Référence : Etienne Jung (dessin) et Alain Ayroles (scénario), Les Chimères de Vénus, tome 1, Paris, Rue de Sèvres, 2021.
Quatrième de couverture de l’éditeur
« 1874, les vaisseaux des puissances terrestres s’élancent dans l’éther pour conquérir les planètes du système solaire. L’actrice Hélène Martin débarque sur Vénus, monde sauvage couvert de brume, à la recherche de son fiancé, un poète évadé des bagnes de Napoléon III. Poursuivie par l’inquiétant duc de Chouvigny, entraînée dans la rivalité des empires, Hélène s’aventurera à travers des jungles infestées de dinosaures et sur des océans déchaînés jusqu’aux confins de l’astre, où se dressent les vestiges d’une mystérieuse civilisation.
Dans l’univers du Château des Étoiles, embarquez pour une planète sauvage ! »
Mon avis
Un peu de remise en contexte
Lorsque la science-fiction émerge vers la fin du XIXe siècle, elle se fonde sur les connaissances astronomiques de son époque pour anticiper l’avenir. Faute d’observations précises, on espère encore, à ce moment, découvrir sur les autres planètes autant de mondes très similaires à la Terre, habitables et si possible habités. On se plonge avec passion dans les écrits de vulgarisation de Camille Flammarion. On s’exalte à scruter les fameux « canaux » de Mars, qui seraient la preuve d’une agriculture capable de recourir à l’irrigation artificielle sur la planète rouge. On s’aperçoit que Vénus est très proche de la Terre en termes de taille, d’exposition au soleil, etc. et il n’en faut pas plus aux écrivains de science-fiction ou de ce qu’on appelle alors le merveilleux scientifique pour se lancer à la conquête du système solaire par nouvelles et romans interposés. Si vous voulez en savoir plus sur cette période des débuts de la science-fiction, vous pouvez par exemple visionner cette courte vidéo d’une minute sur le roman scientifique sur le site des expositions virtuelles de la Bibliothèque nationale de France et y consulter cette page sur la belle petite exposition Le merveilleux-scientifique qui s’est tenue là d’avril à août 2019.
De nos jours, le progrès des connaissances a ramené ces romans d’anticipation au rang d’aimables rêveries. A notre époque où la science-fiction scientifiquement correcte en est réduite à essayer de nous passionner pour le sauvetage d’un astronaute dont le vaisseau tombe en panne, ou à gratter le sol des planètes voisines en quête de micro-organismes rachitiques, on ne peut lire les vieux romans de merveilleux scientifique sans pousser des soupirs de nostalgie. Se balader sur la Lune comme sur le premier trottoir venu ? Arpenter les antiques cités de Mars et les jungles de Vénus ? Si seulement !
Mal vue des critiques, longtemps laissée à l’écart de l’histoire littéraire propre sur elle, remisée au rang des « paralittératures », cette science-fiction surannée a sombré dans l’oubli, sauf dans quelques cercles de passionnés de SF et de littérature populaire. Le goût du public, lui, a changé… mais a-t-il changé tant que ça ? Le space opera, dont l’incarnation la plus récente actuellement reste La Guerre des étoiles, n’est que l’héritier, à 150 ans de distance, de ces premiers voyages spatiaux fantasmatiques où des aventuriers conquérants sautillaient de planète en planète comme on passe de l’épicerie à la boucherie, et dégainaient des pistolets laser ou des épées énergétiques pour affronter petits hommes verts, monstres tentaculaires et infâmes empereurs venus de planètes aux noms riches en lettres comme « X », « Y » ou « Z ». Bien avant Luke Skywalker, Rey ou Chewbacca, d’autres héros américains tels que John Carter, Buck Rogers ou Flash Gordon passionnèrent les foules. George Lucas a déployé des efforts colossaux pour nous faire croire que son Star Wars provenait d’une étude épatante de l’imaginaire collectif mondial menée à l’aide du satané monomythe de son copain Campbell, alors que Lucas était lui-même un grand amateur de SF populaire (comme pas mal de jeunes gens de son temps), et que s’il a fait Star Wars, c’est avant tout parce qu’il n’avait pas pu de payer les droits d’adaptation cinématographique de Flash Gordon.
Les Américains, avec leur sens des affaires et leurs franchises dignes de rouleaux compresseurs, ont su renouveler ce genre chez eux et même prolonger la vie de leurs héros plus anciens, puisque John Carter et Flash Gordon continuent à bénéficier de nouvelles incarnations sur divers supports régulièrement. Mais l’Europe ? La France ? Elles aussi ont produit une littérature populaire riche et créative, que des passionnés et (enfin !) quelques universitaires sont heureusement en train de remettre en lumière. Des fureteurs comme la revue Le Novelliste rééditent des auteurs français obscurs et traduisent des pépites étrangères comme le feuilleton allemand Capitaine Mors, pirate des cieux (leur numéro 5 publie aussi une jolie nouvelle d’Alexis-Nicolas de la Vitche, auteur tout ce qu’il y a de plus contemporain puisqu’il participe au Château des étoiles sous sa forme de journal). L’exposition à la BNF est un pas notable dans cette lente réhabilitation.
