[BD] « Fangs », par Sarah Andersen

28 septembre 2020
L’épisode 2 de Fangs : « Ton type ». « Dis-moi mec, quel est ton type ? – Oh, hum, les filles goths ? – Non. Ton type sanguin. » (Il s’agit de ce qu’on appelle en français le groupe sanguin, ce qui supposerait, j’imagine, de réécrire le gag dans une éventuelle VF, en parlant de groupes musicaux, par exemple.)

Référence : Sarah Andersen, Fangs [Crocs], publié en ligne en anglais sur le portail Tapas, 2019-2020 (accès gratuit). Version papier à paraître aux éditions Andrews McMeel le 1er septembre 2020.

Présentation de l’éditeur

Comme le quatrième de couverture de la version papier inclut une présentation correcte de la BD, en voici une traduction partielle par mes soins :

« Une histoire d’amour entre une vampire et un loup-garou par l’autrice de la série Sarah’s Scribbles, immensément populaire.

Elsie la vampire est âgée de trois cents ans, mais en tout ce temps elle n’a jamais trouvé l’âme-soeur. Tout change une nuit, dans un bar, lorsqu’elle rencontre Jimmy, un charmant loup-garou doté d’un sens de l’humour vaurien et d’un penchant pour les escapades les nuits de pleine lune. Ensemble, ils passent le temps de films d’horreur en romans d’épouvante, de promenades à l’ombre en dîners gourmets (sans ail, toutefois), et développent un faible pour leurs goûts vestimentaires respectifs, leurs styles de vie macabres et leurs appétits monstrueux.

D’abord paru sous la forme d’une BD en ligne sur Tapas, Fangs [Crocs] est la chronique de la drôlerie, de la douceur et de l’embarras qu’il peut y avoir à rencontrer une personne faite pour vous, mais qui révèle aussi de vastes différences. »

Mon avis

L’autrice de BD Sarah Andersen s’est fait connaître par Sarah’s Scribbles, sa série humoristique dont j’ai parlé ici l’autre jour, qui évoque avec juste ce qu’il faut d’ironie les difficultés d’une jeune adulte à s’adapter aux usages et aux attentes de la société. Mais Sarah Andersen a d’autres cordes à son arc. En 2019, elle a été la dessinatrice de Cheshire Crossing, une BD en ligne scénarisée par Andy Weir et publiée sur la plate-forme Tapas qui met en scène les héroïnes d’Alice au pays des merveilles, du Magicien d’Oz et de Peter Pan dans une aventure commune. Si le scénario restait très classique pour ce que j’en ai lu, le dessin a été l’occasion de découvrir que Sarah Andersen pouvait adopter un style moins caricatural et plus ligne claire, le tout en couleur. Fangs est sa dernière création, qu’elle dessine et scénarise elle-même. Publiée dans son intégralité sur la plate-forme Tapas, où les abonnés payants pouvaient lire les nouveaux épisodes en avance, Fangs connaîtra une édition papier sous peu de jours chez Andrews McMeel, l’éditeur qui avait publié la version papier des Sarah’s Scribbles.

Comme Sarah’s Scribbles, Fangs relève de la veine humoristique et met en scène des personnages en marge de la société « correcte ». Mais ce sont leurs seuls points communs. Fangs s’enracine dans le genre du fantastique, celui de Carmilla de Sheridan Le Fanu, de Dracula de Bram Stoker et des contes de Poe, puisque ses principaux personnages sont un vampire et un loup-garou. Mais la BD comprend des références implicites ou explicites à la fantasy urbaine gothisante qui en est le dérivé le plus actuel : les romans d’Anne Rice comme Entretien avec un vampire, le film Dracula de Coppola, les jeux de rôle sur table « gothico-punks » du Monde des Ténèbres de l’éditeur White Wolf comme Vampire : la Mascarade et Loup-garou : l’Apocalypse, sans parler de la franchise des films Underworld et des romans et films Twilight. Loin de reprendre au premier degré les codes de ces univers, Fangs en donne une vision au second degré, drôle sans se cantonner à une pure parodie. En dépit de leurs habitudes sanguinaires, Elsie la vampire et Jimmy le loup-garou nous sont présentés d’une manière telle qu’on ne peut que leur trouver des aspects sympathiques. C’est une vision des vampires et des loups-garous très « post-Anne Rice », où les vampires ont cessé d’être des monstres terrifiants pour se changer en êtres immortels complexes et tourmentés, dont nous partageons avec empathie les atermoiements métaphysiques tandis qu’ils vident de son sang une énième victime. Un tour particulier joué au vampire par la postérité, et dont je me demande bien ce que Le Fanu et Stoker en auraient pensé. Par bonheur, Fangs n’évite pas les aspects les plus monstrueux de ses personnages, de sorte qu’à la lecture, on oscille entre l’empathie, qui entretient l’aspect « romance » de la série, » et la prise de recul qui en produit la part d’humour noir.

