, je ne m’attendais pas à ça.

Pour ceux qui ont lu le manga en entier :

[spoiler]J’ai l’impression que la disparition de Tetsuo ne résout rien : le sort d’Akira n’est toujours pas réglé, il est tout aussi dangereux – voire encore plus, puisqu’il a assimilé son seul rival possible – et ses tendances mégalo semblent se confirmer. Alors, pourquoi diable Kaneda et les autres prennent-ils finalement le parti de combattre pour le Grand empire d’Akira ? Je n’ai vraiment pas compris ce ralliement. D’accord, les forces extérieures n’ont rien d’attirant, mais Akira n’est vraiment pas mieux ![/spoiler]

Bref, ce dénouement m’a paru abrupt. Il y a largement matière à une suite, d’ailleurs.

Plus généralement, je suis très content d’avoir enfin lu ce classique du manga de SF post-apocalyptique qu’est Akira. Je n’en serai pas un fan passionné, à cause de la part énorme dévolue à l’action, qui rend l’ensemble un peu trop léger à mon goût en termes de réflexion et de philosophie (j’en reste à Nausicaä pour un meilleur équilibre entre action, aventure, déploiement d’un univers et réflexion sur des sujets de fond). Dans Akira[, il y a certes une vision très sombre de la société, mais cela ne dépasse pas le stade de prétexte à des scènes d’action et à des catastrophes dantesques. Mais il faut reconnaître que ce manga trouve une grandeur différente là-dedans, précisément dans le fait qu’il est assez avare en explications sur les tenants et les aboutissants de son univers : on reste beaucoup plus dans le fantastique, et dans un fantastique très sombre qui tend vers une horreur quasi cosmique dans le dénouement, et quasiment à une vision tragique du destin de l’humanité.

[spoiler]Paradoxalement, Lovecraft n’est peut-être pas si loin. Dans les deux cas, c’est une vision de l’univers comme un ensemble de mécanismes qui échappent à l’esprit humain et que l’esprit humain ne peut pas assimiler, et la prise de conscience de cette impossibilité conduit à la folie et à la destruction. Chez Lovecraft, cette prise de conscience passe par la rencontre avec l’autre, par l’intervention de divinités extra-terrestres dont les mondes d’origine et les modes de vie sont radicalement incompatibles avec ceux des hommes. Dans Akira au contraire, la prise de conscience passe par l’aventure intérieure qu’est la découverte des pouvoirs psychiques : dès lors que Tetsuo s’y intéresse, il se coupe de ses anciens amis et s’achemine vers une destruction horrible. L’esprit humain n’arrive pas à entrer en harmonie avec l’univers, à contrôler sa propre énergie, et ne peut donc provoquer que mort et (auto)destruction.

Sauf si on s’appelle Akira, auquel cas tout baigne et on devient un quasi dieu empereur de néo-Tokyo. Mais on ne sait rien d’Akira, on ne sait pas pourquoi ou comment il arrive à maîtriser ses pouvoirs. C’est un peu un nouvel empereur de droit divin, quasiment, et c’est ça qui me gêne dans le dénouement. Le côté « Seul Akira peut y arriver, donc c’est à lui qu’il faut s’en remettre, c’est comme ça ».[/spoiler]

Cela dit, il reste possible que j’aie manqué quelque chose dans certaines allusions, comme

[spoiler]le fait que toute une partie de l’histoire pourrait n’être qu’un rêve d’Akira, comme Tetsuo le soupçonne dans l’un de ses rêves de drogué.[/spoiler]

Ce sera intéressant de relire l’ensemble à l’occasion pour essayer de finir de reconstituer le puzzle…

Mise à jour le 26 décembre 2012 : J’ai à présent vu l’adaptation de ce manga en film d’animation, réalisée par Katsuhiro Otomo lui-même. Elle est très réussie : j’en parle ici.


Jean-Claude Carrière, « La Controverse de Valladolid »

19 juillet 2012
Couverture de "La Controverse de Valladolid", représentant l'un des personnages principaux, Bartholomé de Las Casas.

La couverture de l’édition dans laquelle j’ai lu le livre reprend une image du téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe adapté du roman en 1992.

Référence : Jean-Claude Carrière, La Controverse de Valladolid, Paris, Pocket, 1993 (première édition : Belfond et Le Pré aux Clercs, 1992).

