[BD] « Les Chimères de Vénus », t.1, par Jung et Ayroles

26 avril 2021

Référence : Etienne Jung (dessin) et Alain Ayroles (scénario), Les Chimères de Vénus, tome 1, Paris, Rue de Sèvres, 2021.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« 1874, les vaisseaux des puissances terrestres s’élancent dans l’éther pour conquérir les planètes du système solaire. L’actrice Hélène Martin débarque sur Vénus, monde sauvage couvert de brume, à la recherche de son fiancé, un poète évadé des bagnes de Napoléon III. Poursuivie par l’inquiétant duc de Chouvigny, entraînée dans la rivalité des empires, Hélène s’aventurera à travers des jungles infestées de dinosaures et sur des océans déchaînés jusqu’aux confins de l’astre, où se dressent les vestiges d’une mystérieuse civilisation.

Dans l’univers du Château des Étoiles, embarquez pour une planète sauvage ! »

Mon avis

Un peu de remise en contexte

Lorsque la science-fiction émerge vers la fin du XIXe siècle, elle se fonde sur les connaissances astronomiques de son époque pour anticiper l’avenir. Faute d’observations précises, on espère encore, à ce moment, découvrir sur les autres planètes autant de mondes très similaires à la Terre, habitables et si possible habités. On se plonge avec passion dans les écrits de vulgarisation de Camille Flammarion. On s’exalte à scruter les fameux « canaux » de Mars, qui seraient la preuve d’une agriculture capable de recourir à l’irrigation artificielle sur la planète rouge. On s’aperçoit que Vénus est très proche de la Terre en termes de taille, d’exposition au soleil, etc. et il n’en faut pas plus aux écrivains de science-fiction ou de ce qu’on appelle alors le merveilleux scientifique pour se lancer à la conquête du système solaire par nouvelles et romans interposés. Si vous voulez en savoir plus sur cette période des débuts de la science-fiction, vous pouvez par exemple visionner cette courte vidéo d’une minute sur le roman scientifique sur le site des expositions virtuelles de la Bibliothèque nationale de France et y consulter cette page sur la belle petite exposition Le merveilleux-scientifique qui s’est tenue là d’avril à août 2019.

De nos jours, le progrès des connaissances a ramené ces romans d’anticipation au rang d’aimables rêveries. A notre époque où la science-fiction scientifiquement correcte en est réduite à essayer de nous passionner pour le sauvetage d’un astronaute dont le vaisseau tombe en panne, ou à gratter le sol des planètes voisines en quête de micro-organismes rachitiques, on ne peut lire les vieux romans de merveilleux scientifique sans pousser des soupirs de nostalgie. Se balader sur la Lune comme sur le premier trottoir venu ? Arpenter les antiques cités de Mars et les jungles de Vénus ? Si seulement !

Mal vue des critiques, longtemps laissée à l’écart de l’histoire littéraire propre sur elle, remisée au rang des « paralittératures », cette science-fiction surannée a sombré dans l’oubli, sauf dans quelques cercles de passionnés de SF et de littérature populaire. Le goût du public, lui, a changé… mais a-t-il changé tant que ça ? Le space opera, dont l’incarnation la plus récente actuellement reste La Guerre des étoiles, n’est que l’héritier, à 150 ans de distance, de ces premiers voyages spatiaux fantasmatiques où des aventuriers conquérants sautillaient de planète en planète comme on passe de l’épicerie à la boucherie, et dégainaient des pistolets laser ou des épées énergétiques pour affronter petits hommes verts, monstres tentaculaires et infâmes empereurs venus de planètes aux noms riches en lettres comme « X », « Y » ou « Z ». Bien avant Luke Skywalker, Rey ou Chewbacca, d’autres héros américains tels que John Carter, Buck Rogers ou Flash Gordon passionnèrent les foules. George Lucas a déployé des efforts colossaux pour nous faire croire que son Star Wars provenait d’une étude épatante de l’imaginaire collectif mondial menée à l’aide du satané monomythe de son copain Campbell, alors que Lucas était lui-même un grand amateur de SF populaire (comme pas mal de jeunes gens de son temps), et que s’il a fait Star Wars, c’est avant tout parce qu’il n’avait pas pu de payer les droits d’adaptation cinématographique de Flash Gordon.

