Victoire Tuaillon, « Les Couilles sur la table »

26 octobre 2021

Référence : Victoire Tuaillon, Les Couilles sur la table, Paris, Binge audio éditions, 2019.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Qu’est-ce que ça veut dire d’être un homme, en France, au XXIe siècle ? Qu’est-ce que ça implique ? Pour dépasser les querelles d’opinion et ne pas laisser la réponse aux masculinistes qui prétendent que « le masculin est en crise », Victoire Tuaillon s’est emparée frontalement de la question, en s’appuyant sur les travaux les plus récents de chercheuses et de chercheurs en sciences sociales. Ensemble, au fil des épisodes de son podcast au titre percutant, elles et ils ont interrogé la masculinité et ses effets : pourquoi, dans une immense majorité des cas, les harceleurs, les violeurs, les casseurs, sont-ils des hommes ? Pourquoi les petits garçons disent-ils tous que « l’amour c’est nul » ou encore que « l’amour c’est pour les filles » ? Comment la domination masculine affecte-t-elle aussi les hommes ?

Réunissant les réponses à ces questions et à bien d’autres, ce livre démontre sans dogmatisme que la masculinité n’a rien de naturel, que c’est une construction sociale et qu’il faut la remettre en question si on veut atteindre une véritable égalité entre les femmes et les hommes. »

Mon avis

Le contexte

Ma première réaction en lisant le titre de ce livre a été la répulsion. « Les Couilles sur la table » est une expression que je n’ai jamais aimée : elle est vulgaire, et elle symbolise à mes yeux une forme de masculinité que je n’ai jamais eu envie de faire mienne – une domination brutale et désinvolte. Bien évidemment, c’est tout le sujet du livre : les différentes formes de masculinité. J’ai donc fini par le feuilleter, puis l’acheter pour le lire, et je m’en suis félicité à chaque page. Donc, si jamais le titre vous rebute, je vous invite à aller plus loin, la lecture en vaut la peine. On va voir pourquoi.

Un peu de remise en contexte s’impose. Les Couilles sur la table est au départ un podcast créé par la journaliste Victoire Tuaillon et diffusé sur la plate-forme française Binge Audio depuis septembre 2017 pour évoquer non pas la mais les masculinités, en interviewant des spécialistes. Il en est actuellement à son soixante-douzième épisode, au rythme actuel d’un épisode de 45 minutes toutes les deux semaines. En dépit de son succès grandissant, je suis passé complètement à côté pendant deux bonnes années, parce que j’écoutais très peu de podcasts, tout comme j’écoutais très rarement la radio, préférant la presse écrite. Il faut dire aussi que ce n’est pas toujours évident de dégager 45 minutes pour écouter une émission certes très claire, mais qui demande tout de même un minimum d’attention (j’ai fini par trouver le moment idéal : pendant mon repassage). Bref, il m’aurait fallu une version écrite, et c’est justement ce qui est arrivé avec la parution, fin 2019, d’un livre synthétisant les grands thèmes du podcast. C’est ainsi que ce livre est arrivé jusqu’à moi, sur la table d’une librairie, avec son quatrième de couverture aussi passionnant que son titre avait l’air vulgaire.

Notons enfin que le livre a été réédité cette année en poche aux éditions Pocket.

La forme

Avant de passer à la question du fond, parlons un peu de la forme. Elle est pratique et agréable. Un moyen format pas trop grand, pas trop lourd, trimballable, avec une couverture assez solide pour ne pas pelliculer au moindre contact avec une paume moite. Et, à l’intérieur, une mise en page bien équilibrée, juste assez aérée et juste assez dense, avec un usage intelligent de la couleur pour égayer la présentation et éviter toute impression d’austérité. Bref, c’est dense comme un ouvrage de vulgarisation scientifique un peu ambitieux, mais la mise en page fait tout pour être accessible à un large public. Une ambition que je ne peux que saluer, tant le sujet est important.