L’écriture de Fangs trouve son principal point fort dans sa capacité à détourner les codes des récits de vampires et de loups-garous pour les transposer dans la sphère du banal et du terre-à-terre. Le premier exemple frappant de ce type de détournement apparaît le lendemain de la première nuit que Jimmy et Elsie passent ensemble : au matin, Jimmy ouvre les rideaux de la chambre en minaudant « Bonjour »… et doit les refermer en urgence quand Elsie prend feu au soleil ! Autre exemple : un jour de canicule, Jimmy invite Elsie chez lui en prétextant qu’elle lui manque. En réalité, comme la vampire sagace le devine vite, le loup-garou meurt de chaud dans son studio et veut profiter de la froideur glaciale du corps d’Elsie pour se rafraîchir… Ces détournements jouent également avec les modes actuelles, que ce soit pour les prendre à rebours (Elsie ose préférer les chiens aux chats) ou pour les inviter à l’improviste au beau milieu d’une planche (les transformations de Jimmy en loup les soirs de pleine lune paraissent à Elsie monstrueusement mignonnes).

L’épisode 14 de Fangs : « Morning Fire » (« Feu matinal »). « Boonjouuur ! » – « Fwaoussh ! » – « Oh mon Dieu je suis désolé ! »

Tout cela est-il nouveau ? Non. Est-ce original ? Difficile à dire, car le genre est devenu surpeuplé ces dernières années, y compris dans la BD et y compris dans le registre comique, terre à terre ou mignon (sans même quitter la France, pensons aux univers de Joann Sfar comme Petit Vampire et Grand Vampire ou aux albums du groupe Dionysos). Je suis loin de tout connaître, mais il m’a semblé qu’en dépit de son sujet quasiment éculé, Fangs parvenait à adopter une approche assez créative et à déployer assez d’idées pour proposer quelque chose d’intéressant. Je n’irai pas, néanmoins, jusqu’à dire que le résultat tiendrait du génie ou serait incontournable. Je doute que ce soit sa prétention, d’ailleurs.

Pour qui apprécie les créations de Sarah Andersen, la plus grande singularité de Fangs réside dans son dessin : en moyenne un peu plus détaillé que Sarah’s Scribbles, il adopte un niveau de détail variable selon les planches. Certaines, en général les gags en une seule case, forment moins des planches que des dessins uniques, très joliment détaillés, où le scénario devient presque un prétexte. Difficile de ne pas rester admirer les dentelles des robes gothiques d’Elsie et les belles silhouettes de loups de Jimmy et de ses compagnons de chasse nocturne. C’est une nouvelle facette de l’univers graphique de l’autrice qui se révèle avec cette série, et ce n’est pas pour me déplaire. On la voit développer de nouveaux procédés, par exemple de nombreux jeux de texturage gris (toutes les planches sont en noir et blanc) et des jeux sur les ombres. Dans les planches mettant en scène Elsie, de petites vaguelettes épaisses servent de fond aux cases où la vampire dit ou fait quelque chose de glauque (lorsqu’elle demande son groupe sanguin à Jimmy, par exemple).

L’image formant l’épisode 10 de Fangs : « Cat Frightener ».

J’en viens à un autre aspect de Fangs qui constitue à la fois un de ses intérêts et une de ses limites : son oscillation constante entre plusieurs logiques narratives. Les toutes premières planches paraissaient annoncer un récit à épisodes à la forme classique, dévoilé planche après planche tous les quelques jours. On y suit la rencontre entre Elsie et Jimmy et les développements de leur relation à ses débuts. Mais assez vite, la série abandonne cette narration suivie au profit de planches de gags situés dans une chronologie assez vague : Fangs tourne alors à la série de « tranches de vie », où il faut comprendre « nos vies de monstres gothiques cachés dans le monde actuel ». C’est très intéressant aussi, mais le suspense qui s’était mis en place au début disparaît à peu près entièrement. Certes, Fangs annonce la couleur en désamorçant en quelques planches la question de savoir si oui ou non Elsie et Jimmy vont sortir ensemble : une façon pour Sarah Andersen de se démarquer des ficelles habituelles de la romance avec monstre. Ce n’est pas ce qui l’intéresse, et ça se comprend vite. Mais ce passage d’un récit en feuilleton à une série de planches à la chronologie décousue pourra déconcerter, voire laisser de côté, une partie du lectorat. Enfin, d’autres planches abandonnent complètement la forme de la planche en deux cases ou plus au profit de dessins uniques, dont la plupart conservent une part narrative, mais pas tous, comme l’épisode 16, qui consiste simplement en un dessin (superbe) montrant Elsie, vêtue d’une robe affriolante, accroupie sur un tas formé par les crânes de ses victimes.