Les Américains, avec leur sens des affaires et leurs franchises dignes de rouleaux compresseurs, ont su renouveler ce genre chez eux et même prolonger la vie de leurs héros plus anciens, puisque John Carter et Flash Gordon continuent à bénéficier de nouvelles incarnations sur divers supports régulièrement. Mais l’Europe ? La France ? Elles aussi ont produit une littérature populaire riche et créative, que des passionnés et (enfin !) quelques universitaires sont heureusement en train de remettre en lumière. Des fureteurs comme la revue Le Novelliste rééditent des auteurs français obscurs et traduisent des pépites étrangères comme le feuilleton allemand Capitaine Mors, pirate des cieux (leur numéro 5 publie aussi une jolie nouvelle d’Alexis-Nicolas de la Vitche, auteur tout ce qu’il y a de plus contemporain puisqu’il participe au Château des étoiles sous sa forme de journal). L’exposition à la BNF est un pas notable dans cette lente réhabilitation.

Le public français, lui, commence à s’y intéresser un peu, mais c’est avant tout grâce au travail d’auteurs relevant des cultures de l’imaginaire actuelles, dans la littérature et la BD principalement. On a redécouvert les premiers super-héros européens grâce à la bande dessinée La Brigade chimérique de Serge Lehmann et Fabrice Colin (au scénario), Gess et Céline Bessoneau (au dessin et à la couleur). Le genre du steampunk, qui s’inspire de la science-fiction de la fin du XIXe siècle et du tournant du XXe siècle, est tout naturellement chez lui en France, puisque Jules Verne est l’une de ses principales inspirations. La littérature populaire, notamment les romans-feuilletons, ont aussi leurs amoureux parmi les amateurs de SF. Jacques Tardi s’en est souvenu en créant en 1976 Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, à peu près adaptées au cinéma en prises de vue réelles par Luc Besson en 2010. Le film français le plus « steampunk » qui soit demeure cependant un film d’animation, Avril et le monde truqué, réalisé par Ekinci et Demares en 2015 dans un univers dessiné par ce même Tardi. Du côté de la musique, le groupe Dionysos louche souvent de ce côté-là aussi avec des albums comme La Mécanique du coeur. Et je ne mentionne que les titres les plus connus.

De châteaux en chimères

C’est donc dans la lignée de cette réappropriation des pionniers de la SF par les auteurs actuels que se situe l’univers du Château des étoiles créé par Alex Alice en 2014. C’est de la SF à l’ancienne, puisqu’on y explore l’éther en dirigeable pour coloniser une Mars à l’atmosphère tout ce qu’il y a de plus respirable. Et c’est de la littérature populaire, puisque la BD paraît d’abord sous la forme d’épisodes adoptant l’apparence de numéros de journaux avant de faire l’objet d’intégrales en albums. Est-ce que c’est réussi ? Je n’en sais rien : je ne l’avais pas lue avant la parution des Chimères de Vénus. Je sais seulement qu’il y a de superbes couvertures et, pour l’avoir feuilleté, que le dessin emploie des aquarelles subtiles et très jolies. Pour le scénario, il faudra repasser quand j’aurai pu tout emprunter en bibliothèque (5 tomes déjà, quand même).

« Allez-vous enfin en venir aux Chimères de Vénus ? » râlerez-vous, et vous aurez raison. Eh bien, Les Chimères de Vénus est une série située dans l’univers du Château des étoiles mais à l’intrigue indépendante (ce qu’on appelle parfois en anglais un spin off mais un spin off n’est pas toujours entièrement détaché de la série principale). Pour cette série, les éditions Rue de Sèvres ont recouru à deux auteurs différents. Le plus connu (à mes yeux) est le scénariste Alain Ayroles, fameux pour ses séries de fantasy (De Cape et de crocs, Garulfo), d’aventure (Les Indes fourbes) ou de fantastique (D, une variation sur le mythe du vampire), et qui se lance ici dans la science-fiction. Je ne connaissais pas le dessinateur, Etienne Jung, mais il est loin d’être un perdreau de l’année puisqu’il compte également plusieurs séries à son actif.