Mais ai-je parlé de forme, de mise en page, d’orthographe, de typographie ? Angoisse, horreur ! Voici que débarque la troupe sourcilleuse et implacable de l’Inquisition Typographique d’Internet (ITI), avec sa lampe-torche, sa grosse caisse et son porte-voix ! Voici déjà la lampe-torche braquée sur mon visage tandis qu’on me met à la question ! Attendez ! Laissez-moi vous parler de la qualité de la relecture, vous garantir qu’elle est soignée, que les accords verbaux, nominaux et adjectivaux sont correctement faits ! Qu’on ne trouve ni solécismes, ni redondances, ni truismes, et assez peu d’hiatus ! Que le style est léger et précis sans verser dans le cabotinage, que les développements sont concis et bien structurés, que les arguments sont sourcés à l’aide de notes et d’une bibliographie qui figure en bonne place en fin du livre ! Mais non, on me secoue comme un sac de patates et on me crie : « Rien de tout cela ne nous intéresse ! Rien de tout cela n’est important ! Qu’on massacre les conjugaisons, qu’on oublie l’accord du participe passé, qu’on accumule approximations et généralisations, peu nous importe ! Nous ne voulons savoir qu’une chose, une seule, tu sais laquelle ! Avoue ! Victoire Tuaillon utilise-t-elle l’écriture inclusive ? — Pitié, seigneurs ! Oui, elle l’utilise un peu ! — Hérétique ! Profanatrice ! Corruption ! Décadence ! Qu’as-tu vu entre ses pages, malheureux ? Des pronoms neutres ? — O-oui ! — Des points médians ? Utilise-t-elle des points médians ? — Pitié, pitié ! Oui, elle en utilise… quelques-uns. — Enfer ! Massacre ! Feu et foudre sur vous ! — Pitié, messires, ce ne sont que dix ou vingt néologismes en deux-cent-cinquante-cinq pages… J’implore votre indulgence. Après tout, une langue est aussi vivante que les gens qui la parlent. S’il est vrai qu’il faut employer les mots de tout le monde pour se faire comprendre des autres, tout locuteur, toute locutrice native d’une langue peut revendiquer son droit à une part de création lexicale. D’ailleurs, bien des écrivains ont eu recours au néologisme, par exemple… — Silence, avorton ! Tu veux dire que les points médians ne t’ont pas empêché de lire ? Que tu ne t’es pas crevé les yeux, pareil à Œdipe comprenant qu’il avait mis son E dans l’O de sa propre mère ? Que tu n’as pas aussitôt détourné le regard et refermé cet objet du démon ? Que tu as aimé cela ? Que tu t’es vautré dans le stupre plein et délié de cette partie de jambages en l’air ? — Pitié, messires ! Je l’avais payé 18 euros, et puis… quand on se concentre sur le fond, c’est bien intéressant… — Hérésie ! Compromission abjecte ! Péché en capitales ! Fornication True Type ! Crime inexpiable qui invalide, annule et efface tout texte qui s’y adonne ! Rien de ce qui est écrit de cette manière ne peut avoir de pertinence ! C’est une atteinte intolérable à notre très sainte et très parfaite langue française ! Il ne faut rien changer à notre très sainte et très parfaite langue française ! Lisez les tables de la loi sur le site de l’Académie ! Haro ! Haro ! La fin est proche ! Repentez-vous ! DONG, DONG ! » Et la grosse caisse nous étrille les tympans, et les beuglements du porte-voix nous étourdissent, et la meute hurlante de la chasse sauvage nous mord les jarrets avant de s’éloigner, la bave aux lèvres, vers l’abîme sans fond des réseaux sociaux.

Alain Rey soit loué, ils sont partis. Ils ne brillent pas par leurs qualités d’écoute ou leur sens de la nuance. Quel dommage ! D’un autre côté, des gens prêts à éclipser 255 pages de travail pour tout réduire à ce type de question sont-ils de bonne foi ? Si ça n’avait pas été ce prétexte-là, ils en auraient trouvé un autre pour ne pas lire. Heureusement, je ne leur ai pas dit que la couverture était rose.

Le fond

Venons-en au fond du propos. Les Couilles sur la table est donc un livre féministe qui parle non pas des femmes, mais des hommes (mais du coup aussi des femmes) ; et non pas des hommes en général, mais des notions de masculinité et de virilité. Autrement dit : de ce que c’est que d’être éduqué en tant qu’homme, que d’avoir des relations sociales, que d’adopter tel ou tel comportement, telle ou telle façon d’être, que la société attend des hommes ou que les hommes ont tendance à adopter entre eux et avec les autres, pour des raisons variées. Et des conséquences de tout cela sur les femmes.

