Markoosie Patsauq, « Kamik. Chasseur au harpon »

3 janvier 2022

Référence : Markoosie Patsauq, Kamik. Chasseur au harpon, texte établi et traduit de l’inuktikut par Valerie Henitiuk et Marc-Antoine Mahieu, La-Roche-sur-Yon, Dépaysage, 2020 (première édition : ᐊᖑᓇᓱᑦᑎᐅᑉ ᓇᐅᒃᑯᑎᖓ, Uumajursiutik unaatuinnamut, Canada, 1968).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Quelque part au nord du monde. Le froid, la faim. Un campement attaqué, des chiens éventrés. Un ours devenu fou. L’expédition punitive tourne mal, le sang rougit la banquise. Un jeune chasseur armé d’un simple harpon se retrouve seul à suivre les traces du redoutable carnassier. Mais en vérité, qui traque qui ?

Rédigé dans une langue sobre, d’une rare intensité, Kamik est l’histoire cruelle de cette chasse au long cours, à la fois haletant récit d’aventures et quête initiatique. C’est aussi le tout premier roman publié par un Inuit du Canada, un geste d’une portée historique et sociale considérable. Traduit fidèlement depuis l’inuktitut, Kamik est un classique de la littérature autochtone nord-américaine.

Markoosie Patsauq est un écrivain inuit du Canada, né en 1941 dans la toundra près d’Inukjuak (Nunavik), au sein d’une famille semi-nomade, à une époque où le mode de vie traditionnel est encore possible. Il devient pilote d’avion, se fait connaître dans le monde entier par ses textes de fiction et ses autres écrits, puis joue un rôle politique en tant que leader communautaire. Il est décédé en mars 2020.

Le texte original, en inuktitut, a été établi puis traduit par Valerie Henitiuk (université Concordia à Edmonton) et Marc-Antoine Mahieu (Inalco).

La préface, le cadrage critique et le mot de l’auteur ont été traduits de l’anglais au français par Charles Gounouf.

Les illustrations des première et quatrième de couverture sont l’œuvre de l’artiste Olivier Mazoué. »

Mon avis

Si, comme moi, vous ne connaissez rien à la littérature inuit contemporaine et que vous avez envie de la découvrir, Le Chasseur au harpon de Markoosie Patsauq est un grand classique. Cette réédition a l’avantage de former une traduction plus fidèle à l’original et d’être présenté par des spécialistes de ce domaine, le tout joliment présenté dans un format pratique (plus grand que du poche, mais légèrement plus petit que du A5). J’ai découvert au passage les éditions Dépaysage, dont les publications, liées aux cultures autochtones et à l’anthropologie, ont l’air diablement intéressantes. Bref, j’ai acheté le livre en confiance, et j’y ai trouvé tout ce que j’y cherchais : une bonne remise en contexte, une présentation de l’auteur et par l’auteur (puisqu’un mot de l’auteur figure en tête du livre) et le récit lui-même. Pas de scories de style ni de fautes d’orthographe. La mise en page est claire, la reliure solide. Naturellement, je ne suis pas en position de donner un avis sur la traduction depuis l’inuktikut, mais, pour tout ce dont je peux juger, c’est une édition de qualité. La seule chose que je n’ai pas bien comprise, c’est la raison qui a poussé le traducteur ou l’éditeur à ne faire figurer en couverture que le titre Kamik alors que le titre original (comme l’indique l’introduction elle-même) semble être Le Chasseur au harpon ; mais ce n’est pas bien méchant.

J’avais découvert l’imaginaire inuit par des recueils de contes et de légendes, qui m’avaient frappé par leur aspect sombre. Les souffrances et la mort y figurent en bonne place… mais, réflexion faite, pas nécessairement plus que dans les mythes et légendes d’autres cultures géographiquement plus proches de mon pays, comme les mythologies grecque, romaine ou nordique. La dureté de certains thèmes abordés ressort simplement davantage lorsqu’on découvre l’histoire entièrement, plutôt que lorsqu’on y a été habitué peu à peu depuis l’enfance. Kamik, le Chasseur au harpon relate un destin qui, à mes yeux, pourrait être qualifié de tragique au sens que le théâtre grec donnait à ce mot, à cette différence que la notion de destin et les divinités n’y sont pas du tout convoquées. Nous ne voyons que des êtres humains aux prises avec un environnement âpre et à des passions humaines, dans un réalisme très terre-à-terre. Le premier auteur auquel je puisse penser pour vous donner une idée de l’ambiance de ce livre est Jack London, avec ses aventuriers livrés aux aléas des éléments et d’une faune sauvage. Mais la ressemblance a ses limites. D’abord, les personnages du Chasseur au harpon ne cherchent pas d’or ou de gloire : ils cherchent simplement à survivre, chez eux et dans les environs, et c’est en cherchant seulement à se nourrir au quotidien qu’ils encourent des périls mortels. Ensuite, on ne trouve pas, chez Kamik, les généralisations théoriques sur la survie du plus fort ou sur le retour à la vie sauvage qu’on croise abondamment dans les pages de L’Appel de la forêt.

Le style, surtout, s’avère très différent. Il donne l’impression d’un texte écrit par un auteur n’ayant aucune culture littéraire commune avec la plupart des auteurs actuels. C’est ce qui peut le rendre déroutant, mais c’est aussi ce qui fait son originalité et, dans une certaine mesure, sa force. Le Chasseur au harpon peut s’avérer une expérience de lecture déceptive et non pas décevante, c’est-à-dire qu’elle peut amener une déception chez quelqu’un qui ne pourrait ou ne voudrait pas surmonter la simplicité apparente de son style. Mais cette simplicité sert si bien l’intrigue, elle exprime si pleinement, en creux, la conception de la vie que l’auteur veut mettre en avant, qu’elle permet au récit d’atteindre à une épure impressionnante, qui m’a parfois rappelé certaines épopées.

Le Chasseur au harpon est un récit relativement court, quelque part entre la novella et le court roman. Ce format, ainsi que la limpidité de son style, en font une porte d’entrée commode dans la littérature inuite. Je ne connais pas encore d’autres auteurs inuits ou des peuples voisins des inuits, mais, dans le même genre, je peux vous recommander de vous intéresser aux contes et aux légendes inuites. Un bon ouvrage pour commencer, accessible à un jeune public autant qu’aux adultes, est Grand Nord. Récits légendaires inuit de Jacques Pasquet, paru aux éditions Hurtubise, collection « Atout », en 2004. Sous un format petit et pratique, il regroupe une douzaine de récits groupés en trois thèmes : le monde des origines, les liens entre les humains et le monde animal, et les liens avec le monde des esprits, les géants et les nains. Du côté du cinéma, même s’il ne s’agit apparemment pas d’un mythe « authentique » mais d’un scénario qui s’en inspire librement, je ne saurais trop vous recommander le petit bijou qu’est le film d’animation L’Enfant qui voulait être un ours, réalisé par Jannick Astrup en 2001. Les graphismes s’inspirent dans une certaine mesure des arts inuits, le scénario est bien ficelé et la musique a été composée par un Bruno Coulais en pleine forme.


Audur Ava Olafsdóttir, « Rosa candida »

20 décembre 2021

Référence : Audur Ava Olafsdóttir, Rosa candida, roman traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Paris, Zulma, 2007.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« En route pour une ancienne roseraie du continent, avec dans ses bagages deux ou trois boutures de Rosa candida, Arnljótur part sans le savoir à la rencontre d’Anna et de sa petite fille, là-bas, dans un autre éden, oublié du monde et gardé par un moine cinéphile.

« Un humour baroque et léger irradie tout au long de cette histoire où rien décidément ne se passe comme il faut, ni comme on s’y attend. » – Anne Crignon, Le Nouvel Observateur.

« Tant de délicatesse à chaque page confine au miracle de cette Rosa candida, qu’on effeuille en croyant rêver, mais non. Ce livre existe, Auður Ava Ólafsdóttir l’a écrit et il faut le lire. » – Valérie Marin La Meslée, Le Point.

Roman traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson »

Mon avis

Voici un curieux petit livre qui ne paye pas de mine. Sous une de ces couvertures abstraites dont les éditions Zulma raffolent et que je déteste (au cas où : non, ces cercles concentriques orange, vert pomme et gris déprime n’ont pas le moindre rapport avec le contenu du roman), se trouve une histoire qui commence comme une tranche de vie quotidienne des plus banales, avec des phrases simples enfilant les détails terre-à-terre. Et puis, sans qu’on s’en rende compte, on se trouve entraîné dans un univers tout à la fois réaliste, touchant et à l’occasion poétique, où les déboires d’un jeune homme propulsé dans la paternité de manière imprévue se teintent d’un humour autodérisoire et pince-sans-rire pour former un mélange en somme savoureux, mâtiné d’un art de raconter solidement maîtrisé, qui cachait bien son jeu.