Quels points communs, quelles différences entre Les Chimères de Vénus et Le Château des étoiles ? N’ayant pas encore lu la série principale, je ne peux pas dire grand-chose de l’intrigue, sinon que la planète diffère puisque Le Château des étoiles est centré sur Mars tandis que les Chimères de Vénus… vous avez compris. L’intrigue des Chimères commence en outre cinq ans après celle du Château… (1874 au lieu de 1869).

Je peux mieux vous renseigner sur le dessin : il n’a rien à voir. Tandis qu’Alex Alice dessine puis colorie à l’aquarelle, Etienne Jung trouve ses inspirations graphiques dans le cinéma d’animation. Ses dessins m’ont fait furieusement penser aux dessins animés dits « en 2D » que les studios Disney ont produits au début des années 2000, comme Atlantide, l’empire perdu ou La Planète au trésor ; l’aspect un peu anguleux des visages et un certain degré supplémentaire de détail m’ont rappelé aussi les premiers dessins animés de Dreamworks, comme Le Prince d’Egypte ou La Route d’Eldorado. Trait épuré, aplats de couleurs, visages très expressifs, le parti pris est franc. Il pourra plaire ou déplaire. Il a plu à l’amoureux d’animation que je suis : c’est qu’il fallait le faire, et le résultat transpire l’aventure à grand spectacle à chaque double page, grâce à une mise en case dynamique sans devenir brouillonne et à des dessins qui dépassent des cases pour aller jusqu’aux bords des pages, ce qui donne à l’ensemble une allure d’écran large du plus bel effet (tenez, la double page où on découvre le dirigeable spatial, par exemple…). Les esprits chagrins reprocheront à ce choix visuel de trop tirer la série du côté purement « jeunesse », là où l’aquarelle pouvait rassembler plus aisément un public familial ; mais cela me semblerait quelque peu grincheux, parce qu’après tout, chez Jung aussi, les couleurs sont nuancées et les détails abondent.

Pas révolutionnaire, mais une belle introduction au genre pour un large public

Passons au scénario. Les Chimères de Vénus nous est annoncé comme une trilogie. Ce premier tome s’emploie logiquement à mettre en place les personnages, les forces en présence et les enjeux, dans une aventure d’ores et déjà riche en péripéties (avantage d’un album de 56 pages, plutôt que les classiques 48 pages, par exemple). Les multiples rebondissements s’expliquent d’autant mieux qu’à l’exemple du Château des étoiles, cet album a fait l’objet d’une première publication sous forme d’épisodes dans le même « journal » consacré aux épisodes du Château… ce qui explique le découpage inhabituel de la BD en chapitres, un moyen supplémentaire de renforcer l’ambiance romanesque de l’ensemble.

Nous découvrons donc Hélène Martin, chanteuse d’opérette, qui s’efforce d’échapper à un destin de « cocotte » dans une Belle Epoque légèrement utopique où la France et le Royaume-Uni se sont lancés dans une course à l’espace pour coloniser Vénus. Cette colonisation de Vénus par un Napoléon III toujours en place en 1874 (à quand la Troisième République, alors ? La suite nous le dira peut-être) a son baron Haussmann en la personne du duc de Chouvigny, un puissant personnage bien décidé à servir autant ses propres intérêts que ceux de l’empereur. Hélène Martin pourrait se contenter d’un avenir de parvenue en acceptant les avances du duc et d’un certain nombre de hauts personnages, mais non : la belle est amoureuse d’un poète arrêté pour ses écrits politiques subversifs et envoyé au bagne sur Vénus. Ce poète, nous le suivons en parallèle au voyage d’Hélène Martin. Deux intrigues en une, donc, et de nature distincte, plus centrée sur les relations pour Hélène Martin, davantage tournée vers l’action et l’exploration pour le poète, du moins au début, puisque le voyage d’Hélène Martin devient de plus en plus mouvementé à mesure qu’elle se rapproche de son amant perdu.