Pour les gens que le mot « féminisme » mettrait mal à l’aise, ou qui auraient des fantasmes de guerre des sexes ou de castration chaque fois qu’il est question d’égalité entre hommes et femmes, le premier paragraphe de l’introduction (p.9) clarifie les choses d’une manière que je trouve magistrale :

Ceci n’est pas un manuel pour apprendre à être un homme, un vrai. Ce n’est pas non plus un pamphlet contre une entité abstraite qui s’appellerait « les hommes », et qu’on mettrait tous dans le même sac. Et ce n’est pas un point de vue personnel sur la masculinité que j’aurais tiré d’observations plus ou moins inspirées de mon entourage proche. Ce livre est une tentative de synthèse des centaines de travaux — articles, thèses, essais, documentaires — concernant la masculinité, les hommes et la virilité, que j’ai eu la chance de lire dans le cadre de mon travail.

Tandis que le podcast consiste intégralement en entretiens avec des spécialistes en tout genre et de tout genre, le livre consiste en grande partie en un travail personnel de synthèse de la part de la journaliste. Cette synthèse demeure cependant proche de ses sources : Tuaillon mentionne à longueur de pages les livres, documentaires, etc. d’où elle tire ses informations, ses statistiques, ses analyses. Elle les indique dans le corps du texte, recourt à quelques notes de bas de page (en nombre très raisonnable) et ajoute une petite bibliographie à la fin (j’aurais aimé plus de références plus complètes, avec mention de l’éditeur et de l’année, mais mettons que c’est une concession à l’orientation « grand public » du livre, et cela fait déjà beaucoup à lire et à voir). Les chapitres alternent avec un choix d’extraits d’entretiens directement issus des épisodes du podcast, et qui se distinguent du reste du texte par leurs pages à fond coloré. J’ai beaucoup apprécié ce parti pris, qui permet d’alterner entre des développements généraux et des analyses précises, et de donner voix à toute une variété d’approches, en découvrant les travaux de tel ou telle spécialiste. On peut ainsi y lire les philosophes Olivia Gazalé et Manon Garcia, les sociologues Benoît Coquard et Raphaël Liogier, la militante féministe Valérie Rey-Roberts et le militant trans queer Paul B. Preciado. Les pages d’ouverture des chapitres sont illustrés et ponctués, au verso, de brèves citations de chercheurs et de chercheuses (Pierre Bourdieu, Simone de Beauvoir) mais aussi d’artistes (Anne Sylvestre, Virginie Despentes, Jennifer Lopez) qui sont autant de pistes de lectures et d’écoutes supplémentaires.

Après l’introduction, Les Couilles sur la table se divise en cinq grandes parties : « Construction », « Privilège », « Exploitation », « Violence » et « Esquives ». Une dernière partie, « Prolongation », regroupe les annexes. Voyons rapidement ces différentes parties.

« Construction » évoque le rôle de l’éducation et l’illusion d’une masculinité « naturelle ». Le constat est simple, et fait écho à la phras de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient ». La même chose est vraie des hommes : les comportements masculins ne sont pas spontanés, ils sont modelés par la société à travers l’éducation des garçons et les modèles de masculinité. Après cela, Victoire Tuaillon, prenant la suite d’un nombre croissant de sociologues, bat en brèche la notion de « crise de la masculinité » promue par des philosophes comme Élisabeth Badinter et les militants qui se disent « masculinistes ». Sur cette supposée crise de la masculinité, j’avais acheté avec passion le livre XY, de l’identité masculine d’Élisabeth Badinter, pour finir par le laisser tomber, très déçu par l’accumulation de généralités vaseuses et étonnamment mal argumentées qui forme les premiers chapitres – je suis bien mieux convaincu par les arguments cités par Tuaillon qui montrent que cette prétendue crise est en réalité une rhétorique récurrente des hommes (ou plutôt de certains hommes) pour réaffirmer une forme de masculinité dominatrice. Enfin, Tuaillon pose les notions de virilité et de masculinité, mot dont elle montre qu’il faut l’employer au pluriel : il n’y a pas une seule façon de se comporter, de s’habiller, de parler, d’agir comme un homme, mais bien plusieurs, selon les époques, les milieux sociaux, les métiers, le type d’éducation reçue, l’orientation sexuelle, etc.