De plus, et cela m’a surpris de la part de l’autrice des désopilants Sarah’s Scribbles, plusieurs épisodes prenant la forme de planches de gags autonomes peinent (à mes yeux) à trouver une réelle forme comique. Plusieurs mettent quatre cases à mettre en place un unique gag qui m’a laissé quelque peu sur ma faim, car il aurait mérité d’être inséré dans un récit de plus longue haleine, mais me paraissait trop faible pour qu’on lui consacre un épisode entier. Aurait-il mieux valu conserver une forme d’ensemble plus classique avec un récit-feuilleton, pour y insérer ces gags dans une intrigue d’ensemble ? Pas nécessairement, à moins de travailler sur une intrigue sérieuse d’ensemble qui aurait eu du mal à ne pas décevoir dans un genre aussi surpeuplé. L’autrice a su esquiver cet écueil de taille et il vaut sûrement mieux qu’elle ait proposé une création quelque peu disparate dans la forme, mais qui mette en valeur ses idées les plus originales, plutôt que de vouloir à toute force se couler dans un moule au risque de tirer à la ligne. Peut-être aurait-il fallu simplement renforcer certaines planches, ou quitter le format favori de Sarah Andersen (quatre ou cinq cases maximum) pour se lancer dans des gags en une planche A4 à plusieurs bandes à la Franquin.

Mon impression devant cette diversité (voire cette disparité) formelle est que Fangs a représenté pour son autrice un terrain d’expérimentations tout à fait salutaire, mais que le résultat aurait pu gagner en finition moyennant, peut-être, un plus grand temps de maturation, affranchi de la logique de la publication sérielle en ligne avec ses délais imposés. En dépit de ces quelques limites, je vous recommande de jeter un regard sur Fangs justement grâce à cette disparité formelle qui fait partie de son originalité. Et si vous appréciez les histoires de vampires et de loups-garous au second degré, alors Fangs devient une lecture plus que recommandable.

Dans le même genre…

Si les histoires de vampires vous intéressent, vous pouvez allez lire mon avis sur Dracula de Bram Stoker et Interview with the Vampire d’Anne Rice.


[BD] « Sarah’s Scribbles », par Sarah Andersen

31 août 2020

Référence : Sarah Andersen (dessin et scénario), Sarah’s Scribbles [« Les Gribouillages de Sarah »], édité en ligne sur Tumblr puis sur plusieurs sites dont Instagram puis GoComics, depuis 2013. En ligne sur Gocomics. Version papier : Adulthood Is a Myth: A Sarah’s Scribbles Collection, Andrews McMeel Publishing, 2016, traduit en français : Les Adultes n’existent pas, Paris, Delcourt, collection « Humour de rire », 2017.

Quatrième de couverture de l’album papier Les Adultes n’existent pas

« Vous débordez d’ambition ? Votre vie sociale est d’une richesse inouïe ? Les responsabilités ne vous font pas peur et l’âge adulte représente pour vous un défi passionnant ? Alors ce livre n’est pas pour vous ! À travers son personnage caustique, mignon et drôle, Sarah croque avec beaucoup de mordant les petits et grands tracas de sa vie. Ses flemmes, ses envies, son travail, sa touchante misanthropie ou encore ses truculentes pensées existentielles. Autrement dit, les difficultés de beaucoup de jeunes adultes d’aujourd’hui ! Une apparente légèreté pour des réflexions toujours en plein dans le mille. »

Une planche des Sarah’s Scribbles en 2016. « SE SOUVENIR DES NOMS. – Ah, salut ! Laisse-moi te présenter mes amis. – Voici Sally, Max et Fred. – CINQ SECONDES PLUS TARD. – Je ne me souviens de rien. Mon esprit n’est qu’un grand vide. Les identités de ces personnes demeureront à jamais un mystère. »

Mon avis

Au premier regard, une planche de Sarah’s Scribbles ne paie pas de mine : quatre ou cinq cases au maximum, des dessins en noir et blanc, des personnages aux traits simples, pour ne pas dire simplistes, avec des yeux exorbités montrant une tendance récurrente au strabisme divergent et des grimaces dentues en forme de vagues. Le style graphique de la BD mérite amplement son titre de Sarah’s Scribbles : « Les gribouillages de Sarah ».

On aurait tort de s’y laisser tromper. Premièrement, ce style n’est pas le choix par défaut d’une dessinatrice qui ne saurait « pas faire mieux » : Sarah Andersen a montré plus tard, avec Cheshire Crossing (2019) et Fangs (2019-2020), qu’elle était on ne peut plus capable d’adopter des styles variés et plus détaillés que celui des Scribbles. C’est bel et bien d’un univers visuel délibérément construit qu’il s’agit. Tout le monde ne le trouvera pas à son goût, c’est certain, mais cela ne doit pas vous détourner des autres créations de l’autrice.