Reprenons : Arnljótur vit avec son père en Islande, de nos jours. Il a perdu sa mère, morte dans un accident de voiture, quelques années plus tôt. Célibataire malgré des relations sans lendemain, il peine encore à se sentir à l’aise auprès des autres et en particulier des femmes. Elevé dans une serre, rompu u jardinage, il ne se sent bien que parmi les fleurs ou lorsqu’il en parle. Ses recherches sur les roses le conduisent un jour à quitter la demeure de ses parents pour entreprendre un assez long voyage jusqu’en France, dans un lieu indéterminé où un monastère recèle l’une des plus grandes roseraies d’Europe. Mais une paternité imprévue le rattrape bientôt. Une amie, Anna, avec laquelle il a fugacement fait l’amour dans la roseraie quelques mois plus tôt, a accouché d’une petite fille, Flora Sol, qu’elle élève sans rien lui demander. Jusqu’au moment où mère et fille font à leur tour le voyage jusque dans le minuscule village de montagnes où les deux jeunes gens et le bébé apportent une bouffée de vie soudaine au quotidien bien réglé des moines.

Voilà à peu près comment on peut présenter l’intrigue, mais ce genre de synopsis ne dit pas grand-chose des charmes du livre. Le captivant de la chose provient en effet en bonne partie de l’agencement des informations, du caractère des personnages et, par-dessus tout, de la voix du narrateur, qui alterne entre des descriptions factuelles sans être simplistes et des interrogations personnelles reconnaissant bien volontiers qu’il est toujours devancé par les événements, par les réactions des autres et même par son propre comportement. C’est ce personnage gentiment désaxé, tenté par l’irresponsabilité et par la solitude pour mieux se retrouver surpris par l’amour, qui confère son ambiance particulière à ce roman.

Les maîtres mots de l’ensemble demeurent la nuance et la subtilité. Je ne peux pas parler d’émerveillement, le terme serait trop fort, mais il y en a – une forme d’émerveillement placidement accepté, presque tacite. Dire que le narrateur est dépassé ou surpris serait également trop fort : mieux vaut parler d’un personnage souvent déconcerté et songeur, face à un quotidien où les péripéties les plus minuscules revêtent quelquefois, de manière inattendue, la solennité symbolique d’un mystère qui lui échappe, le déborde et l’envahit. Le réalisme magique ne serait pas loin, le romantisme non plus, mais l’originalité du livre consiste justement à ne jamais y tomber et à tenir ce jeu d’équilibriste, plus savant qu’il n’en a l’air, pour s’aventurer pas loin sans quitter le réalisme. Il y a quelque chose de déceptif dans cet univers romanesque, une sorte de fêlure ou d’échec qui plane sur l’ensemble, mais sans non plus revêtir les atours grossiers du désespoir ou de la tragédie : si quelque chose hante le narrateur, c’est une mélancolie diffuse plus que du chagrin. Ce dosage savant tient bon jusqu’à la fin, non pas triste mais en demi-teinte.

Sur le moment, j’ai bien aimé ce roman, sans en être passionné, et je n’aurais pas pu dire qu’il m’a bouleversé ou qu’il a changé ma vie, encore moins qu’il m’aurait mis une claque, métaphore bien brutale pour de la littérature et trop souvent employée par les gens pour signifier leur enthousiasme. Ce n’est vraiment pas le genre de ce livre. Et pourtant, il s’avère vite évident qu’Olafsdóttir possède un art consommé du roman. Je ne serais pas surpris que ce livre revienne planer dans ma mémoire aux jours et aux heures qui lui plairont, et que ses personnages se découpent encore nettement parmi mes souvenirs de lecture dans plusieurs années. Là encore, « inoubliable » paraît un mot trop fort, mais « un souvenir durable » ou « entêté », peut-être. Le temps le dira. En attendant, si vous aimez ce genre d’intrigue faussement banale et ce genre d’atmosphère toute en nuances, loin des effets voyants et des sentiments violents relatés à coups de grosse caisse, Rosa candida a une promenade à vous faire faire.


Odile Weulersse, « Le Secret du papyrus »

22 novembre 2021

Référence : Odile Weulersse, Le Secret du papyrus, Paris, Hachette jeunesse, 1998 (lu dans une réédition au Livre de poche jeunesse, 2001).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Une nouvelle mission s’offre à Tétiki : rapporter à Pharaon une pierre bleue très rare. Accompagné de ses amis Pénou (sic) le nain danseur, et Didiphor, le singe, il prend le chemin du désert… sans se douter que, dans l’ombre, des espions ne le quittent pas des yeux…

La célèbre trilogie d’Odile Weulersse, composée de : Les Pilleurs de sarcophagesLe Secret du papyrus – Disparition sur le Nil, s’est vendue à plus d’un million d’exemplaires. »

Mon avis

Ah, la faute d’accent sur le quatrième de couverture (« Pénou » alors que le nom du nain danseur est « Penou »)… et puis cette mention troublante : « Tome 2 », sous le titre, qui sème la confusion en laissant croire que Le Secret du papyrus serait formé de deux tomes, alors qu’il aurait fallu indiquer plus clairement : « tome 2 de la trilogie égyptienne ». Une relecture de plus n’aurait pas nui à ce quatrième de couverture ! Heureusement, le texte, lui, est bien relu, la reliure semble solide, et tant la couverture que les illustrations intérieures sont également de qualité tout à fait honorable.

Le Secret du papyrus est donc un roman historique pour la jeunesse situé en Égypte ancienne. Il peut être lu de manière autonome, mais on en profite mieux si on le lit après Les Pilleurs de sarcophages, dont il forme la suite et dont il reprend les principaux personnages. Ayant relu et chroniqué ici Les Pilleurs… il y a quelques semaines, je me suis plongé dans ce deuxième volume. Que vaut donc cette suite ?

Si Les Pilleurs de sarcophages se déroulait dans un nombre de lieux restreint (Éléphantine, Thèbes et la « vallée des nobles », actuelle Dra Abou el-Naga), le voyage forme le thème principal du Secret du papyrus. Byblos, le désert, la prestigieuse Babylone et la ville assiégée de Sharouhen, autant de destinations prestigieuses situées hors d’Égypte que Tétiki, Penou et le singe Didiphor vont découvrir au fil des pages dans une véritable petite odyssée terrestre. Le moins que l’on puisse dire est que le roman est riche en événements : l’intrigue est extrêmement dense, ce qui, de mon point de vue de lecteur adulte, donne presque l’impression de regarder une vidéo en accéléré, tant les situations se nouent et se dénouent rapidement, laissant place à de nouvelles destinations. Je préfère les romans qui prennent davantage le temps de décrire les lieux, de poser les scènes, d’installer une ambiance, avant de passer à la suite. De toute évidence, Weulersse, volontairement ou non, réduit les descriptions à la portion congrue – sans pour autant y renoncer tout à fait : même quand il n’y a que deux phrases ou trois mots pour brosser un paysage, les détails typiques de l’époque abondent, ménageant un dépaysement efficace, lui-même visiblement fondé sur un travail de documentation sérieux. Pour peu qu’on se contente de quelques mots pour imaginer le résultat, les paysages sont variés et grandioses. L’intériorité des personnages, sans passer à la trappe, m’a paru plus inégalement développée que dans le roman précédent, du moins pour ce qui concerne Tétiki, lequel, moins tourmenté que dans Les Pilleurs de sarcophages, paraît plus plat à côté de Penou et de Rouddidite.

Je me demandais comment Weulersse allait se renouveler pour un deuxième roman égyptien après Les Pilleurs de sarcophages, qui abordait les sujets les plus connus du grand public en matière d’Antiquité égyptienne, à savoir les tombes, les momies et le rapport à l’au-delà. Le renouvellement est complet en matière de décors et de types de dangers affrontés, puisqu’il n’est plus du tout question de tombeaux ou de momies dans Le Secret du papyrus, mais plutôt de diplomatie internationale, de commerce et, en filigrane, de rencontres entre les cultures. Avec, en prime, une évolution des deux héros, puisque Penou découvre l’amour. Quant aux ennemis mémorables du premier volume, ils sont de retour avec des rôles répartis différemment : tandis qu’Antef était le principal antagoniste de Tétiki dans Les Pilleurs…, c’est ici Makaré qui prend une importance beaucoup plus grande. Je ne serais pas surpris d’apprendre que l’écrivaine nourrit une certaine affection pour ce personnage retors et redoutablement doué, dont l’histoire et la famille, inconnues jusque là, se trouvent développées et utilisées pour le cœur de l’intrigue. Le fait est que Makaré forme une solide « méchante », et chacun sait que c’est un ingrédient essentiel pour un roman d’aventures réussi.