« Privilège » explique pourquoi, quand on est un homme, on est favorisé dans les sociétés actuelles par rapport aux femmes. Par exemple, l’homme est considéré comme l’être humain standard, tandis que la femme est considérée comme un cas particulier. J’avais entendu parler de ça, mais c’est ahurissant de voir à quel point c’est encore vrai… jusque dans la détermination des protocoles de test des ceintures de sécurité pour les automobiles, où les mannequins standards ont des poitrines d’hommes ! (Et, oui, ça peut faire une différence d’avoir une poitrine de femme pour ce genre d’accessoire de survie.) D’autres exemples, en matière de recherche médicale notamment, sont tout aussi déconcertants et inquiétants. Autre domaine, que je connaissais un peu mieux : la façon dont l’urbanisme favorise les hommes, depuis les noms des rues jusqu’aux choix d’aménagement des espaces sportifs, sans oublier le problème du harcèlement de rue. Suit une section sur le domaine du travail : inégalités de salaires, phénomène des boys’ clubs (avec l’évocation d’affaires récentes comme la « ligue du LOL » en 2018, mais aussi les bizutages et le harcèlement sexiste dans les grandes écoles).

« Exploitation » montre de quelles manières les hommes exploitent (consciemment ou non) les femmes. J’ai retrouvé là des classiques des études sur le genre, qui figurent en bonne place dans des manuels universitaires comme la classique Introduction aux études sur le genre de Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard (De Boeck, 2008, régulièrement réédité et mis à jour) : la question du travail domestique, de la répartition de ce travail au sein du couple (toujours très inégalitaire en dépit de quelques progrès), son invisibilisation voire la négation de sa valeur. La notion de charge mentale, que je connaissais, mais aussi celle de travail émotionnel, que je ne connaissais pas : la manière dont une grande partie de la prise en charge des émotions dans les relations humaines se retrouve dévolue aux femmes, notamment tout ce qui améliore le quotidien, la gentillesse, l’attention prêtée à l’autre, ce que les anglophones appellent le care (soin). Enfin, la question de la contraception, qui m’a fait tomber des nues quand j’ai appris que l’écrasante majorité des couples fait encore reposer la contraception sur les femmes, via la pilule en général, plutôt que sur la pourtant toute simple utilisation du préservatif. Et cela alors même que la technologie nécessaire pour élaborer une pilule masculine est au point et qu’il existe d’autres formes de contraception masculine, complètement invisibilisées.

« Violence » est la partie difficile où l’on aborde les violences conjugales, les violences sexuelles, la « culture du viol » (expression oxymorique à mes yeux, mais qui a le mérite de mettre en lumière des phénomènes déplorables), le viol et ses liens avec la masculinité. C’est une fois encore l’occasion d’enfoncer des mythes : le violeur n’est que très rarement cet inconnu armé d’un couteau qui s’en prend aux femmes dans les rues obscures le soir, mais bien plus souvent un proche, mari, ami, parent, frère, connaissance amicale, que la victime connaît déjà. De même, contrairement à ce qu’on voit tout le temps dans les films ou les séries, la victime ne va pas toujours se débattre bruyamment quand elle se fait agresser et violer : la faute à un phénomène de sidération, d’incrédulité et d’irréalité qui se produit dans ce type de circonstances – et ce n’est pas parce qu’elle ne se débat pas qu’elle serait d’accord, ou qu’elle l’aurait mérité, ou que ce serait sa faute parce qu’elle n’en ferait pas assez. Autant de développements salutaires sur un sujet encore incroyablement mal dépeint dans les fictions et dans l’imaginaire collectif. Pire : les statistiques montrent à quel point le viol reste largement impuni. La manière dont la violence sexuelle est érotisée, dans une confusion délétère, alors que rien n’empêche de mettre en avant d’autres types de récits dans les histoires d’amour et dans la pornographie. La notion de consentement, avec les réponses à des questions aussi simples que primordiales, comme : comment faire pour s’assurer que sa partenaire est consentante ? Faut-il demander à chaque geste qu’on fait (révélation : non, quand même pas) ? Comment faire, alors (révélation : demander souvent, quand même, se souvenir qu’un « oui » pour faire l’amour ne signifie pas « oui à tout ce que vous avez envie de faire au lit cette fois-ci » et vérifier que l’autre se sent bien). Très intéressante, aussi, est la section « Paroles de violeurs ? » qui s’intéresse à l’identité des vrais violeurs, aux raisons de leurs gestes et à la manière dont ils peuvent comprendre ce qu’ils ont fait – ou tenter d’esquiver la réalité.