Deuxièmement, ces « gribouillages » se marient parfaitement avec la vision du monde qui se dégage des Scribbles : un humour grinçant sans devenir cruel, noir sans devenir désespéré, ironique sans sans tomber dans le cynisme facile. De planche en planche, Sarah Andersen décèle les petites tragédies du quotidien et met le doigt là où ça fait mal sans qu’on veuille l’admettre : sur nos inconforts, nos incertitudes, nos remords, notre mauvaise conscience d’animaux fatigués sommés de vivre en tant qu’adultes parmi les autres humains. Le paresseux à trois doigts et l’antisocial qui sommeillent en beaucoup d’entre nous ne pourront qu’applaudir devant l’autoportrait, ou plutôt l’autofiction dessinée, d’une Sarah Andersen repliée chez elle comme un blaireau hirsute et mal fagoté dans sa tanière, fuyant des congénères qu’elle peine à comprendre et parmi lesquelles elle échoue à se conformer aux usages sociaux.

Sarah Andersen réussit joliment à mettre des ficelles d’humour cartoonesque au service d’observations sociales empreintes d’une acuité psychologique certaine. Est-ce à dire qu’elle consacre tout son temps à contempler les arcanes de l’âme humaine ? Non, certes : il y a aussi des blagues sur les chats, certaines assez faciles. Mais on croise également des dénonciations hilarantes autant que féroces de divers mythes sur les femmes et sur les artistes au travail, des planches en lien avec l’actualité ou abordant des sujets peu représentés en BD, comme la dépression ou les douleurs des règles.

Le format court dans la BD humoristique est loin d’être aussi facile qu’il peut le sembler. Vous savez peut-être qu’il a donné lieu à certaines des meilleures BD de tous les temps (à mon avis), comme les Gaston Lagaffe de Franquin en une page (parus de 1957 à 1991), les Peanuts de Charles Schultz (publié quasi quotidiennement de 1950 à 2000 !) et ce chef-d’oeuvre qu’est Calvin et Hobbes de Bill Watterson (paru entre 1985 et 1995). Autant dire qu’il y a de beaux modèles susceptibles de susciter des émules. A ce compte, Sarah Andersen démontre au fil des planches un sens certain du rythme et de la surprise à la base des effets comiques dans ce format court. Elle y développe ses propres procédés comiques et graphiques, dont les yeux exorbités et divergents, les rictus en vagues, mais aussi des effets de flous. Quelques personnages récurrents apparaissent, plusieurs formant des personnifications du corps de Sarah, comme son cerveau ou ses ovaires, tous deux très créatifs dès qu’il s’agit de lui mettre des bâtons dans les roues.

En sept ans, les Sarah’s Scribbles ont trouvé leur voix propre et distincte dans une certaine manière d’en faire trop qui rend possible un humour quasi cathartique. De quoi me convaincre de garder un oeil sur cette BD et sur les autres créations de Sarah Andersen.

Comme c’est désormais l’usage pour les BD en ligne dès qu’elles rencontrent un certain succès, les Sarah’s Scribbles ont bénéficié d’albums papier. Trois sont parus en américain : Adulthood Is A Myth (L’Âge adulte est un mythe), Big Mushy Happy Lump (qu’on peut traduire approximativement par Gros tas heureux et endormi) et Herding Cats (Elever son troupeau de chats). Le premier a été traduit en français chez Delcourt sous le titre Les Adultes n’existent pas. Espérons que les suivants bénéficieront bientôt d’une traduction.


[BD] « Prince of Cats », par Kori Michele

14 octobre 2019

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Référence : Kori Michele Handwerker (dessin et scénario), Prince of Cats, auto-édition  sur le site princeofcatscomic.com, du 1er janvier 2012 au 7 décembre 2014, environ 450 pages. Actuellement disponible sur l’Internet Archive à cette adresse (état du site le 22 janvier 2019).

Synopsis sur la page « About » du site (traduite par mes soins)

« Lee a dix-sept ans, une coupe de cheveux bébête et le pouvoir d’entendre parler les chats. Il est aussi amoureux de son meilleur ami. Ce dernier problème pourrait être assez simple à résoudre, mais ce n’est pas le fait qu’ils soient du même genre ou de couleurs de peau différentes qui pose problème : c’est leur inégalité économique qui joue le plus sur leurs malentendus.

Le Prince des chats se déroule en l’an 2003, dans un comté situé sur la frontière entre la Pennsylvanie et le New Jersey, près du fleuve Delaware. C’est une histoire du type « tranche de vie » qui couvre une année de leur drame lycéen. »

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La première planche de Prince of Cats (janvier 2012).