Le public français, lui, commence à s’y intéresser un peu, mais c’est avant tout grâce au travail d’auteurs relevant des cultures de l’imaginaire actuelles, dans la littérature et la BD principalement. On a redécouvert les premiers super-héros européens grâce à la bande dessinée La Brigade chimérique de Serge Lehmann et Fabrice Colin (au scénario), Gess et Céline Bessoneau (au dessin et à la couleur). Le genre du steampunk, qui s’inspire de la science-fiction de la fin du XIXe siècle et du tournant du XXe siècle, est tout naturellement chez lui en France, puisque Jules Verne est l’une de ses principales inspirations. La littérature populaire, notamment les romans-feuilletons, ont aussi leurs amoureux parmi les amateurs de SF. Jacques Tardi s’en est souvenu en créant en 1976 Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, à peu près adaptées au cinéma en prises de vue réelles par Luc Besson en 2010. Le film français le plus « steampunk » qui soit demeure cependant un film d’animation, Avril et le monde truqué, réalisé par Ekinci et Demares en 2015 dans un univers dessiné par ce même Tardi. Du côté de la musique, le groupe Dionysos louche souvent de ce côté-là aussi avec des albums comme La Mécanique du coeur. Et je ne mentionne que les titres les plus connus.
De châteaux en chimères
C’est donc dans la lignée de cette réappropriation des pionniers de la SF par les auteurs actuels que se situe l’univers du Château des étoiles créé par Alex Alice en 2014. C’est de la SF à l’ancienne, puisqu’on y explore l’éther en dirigeable pour coloniser une Mars à l’atmosphère tout ce qu’il y a de plus respirable. Et c’est de la littérature populaire, puisque la BD paraît d’abord sous la forme d’épisodes adoptant l’apparence de numéros de journaux avant de faire l’objet d’intégrales en albums. Est-ce que c’est réussi ? Je n’en sais rien : je ne l’avais pas lue avant la parution des Chimères de Vénus. Je sais seulement qu’il y a de superbes couvertures et, pour l’avoir feuilleté, que le dessin emploie des aquarelles subtiles et très jolies. Pour le scénario, il faudra repasser quand j’aurai pu tout emprunter en bibliothèque (5 tomes déjà, quand même).
« Allez-vous enfin en venir aux Chimères de Vénus ? » râlerez-vous, et vous aurez raison. Eh bien, Les Chimères de Vénus est une série située dans l’univers du Château des étoiles mais à l’intrigue indépendante (ce qu’on appelle parfois en anglais un spin off mais un spin off n’est pas toujours entièrement détaché de la série principale). Pour cette série, les éditions Rue de Sèvres ont recouru à deux auteurs différents. Le plus connu (à mes yeux) est le scénariste Alain Ayroles, fameux pour ses séries de fantasy (De Cape et de crocs, Garulfo), d’aventure (Les Indes fourbes) ou de fantastique (D, une variation sur le mythe du vampire), et qui se lance ici dans la science-fiction. Je ne connaissais pas le dessinateur, Etienne Jung, mais il est loin d’être un perdreau de l’année puisqu’il compte également plusieurs séries à son actif.
Quels points communs, quelles différences entre Les Chimères de Vénus et Le Château des étoiles ? N’ayant pas encore lu la série principale, je ne peux pas dire grand-chose de l’intrigue, sinon que la planète diffère puisque Le Château des étoiles est centré sur Mars tandis que les Chimères de Vénus… vous avez compris. L’intrigue des Chimères commence en outre cinq ans après celle du Château… (1874 au lieu de 1869).
Je peux mieux vous renseigner sur le dessin : il n’a rien à voir. Tandis qu’Alex Alice dessine puis colorie à l’aquarelle, Etienne Jung trouve ses inspirations graphiques dans le cinéma d’animation. Ses dessins m’ont fait furieusement penser aux dessins animés dits « en 2D » que les studios Disney ont produits au début des années 2000, comme Atlantide, l’empire perdu ou La Planète au trésor ; l’aspect un peu anguleux des visages et un certain degré supplémentaire de détail m’ont rappelé aussi les premiers dessins animés de Dreamworks, comme Le Prince d’Egypte ou La Route d’Eldorado. Trait épuré, aplats de couleurs, visages très expressifs, le parti pris est franc. Il pourra plaire ou déplaire. Il a plu à l’amoureux d’animation que je suis : c’est qu’il fallait le faire, et le résultat transpire l’aventure à grand spectacle à chaque double page, grâce à une mise en case dynamique sans devenir brouillonne et à des dessins qui dépassent des cases pour aller jusqu’aux bords des pages, ce qui donne à l’ensemble une allure d’écran large du plus bel effet (tenez, la double page où on découvre le dirigeable spatial, par exemple…). Les esprits chagrins reprocheront à ce choix visuel de trop tirer la série du côté purement « jeunesse », là où l’aquarelle pouvait rassembler plus aisément un public familial ; mais cela me semblerait quelque peu grincheux, parce qu’après tout, chez Jung aussi, les couleurs sont nuancées et les détails abondent.