Mais à côté de ces personnages déjà connus des lecteurs des Pilleurs…, un nouveau personnage principal très marquant apparaît dans Le Secret… en la personne de Rouddidite, adolescente comme nos héros. Rouddidite apporte un rééquilibrage bienvenu en ajoutant un personnage féminin au duo des personnages principaux, qui devient un trio. Son défaut est de cumuler un peu trop de qualités à la fois (beauté, agilité, ruse, souplesse, moralité sans faille…), ce qui fait penser à un travers que nos amis anglophones appellent la « Mary Sue » (on consultera à ce sujet l’article du site TV Tropes si vous maîtrisez la langue de Star Trek). J’ai cependant trouvé son personnage bien intégré aux autres et l’intrigue qui la concerne bien ficelée.

Outre ces personnages principaux, des personnages secondaires variés ponctuent le voyage de Tétiki et Penou, mais pas en nombre excessif, ce qui ménage une lecture pas trop ardue aux jeunes lecteurs et lectrices qui auraient du mal à s’y retrouver avec des intrigues contournées. La structure de l’intrigue, sous forme de voyage aux étapes bien marquées, devrait également leur faciliter la compréhension du livre. La carte géographique, bien faite, fournie au début du roman ne sera tout de même pas de trop pour bien situer les différents lieux de l’intrigue.

L’habileté de Weulersse à tirer parti de sa documentation sur l’époque mise en scène ressort une nouvelle fois dans ce deuxième opus des aventures de Tétiki et Penou. J’ai apprécié le comportement des personnages, guidé par les croyances de l’époque (la consultation du kâ, la foi dans les dieux, dans les ancêtres et dans le pouvoir prémonitoire des rêves) ; la mise en scène de détails du quotidien qui montrent tout l’écart entre ce passé et notre présent (notamment la médecine antique qui a de quoi nous faire ouvrir des yeux ronds – sujet que je me souviens d’avoir aussi croisé dans Tumulte à Rome, autre roman de Weulersse) ; l’insertion des voyages de Tétiki et Penou dans la diplomatie complexe du Proche-Orient ancien où l’Égypte est à cette époque une puissance réémergente ; et la mise en scène d’innovations récentes à l’époque d’Ahmôsis Ier, comme l’utilisation de chars de guerre ou encore… les chevaux, eux aussi apportés en Égypte par les Hyksôs, mais utilisés jusque là par les Égyptiens comme animaux de bât pour tirer les véhicules et non comme montures. L’économie sans monnaie est également mise en scène dans plusieurs passages : il n’y a ni pièces, ni billets, tout repose sur le troc d’objets plus ou moins volumineux et précieux. Enfin, le jeune âge de nos héros n’est jamais oublié et constitue un obstacle en soi pour plusieurs de leurs démarches. Là encore, la façon dont ils se tirent d’affaire prend soin de rester à peu près crédible pour la société de l’époque (notamment grâce à l’aide de personnages adultes).

On pourra trouver à bon droit certains passages un peu clichés, en particulier ce qui concerne les Bédouins. L’élevage de moutons, la razzia, l’affabilité et les négociations commerciales, tout cela pourrait se passer facilement des siècles après, dans d’autres régions. Oui, mais… c’est assez normal, dans la mesure où la documentation sur les populations nomades des steppes de Syrie au XVIe siècle avant J.-C. reste très limitée ! Il en va de même de l’histoire politique de la vallée de l’Euphrate et de Babylone, que nos héros explorent dans ce roman : particulièrement embrouillée et mal connue dans le détail, quelque part entre l’invasion hittite et la mise en place de la dynastie kassite, cette période demeure passionnante à faire connaître à un vaste public, et Weulersse y case allègrement tout ce qu’on peut à peu près en savoir, des costumes à la religion jusqu’à la fameuse ziggourat (déjà construite à ce moment, selon toute probabilité). Pour ma part, je préfère largement un roman qui invite le lectorat à s’aventurer en esprit dans ces lieux et périodes encore peu mises en valeur auprès du grand public, en s’affrontant vaillamment aux limites de la documentation, plutôt que des romans qui se contenteraient de ronronner sur les périodes les mieux documentées et les plus vendeuses. Creuser la part de documentation de ce roman à l’occasion de ce billet de blog m’a montré toute la difficulté qu’a dû poser son écriture et m’a fait apprécier l’ambition louable d’Odile Weulersse de faire découvrir à son lectorat des périodes moins connues du grand public.

La mise en scène de l’époque trouve ses rares limites dans l’opposition assez simpliste entre « gentils » Égyptiens et « méchants » Hyksôs qui essaient d’envahir et de dominer l’Égypte. Comme je l’ai montré dans ma chronique des Pilleurs de sarcophages, il s’agit d’une vision des choses influencée par le discours des auteurs égyptiens antiques sur cette période, mais que les découvertes archéologiques ont conduit à nuancer fortement. Encore ce reproche est-il moins valable pour Le Secret du papyrus que pour Les Pilleurs…, puisqu’on y découvre un personnage qui, quoique hyksôs, va passer du côté de nos héros… en un retournement d’une subtilité moyenne, mais bien justifié dans l’intrigue.

D’autres détails semblent relever davantage d’une commodité scénaristique, comme la « fleur qui fait aimer », qui m’a davantage rappelé le philtre d’amour de Tristan et Yseut que l’Égypte antique, mais qui s’insère très bien dans l’imaginaire égyptien antique où les plantes forment des remèdes puissants, souvent à la limite de la magie. Comme souvent avec le surnaturel chez Weulersse, l’ambiguïté est savamment ménagée, de sorte qu’on peut considérer que ce sont les personnages qui s’autopersuadent de l’efficacité magique de tel ou tel expédient. Une autre ficelle narrative, assez voyante dès qu’on lit plusieurs romans de Weulersse, est le coup du héros accusé injustement et qui doit se disculper en faisant éclater lui-même la vérité. Je crois que cette situation dramatique typique doit figurer dans à peu près tous les romans de Weulersse que j’ai lus jusqu’à présent ! (Mais je suis loin de les avoir tous lus.) Moins grave, mais amusant à lire d’un point de vue méta : la présence bien pratique d’un vieillard qui conseille à plusieurs personnages d’aller à un même endroit, et dont le conseil est aveuglément suivi par tous ces personnages, alors que ce type n’est qu’un inconnu croisé dans la rue. Mais l’intrigue doit avancer vite et ne peut sans doute pas s’autoriser les détours, et donc les pages supplémentaires, qu’un roman pour adultes aurait le temps de prendre pour mieux ménager la vraisemblance. Enfin, le titre même du roman, Le Secret du papyrus, m’avait fait attendre une affaire de message crypté à déchiffrer ou de manuscrit ancien : il n’en est rien, et, bien qu’il ait une certaine importance dans l’histoire, le papyrus reste un élément assez discret par rapport à ce que le titre semblait annoncer. Un titre comme La Quête du lapis-lazuli aurait été plus approprié.

En dépit du sérieux global de l’intrigue, Weulersse n’oublie pas non plus l’humour et un certain sens du « méta » qui offre un regard plus ludique sur l’intrigue. C’est par exemple le cas de l’intervention de la harpiste Nofret, qui apparaît peu, mais de manière décisive, et qui émet à la fin du livre une remarque qui semble s’adresser au lectorat, comme pour dire : « Et vous, aviez-vous prévu que cela se terminerait de cette façon ? » Dans une moindre mesure, la scène de poursuite avec Didiphor à Babylone m’a irrésistiblement fait penser à une allusion à King Kong, mais c’est peut-être le fait de savoir que Weulersse a fait des études de cinéma avant de devenir romancière qui me fait penser à ça.

Les illustrations intérieures de Bruno David sont de bonne facture et mettent en valeur, d’une part les costumes et coiffures antiques, d’autre part le suspense (plusieurs illustrations sont scindées en deux cases, d’une manière qui évoque un storyboard de cinéma). J’ai été étonné de constater qu’elles présentent toutes une sorte de texture granuleuse, comme des nuages de sable superposés à l’image et qui ne sont parfois pas à leur place (dans l’illustration de la tempête de sable, ça va, mais pour l’entrevue au palais…). J’en suis à me demander s’il ne s’agit pas d’un problème à l’impression.

En somme, Le Secret du papyrus est un roman d’aventures plaisant, au rythme effréné, qui ménage une grande promenade dans le Proche-Orient antique et parvient à se renouveler suffisamment pour maintenir l’intérêt, y compris quand on a lu Les Pilleurs de sarcophages. La trilogie se clôt quelques années après avec Disparition sur le Nil, dont je vous parle dans cet autre billet.