Si le duc de Chouvigny semble devoir prendre de l’importance en tant que « grand méchant », il ne m’a pas laissé un souvenir impérissable (il n’a pas encore la carrure du Mendoza de De Cape et de crocs). Et pour cause : il ne fait pas encore grand-chose. Le véritable adversaire des personnages au cours de ce premier tome, c’est la planète Vénus elle-même. En un hommage direct à l’imaginaire science-fictif du tournant du XXe siècle, tout émoustillé par les débuts de la paléontologie, Ayroles imagine une Vénus où la vie en est à un stade d’évolution équivalent au paléozoïque terrien, autrement dit : il y a des dinosaures. Ajoutez un climat que l’on qualifiera poliment de « contrasté », des jungles inextricables, des plantes inattendues et des indices de la présence d’une vie extra-terrestre intelligente, et il y a de quoi installer un beau suspense, tout en fournissant à Etienne Jung mille et un prétextes de cases spectaculaires.

Ma lecture a été influencée par le fait que j’ai lu une bonne partie des précédentes publications d’Ayroles. Si vous êtes dans cette situation, vous jouerez sûrement à reconnaître, entre les lignes, des archétypes de personnages qu’Ayroles semble apprécier d’une série à l’autre. Le poète romantique pourra rappeler le renard Armant de De Cape et de crocs ; Hélène Martin et sa domestique forte en gueule m’ont irrésistiblement fait penser à la princesse Héphylie et à sa nonne de guerre dans Garulfo, bien que le voyage vers les étoiles place Hélène dans une position plus proche de celle de la Séléné de De Cape et de crocs. Ce jeu de références a un peu parasité ma lecture : j’ai hâte que ces personnages prennent corps au cours des deux tomes suivants, en espérant qu’ils sauront s’affirmer par rapport à leurs prédécesseurs du même scénariste. Cela ne m’a pas empêché d’apprécier la plume d’Ayroles, entre autres ses dialogues bien trempés.

De la même façon, on pourra apprécier diversement ce début d’intrigue selon qu’on connaît plus ou moins bien le genre et ses stéréotypes. Si vous lisez de la science-fiction (par exemple du steampunk) ou de la littérature d’aventure populaire (pulp, diraient les Américains) depuis longtemps, vous serez en terrain connu et vous n’apprendrez pas grand-chose. De fait, pour le moment, l’album se démarque davantage par son rythme soutenu que par l’originalité de son scénario. Mais, si vous connaissez mal ou pas du tout ce genre, ou si vous souhaitez le faire découvrir à des gens qui ne le connaissent pas, qu’il s’agisse d’adultes ou d’enfants, alors cet album est une porte d’entrée toute désignée : on y trouve tous les ingrédients habituels, portés par un dessin coloré, sous une couverture superbe. Il reste à espérer que la série réussisse le délicat exercice qui consiste à rendre hommage à un genre tout en le renouvelant par quelques trouvailles. En tout cas, je serai là pour lire la suite. Et je vais m’intéresser de ce pas à la série principale par Alex Alice.


[BD] « Olympia kuklos » (t.1), de Mari Yamazaki

12 avril 2021

Référence : Mari Yamazaki (dessin et scénario), Olympia kuklos, Bruxelles, Casterman, traduit du japonais par Wladimir Labaere et Ryôko Sekiguchi, tome 1, 2021 (parution d’origine : Japon, 2018).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Après Thermae Romae, la nouvelle comédie sportive de Mari Yamazaki !