Pas révolutionnaire, mais une belle introduction au genre pour un large public
Passons au scénario. Les Chimères de Vénus nous est annoncé comme une trilogie. Ce premier tome s’emploie logiquement à mettre en place les personnages, les forces en présence et les enjeux, dans une aventure d’ores et déjà riche en péripéties (avantage d’un album de 56 pages, plutôt que les classiques 48 pages, par exemple). Les multiples rebondissements s’expliquent d’autant mieux qu’à l’exemple du Château des étoiles, cet album a fait l’objet d’une première publication sous forme d’épisodes dans le même « journal » consacré aux épisodes du Château… ce qui explique le découpage inhabituel de la BD en chapitres, un moyen supplémentaire de renforcer l’ambiance romanesque de l’ensemble.
Nous découvrons donc Hélène Martin, chanteuse d’opérette, qui s’efforce d’échapper à un destin de « cocotte » dans une Belle Epoque légèrement utopique où la France et le Royaume-Uni se sont lancés dans une course à l’espace pour coloniser Vénus. Cette colonisation de Vénus par un Napoléon III toujours en place en 1874 (à quand la Troisième République, alors ? La suite nous le dira peut-être) a son baron Haussmann en la personne du duc de Chouvigny, un puissant personnage bien décidé à servir autant ses propres intérêts que ceux de l’empereur. Hélène Martin pourrait se contenter d’un avenir de parvenue en acceptant les avances du duc et d’un certain nombre de hauts personnages, mais non : la belle est amoureuse d’un poète arrêté pour ses écrits politiques subversifs et envoyé au bagne sur Vénus. Ce poète, nous le suivons en parallèle au voyage d’Hélène Martin. Deux intrigues en une, donc, et de nature distincte, plus centrée sur les relations pour Hélène Martin, davantage tournée vers l’action et l’exploration pour le poète, du moins au début, puisque le voyage d’Hélène Martin devient de plus en plus mouvementé à mesure qu’elle se rapproche de son amant perdu.
Si le duc de Chouvigny semble devoir prendre de l’importance en tant que « grand méchant », il ne m’a pas laissé un souvenir impérissable (il n’a pas encore la carrure du Mendoza de De Cape et de crocs). Et pour cause : il ne fait pas encore grand-chose. Le véritable adversaire des personnages au cours de ce premier tome, c’est la planète Vénus elle-même. En un hommage direct à l’imaginaire science-fictif du tournant du XXe siècle, tout émoustillé par les débuts de la paléontologie, Ayroles imagine une Vénus où la vie en est à un stade d’évolution équivalent au paléozoïque terrien, autrement dit : il y a des dinosaures. Ajoutez un climat que l’on qualifiera poliment de « contrasté », des jungles inextricables, des plantes inattendues et des indices de la présence d’une vie extra-terrestre intelligente, et il y a de quoi installer un beau suspense, tout en fournissant à Etienne Jung mille et un prétextes de cases spectaculaires.
Ma lecture a été influencée par le fait que j’ai lu une bonne partie des précédentes publications d’Ayroles. Si vous êtes dans cette situation, vous jouerez sûrement à reconnaître, entre les lignes, des archétypes de personnages qu’Ayroles semble apprécier d’une série à l’autre. Le poète romantique pourra rappeler le renard Armant de De Cape et de crocs ; Hélène Martin et sa domestique forte en gueule m’ont irrésistiblement fait penser à la princesse Héphylie et à sa nonne de guerre dans Garulfo, bien que le voyage vers les étoiles place Hélène dans une position plus proche de celle de la Séléné de De Cape et de crocs. Ce jeu de références a un peu parasité ma lecture : j’ai hâte que ces personnages prennent corps au cours des deux tomes suivants, en espérant qu’ils sauront s’affirmer par rapport à leurs prédécesseurs du même scénariste. Cela ne m’a pas empêché d’apprécier la plume d’Ayroles, entre autres ses dialogues bien trempés.
De la même façon, on pourra apprécier diversement ce début d’intrigue selon qu’on connaît plus ou moins bien le genre et ses stéréotypes. Si vous lisez de la science-fiction (par exemple du steampunk) ou de la littérature d’aventure populaire (pulp, diraient les Américains) depuis longtemps, vous serez en terrain connu et vous n’apprendrez pas grand-chose. De fait, pour le moment, l’album se démarque davantage par son rythme soutenu que par l’originalité de son scénario. Mais, si vous connaissez mal ou pas du tout ce genre, ou si vous souhaitez le faire découvrir à des gens qui ne le connaissent pas, qu’il s’agisse d’adultes ou d’enfants, alors cet album est une porte d’entrée toute désignée : on y trouve tous les ingrédients habituels, portés par un dessin coloré, sous une couverture superbe. Il reste à espérer que la série réussisse le délicat exercice qui consiste à rendre hommage à un genre tout en le renouvelant par quelques trouvailles. En tout cas, je serai là pour lire la suite. Et je vais m’intéresser de ce pas à la série principale par Alex Alice.