Portraits subtils d’adolescents à l’aquarelle

Comme je le disais il y a un ou deux billets, je vais inclure parmi les BD dont je parle sur ce blog quelques BD disponibles gratuitement en ligne, car j’en lis régulièrement et certaines atteignent une qualité tout à fait honorable. Après Comme convenu qui était une BD en ligne française autobiographique sur le monde du travail, j’aimerais vous dire un mot d’une BD en ligne américaine relevant du drame psychologique : Prince of Cats (Le Prince des chats). Il s’agit là encore d’une BD terminée, mise en ligne entre 2012 et 2014 et toujours disponible sur un site dédié à l’heure où j’écris. MISE A JOUR le 5 juin 2022 : le site ne fonctionne plus. Mais la BD reste disponible sur l’Internet Archive à cette adresse (état du site le 22 janvier 2019).

Commençons par dissiper un flou rendu possible par le titre : quel rôle jouent exactement les chats dans cette histoire ? Comme le synopsis le montre, il ne faut pas attendre ici un récit de fantasy avec des chats anthropomorphes à la façon du film d’animation Le Royaume des chats de Hiroyuki Morita. Ce n’est pas non plus une histoire de vie quotidienne tournant en bonne partie autour des chats, comme le blog BD de Maliki. Non, les chats apparaissent peu, quoique régulièrement et de manière remarquée, puisque l’un des deux personnages principaux, Lee, a le pouvoir de les comprendre. Cet élément fantastique reste étonnamment discret, et c’est l’une des originalités et des finesses de Prince of Cats : au fil des planches, on pourrait l’oublier parfois tant le propos de la BD se veut avant tout réaliste, mais le fantastique revient ourler les marges du récit et, parfois, fait irruption au centre de la scène, de sorte que les propos des chats et leurs interventions font écho aux doutes des personnages dans les moments de crise. Un fantastique discret, mais décisif dans l’intrigue, donc — d’une façon que je me garderai bien d’expliquer, pour ne pas dévoiler des rebondissements importants de l’histoire.

Un mot sur le dessin, ensuite. Là encore, Prince of Cats me semble original par la technique employée : Kori Michele a travaillé à l’aquarelle. Le dessin, d’abord tracé au marqueur, opte rapidement pour le simple crayon à papier, qui met davantage en valeur les couleurs. Couleurs qui, autre originalité, ne sont qu’au nombre de deux : du marron terre de Sienne et du bleu outremer très délavé tirant sur le turquoise. C’est un moyen élégant de résoudre la contrainte technique de la mise en couleur, que tous les auteurs de BD en ligne redoutent car colorier une planche prend toujours plus de temps que de la laisser en noir et blanc, ce qui prend toute son importance lorsqu’on s’impose un rythme soutenu pour la mise en ligne des planches en question. Mais c’est aussi un choix esthétique qui confère sa personnalité à l’univers graphique de la BD.  Notez que Kori Michele ne se prive pas de réaliser des dessins pleinement en couleurs pour les couvertures des quatre chapitres qui composent le récit et pour divers autres endroits, dont la bannière du site. Le dessin proprement dit, très prometteur dès les premières planches, gagne rapidement en précision et en finesse, au point de donner lieu à des planches magnifiques.

Michele-PrinceOfCatsPage304

La planche n°304 (novembre 2013). Le style a gagné en finesse. Les deux seules couleurs utilisées ménagent malgré tout une large palette de nuances.

Prince of Cats relate une relation amoureuse entre deux adolescents au cours de leur dernière année de high school, ce qui serait en France la Terminale, le moment où l’on se demande sérieusement sur l’avenir, les études, le travail. Lee, qui s’intéresse à la biologie et peut compter sur le soutien de sa famille, veut postuler dans de bonnes universités. Pour Frank, l’avenir s’annonce sous un tout autre visage : fils de fermiers, il tient à prendre la suite de son père et s’impose d’ores et déjà un travail éreintant à la ferme en plus de ses cours et de ses devoirs. En toute bonne logique, les deux jeunes gens vont devoir aller vivre loin l’un de l’autre, dans deux États différents. Or ils sont amis d’enfance. Et il y a plus : au fil des années, ils sont même devenus davantage que des amis, sans s’en rendre encore compte ou sans vouloir se l’avouer, ni chacun à lui-même, ni l’un à l’autre. Leur adolescence non plus n’a pas pris la même direction : autant Lee s’est ouvert aux autres et a pris part et plaisir aux réunions entre copains et à toute la vie bruyante des jeunes gens, autant Frank est resté dans son monde, silencieux, souvent mal à l’aise en collectivité, au point qu’ils se demandent à présent ce qu’ils peuvent bien se trouver et quelle est la nature exacte de leur relation. C’est à ce moment que Prince of Cats commence, au début de cette dernière année du lycée où Lee et Frank vont devoir mettre leurs idées et leurs sentiments au clair.