Démétrios, dans son petit village de la Grèce du IVe siècle avant notre ère, n’aspire qu’à une chose : vivre de son métier de peintre sur céramique. Et, peut-être, ravir le coeur de la belle Apollonia, la fille du patriarche…
Le destin en décide autrement : le voici chargé de sauver son village des appétits guerriers de la cité voisine ! Alors qu’il se lamente sur son sort, la foudre frappe. Lorsqu’il reprend ses esprits, Démétrios a été projeté à travers le temps et l’espace dans le Tokyo de 1964, au moment des Jeux olympiques ! »

Mon avis

J’ai eu l’occasion de dire ici tout le bien que je pensais des mangas de Mari Yamazaki avec son premier grand succès, Thermae Romae (désormais terminée), et sa fresque historico-romanesque Pline (co-dessinée avec Miki Tori), deux séries situées dans la Rome antique. Voici Mari Yamazaki de retour avec la traduction d’un manga entamé en 2018, Olympia kuklos, situé cette fois en Grèce antique. Si Pline faisait des efforts visibles pour renouveler la veine antique de Yamazaki en privilégiant les voyages et la politique au mélange de voyages dans le temps et d’exploration de la culture des bains publics qui formaient les thèmes principaux de Thermae Romae, Olympia kuklos paraît en revanche se contenter de reprendre d’assez près la formule à succès de Thermae Romae : des voyages temporels inopinés d’un personnage antique jusque dans le Japon contemporain, d’où naissent des situations cocasses et toutes sortes de réflexions aussi éducatives que stimulantes sur les deux cultures en question. Dans Olympia kuklos, ce n’est plus un architecte de thermes romain qui se trouve propulsé dans le Japon récent, mais un peintre de vases grecs. Le reste semble identique… mais l’est-il vraiment ?

Evacuons d’abord une première critique possible, à savoir l’idée que Mari Yamazaki ne se renouvellerait pas : à en juger par sa bibliographie, l’autrice de Thermae Romae et de Pline a bel et bien exploré d’autres époques et d’autres types d’intrigues que l’Antiquité et les voyages dans le temps loufoques. S’il y en a un qui s’en tient paresseusement aux ingrédients qui ont l’air de marcher, ce serait bien plutôt l’éditeur Casterman, qui (du moins pour le moment) ne semble vouloir traduire que les mangas à sujets antiques de Yamazaki, au risque de donner au public francophone une vision réductrice de ses publications. Je ne vais pas me plaindre outre mesure, puisque l’Antiquité me passionne, mais je finirai par avoir envie de lire ce que Yamazaki a publié d’autre.

Venons-en à ce début de manga proprement dit. Premier constat : le dessin de Yamazaki est toujours aussi expressif, mais il a gagné en maturité depuis les débuts de Thermae Romae. Peut-être l’autrice a-t-elle aussi disposé de davantage de temps pour réaliser Olympia kuklos. Le fait est que les décors, sans atteindre le degré de réalisme sculptural de ceux de Pline, sont systématiquement détaillés et que les personnages (contrairement à ceux de Thermae Romae) font eux aussi l’objet d’un soin particulier, allant jusqu’à restituer des motifs discrets mais superbes pour les kimonos japonais sur certaines cases. Autre différence avec Thermae Romae (liée au scénario) : le hiératisme imperturbable du Romain Lucius, avec son apparence de statue romaine (qui alimentait le comique de situation), laisse ici place à des déliés un peu plus souples et à une plus large palette expressive pour le personnage de Démétrios.

Un détail un peu frustrant est la très grande « discrétion » du dessin de l’entrejambe des personnages lorsqu’ils courent nus (puisqu’en Grèce antique on faisait du sport nu, du moins quand on était un homme) : le sexe des personnages est à peine esquissé. Un rappel du fait que la notion de pudeur évolue elle aussi avec les époques et que ce qui ne choquait personne en Grèce classique semble effaroucher le public japonais. Le plus étrange étant que, sur la couverture (du moins la couverture francophone), l’anatomie des personnages n’est pas altérée (je veux dire qu’on voit leurs zizis). Curieuse époque que la nôtre, où la vue d’un sexe serait plus tabou que les scènes de violence qui s’étalent sur tant de pages de mangas et sur les écrans ! Cela me rappelle les cinématiques de God of War où les monstres s’étripent sans problème, mais arborent tous un entrejambe lisse plus inquiétant à mes yeux que leurs crocs ou que leurs griffes. La Grèce antique est aussi un bon moyen de nous réconcilier avec la vue de nos propres corps d’humains, mais il y a encore du travail. Est-ce Yamazaki elle-même qui a fait ce choix, ou son éditeur ? Je penche pour la seconde possibilité ; ce sera peut-être dit dans un futur tome.