Message posté sur le forum du Coin des lecteurs le 11 avril 2012.

C’est un livre court, et qui se lit vite, en raison du style adopté par Carrière : dépourvu de tout effet de style voyant, proche du registre oral, il choisit en outre de limiter les explications historiques et les descriptions au minimum syndical (il y a quelques explications sur le contexte, surtout au début, mais on en reste vraiment à l’essentiel), et il se concentre entièrement sur le récit, les propos et les réflexions des personnages. Toute la tension dramatique porte sur la controverse elle-même. Jean-Claude Carrière a un peu modifié la lettre des événements (en mettant en scène la controverse sous la forme d’un débat public), mais il explique clairement, dans un bref avant-propos, ce qui relève de l’invention et ce qui est historiquement exact.

Le résultat est prenant, passionnant, et arrive à nous apprendre beaucoup et à nous donner beaucoup à réfléchir en peu de mots.

Nous sommes donc en 1550. La découverte des Amériques s’est changée en conquête, en massacre et en exploitation des populations locales, le tout au service d’une nouvelle économie qui repose entièrement sur cette sinistre base et profite principalement à l’Espagne et au Portugal, mais aussi à la plupart des nations européennes.

À l’occasion de la publication du livre d’un philosophe, Sepulveda, qui justifie la guerre de conquête menée par les conquistadors, l’Eglise se retrouve à devoir statuer officiellement sur la nature des populations du nouveau continent. En effet, les conséquences de l’autorisation ou non de publication du livre dépassent largement l’enjeu de son contenu immédiat. Il s’agit de trancher une question beaucoup plus vaste : les peuples d’Amérique sont-ils des humains, c’est-à-dire, dans la pensée chrétienne, des enfants d’Adam et d’Eve, dotés d’une âme, pris en compte par le Christ lors de sa passion, et susceptibles d’être accueillis au Paradis ? Sont-ils des humains comme ceux du monde déjà connu, ou bien des créatures différentes, inférieures, voire démoniaques, corvéables ou massacrables à volonté ?

La question relève de la théologie et la controverse a lieu dans un couvent, mais c’est aussi une question morale… dont les enjeux politiques, et économiques, sont énormes.

Il y a trois personnages principaux.

D’un côté, Ginès de Sepulvéda, selon qui la conquête des Amériques était une guerre juste, car les populations locales sont inférieures et destinées par Dieu à une vie de soumission. C’est un philosophe et un orateur redoutable, rompu aux subtilités de la logique.

De l’autre, l’évêque Bartolomé de Las Casas, qui a longuement vécu aux Amériques. Rendu peu à peu sensible au sort inique des Indiens, il a été marqué par les massacres auxquels il a assisté. Il n’est pas aussi grand maître en matière de références érudites et de raisonnements subtils que son adversaire, mais il a pour lui l’expérience vécue, une foi tout aussi profonde, et un solide sens moral. Il est devenu le principal défenseur de la cause des Indiens en Europe à l’époque de la controverse.

Chacun des deux a fourbi toutes ses armes, ses arguments, ses preuves, a ses atouts dans sa manche. Le débat sera riche en surprises, en retournements de situation.

Face à eux, le légat du Pape, qui écoute chacun à égalité et devra rendre sa décision. Il garde une attitude neutre, et il est difficile de savoir pour qui il penche ou non selon les péripéties du débat. Il fait son travail consciencieusement, et a lui aussi quelques surprises en réserve pour tenter de trancher la question.

Autour d’eux, d’autres personnages moins importants mais eux aussi susceptibles d’influer sur l’issue du débat dans un sens ou dans l’autre.

Toute l’habileté de l’écriture de Carrière consiste à permettre à un lecteur pas du tout spécialiste de comprendre les enjeux de la discussion et les stratégies élaborées de part et d’autre. On peut ne rien y connaître à la Bible et au christianisme, et encore moins au XVIe siècle, et suivre sans peine la controverse.

Aucun aspect du christianisme n’est laissé dans l’ombre : on voit aussi bien les efforts sincères de tous les participants pour essayer de découvrir la vérité – une vérité conforme à la foi qui est leur cadre de pensée constant – et en même temps le processus terrible qui préside au massacre de populations entières : le recours à la foi et à toutes les ressources de la pensée pour justifier le sentiment de supériorité sur des populations qu’on méprise et qu’on ne tente pas de comprendre.