Les principales qualités de l’intrigue de Prince of Cats sont à mes yeux son parti pris de réalisme social et son approche avant tout psychologique de la relation amoureuse entre deux jeunes hommes. Quelques années après, ce type d’intrigue commence à exister davantage auprès du grand public, mais à l’époque cela demeurait rare et assez confidentiel en dehors de films pionniers comme Le Secret de Brokeback Mountain réalisé par Ang Lee en 2005. En France, à l’époque, il n’y pas encore grand-chose à se mettre sous la dent en matière de bonne BD sentimentale sur l’homosexualité ou même les sujets LGBT+ en général, hormis Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, qui évoque deux femmes. Pour une évocation de l’homosexualité dans le monde paysan en France, il m’a fallu attendre 2015 et le joli film La Belle Saison de Catherine Corsini, porté par Izïa Higelin et Cécile de France, pour une intrigue qui ait quelques aspects en commun avec Prince of Cats, mais là encore avec deux femmes. Bref, à sa mise en ligne, Prince of Cats était une petite merveille, et même si le thème est un peu plus souvent traité désormais, cette BD est loin d’être devenue cliché.

Kori Michele a en outre le mérite de s’écarter délibérément des codes du yaoi, ces mangas qui offrent une vision standardisée et assez irréaliste de l’homosexualité masculine. Si Lee montre davantage d’assurance que Frank en société, il souffre lui aussi de doutes profonds et aucun des deux ne montre davantage de confiance que l’autre au cours de leurs tête à tête. Autre écart par rapport au yaoi : il n’y a ni hypersexualisation de l’homosexualité dans Prince of Cats. C’est une histoire d’amour, mais qui, dans sa mise en cases et ses choix de points de vue, n’érotise même pas particulièrement les personnages. Frank et Lee ne sont pas des bombes de sexe au torse dénudé. Comme beaucoup d’histoires d’amour, la BD contient quelques scènes d’amour qui ne sont pas des scènes de sexe, ce qui ne les empêche pas d’être très belles. Mais on est à des années-lumières des multiples webcomics supposément érotiques et en pratique pornographiques ou quasi-pornographiques qui abondent sur la Toile, surtout de la part des très puritains Américains (défoulement nécessaire ? simple recherche du gain ? les deux ? difficile à dire).

Autour de Lee et de Frank s’étoile tout un groupe de personnages assez fourni pour donner vie à un univers crédible et assez limité pour ne pas étirer l’histoire en arcs narratifs multiples. Là encore, Prince of Cats affirme sa personnalité en choisissant de ne pas multiplier les intrigues secondaires. Kori Michele utilise les personnages secondaires pour aborder notamment les thèmes du coming out et de l’homophobie, mais n’y sacrifie pas le cœur de son propos : nous n’apprendrons pas tout de la vie des frères et sœurs, du passé des amis ou des parents, la BD ne cherche pas à rallonger la sauce comme le font trop de BD en ligne qui cherchent parfois à se changer en séries sans fin. L’histoire s’achemine vers sa fin d’un pas posé mais sûr. On peut avoir confiance en entament la lecture : en dépit de ses 450 pages, Prince of Cats garde une ampleur très modérée par rapport aux BD-fleuves du Net et vous offrira de beaux moments de lecture sans réclamer tout votre temps.

Sans être le chef-d’œuvre du siècle, Prince of Cats est une BD très joliment dessinée et à l’intrigue habilement menée à bien, dont la qualité est rehaussée par des choix originaux dans son univers graphique et dans son approche des thèmes qu’il aborde. Cela l’aide à se détacher parmi la masse des BD en ligne sentimentales sur le Web anglophone.

Un mot sur l’auteur : Prince of Cats est la première BD en ligne de Kori Michele Handwerker, originaire de Brunswick, dans le Maine, aux États-Unis. Ayant une identité de genre non-binaire, l’auteur se désigne en anglais par les pronoms « they » ou « them » (usage habituel en anglais dans ces cas-là). Un équivalent en français qui me paraît convaincant serait l’usage du pronom « iel », qui suffit probablement à justifier la présence de défibrillateurs entre les murs de l’Académie française, mais que l’Office québécois de la langue française mentionne déjà sur son site dans un article de conseils pour désigner les personnes non-binaires sans s’en effaroucher outre mesure. Amies et amis québécois, je vous aime, vous sauvez l’honneur de la langue française ! Après avoir terminé Prince of Cats, donc, Kori Michele est devenu artiste indépendant. Iel a publié plusieurs autres BD en ligne, seul (Filed Away, A Lucid Date) ou en collaboration, comme l’anthologie Other Side, plus de nombreuses contributions à des zines.