Bien qu’entièrement autonome, le scénario d’Olympia kuklos prend des saveurs toutes différentes selon que vous avez lu ou non Thermae Romae, car les deux mangas commencent sur le même principe : dans l’Antiquité, un personnage est confronté à de sérieuses difficultés et se retrouve propulsé de façon complètement inexplicable dans une époque toute différente, à savoir le Japon contemporain. Si vous n’avez pas lu Thermae Romae, tout dépend si ce début d’histoire vous semble intéressant, auquel cas vous devriez passer de très amusants moments de lecture, ou si vous le jugez invraisemblable et capillotracté, auquel cas aucun de ces deux mangas n’est pour vous (mais cela ne vous empêche pas d’aller lire Pline qui ne contient pas de voyages dans le temps).

Si, comme moi, vous avez lu Thermae Romae, vous vous demandez sûrement si Olympia kuklos présente tout de même un intérêt, dans la mesure où vous connaissez déjà le principe des allers-retours entre deux époques. C’est bien ce que je me demande moi-même. Tout dépend des aspects de l’histoire auxquels on s’intéresse.

En termes d’intrigue principale pure, à savoir les voyages temporels de Démétrios comparés à ceux de Lucius, ce début de manga ne permet pas de répondre à cette question : les voyages dans le temps y sont utilisés comme un pur prétexte à la rencontre entre les deux époques. Je subodore que Yamazaki pourrait bien s’en tenir là et ne pas tenter d’apporter une explication science-fictive et pleine de suspense aux voyages de Démétrios, pas plus qu’à ceux de Lucius Modestus dans Thermae Romae, parce que j’ai l’impression que ce n’est pas cela qui l’intéresse ; mais seule la lecture de la suite nous le dira. Une chose est sûre : Yamazaki ne fait pas du Doctor Who et si vous attendez du timey-whimey technojargonnesque avec des extra-terrestres et des vaisseaux étranges, mieux vaut vous tourner vers une « vraie » BD de science-fiction, comme Valérian et Laureline, ou vers la remarquable série britannique dont je parlais à l’instant (par exemple un épisode comme « The Fires of Pompeii » dans la saison 4, avec David Tennant). Chez Mari Yamazaki, on n’est pas dans la science-fiction (pour l’instant) mais davantage dans le fantastique. Jugez plutôt : pour changer d’époque, Démétrios se fait tout simplement foudroyer par un éclair de Zeus !

Même s’il est un peu tôt pour le dire, j’ai eu l’impression que Yamazaki assumait le côté « prétexte » de ces changements d’époque pour se concentrer plus vite sur ce qui paraît être le coeur de sa démarche, à savoir une sorte « d’anthropologique-fiction » qui imagine la rencontre impossible entre époques et entre cultures, afin de s’instruire en s’amusant et de réfléchir sur nous-mêmes et sur les autres. C’est un but tout ce qu’il y a de plus légitime et, s’il vous convient, le résultat vous intéressera au moins autant que dans Thermae Romae. Car, une fois de plus, Mari Yamazaki déploie un travail de documentation important sur la vie quotidienne dans la Grèce antique, plus précisément en Grèce centrale au IVe siècle avant J.-C. (vers la fin de l’époque classique). Si le thème principal du manga est le sport, Yamazaki en aborde d’autres au passage, en particulier la peinture de vases qui est le métier de Démétrios. C’est l’occasion d’un joli hommage à un art que Yamazaki considère, non sans raisons, comme une sorte de précurseur de la bande dessinée, comme elle s’en explique dans les bonus à la fin du tome (aussi passionnants que dans ses précédents mangas traduits).

