« Le Livre des héros. Légendes sur les Nartes » (textes ossètes édités par Georges Dumézil)

20 octobre 2012

Référence : Le Livre des héros. Légendes sur les Nartes. Traduit de l’ossète avec une introduction et des notes par Georges Dumézil, Gallimard Unesco, 1965. (Ce livre a été réédité en 2011 dans la collection Gallimard « Connaissance de l’Orient ».)

 Voici un petit recueil qui ne paye pas de mine, mais qui en est une. Pour commencer, il ne faut surtout pas le juger à sa couverture. Blanc cassé avec une illustration dans le quart supérieur droit entourée par un gros cadre noir pas subtil. Une co-édition Gallimard-Unesco. Il faudrait aussi tester à quoi pensent les lecteurs quand ils lisent « Unesco » : ce nom n’est-il pas trop submergé sous les clichés, enfants miséreux, guerres, épidémies, toutes sortes de gens et de choses en danger qu’il faut préserver ? Comme toujours dans ces cas-là, n’éveille-t-il pas des sentiments ambigus de compassion et de rejet, quelque chose qui donne envie de s’en aller en se disant « Non, désolé, je n’ai pas de monnaie sur moi » ? Eh bien, si le nom d’Unesco a pour vous ces connotations, oubliez-les, ça n’a rien à voir : il s’agit ici de diffuser les patrimoines culturels, ou, en d’autres termes, de permettre à un large public de découvrir les petites merveilles des cultures du monde entier.

Mais pour finir de parler d’argent, ce petit livre a l’avantage du prix : je l’ai trouvé, neuf, en librairie, à moins de six euros. Pour un moyen format de 260 pages, ce n’est pas mal du tout, surtout quand on sait à quel point ce genre de textes peu édités est souvent grevé par les prix élevés que doivent pratiquer les petits éditeurs pour rentabiliser leurs tirages restreints et payer les auteurs (on s’en sort rarement à moins d’une dizaine d’euros). La réédition en « Connaissance de l’Orient » est peut-être plus chère, mais je ne l’ai jamais eue sous la main et on trouve encore l’autre sans problème. Bref, c’est une bonne affaire, et, si vous aimez les mythes et les légendes, vous aurez probablement filé vous le procurer avant d’avoir terminé de lire cette page.

Un voyage dans le Caucase

Mais de quelles légendes s’agit-il ? Des aventures des Nartes, des héros connus de plusieurs peuples du Caucase, à l’est de la mer Noire, quelque part entre l’actuelle Russie (au nord), la Géorgie (au sud-ouest), l’Azerbaïdjan (au sud-est), et plus au sud encore, la Turquie et l’Iran : bref, un point de rencontre entre l’Europe, l’Asie et le Proche-Orient, qui a de quoi dérouter les amateurs de classements bien tranchés. Et c’est tout l’intérêt des cultures de ce coin du monde, à en juger par ce qu’on en découvre dans ce livre : dans les héros guerriers ou rusés, les divinités et les exploits mis en scène ici, on ne peut pas manquer de reconnaître un air de mythologie grecque ou romaine par endroits, mais aussi d’y respirer quelque chose qui fait plutôt penser au folklore russe, avec un zeste d’orthodoxie ou de christianisme populaire à moitié païen… voire une touche de contes des Mille et unes nuits. L’introduction, quant à elle, rappelle volontiers le lien entre les peuples de cette partie du Caucase et le peuple antique des Scythes longuement évoqué par l’historien grec Hérodote. Mais le résultat est un mélange unique, surtout par la forme et le style des récits rassemblés ici.

Les textes présentés dans ce recueil sont traduits de l’ossète, et c’est donc principalement des Ossètes qu’il est question, soit une partie seulement des variantes de ces légendes. Le tout a été recueilli par les savants russes et européens et n’a vraiment commencé à être étudié qu’à partir des années 1950 environ. Les légendes elles-mêmes datent du tournant des XIXe-XXe siècles (mais brassent visiblement des éléments plus anciens).

Les Ossètes et leur culture ne font pas exactement partie des ensembles légendaires les mieux connus du grand public : de fait, je n’en connaissais rien en ouvrant ce livre… heureusement présenté par Georges Dumézil, l’un des grands noms de la mythologie comparée. L’introduction du livre présente en moins de dix pages les Ossètes, leur histoire, leur société, leur panthéon, leurs héros et les principaux protagonistes des légendes qui suivent. Cette courte présentation est indispensable à la bonne compréhension des textes ; très claire, elle n’a pour défaut que sa fonte, de petits caractères en italique capables de décourager les meilleurs yeux. Le péril vaut la peine d’être affronté : le reste est heureusement bien plus lisible et la présentation des textes globalement aérée.