[BD] « Comme convenu », par Laurel

16 septembre 2019

Laurel-CommeConvenu

Référence : Laurel (dessin et scénario), Comme convenu, autoédition via financement participatif sur Ulule, 2016-2017, 2 volumes. D’abord publié en ligne sur le site commeconvenu.com, 2014-2017.

Présentation de l’histoire

Metz, juin 2010. Laurel, dessinatrice, et son compagnon Adrien, développeur, viennent de concevoir un jeu vidéo pour téléphones mobiles, Super Caterpillar, qui a remporté un certain succès. Confiants en leur avenir, ils décident de co-fonder une start up, Boulax, afin de concevoir d’autres jeux. Pour cela, ils s’associent à deux professionnels déjà expérimentés : Joffrey, qui se chargera de la gestion financière, et à Luc, spécialisé dans le marketing. Au programme : beaucoup de travail, mais le travail de leur rêve, et peut-être de beaux succès à la clé. Après quelque temps et un mariage, Laurel et son mari décident de partir avec leur fille Cerise pour s’installer aux États-Unis, en Californie, un endroit pour lequel ils avaient eu le coup de foudre pendant un séjour de vacances. Cette fois, ils emménagent carrément dans la fameuse Silicon Valley qui a vu naître les plus grandes entreprises d’informatique du monde. Ravis de voir des gens du métier aguerris leur faire confiance, emportés par le rêve américain, ils ne sont pas trop regardants sur les conditions : visa provisoire lié à la survie de l’entreprise, collocation avec des collègues stagiaires, investissement qui leur coûte toutes leurs économies… C’est un train de vie austère qui les attend, mais ce n’est que provisoire, car le succès ne saurait tarder.

Cependant, au fil des mois, les difficultés de tout ordre et les détails gênants s’accumulent dans leurs relations de travail avec Joffrey, Luc et les autres. Tandis que le succès promis tarde à venir, Laurel et Adrien commencent à se demander si leurs collègues sont bien honnêtes. La descente aux Enfers ne fait que commencer.

Mon avis

Grand lecteur de blogs BD, de webcomics et autres formes de BD en ligne, je me rends compte que je n’en ai encore chroniqué aucune sur ce blog, alors même que ce support a d’ores et déjà fait ses preuves en tant que pépinière à merveilles. En voici donc une, et j’espère trouver le temps d’en présenter d’autres.

Je ne connaissais jusqu’à présent le travail de Laurel que par une assez longue planche d’Un crayon dans le cœur, l’un de ses blogs BD, consacrée à une histoire de pervers narcissique. Inspiration directement puisée dans la vraie vie, chronique minutieuse d’une histoire (in)humaine, volonté de faire œuvre utile : ces caractéristiques se retrouvent dans Comme convenu, mésaventure autobiographique à peine romancée dont l’auteure espère dans le tome 2 que « d’une façon ou d’une autre… ce projet puisse aider un (ou une) jeune adulte qui débuterait dans la vie active… en lui évitant de tomber dans certains pièges ».

La lecture est certainement édifiante, mais elle a bien d’autres qualités : un mélange d’enthousiasme, de mesquinerie, de peur, d’humour et de grotesque comme seule la vie réelle sait en concocter, le tout relaté avec vivacité dans un récit pris pratiquement sur le vif. La BD a été entamée peu avant la fin de la mésaventure (on voit Laurel la commencer dans le tome 2), mais l’auteure avait assez de recul par rapport aux événements pour se moquer de sa propre naïveté. Car c’est bien le récit d’une escroquerie qu’elle relate ici : une mauvaise rencontre de deux concepteurs de jeux enthousiastes avec deux associés qui ne pensent qu’à exploiter les gens, mentent avec aplomb et entretiennent des relations assez approximatives avec la loi. Le personnage de Joffrey donne lieu à un tableau des liens toxiques qui peuvent se tisser dans le monde du travail : égocentrisme, mépris des idées des autres, tempérament irascible et irrationnel, et surtout recours massif à la manipulation et à la contrainte plus ou moins dissimulée. Alors que les quatre fondateurs de Boulax se trouvaient sur un pied d’égalité, le jeune couple, pour avoir accepté imprudemment de remettre entre les mains de l’entreprise tous les aspects cruciaux de sa situation privée (visa, logement, carte bancaire, assurance maladie, moyens de transport), se retrouve pieds et poings liés à la merci d’un petit chef qui ira jusqu’à faire allusion à une possible déscolarisation de leur fille pour leur faire bien sentir à quel point ils ne peuvent plus se permettre de lui refuser quoi que ce soit. Le titre, directement lié à cette perversion des relations de travail et des relations humaines, prend tout son sens, savoureux, dans les dernières pages.