La partie « Esquives » termine l’ouvrage sur un propos résolument constructif, en fournissant des conseils et des pistes afin de savoir que faire pour améliorer les choses. Victoire Tuaillon se concentre sur les domaines de la sexualité, de l’éducation et de l’engagement proféministe des hommes. Repenser la sexualité pour se libérer de constructions collectives délétères au profit de pratiques respectueuses qui sont elles aussi propices au plaisir. Améliorer l’éducation des garçons, occasion d’aborder la question du marketing genré et de ses effets pervers (les fameuses pages bleues et roses des catalogues de jouets à Noël, mais le problème se pose même quand le fond de la page n’est pas coloré). Et enfin, des pistes pour être un allié des causes féministes : ne pas rester dans l’ignorance des violences faites aux femmes et des inégalités, s’informer, en parler, mais aussi, tout simplement, écouter les femmes sans être dans le déni ou la minimisation systématiques.

La dernière partie, « Prolongation », regroupe les annexes, parmi lesquelles figurent des remerciements, la biblio-filmographie, un très utile index des épisodes du podcast bien pratique pour découvrir les épisodes qui pourraient vous intéresser, et une évocation des coulisses du podcast et de l’écriture du livre, terminée par la liste des premiers soutiens du financement participatif du livre sur Ulule en 2019.

Conclusion

Voilà donc un livre court, clair et concis, mais qui parvient à aborder de nombreux domaines de manière accessible, informative et aussi bien documentée que possible pour un travail de ce format. Que vous ayez ou non l’intention ou le temps d’écouter le podcast correspondant ensuite, je ne saurais trop en recommander la découverte. Il m’a appris beaucoup de choses, y compris dans des domaines sur lesquels je me pensais raisonnablement bien informé. Ce n’est pas un ouvrage de recherche, mais c’est de la vulgarisation solide, comme on en a grand besoin sur ce type de sujet. Le but est atteint à mes yeux, et c’est le genre de petit livre qui me donne envie de l’offrir à tout le monde.

Si vous cherchez d’autres lectures sur des sujets proches, j’avais chroniqué récemment Je suis une fille sans histoire, un seule-en-scène d’Alice Zeniter. En bande dessinée, je peux vous recommander la biographie dessinée d’Olympe de Gouges par Catel et Bocquet, la drôle et hilarante BD autobiographique de Florence Cestac Un papa, une maman, une famille formidable ! et pourquoi pas Une histoire du sexe par Coryn et Brenot, sans oublier La Charge émotionnelle et autres trucs invisibles par Emma. Si vous préférez la fantasy, lisez donc Lavinia d’Ursula Le Guin, et si vous préférez la science-fiction, plongez-vous dans les Chroniques du pays des mères d’Élisabeth Vonarburg. Enfin, si vous vous demandez pourquoi je m’intéresse au féminisme et aux études sur le genre, voyez donc le billet où je me suis rendu compte que je parlais beaucoup plus d’œuvres d’hommes que de femmes sur ce blog.


Alissa Wenz, « À trop aimer »

14 septembre 2020

Référence : Alissa Wenz, À trop aimer, Paris, Denoël, 2020.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Il n’y avait aucun doute : Tristan était violemment épris.

Elle le rencontre, et c’est un émerveillement. Tristan est un artiste génial qui transforme le rêve en réalité. À ses côtés, la vie devient une grande aire de jeux où l’on récite des poèmes en narguant les passants. Il ne ressemble à personne, mais cette différence a un prix. Le monde est trop étriqué pour lui qui ne supporte aucune règle. Ses jours et ses nuits sont ponctués d’angoisses et de terreur. Seul l’amour semble pouvoir le sauver. Alors elle l’aime éperdument, un amour qui se donne corps et âme, capable de tout absorber, les humeurs de plus en plus sombres, de plus en plus violentes.
Jusqu’à quel point ? Au point de s’isoler pour ne plus entendre les insultes, au point de mentir à ses proches, au point de s’habituer à la peur ? Est-ce cela, aimer quelqu’un ?