On peut alors se plonger dans les légendes, de taille variable mais prenant souvent moins d’une dizaine de pages, organisées en grands cycles selon les héros qu’elles mettent en scène. Rien de plus simple, donc, que d’adapter la vitesse de lecture à l’humeur du moment, en lisant une légende par ci ou par là ou en dévorant tout ce qui concerne un héros. Un appareil restreint de notes et de références, à la fin de chaque légende, vient éclairer les allusions culturelles et fournir quelques éléments d’explication, en signalant les autres variantes existantes.

L’univers des Nartes

En quoi consistent ces légendes ? En quelques mots, il s’agit de la vie des Nartes, les ancêtres héroïques que se prêtent les Ossètes et plusieurs autres peuples du Caucase. Ils vivent dans un village, répartis en grandes familles dans lesquelles Georges Dumézil reconnaît volontiers les « trois fonctions » qu’il a distinguées dans les mythologies de langues indo-européennes. Il faut dire que cela ne marche pas trop mal : la famille des Æhsærtæggatæ (les « fils d’Æhsærtæg ») compte les meilleurs guerriers, celle des Alægatæ les hommes les plus sages et celle des Boratæ de riches éleveurs (elles représenteraient donc respectivement une fonction guerrière, une fonction sacrée et une fonction de prospérité économique – mais je n’ai pas l’intention d’approfondir ici ces problèmes d’études mythologiques).

Les trois familles s’unissent le plus souvent pour partir en expédition, mais les héros guerriers nartes sont tous des Æhsærtæggatæ. Les grands héros guerriers comme Soslan ou Batradz ont d’ailleurs la particularité de se faire chauffer dans un feu de forge dont ils ressortent avec un corps en métal (preuve que les super-héros américains n’ont vraiment rien inventé).

Les légendes regroupées dans le livre se répartissent en six grands ensembles : le premier est consacré à aux premières générations de la famille des Æhsærtæggatæ ; le deuxième à l’un de ces héros, Uryzmæg, à ses noces et à ses aventures communes avec sa sœur Satana ; le troisième, l’un des plus amples, détaille les exploits de Soslan, fils de Satana, héros à la bravoure peu commune ; le quatrième s’intéresse à Syrdon, un Narte déplaisant aux intentions ambiguës, prompt à faire du mal aux autres (par ses ruses qui ratent la moitié du temps, il fait penser à Loki dans la mythologie scandinave : c’est une figure de trickster) ; le cinquième a pour champion Batradz fils de Hæmyts, l’autre grand héros guerrier des Nartes avec Soslan ; enfin, le dernier ensemble regroupe quelques légendes isolées, dont la dernière relate la disparition des Nartes.

Outre les Nartes eux-mêmes, d’autres personnages interviennent souvent dans ces récits : on y croise pêle-mêle beaucoup de géants énormes, divers esprits et génies, Safa l’esprit de la chaîne du foyer, Kurdalægon le dieu forgeron, plusieurs esprits des animaux ou des puissances naturelles comme Donbettyr l’esprit des eaux, mais aussi Dieu, et toutes sortes d’animaux (chevaux, moutons, loups, corneilles, aigles, etc.) souvent doués de parole ou extraordinaires à un titre ou à un autre.

N’allez donc pas imaginer, sous prétexte qu’il est question de héros guerriers, que ces légendes seraient de simples énumérations de batailles vaguement ennuyeuses : elles tiennent bien plus du conte par leur atmosphère, où le surnaturel est omniprésent et où le récit est, disons non pas incohérent, mais montre une conception de la cohérence qui renvoie davantage aux mythes antiques qu’à l’impeccable vraisemblance que réclament les lecteurs des époques plus récentes. Il faut ajouter à cela le style de ces récits : là encore très proche des contes, il ne s’embarrasse pas de descriptions détaillées ou de longs portraits psychologiques, mais fait s’enchaîner les événements avec une rapidité qui tient du lapidaire. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a aucun effet de style, bien au contraire : les dialogues farouches et parfois les remarques du narrateur qui ponctuent les récits achèvent rendre prenants des intrigues déjà pleines de merveilleux et parfois adroitement ficelées.