[Film] « Le Voyage du prince », de Jean-François Laguionie

20 janvier 2020

2019, Le Voyage du Prince, Jean-François Laguionie

Référence : Le Voyage du prince, film réalisé par Jean-François Laguionie, France/Luxembourg, 2019, 75 minutes.

L’histoire en deux mots

Un vieux singe, prince d’un pays faisant penser à l’Italie de la Renaissance en matière d’effervescence artistique et scientifique, s’est hasardé à traverser la mer à la faveur des glaces hivernales. Isolé par la débâcle, il a dérivé et s’échoue, inconscient, sur le rivage d’un pays inconnu. Recueilli par un jeune singe, Tom, il se réveille dans un pays étrange, à la technologie plus avancée que la sienne, peuplé de singes qui parlent une langue différente et qui le considèrent comme un être déroutant. À mesure qu’il se rétablit, le Prince découvre lui-même avec émerveillement la ville bâtie par ces singes. Mais lorsqu’il s’aperçoit que les habitants de ce pays s’imaginent qu’ils sont seuls au monde et que rien n’existe au-delà de la mer, son admiration laisse place à un sens critique d’autant plus caustique qu’il n’a plus rien à perdre.

Laguionie, un pilier de l’animation française

Le nom de Jean-François Laguionie est-il bien connu du grand public ? Il devrait : c’est l’un des réalisateurs français qui a conçu le plus de films d’animation, tous remarquables par leur beauté, leur originalité et la profondeur de leur propos. Les amoureux et les amoureuses du cinéma d’animation le connaissent depuis longtemps. Vous ne le connaissez pas encore ? Comme je l’aime beaucoup, je vais faire plusieurs billets en un et vous parler de tous ses films, ou du moins de tous ses longs-métrages.

Laguionie s’est fait remarquer, dès les années 1960 et 1970, par plusieurs courts-métrages novateurs, souvent primés, dont La Traversée de l’Atlantique à la rame en 1978. Il est passé au long-métrage en 1985 avec Gwen, le livre de sable, un récit de voyage mystérieux émaillé d’humour absurde : dans un pays imaginaire désertique, des entités inconnues déversent aléatoirement des tonnes d’objets semblables à des objets de la vie de tous les jours du milieu du XXe siècle. La jeune Gwen et la vieille Roseline entreprennent un long voyage pour percer les secrets de ces entités. Les dessins à la gouache, typiques de l’allure des premiers films de Laguionie, et l’animation façon papier découpé confèrent au film un rendu original, qu’on pourra trouver un peu raide, mais qui convient à merveille à l’atmosphère du récit.

En 1999, c’est Le Château des singes, sans doute le moins original des films de Laguionie en termes de graphismes, le seul où il fait effort pour lisser son univers visuel dans l’espoir de toucher un public plus large. Le résultat reste joli, surtout dans les décors à l’aquarelle qui posent la grande jungle où vit le peuple du héros, Kom. Précipité dans les profondeurs par une mauvais chute, Kom découvre le sol de la forêt et le peuple qui y vit : c’est l’occasion d’un conte humaniste qui parle de rencontre entre les cultures et d’éducation, mais avec beaucoup d’humour.

Laguionie revient en 2004 avec L’Île de Black Mór qui est le premier de lui que j’ai vu au cinéma. Prenez les romans de Dickens pour l’orphelin maltraité et les secrets de famille, mélangez avec L’Île au trésor pour les pirates et la chasse au trésor, ajoutez une touche de BD franco-belge pour l’humour et la fantaisie, étalez sur une toile à la façon du peintre Henri Rivière pour les traits bien marqués et les grands aplats de couleurs, confiez le tout à une équipe d’animation virtuose pour avoir de belles séquences de navires en mer, ajoutez une palette de voix juvéniles ou rocailleuses et terminez avec l’arrivée de Christophe Heral à la musique pour fournir un équivalent mélodique de la mer, des mouettes et de l’esprit d’aventure… et c’est prêt. C’est beau ! C’est classique comme tout au niveau des ficelles de l’histoire, mais c’est bien ficelé et c’est un excellent moyen de faire découvrir le genre des récits de pirates à un jeune public. Le mélange de piraterie, de roman familial et de fantastique léger me fait un peu penser aux bandes dessinées de Florence Magnin comme Mary la Noire ou L’Héritage d’Émilie, mais avec des graphismes plus clairs et aériens.

En 2011, c’est Le Tableau, mais comme l’année suivante j’ai créé ce blog, j’ai consacré à ce film un court billet que vous pouvez lire ici pour découvrir ce conte sur les personnages d’un tableau inachevé qui partent à la recherche de leur peintre afin de dépasser les inégalités sociales qui existent entre les Toupeints, les Pas-finis et les maigres croquis que sont les Ruffs.

Le précédent film en date de Laguionie, en 2016, est Louise en hiver, l’histoire d’une vieille dame qui se retrouve abandonnée seule dans une station balnéaire à la fin des beaux jours et doit survivre à la mauvaise saison sans aide. Voici un film qui revient un peu à l’esprit de « conte pour adultes » (au meilleur sens du terme) des courts-métrages du réalisateur : une dose de parabole philosophique, une dose de propos social, mais, ici, principalement l’histoire d’une vie dans un ordre résolument non chronologique, au hasard des souvenirs. Le sujet paraît réaliste et sérieux : il est traité avec fantaisie et humour, parfois avec onirisme. Mais un onirisme différent, plus inattendu : celui d’une robinsonnade en plein pays civilisé, dans une ville dont tout le monde est parti. En termes de structure narrative, on n’est pas loin de Souvenirs goutte à goutte d’Isao Takahata ou de Mari Iyagi de Lee Sung-gang, où les personnages, à la faveur de circonstances qui interrompent temporairement leurs habitudes, s’arrêtent et partent à la rencontre de leur passé. Tenez, le personnage et le lieu me rappellent un peu certaines scènes du jeu vidéo de Benoît Sokal Syberia (sorti en 2002) dont un chapitre se déroule dans un décor assez proche (mais plus tourmenté).

Et à l’issue de ce retour en arrière, je vais donc vous parler un peu du Voyage du prince.

Dans la lignée du Château des singes, mais en plus beau…

Le Voyage du prince se déroule dans le même univers de singes que Le Château des singes. Qu’on se rassure : il n’y a aucun besoin d’avoir vu le premier film pour apprécier le second, les deux histoires étant autonomes. Les gens qui se souviennent du Château des singes seront simplement heureux de reconnaître le personnage du Prince qui y apparaissait mais dont on se demandait ce qu’il avait pu devenir.

Ce qui frappe en premier dans Le Voyage du prince, c’est la voix off du narrateur, le Prince du titre. Le rôle des voix, des sons et de la musique est encore plus important dans un film d’animation que dans un film en prises de vue réelles – il est presque aussi crucial que dans une fiction radiophonique ou un livre audio – et Laguionie le sait très bien. La voix du Prince, la musique, les premiers bruitages, associés aux quelques premiers plans, suffisent à nous plonger dans l’univers bâti par le réalisateur et à nous y installer durablement. Les voix sont habilement choisies, les paysages sonores riches et la musique virtuose (Christophe Héral, qui a continué à travailler avec Laguionie pour Louise en hiver et Le Voyage du prince).

Le dessin, quant à lui, m’a frappé par sa finesse et sa beauté. Les dernières décennies ont vu l’épanouissement du cinéma d’animation français et européen, dont les réalisateurs, malgré des parcours du combattant toujours assez absurdes pour rassembler de petits budgets face aux rouleaux compresseurs des studios américains, ont tout de même  un peu plus de moyens qu’avant. La technologie, en parallèle, a facilité bien des choses. Les graphismes du Voyage du Prince sont ainsi plus beaux et plus détaillés que ceux du Château des singes. Mais dans l’intervalle, Laguionie a aussi su imposer une « patte » visuelle mieux différenciée par rapport aux dessins animés à la Disney. Les singes n’ont rien de disneyen, ni rien de cartoonesque d’ailleurs, et beaucoup de personnages ont une allure sérieuse, et même hiératique dans le cas du Prince.