De ce point de vue, la controverse de Valladolid a une résonance intemporelle, et même terriblement d’actualité (je ne vais pas parler de politique, mais on se souvient des propos tenus récemment sur les civilisations qui n’auraient pas toutes la même valeur…). On se prend à se demander ce qui se passerait si une aussi extraordinaire rencontre entre des peuples se produisait aujourd’hui. Au XVIe ou au XXIe siècle, les enjeux sont toujours aussi terribles, les risques aussi énormes, la force des préjugés et des jeux d’intérêts aussi redoutable. On voit que l’égalité est un combat de l’esprit, et qu’il n’est pas gagné d’avance. De ce point de vue, le dénouement, inattendu, est aussi amer que nuancé (et historiquement exact, encore).

Chaudement recommandé.

Et pour aller plus loin ?

Pour aller plus loin, vous pouvez aller mettre le nez dans les écrits de Bartolomé de Las Casas. Je parle ici d’une édition de sa Très brève relation de la destruction des Indes.


[Film] « La Colère des Titans », de Jonathan Liebesman

19 juillet 2012

Affiche du film "La Colère des Titans", représentant Persée au premier plan, et, à l'arrière-plan, des humanoïdes monstrueux à six bras armés d'épées.Message posté sur le forum du site Elbakin le 11 avril 2012.

Vu hier. Bon… j’y allais en m’attendant vraiment au pire, et du coup j’ai plutôt passé un bon moment, même si ça s’oublie dès la porte de sortie passée.

Sur le plan des effets spéciaux et des scènes d’action, c’est globalement mieux que le premier, les monstres et les décors sont soignés et la réalisation met mieux les effets spéciaux en valeur, notamment dans la scène finale. Du coup on peut y aller en mode « Just Here For Godzilla ». (Quoique, si je devais conseiller un film à aller voir purement pour les effets spéciaux en ce moment, ce serait plutôt John Carter, c’est plus joli…)

Petites déceptions toutefois sur ce plan-là :

[spoiler]– Le minotaure est très laid. C’est un démon cornu, pas un homme-taureau.

– Cronos n’a pas la moindre personnalité, c’est un gros truc en lave inexpressif. Quand on a connu le Cronos de la BD Le Fléau des dieux, celui-ci fait très pâle figure. Encore une fois, je ne peux pas m’empêcher de penser à l’Hercule de Disney avec ses titans « élémentaires » gros et bêtes.[/spoiler]

Du côté de l’histoire, ça reste du très léger, avec des trous énormes dans le scénario, mais c’est un peu meilleur que le premier et ça se laisse regarder. L’avantage (et l’inconvénient), c’est que le film garde en gros le même esprit que le premier, c’est-à-dire qu’il ne se prend pas vraiment au sérieux. C’est un avantage parce que ça évite le sérieux-hollywoodien-bas-du-front qui est si agaçant dans d’autres films, et ça sauve le résultat de la nanarditude absolue. Mais c’est aussi un inconvénient parce que le résultat n’a aucune grandeur épique. Ça n’essaie même pas d’installer une grandeur épique quelconque, à vrai dire (on est à mille lieues des Immortels). C’est un peu comme le premier, ça me fait penser à un compte rendu de partie de jeu de rôle mythologique, juste avec un gros budget. Selon les avis, ce sera un moment sympa oubliable ou bien un navet (plus qu’un nanar, c’est-à-dire pas assez drôle pour être regardé en tant que nanar).

Si on a vu le premier, on voit que la suite tire quand même vaguement parti du fait d’être une suite, ce qui donne mécaniquement un tout petit peu d’épaisseur supplémentaire aux personnages. Bon, ça ne va vraiment pas loin, mais ça creuse quand même un poil l’histoire du cosmos mise en place par le premier pour justifier les divers retournements d’alliances entre divinités, et puis on retrouve Hélios (le fils de Persée).

Gros avantage : ce n’est pas trop long. Plus long que ça pour un film comme ça, ça aurait été barbant. Là, il y a deux-trois longueurs, mais globalement ça va.