Le dessin, en noir et blanc, est clair et précis à la fois. La netteté du trait, les variations nombreuses sur son épaisseur et les nombreuses nuances de gris font ressortir tout de suite que l’ensemble a été dessiné directement sur une tablette graphique, comme c’est le cas de beaucoup de BD en ligne réalisées par des professionnelles. Mon impression dominante est celle d’un savant équilibre entre dynamisme de l’ensemble et minutie des détails : des postures pleines de mouvement et d’énergie, des personnages très expressifs avec de grands iris noirs et des sourires qui font tout le tour des joues, mais la maîtrise des proportions et la précision du trait font que la dimension cartoonesque du dessin ne le fait jamais basculer dans la facilité. De multiples détails de textures, qui se font oublier à la première lecture, frappent par le soin qui y a été mis dès qu’on s’attarde à regarder une planche un peu plus longtemps : feuillages des arbres, briques des toits, liserés sur les planchers, motifs sur les tissus… Pas étonnant que l’auteure ait excellé dans la conception de graphismes de jeux en 2D.

L’ensemble est quelque peu lissé, comme le sont trop souvent les graphismes de jeux, d’ailleurs : il y a un côté « cartoon gentil et sage ». Mais le lent glissement du jeune couple vers une situation infernale, entre engueulades avec leur PDG et gestion du découvert à la banque, a tôt fait de conférer un aspect presque ironique à la propreté des dessins et au lettrage en forme de calligraphie de bon élève. La personnalité de l’auteure, sa « patte », ressortent mieux dans la mise en case et le scénario, qui dose habilement le réalisme rude et un rire qui sonne bientôt jaune. L’autodérision est régulièrement de mise : outre leur naïveté, Laurel parodie sa façon d’éduquer sa fille, qu’elle montre comme une victime souriante qui ne se plaint jamais. Inutile de préciser que les prénoms ont été changés (Cerise, par exemple, est le nom du personnage principal d’une série de BD en trois tomes publiée par Laurel avant et pendant sa collaboration malheureuse avec Boulax). L’humour est aussi présent par le biais de personnages animaux : Brume, le chat de Laurel et Adrien, et les cruels écureuils américains.

Comme convenu a été mis en ligne sous forme de feuilleton sur deux sites Internet (l’un anglophone, l’autre francophone), puis a été mis à disposition gratuitement sur un site Internet dédié. Sa version papier doit être un pavé : deux tomes de 250 pages chacun, financés via la plate-forme Ulule en 2016 et 2017. J’ai lu la version en ligne, et, quoique gros lecteur, je ne pensais pas dévorer 500 pages de BD aussi vite. Cela s’explique en partie par le fait que les pages sont petites : quatre cases, en général. Mais le rythme du récit ne faiblit pas, le suspense pas davantage.

Conclusion

La bande dessinée n’a sans doute jamais connu une telle diversité, tant dans les styles graphiques que dans les sujets abordés et les manières de les aborder. Avec l’émergence des blogs BD, les genres de l’autobiographie et de l’autofiction prospèrent, comme en témoignent les succès monstres remportés par les Notes tirées du blog de Boulet et les albums et romans tirés du blog de Maliki. Les fictions du type « tranche de vie », mêlant réalisme et humour, sont tout autant à la mode (aux États-Unis, la BD-fleuve Questionable Content de Jeph Jacques ou des BD plus courtes comme Girls with Slingshots de Danielle Corsetto en sont deux exemples tirant parfois sur le soap). Mais le genre se développe aussi sur support papier, porté par des chefs-d’œuvres comme Persepolis de Marjane Satrapi. Il peut être l’occasion d’évoquer un pays et une époque passés, comme dans le cas de Satrapi, ou la condition d’une minorité, comme le joli Tombé dans l’oreille d’un sourd de Grégory Mahieu et Audrey Levitré, ou encore la réalité d’un domaine professionnel précis, comme c’est le cas de Comme convenu.

Moyen de récapituler ou d’exorciser une expérience passée par le drame et l’humour, mais aussi moyen de sensibiliser le lectorat à des sujets peu évoqués dans les médias, ou même de développer un propos social, la BD autobiographique peut prendre bien des directions. Comme convenu évoque principalement le monde du travail et les dangers d’une expatriation imprudemment préparée. Mais Laurel y aborde aussi, par endroits, la dégradation du métier d’auteure de BD. C’est ce qui l’a poussée à ne plus passer par un éditeur pour publier Comme convenu et ses BD suivantes, comme des auteurs de BD de plus en plus nombreux décident de le faire, en s’appuyant sur des sites de mécénat en ligne et/ou des plate-formes de financement participatif. Les règles changent : la célébrité s’obtient désormais en mettant une masse de travail intimidante à disposition en ligne en accès gratuit, dans l’espoir d’accumuler sur la durée un nombre de soutiens suffisant pour vivre de ce travail. Comme convenu a représenté un travail conséquent avec ses 500 pages finement réalisées : je ne peux que souhaiter le meilleur à son auteure et rester curieux de ses prochaines publications.