Quant au détail de ces péripéties, comment vous en donner une idée sinon en les rapprochant d’autres légendes plus connues ? Si vous connaissez un peu la mythologie grecque, il faudrait peut-être les rapprocher de figures comme Achille, Diomède, Ajax ou Héraclès/Hercule, avec tout ce que ces héros peuvent avoir d’ambivalent, à la fois bienfaiteurs de leur communauté et brutes sanguinaires en puissance. Si vous connaissez un peu la mythologie nordique, vous ne serez pas dépaysés chez les Nartes, tout aussi prompts à se lancer des défis virils absurdes et suicidaires que les guerriers des sagas ; Thor serait bien à sa place dans cet univers (de même que Loki, comme je l’ai dit plus haut à propos de Syrdon). Si vous aimez plutôt les légendes arthuriennes, imaginez Soslan comme une sorte de Lancelot bouillant, tandis que Batradz, par sa vertu, a quelque chose d’un Galaad (en un peu moins parfait). Et si vous lisez beaucoup de fantasy, sachez que les aventures de Conan le barbare tiennent du cours de diplomatie barbant à côté de ce qu’accomplissent les héros nartes. Si après cela vous n’avez toujours pas envie d’aller voir ces légendes, c’est qu’il n’y a vraiment pas moyen de vous plaire.

Dans le même domaine…

Dans le domaine des mythes et légendes du Caucase, je n’avais jusqu’à présent lu qu’un seul livre, un ouvrage savant de mythologie comparée, mais il est si bien fait que je ne résiste pas à l’envie de vous en parler un peu : il s’agit de Prométhée ou le Caucase de Georges Charachidzé, paru chez Flammarion en 1986. Charachidzé commence par présenter les nombreuses traditions qui existent dans le Caucase à propos du héros guerrier Amiran, ou Amirani, qui accomplit de nombreux exploits (notamment contre des démons) mais finit puni par les dieux et enchaîné à une colonne sur les flancs du mont Caucase. Ce héros est connu par plusieurs peuples de la région, les Géorgiens, les Tcherkesses, les Abkhazes, les Arméniens et d’autres encore, mais Charachidzé a l’avantage de maîtriser plus d’une dizaine des langues de cette région (excusez du peu) et d’écrire en français. Il s’intéresse aux rapports entre l’Amirani caucasien et une figure bien connue de la mythologie grecque, Prométhée, qui finit lui aussi enchaîné au Caucase. Dans ce travail de comparaison entre deux ensembles culturels, Charachidzé, après cette présentation des aventures d’Amirani dans leurs principales variantes,  adopte une approche structuraliste inspiré à la fois par les travaux de Dumézil et par ceux de Claude Lévi-Strauss. Très attentif à expliquer autant les différences entre ces traditions que leurs ressemblances, il avance chapitre après chapitre avec, à ce qu’il m’a semblé, beaucoup de prudence et de rigueur.

Certes, c’est une étude savante, et un simple amateur de légendes n’aura pas nécessairement l’envie ou la patience de suivre l’enquête dans ses moindres détails, mais, si vous avez envie de vous informer sur Amirani, ce livre peut être un bon point de départ. Et si les ouvrages d’études mythologiques vous intéressent (par exemple si vous avez déjà un peu fréquenté ceux de Dumézil ou de Lévi-Strauss), vous pouvez espérer une lecture passionnante.

C’est tout ce que je connais pour le moment sur les cultures de ce coin du monde. Je suis certain qu’il doit bien exister quelque part des livres, des films, des BD et plus généralement des fictions récenets qui s’inspirent des légendes des Nartes, mais je n’en ai pas encore trouvé.

Un extrait : la pelisse de Soslan

Je termine cette présentation par un extrait qui, quoique assez macabre et ne montrant pas Soslan sous son meilleur jour, donne une assez bonne idée de l’univers de ces légendes ossètes et du genre de rebondissements qui s’y produisent couramment.

« La pelisse de Soslan

Soslan voulait se distinguer en tout parmi les Nartes. L’idée lui vint donc de se faire une pelisse avec des peaux humaines : peaux de crânes et peaux de lèvres supérieures, avec les moustaches. Il ne parla de la chose à personne, mais se mit à tuer des hommes et, leur écorchant le crâne et la lèvre supérieure, réunit ce qu’il fallait pour la pelisse. Il réfléchit : qui pouvait, avec cette matière, lui coudre une pelisse sans défaut ?