Ce que j’ai apprécié, c’est qu’il y a plus de rapports avec la vraie mythologie que dans le premier – mais toujours sur le mode « joujoux & réécritures » (d’autant qu’ici ce n’est plus l’adaptation d’un mythe antique précis, on bascule vraiment dans la fantasy mythologique – ce qui me convient limite mieux). Mais disons que si on connaît un peu la mythologie, il y a de quoi s’amuser avec quelques petits trucs pas mal réussis :

[spoiler]- Arès est vraiment tel qu’on l’imagine.

– Les Cyclopes et Héphaistos apparaissent dans des rôles globalement proches de leur vrai rôle dans les mythes antiques.

– La façon dont Héphaistos est introduit est amusante (il est présenté comme « the Fallen », ce qui est techniquement vrai puisque, enfant, il a été balancé du haut de l’Olympe par Zeus). Et sa personnalité un peu barrée n’est pas une invention absurde.

– Tout le côté « les dieux risquent de mourir » est bien sûr totalement copié sur plein d’autres trucs, mais n’est pas mal ficelé dans le scénario et rend notamment Hadès plus intéressant.

– La scène où Zeus et Hadès se tapent sur l’épaule en évoquant leur folle jeunesse de titanomaques avant de retourner jeter leurs derniers pouvoirs dans la baston m’a fait sourire.[/spoiler]

Il y a évidemment des choses qui sortent de nulle part avec des résultats aléatoires :

[spoiler]– Agénor. Le personnage en soi, pourquoi pas, mais pourquoi l’appeler Agénor ? Il n’a rien à voir avec le vrai Agénor, à part d’être le fils de Poséidon (et en plus c’est gênant parce qu’en vrai Agénor est supposé être le père d’Io et on avait une Io dans le Choc des titans, donc ça embrouille tout). Il ressemble beaucoup plus à un genre d’Ulysse (en étant méchant avec Ulysse).

– Situer les forges d’Héphaistos sur  »île de jesaisplusquoi. Ils avaient peur de laisser les forges d’Héphaistos là où elles sont normalement ? Enfin bon c’est pas le plus grave, ça justifie le rôle d’Agénor.

– La lance de Trium. Et la Gorgone elle met le chocolat dans le papier d’alu. Franchement, ils auraient dû aller jusqu’au bout et appeler ça la Triforce, ça aurait évité ce nul nom de « lance de Truc-qui-veut-dire-trois ». (Et naturellement ça ne correspond à rien dans la mythologie grecque antique non plus.)[/spoiler]

Et si on a vu le vrai Choc des titans, celui de 81, il y a un caméo marrant (avec une allusion mieux faite que dans le Choc des titans 2010), à savoir, pour l’anecdote :

[spoiler]une autre apparition de Bubo conjuguée à celle d’Héphaistos, qui fabrique Bubo dans le Choc des titans de 1981.[/spoiler]

Au chapitre des reproches, comme je l’ai dit, le scénario est bourré d’invraisemblances et de trous gros comme ça. Et en plus, il manque cruellement d’originalité : si vous avez vu Les Immortels, vous retrouverez de GROSSES ressemblances dans le scénario et même plusieurs scènes… sauf qu’à tout prendre je préfère encore Les Immortels, plus audacieux visuellement et plus habiles dans sa réappropriation de la mythologie (quoique plus nanardesque pour les mêmes raisons de 300, à savoir à la fois ultra-violent et terrrrrrriblement bas du front). Ajoutons à ça des allusions à  Star Wars qui servent à rien, une tendance à copier Le Seigneur des Anneaux dans la réalisation… et j’ai dû en manquer.

Pitié, pour les prochains, laissez ces pauvres titans tranquilles et prenez enfin un autre thème. Les mythologies sont assez riches pour ça…

Les acteurs font leur boulot, je n’ai rien remarqué de trop horrible. J’ai découvert les deuxième et troisième expressions faciales possibles de Sam Worthington, ce qui fait déjà trois fois plus que dans le premier. Ce n’est franchement pas désagréable d’avoir Liam Neeson et Ralph Fiennes à l’écran, on sent qu’ils s’amusent mais c’est communicatif. Même Andromède fait des jolis sourires (et dirige des bataillons, aussi – ça sert à rien mais bon voilà, il y a un personnage féminin dans le film qui fait des trucs vaguement classes : c’est vraiment pour l’alibi).

La musique fait son boulot pas trop mal, à vue d’oreilles.