…pour une histoire distincte, à la Gulliver

Les débuts de l’histoire jouent beaucoup sur la différence entre le point de vue du personnage et les informations dont nous, public, disposons. Ainsi le Prince est-il frappé par la technologie très avancée du lieu où il se réveille, alors que nous reconnaissons sans peine dans les mystères qu’il évoque des technologies familières telles que la lampe électrique ou l’ascenseur dans un état qui nous fait penser au XIXe siècle européen. Les surprises, les malentendus et les tâtonnements d’une rencontre entre un voyageur et des hôtes issus d’un pays tout différent sont restitués avec justesse, humour et humanité. Cette distanciation est une façon toute simple mais très efficace à la fois pour donner vie aux personnages et à leur univers et pour nous donner à réfléchir. Le ton est donné : un conte qui interroge son public, sans brusquerie, mais comme en passant.

Outre la finesse du dessin dont j’ai déjà parlé, l’univers du Voyage du prince montre un grand talent dans l’évocation de lieux dotés d’une présence bien affirmée, qu’il s’agisse de la ville proprement dite avec ses façades Art Nouveau, ses boulevards brillamment éclairés à l’électricité et ses ruelles ombreuses, ou bien du Muséum abandonné qui sert de cachette au Prince et aux savants qui le recueillent, un endroit manifestement inspiré par le Muséum national d’histoire naturelle et le Jardin des plantes. La jungle, à son tour, offre une profusion de lignes et de couleurs, plus réaliste que les toiles expressionnistes de certaines scènes du Tableau mais toujours superbe à contempler. L’univers du film contient de belles trouvailles dans l’élaboration du monde des singes : sans ostentation et sans peine, Laguionie montre qu’il n’a rien à envier en matière de worldbuilding au dernier Pixar venu.

Très vite se met en place le tandem de personnages qui porte le film : l’amitié entre le vieux prince et le jeune Tom. C’est un type de tandem de personnages qui m’a paru original et que Laguionie semble aimer explorer régulièrement, puisqu’il formait déjà un élément important de Gwen, le livre de sable et que Laguionie avait abordé le thème de la vieillesse dans Louise en hiver. Les inconvénients de la vieillesse, la fatigue physique mais aussi un certain recul et un regard différent sur le monde, sont évoqués et joliment mis en contraste avec le point de vue de Tom. Ce choix bien pensé a en outre l’avantage de ne pas proposer, face aux problèmes que le film évoque, une « bonne » réaction qui serait celle du Héros avec une majuscule, mais deux regards distincts et parfois contradictoires. De cette façon, le film n’assène pas de réponse et nous laisse la liberté de conclure.

Ces choix m’ont plu car, assez rapidement, le film met en place un univers digne d’un conte philosophique. La ville bâtie par les singes rappelle les merveilles du Paris de la Belle Époque, mais elle possède aussi plusieurs travers qui constituent des allusions indirectes à nos sociétés de consommation actuelles, comme l’obsolescence programmée, le primat du divertissement, la dégradation de l’environnement et la violence sourde de l’indifférence à l’autre. Cela pourrait devenir assommant (un travers dans lequel d’autres réalisateurs tombent parfois en faisant des films trop brutalement « à message »), mais il n’en est rien : tout cela est esquissé sans insistance, presque discrètement. Les savants sont au pouvoir puisque la ville est gouvernée par une Académie, mais ils rejettent les découvertes trop innovantes, révélant l’obscurantisme qui conforte  l’immobilisme social.

Cette subtilité bienvenue apparaît avec plus d’évidence dans le traitement des personnages. Les personnages principaux ne sont eux-mêmes pas parfaits : au sein du couple de savants qui a recueilli le Prince, le professeur Abervrach ne pense qu’à tirer profit du voyageur pour rédiger le rapport qui le réhabilitera au sein de l’Académie et lui permettra de retrouver le prestige social qu’il a perdu, tandis que son épouse et collaboratrice Élisabeth est rongée par sa méfiance envers l’étranger. Ses atermoiements, retracés avec une belle profondeur psychologique, en font un personnage secondaire marquant qui échappe à tout manichéisme.

On ne peut pas en dire autant du reste de la population de la ville des singes : plus le film avance, plus la société des singes révèle ses failles béantes et plus ses autres habitants deviennent les instruments d’une satire sociale. Et le Prince ? L’un des intérêts du film, qui en font une histoire réussie et absolument pas un film à message, réside dans le fait que les réactions du Prince ne sont pas cousues de fil blanc. Tout au long du film, le Prince est dépeint comme un vieil homme quelque peu cynique, à l’humour dévastateur, gonflé par une fierté certaine. Il a un côté « vieux désinhibé » dans ses rapports aux autres et, loin de prôner l’empathie par-dessus tout, il peut se montrer très « vache » à l’occasion. C’est aussi ce qui marque la différence entre Le Voyage du prince et son prédécesseur, Le Château des singes, qui, dans mon souvenir (lointain), ne donnait pas dans l’acidité. L’aventure racontée étant double puisque vécue simultanément par deux personnages, l’un jeune et l’autre vieux, le dénouement lui-même, avec la découverte finale faite par le Prince et Tom, est reçue très différemment par les deux personnages. Ce sont ces réactions qui m’ont beaucoup intéressé chez le Prince, plus imprévisible que Tom (classiquement jeune, curieux et idéaliste).

Sous cet angle, le Prince et son aventure m’ont fait penser aux Voyages de Gulliver de Swift, dont le héros toujours plus désabusé visite une succession de pays imaginaires dont les habitants inhumains (géants, lilliputiens, sauvages ou chevaux doués de parole) se croient tous parfaits en dépit de leurs défauts patents. La dernière partie du film me renforce dans cette comparaison : de toute évidence, le but n’est pas de proposer une utopie, mais de montrer des sociétés dont aucune n’est parfaite. Et pourtant le voyage ne débouche pas sur un repli sur soi : le Prince devient bel et bien un Ulysse.

Conclusion

Quand j’avais appris, il y a quelques années, que Laguionie préparait une suite au Château des singes, j’étais resté un peu sceptique. Le résultat dépasse mes attentes et réaffirme la grande virtuosité de Laguionie, à la fois comme créateur d’univers, comme animateur et comme conteur. C’est une grande chance de disposer, en France, de réalisateurs comme lui ou comme Michel Ocelot (Kirikou, Azur et AsmarLes Contes de la nuit, Dilili à Paris), parvenus à un tel degré de maîtrise dans tous les domaines de la conception d’un film animé. Le Voyage du prince constitue une porte d’entrée de plus pour découvrir les univers de ce grand animateur, que l’ont soit jeune ou vieux.


Tarjei Vesaas, « La barque le soir »

15 mars 2015

VesaasLaBarqueLeSoirRéférence : Tarjei Vesaas, La barque le soir, traduit du néo-norvégien par Régis Boyer, Paris, éditions José Corti, 2012 (première parution : Båten om Kvelden, Gyldendal Norsk forlag AS, Norvège, 1968).

J’avais découvert Tarjei Vesaas il y a trois ans avec l’un de ses romans les plus connus, Palais de glace, dont j’avais tenté de dire un mot sur ce blog. J’avais été très impressionné par la singularité du style de cet auteur et de ce que, faute de mieux, je vais appeler « son univers ». Des personnages extrêmement attentifs à la réalité qui les entoure, aux paysages, au climat, aux mille petites choses qui se produisent quand on se promène quelque part, et à la puissance qui peut se dégager d’un lieu nouveau que l’on découvre. Une écriture à la fois très simple (par sa syntaxe et son vocabulaire) et exigeante (par son caractère novateur et résolument en dehors des frontières habituelles des genres littéraires). Un mélange déroutant de fraîcheur et de macabre, de naïveté et d’un fantastique parfois oppressant. Je m’étais donc promis de revenir tôt ou tard lire autre chose du même auteur, et quelques mois après j’ai trouvé en librairie cet autre livre dont le titre (et la couverture verte) m’ont attiré. J’avais trouvé Palais de glace étrange : c’était avant d’avoir lu La barque le soir,  récemment traduit chez Corti, et qui est l’un des livres les plus étranges que j’aie jamais lus.

Ce n’est qu’a posteriori que j’ai compris pourquoi ce livre m’avait dérouté à ce point, et c’est aussi en partie pour cette raison que j’en dis un mot ici : parce que La barque le soir est un livre à côté duquel on peut passer, ou qui peut décevoir ou vous rester hermétique, si on en entame la lecture sur la foi d’un malentendu. Car contrairement à ce que dit le sous-titre sur la première page du livre, « roman traduit du néo-norvégien », La barque le soir n’est pas un roman au sens où on pourrait en attendre une intrigue suivie qui se développerait de chapitre en chapitre, ni au sens où on attend habituellement d’un roman qu’il vous « raconte quelque chose » (contrairement à ce que fait Vesaas dans Palais de glace, par exemple, qui est un roman à l’atmosphère délicieusement étrange, mais qui reste un roman avec un minimum des codes routiniers propres à cette forme littéraire).