Il y avait quelque part trois jeunes filles : c’est à elles que Soslan porta ses peaux. Quand elles les regardèrent, elles reconnurent chacune la tête d’un oncle, d’un frère, et furent dans un grand embarras. Mais que pouvaient-elles dire ? Elles promirent de tailler la pelisse pour le lendemain, et Soslan rentra chez lui.

Au plus fort de leur désolation, apparut le fléau des Nartes, le rusé Syrdon.

– Pourquoi êtes-vous tristes ? leur demanda-t-il.

– Comment ne serions-nous pas tristes ? Soslan nous a apporté des peaux humaines, peaux de crânes et peaux de lèvres, pour que nous lui cousions une pelisse. Or ce sont les peaux de nos oncles, de nos frères…

– Taillez-lui sa pelisse, leur dit Syrdon, et cousez-la, seulement laissez un vide par-devant. Quand il viendra, mettez-la sur lui et dites-lui : « Ta pelisse va bien, mais il lui manque de quoi faire les revers. Si tu nous apportes la peau du crâne d’Eltagan, le fils de Kutsykk – on dit qu’elle est en or, – nous pourrons l’achever. Mais il faut cette peau-là : aucune autre ne ferait l’affaire.

Les jeunes filles suivirent les instructions de Syrdon, et Soslan s’en fut chercher Eltagan, le fils de Kutsykk. Arrivé devant sa porte, il cria :

– Eltagan, fils de Kutsykk, es-tu là ?

Quand Eltagan l’entendit, il dit :

– Cette voix est celle de Soslan, allez lui dire qu’Eltagan n’est pas chez lui.

Un des domestiques courut dire à Soslan :

– Eltagan n’est pas chez lui.

– Trouvez-le-moi ! Il faut absolument que vous le trouviez !

Alors Eltagan sortit :

– Qu’y a-t-il, Soslan ? Que te faut-il ? Pourquoi me cherches-tu ?

– Montons sur la colline de Saqola et jouons aux dés, dit Soslan. Si tu gagnes, tu me couperas la tête. Si je gagne, c’est moi qui te la couperai.

Que pouvait-il faire, Eltagan, fils de Kutsykk, dont le crâne avait une peau d’or ? Il accepta et tous deux montèrent sur la colline.

Là, Soslan dit à Eltagan :

– Jette tes dés !

– C’est toi qui es venu ici m’imposer ce jeu, c’est donc à toi de commencer, répondit Eltagan.

Soslan jeta ses dés : il en sortit un flot de millet, de quoi battre pendant trois jours, et les grains se répandirent de tous côtés.

– Il faut picorer ce millet, dit Soslan.

Eltagan, le fils de Kutsykk, jeta ses dés : il en sortit des poules avec leurs poussins. Elles picorèrent si bien qu’il ne resta pas un seul grain.

– À toi de jeter les dés le premier, dit Soslan.

Eltagan jeta ses dés : un sanglier surgit.

– Attrape-le, si tu es un homme ! dit-il à Soslan.

Soslan jeta ses dés : il en sortit trois lévriers qui poursuivirent le sanglier et l’apportèrent, tout déchiré, devant Eltagan.

– À toi ! dit Eltagan.

Soslan jeta ses dés et les maisons des Nartes prirent feu. Il dit à Eltagan :

– Il faut les éteindre !

– Je renonce, dit Eltagan, fais de moi ce que tu voudras.

– Regarde, dit Soslan.

Il jeta ses dés et il tomba une grande pluie qui éteignit l’incendie.

– Tu as gagné, Soslan, dit Eltagan, prends ma tête.

– Joue encore un coup, je te le permets, dit Soslan. Si je gagne, j’agirai suivant notre convention.

Eltagan jeta ses dés : trois colombes en sortirent et s’envolèrent.

– Attrape-les ! dit-il à Soslan.

Soslan jeta ses dés : il en sortit trois oiseaux de proie, trois vautours qui poursuivirent les colombes, les saisirent et les laissèrent tomber devant Eltagan.

– Coupe-moi la tête, dit Eltagan, tu as gagné.

– Tu es un brave homme, Eltagan, fils de Kutsykk, dit Soslan. Je ne veux pas te couper la tête : sa peau me suffit.

Il le scalpa, rapporta la peau aux jeunes filles qui durent en faire les revers de sa pelisse. »