Conclusion : légèrement mieux que le premier, ça bâtit un peu un univers autour, c’est meilleur en effets spéciaux et en réalisation. Mais ça reste trèèèès léger et popcornesque. Ça ne fait réfléchir à à peu près rien, ça n’a pas de souffle épique, ça n’est même pas vraiment une aventure prenante. Dispensable, sauf si ça vous fait vraiment triper de voir de la mythologie sur grand écran (c’est mon cas).

(Et si vous voulez voir une aventure prenante, un univers cohérent, un scénario mieux foutu et qui fait au moins réfléchir et rêver un brin plus, il y a toujours John Carter, mais je ne suis pas objectif.)

EDIT le 24 juin 2013 : des visiteurs aboutissent régulièrement à mon blog en cherchant « lance de Trium« . À leur attention : 1) Oui, c’est bien dans La Colère des titans qu’il est question de cet objet. 2) Non, il ne correspond à rien dans les mythologies antiques, c’est une pure invention qui fait plus penser à Zelda qu’autre chose. (Pour le coup je trouve cette invention ratée, cet objet ne ressemble à rien et a vraiment l’air d’être là pour les besoins du scénario à un instant t. Quand on sait à quel point la vraie mythologie grecque antique regorge d’objets intéressants et de lieux extraordinaires, on se dit qu’il y a comme un potentiel gâché dans cette affaire…)


[Film] « John Carter », d’Andrew Stanton (Disney/Pixar)

19 juillet 2012

Affiche du film John Carter, représentant au premier plan John Carter monté sur un animal reptilien à six pattes. A l'arrière-plan, deux autres personnages principaux, la princesse de Mars Dejah Thoris et la Thark Sola, montant des animaux similaires, et sur le côté Woola, sorte de chien extra-terrestre à dix pattes. Le tout sur fond de désert martien, avec la silhouette de la Terre à l'horizon.

Forum elbakin.net, printemps 2012.

Et donc j’ai enfin vu John Carter hier soir. Eh bien, je ne regrette pas de m’être déplacé, j’ai passé un très bon moment.

Je n’ai pas lu le roman, donc je ne pourrai pas faire de comparaison avec, mais l’histoire a visiblement été un peu adaptée, notamment parce qu’on y voit brièvement Edgar Rice Burroughs lui-même (ce n’est pas vraiment un spoiler, il apparaît très vite).

L’intrigue générale « sent » sa SF du début XXe… et c’est très bien comme ça : ce sont des ficelles classiques mais qui, en l’occurrence, sont très bien exploitées par le réalisateur. Le « récit-cadre » sur Terre est un peu surprenant et peut paraître téléphoné au départ, mais prend tout son sens au moment du dénouement, ingénieux et bien pensé, qui clôt l’histoire de façon assez satisfaisante tout en ménageant une suite possible. Le gros de l’histoire, sur Mars, a son côté « pulp », mais c’est du pulp au bon sens du terme : du divertissement de qualité, classique dans ses grands ressorts mais soigné dans le détail et contenant quelques bonnes idées dans le scénario et la mise en place de l’univers.

La complexité du scénario et la profondeur donnée au personnage principal placent clairement l’ensemble un cran au-dessus du blockbuster de base. Le film ne révolutionne pas le genre (ce serait difficile à faire quand on adapte un classique déjà ancien), mais c’est un bon film d’aventure, qui arrive à mes yeux à planter un univers différent de Star Wars et compagnie. Personnellement ça m’a paru plus loucher du côté de Dune (probablement à cause du mélange planète désertique + complots), avec une atmosphère générale moins sombre et moins mystique. Ou alors de Stargate (le film), pour le côté « étranger débarquant au milieu d’une guerre sur une autre planète », en beaucoup moins primaire (heureusement) et sans le côté militaire agaçant.

Sur le plan visuel, c’est très beau. C’est une Mars de SF comme on aimerait la voir plus souvent (c’est vrai, quoi, c’est pas parce que les astronomes nous disent que les autres planètes sont toutes mortes qu’on n’a plus le droit de les imaginer autrement). J’ai été particulièrement conquis par les vaisseaux volants, splendides. Les Martiens rouges ont des tenues et des maquillages parfois un peu kitsch, mais ça n’est pas pire que l’épisode de Doctor Who moyen (ni que les costumes d’Amidala dans l’Episode I) et ça ne manque pas d’un certain charme – je range ça dans la même catégorie que le « neuvième rayon » et les robes affriolantes, ça fait partie du truc ! Les Tharks sont d’un réalisme étonnant et acquièrent peu à peu une identité propre, même si je n’ai pas pu m’empêcher de penser aux orques de WarCraft III ou aux ET de Star Wars en voyant leur tête. L’univers visuel est vraiment très soigné et bien mis en valeur, et c’est la première fois que je regrette de ne pas être allé voir le film en 3D, je me serais sûrement beaucoup plus amusé que devant Avatar.