Régis Boyer, le traducteur du livre, essaie de l’expliquer aux lecteurs dans une courte présentation de trois ou quatre pages, où il donne quelques informations utiles sur l’auteur avant d’expliquer en quoi le livre tient à la fois du roman, de l’autobiographie et du poème. Boyer a beau mettre l’accent sur l’aspect poétique, il ne le fait pas encore assez. Contrairement à ce qu’il affirme, on serait bien en peine de trouver ici une intrigue suivie ou même des personnages récurrents sautant aux yeux, comme dans un roman ; et on ne retrouve rien des types de scènes ou de procédés habituels à une autobiographie, non plus. En revanche, un poème, oui, ou une succession de poèmes, mais en prose, donc, et quels poèmes !

J’insiste sur ce point, car c’est en partie sur cette pensée trompeuse d’avoir tout de même affaire à un roman que j’ai entamé ma lecture, que j’ai faite, en plus, par petits bouts dans le train à des heures beaucoup trop matinales. Une fois passé le premier chapitre, j’ai été dérouté de ne retrouver aucun personnage ni rien pour bâtir une intrigue, ni dans le deuxième chapitre, ni dans le troisième ou les suivants, mais davantage une succession de scènes ou de visions n’ayant rien en commun entre elles sinon de rares indices et une même approche de la réalité, des scènes ou des visions posées et entretenues par un style surprenant, une voix déroutante, mais assez fascinante et puissante pour m’avoir retenu de bout en bout, alors même que je m’interrogeais souvent sur ce que je pouvais bien être en train de lire.

Faut-il, alors, aborder ce livre comme un recueil de poèmes en prose, ou bien à la rigueur comme une suite de nouvelles en prose poétique ? Cela vaut sans doute mieux, du moins pour éviter les quiproquos. L’important est de partir l’esprit ouvert et de ne pas chercher à retrouver dans La barque le soir une forme littéraire ou un genre prédéfini, tant l’entreprise m’a semblé expérimentale. Ce qui ne la rend pas inaccessible, loin de là : tout dépendra ensuite des résonances que la voix singulière de Vesaas éveillera ou non chez telle ou telle personne.

Une série de scènes ou de visions, donc. Par exemple, au premier chapitre, un père et son fils encore tout jeune avançant dans la neige, avec un vieux cheval. Hormis les phrases nominales et les fréquents retours à la ligne qui sentent davantage le poème en prose, cela pourrait donner un premier chapitre de roman tout à fait classique. Mais non : les pensées et les impressions du petit garçon se mêlent au paysage, au regard de son père, aux bêtes menaçantes devinées ou inventées dans les ténèbres environnantes, et à la vue du cheval qui se blesse, et puis on passe d’un coup aux impressions du cheval lui-même. Dans le deuxième chapitre, quelqu’un (le fils devenu grand ? le père encore jeune ? quelqu’un d’autre ? nous n’en saurons rien) progresse dans un marécage où il rencontre d’abord une grue isolée, puis va contempler le spectacle rare de la danse des grues. Là encore, le récit se laisse deviner plus qu’il n’est raconté, composé qu’il est d’impressions et de pensées, d’interrogations, de craintes et de doutes, entre la neige fondue, l’humidité, le froid et le regard des oiseaux. Et ainsi de suite de chapitre en chapitre, chacun se déplaçant dans un lieu, un moment, un contexte nouveaux. Parmi les plus marquants figure sans doute le chapitre 5, « Voguer parmi les miroirs », où l’on suit un homme dérivant sur un fleuve, à demi noyé.

Ce qui rend si étrange et si particulier le style de Vesaas ici, c’est un mélange constant entre l’évocation de scènes dans leurs détails les plus matériels – on sent le froid de la glace, la morsure de la bise ou la caresse réchauffante d’un rayon de soleil – et une écriture qui prend la forme d’une voix en perpétuel questionnement, qui s’interroge en pensée, se répond, se ravise et se corrige, puis s’abandonne à des impressions nouvelles, à un événement infime et pourtant chargé d’une importance et d’un sens extrêmes, une voix qui régulièrement éclate et s’éparpille en notes disparates, comme si les fragments de la réalité n’étaient plus perçus par une personne consciente bien ancrée dans son moi, mais se retrouvaient prononcées par personne, ou bien diffractées par un prisme, jetées aux quatre vents jusqu’à ce que de nouveau un questionnement émerge.

Ainsi, ce à quoi on a affaire ici, ce n’est pas une écriture qui se contente d’imaginer le propos fermement rationalisé d’une conscience, comme le sont souvent les voix des narrateurs dans les romans, mais bien plutôt une écriture extrêmement attentive aux stades antérieurs à toute formulation maîtrisée (et appauvrie), une sensibilité exacerbée qui tente de saisir la perception, l’impression et l’idée au stade de l’embryon.

Les relations des narrateurs avec les autres personnages sont tout aussi marquées par cette mise en avant de l’impression préconsciente : le non-dit devient beaucoup plus important que les paroles échangées, au point d’envahir tout l’espace entre les personnages et de constituer parfois une présence invisible étouffante. Ce qui n’interdit pas les rencontres et les sympathies, mais elles ne sont possibles que par un miracle d’intuition. Par exemple, dans le chapitre 3, « Hiver printanier », où la rencontre entre une jeune femme et un jeune homme qu’elle n’attendait pas semble improbable.

À quoi comparer la démarche de cette écriture, sinon à celle des poètes ? Bien sûr, les romanciers aussi tentent de mettre en avant des aspects nouveaux, encore inaperçus, de la réalité, mais la poésie a cet avantage sur le roman qu’elle s’en donne les moyens de façon beaucoup plus radicale dans ses procédés d’écriture, justement parce que le caractère magique ou prophétique dont la poésie est l’héritière l’autorise plus facilement à tout déconstruire, à faire exploser toutes les rigidités habituelles de la parole et à élaborer un maëlstrom plus ou moins maîtrisé dans l’espoir un peu alchimique qu’un chef-d’œuvre en sortira.

Cette façon d’écrire me fait aussi penser à certains courants de la peinture contemporaine. Il y a de l’impressionnisme dans cette façon de renoncer à la description telle qu’on l’entend d’habitude au profit de notes éparses égrenées au fil des lignes. On pourrait même chercher de l’expressionnisme ou du cubisme dans certains passages complètement désaxés où la voix du narrateur s’obsède pour un détail qui envahit tout le texte et toute la scène, ou se noie dans une impression ou une pensée.

De retour parmi les points de comparaison littéraires possibles, ce livre me rappelle aussi à quel point la démarche de certains grands écrivains va de pair avec une démarche philosophique. On sait (ou on apprendra avec profit) que des auteurs comme Marcel Proust ou Virginia Woolf ont été aussitôt rapprochés de Bergson ou des phénoménologues comme Husserl puis Merleau-Ponty. Je ne sais pas grand-chose de la vie de Vesaas et j’ignore de quels courants philosophiques contemporains les critiques littéraires l’ont (très certainement) rapproché, mais, ce qui est sûr, c’est que la lecture de La barque le soir vous invite puissamment à considérer la réalité d’un œil neuf. Comme beaucoup des livres qui m’ont marqué, celui-ci agit comme une puissante loupe, l’instrument d’un découvreur qui, en inventant une voix, fait voir des aspects de la réalité que nous vivons tous, mais sans les apercevoir ou y prêter suffisamment d’attention pour y réfléchir – la façon dont la réalité se présente à nous sous la forme d’une pluie ininterrompue d’impressions, de questions intriguées ou angoissées, de corrections, d’espoirs, de brèves divagations, d’inquiétudes devant les autres êtres vivants ou les autres humains, la façon dont ces impressions naissent et se transforment à toute vitesse pour se modeler en pensées, la façon dont ces pensées forment plus ou moins péniblement une conscience.


Alejo Carpentier, « Le Partage des eaux »

16 novembre 2013

CarpentierLePartageDesEauxRéférence : Alejo Carpentier, Le Partage des eaux, Paris, Gallimard, 1956, rééd. Folio. (Los Pasos Perdidos, 1953.)

Présentation de l’histoire

Le narrateur de ce roman, qui parle à la première personne, vit dans la première moitié du XXe siècle, sans doute quelque part aux États-Unis (le lieu et l’année exacts restent volontairement indéterminés). Il est marié à une actrice, Ruth, mais leur mariage bat de l’aile, noyé dans une routine mécanique ; il entretient une liaison avec une mondaine appelée Mouche. Au début du roman, le narrateur étouffe sous l’artificialité de son univers quotidien. Autrefois musicologue, il est également compositeur, mais son rêve de composer une œuvre réellement novatrice s’est toujours soldé par un échec, et il végète dans des travaux publicitaires. Lorsqu’il reçoit une proposition inattendue de la part d’un conservateur de musée, un financement pour un voyage en Amérique du Sud à la recherche d’exemplaires d’instruments de musique de peuples dits primitifs, il est d’abord dérouté, puis accepte contre toute attente.