Un autre aspect de l’intrigue contribue à en renouveler l’intérêt pour qui a lu Thermae Romae : le personnage de Démétrios est très différent de Lucius Modestus. Tandis que le Romain affichait une dignitas et une foi inébranlable en lui-même et en Rome, Démétrios s’avère plus tourmenté et plus complexe. Il est en effet partagé entre son métier de peintre de vases – où il n’est guère brillant – et ses capacités sportives qui pourraient faire de lui un athlète et un champion, s’il n’avait pas en horreur toute forme de compétition. Démétrios se trouve bien vite confronté à toutes sortes de dilemmes et de responsabilités à endosser lorsqu’un autre motif, son amour inavoué pour Apollonia, revient régulièrement l’aiguillonner.

Non seulement cela donne un personnage plus intéressant et aux réactions moins prévisibles, mais cela fournit à Yamazaki l’occasion d’une réflexion intéressante sur la notion de compétition dans les deux époques : le sport en Grèce antique est un agôn, une lutte tout ce qu’il y a de plus sérieux où l’on cherche absolument la victoire. Cela n’est pas si éloigné de l’esprit de compétition qui peut régner dans notre époque présente – au Japon, c’est le cas dans le système scolaire et dans le monde du travail, mais cela nous donne également à réfléchir en France où un exemple montrant des compétitions amicales et dans la bienveillance mutuelle, comme Démétrios en découvre à Tokyo en 1964, n’est pas de trop pour nous (surtout la bienveillance mutuelle).

Olympia kuklos se veut bien sûr une initiation au thème du sport grec antique et regorge de détails instructifs à ce sujet, mais il adopte une structure moins rigide que celle de Thermae Romae où chaque chapitre donnait lieu à un sketch doublé d’une leçon sur tel ou tel aspect de la culture des bains. Dans Olympia kyklos, on ne voit pour le moment pas Olympie ni ses jeux, du moins pas dans l’Antiquité (Démétrios découvre en revanche les jeux olympiques de Tokyo en 1964). La fin du tome laisse cependant penser que le héros y sera conduit tôt ou tard, et cela paraît logique de ne pas commencer tout de suite avec le plus grand rendez-vous sportif de l’Antiquité. Pour le moment, Démétrios prend part à des compétitions très locales, un moyen de poser les bases tout en présentant personnages et enjeux. On apprend tout de même des choses sur l’invention du marathon après l’exploit de Philippidès ou sur le sens de la flamme olympique.

Notez que la structure par chapitres du manga ne laisse qu’une place limitée au suspense d’ensemble et que vous pouvez tout à fait lire ce premier tome comme une histoire autonome, une série de voyages temporels étranges dont le héros finit toujours par rapporter un enseignement. Le même problème qui guettait Thermae Romae se profile déjà pour Olympia kuklos : une structure très épisodique qui n’est pas facile à ficeler en un arc narratif d’ensemble susceptible de maintenir un suspense haletant. Mais encore une fois, ce n’est pas le but de ce manga : Mari Yamazaki ne donne pas dans le thriller et, si ses héros halètent, c’est parce qu’ils sont en train de courir.

Olympia kuklos démarre donc sur des bases classiques, mais sur de bonnes bases néanmoins, et offre assez de différences et d’innovations par rapport aux précédents mangas de Yamazaki pour trouver un intérêt à mes yeux. Quant à savoir s’il saura affirmer une direction véritablement nouvelle ou s’il se contentera d’explorer gentiment des sujets différents avec les mêmes ficelles, c’est encore un peu tôt pour le dire. Il reste, dans tous les cas, un moyen bien sympathique de découvrir deux époques et deux cultures en s’amusant, dans un esprit léger et bienveillant, ce qui n’est déjà pas rien.