Je n’avais rien lu sur la BO avant de voir le film, mais j’ai été agréablement surpris par sa qualité, dans le genre classique mais bien fait, là aussi.

Une qualité du film qui n’a pas été assez mise en valeur à mon sens, c’est qu’il pose vraiment un univers de SF très grand public, compatible enfants, et pour une intrigue pareille il fallait réussir à le faire. Il y a de la fantaisie, de l’humour, et en même temps des enjeux dramatiques forts, et le tout s’équilibre bien. Il y a plein de combats mais la violence reste très édulcorée. Là encore, la promo n’a pas su tirer parti de ça, alors que c’est une force du film : ça change agréablement des films plus orientés action et je suis à peu près certain que si j’avais vu ça à 9-10 ans, non seulement ça ne m’aurait pas fait trop peur, mais j’aurais été complètement fan.

Bon, j’ai bien quelques reproches :

– le montage est parfois trop nerveux (il y a quelques enchaînements de plans trop rapides, voire moyennement compréhensibles, qui nécessitent un temps d’arrêt pour se dire « … Ah, OK, il s’est passé ça » ; heureusement ça n’arrive que 3-4 fois dans le film)

– les acteurs principaux ne brillent pas toujours par leurs performances ébouriffantes : Carter, ça va, sans plus, et la princesse est franchement un peu cruche par moments (dommage, avec un meilleur jeu ça aurait terminé de donner de l’ampleur à son personnage, par ailleurs bien pensé et qui fait bien la paire avec Carter).

– il y a quelques invraisemblances ou éléments pas bien expliqués :

Spoiler: * Le moment où pouf, d’un coup Carter comprend les langues martiennes alors qu’avant il n’y entravait rien. C’est peut-être dû à la « voix de Barsoom » qu’il entend quand on lui fait son initiation truc-chose chez les Tharks, mais si c’est ça c’est franchement pas clair dans le film.

* Dans la grande baston finale, au moment où Carter est sur le point de se faire étouffer, le Woolah arrive et bousille par miracle le bracelet du méchant, et pouf, Carter est libéré. Intelligent, le chien alien… /Spoiler.

Mais ça reste bénin par rapport au blockbuster moyen, quand même.

Je comprends aussi un peu les reproches qu’on a pu faire au scénario – c’est vrai que l’intrigue prend du temps à se mettre en place et peut sembler manquer de cohérence, mais personnellement je trouve que l’histoire y gagne en richesse et en complexité, je ne crois pas que ce soit un défaut.

Les Grands Méchants m’ont paru particulièrement réussis, même si

Spoiler: effectivement les motivations des « Therns » restent assez floues, on a l’impression qu’ils sèment le chaos simplement pour le plaisir (ou alors ils épuisent les ressources des planètes pendant que les indigènes se tapent dessus entre eux ?). D’un autre côté, la peur qu’ils inspirent vient aussi du mystère qui les entoure, et je ne sais pas s’ils auraient gagnés à être mieux « expliqués ». On en fait qu’entrevoir leur existence, on sait qu’ils sont actifs sur plusieurs planètes et qu’ils ont des pouvoirs redoutables… On en saurait plus dans une suite, mais dévoiler tout tout de suite n’aurait sans doute pas été un bon calcul. /spoiler

Bref, un fort bon film, qui a vraiment l’air d’être sous-estimé, voire snobé, pour je ne sais pas trop quelle raison. C’est fou comme les marketingeurs/critiques ont pu être formatés par Star Wars et les licences à gros sabots…. J’espère tout de même que le film fera une bonne fin de carrière en salles, et s’il y a une suite, j’irai la voir volontiers.

Et ça donne envie de lire les livres, aussi.

EDIT : Ainsi je lus les livres, ou du moins, pour commencer, le premier tome du cycle : A Princess of Mars. Une petite présentation et mon avis se trouvent ici.