Il part, accompagné de Mouche, d’abord avec l’intention de profiter de l’argent pour s’offrir de simples vacances et tromper le collègue qui l’a financé en se contentant d’acheter les premières répliques d’instruments qui lui tomberont sous la main. Mais à mesure que les imprévus et les impondérables s’accumulent et que sa relation avec Mouche se dégrade à son tour, le narrateur est peu à peu envahi par un désir plus profond de voyager. Il décide alors d’entreprendre pour de bon la mission de recherche qui lui a été confiée. Il s’enfonce dans la jungle amazonienne, où il fait la connaissance de plusieurs compagnons et guides de voyage : Yannes, le chercheur d’or grec ; l’Adelantado, le religieux en contact avec ces peuples « sauvages » de la jungle ; et Rosario l’indigène, une femme différente de tout ce qu’il a connu auparavant. Son périple dans la forêt prend l’allure d’une véritable quête initiatique qui lui fait entrevoir la possibilité d’une vie radicalement différente de son univers familier, hors de l’espace et du temps européens. Mais il n’est pas si facile de laisser son ancienne vie derrière soi.

Mon avis

D’Alejo Carpentier, j’avais déjà lu et évoqué ici Le Royaume de ce monde, livre aux fausses allures de roman historique, qui inventait un « réalisme merveilleux » consistant à relater des événements réels (la révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue, future Haïti) en les revêtant d’une causalité magique. J’avais été impressionné par la virtuosité de la prose classique de Carpentier, dont la maîtrise ressort à un tel point dans la traduction qu’on croirait le roman bel et bien écrit en français et non en espagnol. Mais la beauté du livre avait quelque chose de glacé et de marmoréen qui m’avait empêché de m’immerger dans l’intrigue et de partager pour de bon les mésaventures du personnage principal ; la prose ciselée avait quelque chose d’un monument aussi froid que la forteresse d’Haïti dont il était question dans le livre, et ses personnages ne m’avaient pas paru pleinement vivants.

J’ai retrouvé dans Le Partage des eaux les mêmes qualités, mais avec des réserves différentes.

L’écriture de Carpentier, pour commencer, impressionne au moins autant dans ce roman que dans Le Royaume de ce monde. Même virtuosité dans l’écriture, mêmes longues phrases sinueuses au riche vocabulaire qui tracent ici en linéaments adroits les réflexions du narrateur, même talent incontestable dans l’évocation des paysages, notamment, qui donnent lieu ici à des passages somptueux, comme la plongée de l’expédition dans la jungle ou l’arrivée dans le lieu secret qui en forme le cœur hors du temps, sans parler des réflexions amenées par les derniers chapitres, dont je ne dévoilerai pas le contenu pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte, et qui donnent beaucoup à réfléchir.

Contrairement au héros du Royaume de ce monde, le narrateur du Partage des eaux est immédiatement vivace et crédible : Carpentier met ses connaissances visiblement nombreuses au service de la construction de ce personnage de musicologue à l’ample culture, musicale mais aussi livresque. Le sentiment d’échec personnel du narrateur, son passé familial, sa vie sentimentale sont brossés par touches progressives au fil des chapitres et bâtissent un personnage d’une grande complexité, avec ses espoirs, ses mesquineries et ses contradictions, assez imparfait pour obliger les lecteurs à un certain recul tout en entretenant leur empathie, condition indispensable pour nous permettre de suivre ce voyageur tout au long de son voyage. De ce point de vue, donc, Le Partage des eaux est un roman plus vivant que le précédent que j’avais lu.

Ce qui m’a posé problème dans ce roman a été avant tout la représentation qu’il donne des peuples à bas niveau technologique qui vivent dans la jungle (pour les lieux du voyage comme pour le lieu de départ, l’auteur s’abstient volontairement de situer son intrigue dans un cadre géographique précis, mais on pense naturellement à l’Amazonie). Il faut certes faire la distinction entre les pensées que Carpentier prête à son personnage et ses propres réflexions : au début du roman, le narrateur nourrit des préjugés naïfs envers le monde qu’il s’apprête à découvrir, et le roman se veut l’histoire de sa découverte de ces peuples et de ces régions autres, une découverte qui le bouleverse. Dans les propos qu’il prête au narrateur, Carpentier pourfend à plusieurs reprises le primitivisme qui voudrait assigner à ces peuples un rang inférieur aux peuples européens ou nord-américains dans une hiérarchisation qu’il rejette. Le problème, c’est que le propos du roman n’est pas sans contradictions sur ce plan-là. Non pas seulement au début mais tout au long du livre, on a souvent l’impression que le narrateur et/ou l’auteur balayent un préjugé d’une main pour mieux en reprendre naïvement un autre quelques pages ou même quelques lignes après. C’est notamment le cas de l’idée, très européenne, selon laquelle ces peuples seraient des peuples « sans Histoire » : le narrateur rejette ouvertement ce préjugé colonialiste, mais ses réflexions un peu plus loin n’ont pas l’air sous-tendues par autre chose.

L’ambivalence du propos du narrateur et du roman lui-même provient d’un parti pris qui s’affirme de plus en plus clairement au fil des chapitres : la recherche d’une forme d’universalité dans un symbolisme emprunté aux grandes œuvres de la culture occidentale, principalement européenne. Ainsi, le narrateur ne peut s’empêcher de considérer les avanies et les revers qu’il subit comme autant d’épreuves sur ce qu’il se représente comme un chemin initiatique par lequel il espère parvenir à une forme de purification, à l’opposé de l’artificialité creuse dont il était prisonnier avant son départ. Le choix de ne jamais situer l’action du roman dans un référentiel géographique précis (on sait que le narrateur se rend en Amérique du Sud, mais les repères géographiques, assez vagues, disparaissent bientôt complètement) a tôt fait de faire basculer l’histoire dans le domaine du symbolisme propre au mythe, ou en tout cas à une vision mythologisante de la réalité. Partout, dans les lieux, les paysages, les rencontres et les événements, le narrateur s’imagine en train de revivre ici l’Odyssée, là la Bible, ailleurs tel autre page empruntée à un monument culturel européen. Plus on avance, plus il devient clair qu’à ses yeux, il ne s’agit pas d’un voyage précisément situé dans le temps et l’espace, mais de la réitération d’une série de péripéties fondatrices ou refondatrices, pratiquement cosmogoniques, qui l’amèneront à la découverte d’une Vérité ou plutôt à la redécouverte d’une sincérité ou d’une innocence perdue dans son rapport au monde.

Or, dans cette vision des choses, les indigènes revêtent le rôle de gardiens secrets de ce trésor spirituel que l’homme européen aurait perdu depuis longtemps. Et le narrateur a beau affirmer qu’ils ne sont pas pour lui des primitifs, ils n’en restent pas moins enfermés dans cette grille plaquée sur tout ce qui lui arrive, et selon laquelle ils n’ont bel et bien pas bougé depuis le Déluge biblique, contrairement aux autres hommes. Seul l’homme européen ressent le poids de l’Histoire et se sent, de ce fait, vieux, coupable, prisonnier de ce que le narrateur rejette bientôt comme une culture aliénante, voire décadente ; les peuples de la jungle, en revanche, ont seuls préservé une jeunesse à l’échelle du monde qui n’est pas séparable d’une innocence tout infantile, visible dans leur façon de penser qui ne comprend rien à la rationalité (façon de penser incarnée par Rosario).

À cette persistance d’une vision paternaliste des peuples indigènes sud-américains, on pourrait ajouter la persistance d’une vision des femmes ingénument patriarcale. Dans le roman de Carpentier, les femmes dites civilisées, c’est-à-dire Ruth et Mouche, sont toutes un peu des Pandore, placées sous le signe de l’artificialité, c’est-à-dire du maquillage, du théâtre, de l’hypocrisie. Ce sont elles, et non les personnages masculins, qui incarnent par excellence le danger de l’enfermement dans les usages de la culture d’origine du narrateur, dans une routine creuse et aliénante dont il comprend qu’il doit se défaire pour retrouver la voie de la création artistique véritable. Ni le Conservateur du Musée, ni Yannes ou les autres personnages masculins, dont certains pourraient pourtant incarner au même point (voire davantage) le pouvoir aliénant de la société que fuit le narrateur, ne font l’objet de passages aussi férocement caricaturants. Rosario, de son côté, touche à l’extrême inverse, avec son côté femme-enfant ou petit animal apeuré ; heureusement, elle gagne en complexité au fil des chapitres.

Au fil de la lecture, je me suis souvent demandé dans quelle mesure Carpentier disposait d’un réel surplomb par rapport aux idées qu’il prête à son personnage principal, et s’il avait réellement prévu de le rendre aussi tête à claques par endroits. S’il est clair que le narrateur du Partage des eaux n’est absolument pas conçu pour être parfait, ni pour porter telles quelles les idées de l’auteur, la lecture d’autres fictions de Carpentier montre que ce penchant pour le symbolisme mythifiant par références érudites interposées n’est pas du tout spécifique au personnage, mais représente une tendance de l’auteur lui-même. À partir de là, on peut lire à un autre niveau ces références multiples égrenées au fil des pages, car il est évident que, puisque nous sommes dans une fiction écrite par un romancier et non dans la vie réelle, chacune de ces références a été ménagée à dessein au moment même de l’élaboration de l’intrigue : il était prévu par l’auteur dès le départ que son personnage passe devant tel rocher et pense à tel monument biblique, ou que tel personnage lui fasse penser à un héros de l’Odyssée. De même, toute la structure du roman, toutes les péripéties du voyage, ont bien sûr été pensés dès le début par l’auteur pour être présentées comme les étapes d’une quête initiatique. Si ce symbolisme général sous-tendant tout le roman était une tendance propre au narrateur, il serait possible pour l’auteur d’en mettre en scène l’échec, au moins momentané, à un moment ou à un autre. Mais (sans dévoiler l’intrigue) à aucun moment cette logique n’est remise en question. Quoi qu’il arrive, le personnage continue à projeter sur les événements de sa vie tout un paysage de grandes références culturelles sous le signe desquelles il s’imagine placé, voire sur les traces desquelles il s’imagine marcher.

Où est le problème avec un tel choix esthétique ? Après tout, il n’est ni nouveau ni méprisable : par moments, on pourrait penser aux romans de Julien Gracq, dont les narrateurs aiment eux aussi à faire surgir, par-dessus les paysages et les personnes, toute une troupe de fantômes célèbres, épopées, contes, livres, films. Tels le soldat du Balcon en forêt qui rencontre dans la forêt une femme vêtue de rouge et croit être tombé sur le Chaperon du conte, ou bien le personnage principal du Roi Cophetua hanté par un tableau du même nom…

Le problème, ici, est que le narrateur est supposé voyager et quitter son univers familier pour découvrir une vie radicalement autre. Et voilà que, tout au long du roman, il ne cesse jamais de ramener les indigènes à tel peuple fabuleux de l’Odyssée, les paysages de jungle à tel passage de la Genèse, etc. etc. etc. Et toutes ces œuvres relèvent des cultures européennes. Autrement dit, le narrateur – et avec lui l’auteur – ne quitte jamais une seconde ses références habituelles européennes, alors même que le roman est supposé montrer le contraire. Certes, on entend aussi parler des cultures indigènes, de la musique, des mythes, mais très peu et toujours pour déboucher sur une comparaison avec la Bible ou une autre référence de ce genre. Si l’on considère tout cela comme l’expression de la vision du monde qu’a le narrateur, j’ai tendance à croire qu’il voyage beaucoup moins en esprit que physiquement, et qu’il est loin de s’ouvrir autant à ce qu’il découvre qu’il ne le prétend, ce qui peut être une façon de justifier le titre original du livre, Los Pasos Perdidos (Les Pas perdus), en plus du sens que la simple lecture du livre en entier peut faire venir en tête. Si l’on considère que ces choix reflètent un parti pris esthétique d’Alejo Carpentier, je reste assez sceptique devant le résultat, qui aboutit à ne jamais penser l’altérité des peuples de la jungle sud-américaine autrement qu’à travers une grille de références lourdement européano- ou occidentalo-centrée.

Certes, on ne peut pas s’affranchir complètement de sa culture ou de ses références d’origine au moment de découvrir d’autres cultures, mais, mis en œuvre à une telle échelle et avec une telle densité, ce réseau de références aboutit à écraser toute altérité sous une vision du monde préexistante, surimposée à toute nouveauté, et qui n’est jamais réellement remise en cause ou affectée par ce qu’elle découvre au cours du voyage. J’aurais bien aimé qu’à un moment donné le narrateur s’aperçoive qu’il ne peut justement pas comprendre réellement les gens qu’il rencontre s’il se contente de les imaginer comme les Lotophages de l’Odyssée ou comme les hommes de telle génération des premières pages de la Bible !

Je suis donc ressorti de ce roman avec un avis en demi-teinte, et avec le sentiment qu’il accusait quelque peu son âge sur le fond malgré ses qualités d’écriture indéniables. Carpentier le publie en 1953, au moment où Claude Lévi-Strauss commence à peine à publier les ouvrages qui le rendront célèbre : son opuscule Race et histoire est paru en 1952, Tristes tropiques ne sera publié qu’en 1955. Malgré une bonne volonté louable, ce roman de Carpentier semble peiner à se détacher d’un état d’esprit très ancré dans la première moitié du siècle, et qui rappelle davantage les écrits anthropologiques d’un Roger Caillois, adversaire intellectuel de Lévi-Strauss et sournois défenseur de la supériorité occidentale, que des publications novatrices qui révolutionnent à la fois l’anthropologie et les relations interculturelles après 1950. Ou plutôt, d’une certaine façon, c’est un peu comme si Lévi-Strauss et Caillois avaient essayé d’écrire un roman ensemble, d’où un résultat quelque peu schizophrène.

En étant perfide, on pourrait aussi remarquer qu’une telle densité de références sent un peu son huile de lampe ou son hypokhâgne, voire la rapprocher de ce qu’écrit Barthes dans ses Mythologies sur le besoin de l’homme bourgeois d’universaliser et de détemporaliser ses valeurs culturelles afin de les faire passer pour naturelles et de s’imaginer en acteur des grandes bouleversements cosmiques prévus de toute éternité. Le pire, c’est qu’on aurait parfois presque l’impression que l’auteur n’a pas voyagé lui-même, alors que Carpentier s’inspire à plusieurs reprises de ses propres voyages, comme il le précise dans une note à la fin du roman. J’ai tendance à regretter qu’il n’ait pas opté pour un récit de voyage plutôt que pour une réécriture si travaillée qui tient tant à supprimer tout lieu ou date précis au profit d’une volonté d’universalisme qui ne me paraît pas atteindre vraiment son but. L’esthétique du roman me semble rester trop prisonnière de la récitation de références culturelles qui plaquent les mythes  du « vieux continent » sur la réalité de l’autre de manière envahissante et étouffante. C’est comme si Carpentier avait été trop imprégné de culture européenne pour pouvoir laisser vraiment place à ce qu’il avait sous les yeux en Amérique du Sud…

Ce que j’ai présenté ne constitue bien sûr qu’une lecture personnelle du roman, qui est loin d’en épuiser toute la complexité. Et en dépit de mes réserves, Le Partage des eaux reste à mon avis une lecture prenante, recommandable rien que pour son style. De plus, malgré l’ambivalence que j’ai montrée dans son projet esthétique, il constitue tout de même un plaidoyer en faveur des cultures autres qu’européennes ou occidentales et une invitation au voyage. Les derniers chapitres, en particulier, qui montrent le chemin intellectuel parcouru par le narrateur, referment l’ensemble sur certaines des meilleures pages du livre.

D’autres choses du même genre ?

Vous pouvez d’abord lire les autres écrits d’Alejo Carpentier, que ce soit Le Royaume de ce monde ou son recueil de nouvelles Guerre du temps, par exemple.

En matière d’histoires de voyages qui seraient plus réussies dans leur description de la confrontation avec l’altérité, je n’ai pour le moment en tête que des récits de voyage comme L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, ou bien des autobiographies comme la BD Persepolis de Marjane Satrapi. Même des nouvelles de science-fiction comme celles de Ray Bradbury dans Chroniques martiennes peuvent parfois faire réfléchir aussi bien à ce genre de sujet.

En matière de films, cette ambivalence esthétique me rappelle un peu la semi-déception qu’a été à mes yeux La Forêt d’émeraude de John Boorman (1985), visuellement magnifique, mais où les indigènes correspondent beaucoup trop bien à tout ce qu’un Européen pourrait en attendre sans avoir jamais voyagé pour ne pas apparaître comme des créations faites d’encre, de papier et de clichés pseudo-anthropologiques. En science-fiction, je ne m’attarderai pas sur Avatar de James Cameron (2010), qui mérite la même critique à la puissance mille, et brasse par ailleurs sans le moindre effort des clichés de science-fiction que le genre a su dépasser depuis longtemps.