Un premier roman d’une rare justesse sur l’emprise amoureuse. »

Mon avis

Avertissement : j’ai eu l’occasion de lire ce livre parce que je connaissais l’autrice, ce qui m’a rendu curieux de le lire. Naturellement, je partais avec un préjugé favorable.

Alissa Wenz s’est fait connaître en premier lieu comme autrice-compositrice-interprète avec de belles chansons du genre dit « à texte », en se plaçant dans la lignée de chanteuses comme Anne Sylvestre ou Juliette Noureddine, qui aiment à faire alterner les registres, du poignant au désopilant en passant par l’acerbe, l’acidulé ou le contemplatif. Elle a ajouté une corde littéraire à son piano en publiant l’an dernier Lulu, fille de marin, témoignage documentaire et dialogue d’histoire familiale qui relate la vie de sa grand-mère et sa traversée des bouleversements successifs du XXe siècle. Ayant suivi un cursus littéraire puis cinématographique, elle a en outre publié un guide d’écriture scénaristique co-écrit avec Pierrick Bourgault, Tu ne tueras pas ton héros trop tôt. À trop aimer est donc son troisième livre, mais c’est son premier roman à proprement parler.

C’est peu de dire qu’À trop aimer n’a rien à voir avec Lulu, fille de marin. Dans ce précédent livre, le soutien indéfectible d’une relation épanouie entre grand-mère et petite-fille portait et éclairait l’ensemble du récit, par un jeu de voix entrelacées et de regards rétrospectifs apaisés qui enlevait un peu de leur noirceur aux réalités des époques vécues par Lulu. Dans À trop aimer, c’est tout le contraire : l’histoire d’une jeune femme dont l’histoire d’amour, après lui avoir laissé espérer une vie de couple fusionnelle, l’enferme insensiblement dans une solitude asphyxiante qui lui coûte très cher. Pour qui s’embarque dans ce livre, la traversée est éprouvante, mais, par bonheur, elle l’est uniquement pour les raisons prévues par l’autrice.

Le titre du roman sonne comme un début de proverbe : « À chaque jour suffit sa peine », « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire », À trop aimer… on peut se faire du mal. Une histoire d’amour ? Le sujet paraît éculé, mais l’angle d’approche ne l’est pas. Dès les premières lignes, on rencontre la narratrice occupée à visiter l’appartement qu’elle a partagé avec son ex, un appartement qui n’est autre que le sien et que son ex a gardé pour lui, jusqu’à le louer à des inconnus, avec les meubles et diverses affaires que la narratrice n’a pas pu reprendre. Le véritable sujet est donné : celui d’une dépossession, d’un dépouillement auquel la narratrice a échappé de peu. Mais il ne s’agit pas de quelques affaires, victimes collatérales des disputes d’un couple en instance de séparation. Ici comme dans plusieurs autres passages, les gestes de la narratrice se doublent d’un symbolisme discret. C’est l’histoire d’une femme qui a failli se perdre elle-même dans une relation déséquilibrée, une relation toxique, comme on dit de nos jours.

Le roman commence bel et bien comme une belle histoire d’amour. Une jeune chanteuse rencontre un artiste, un de ces poètes du quotidien capable, comme les surréalistes, d’arpenter Paris en transfigurant d’un mot le détail le plus banal. Tristan Stenger est un littéraire, mais l’art par lequel il espère se faire connaître est la photographie. La rencontre amoureuse et l’évolution rapide de la relation semblent quelque peu abruptes, mais leur bizarrerie se justifie pleinement a posteriori, à mesure que l’on prend la mesure de l’étrangeté du caractère de Tristan, écartelé entre des envolées vers l’empyrée et des abîmes de désespoir subit. C’est logiquement sur l’évolution de la relation par la suite que le roman se concentre, cette fois avec une subtilité d’un réalisme sans faille. On a beau être prévenu par le quatrième de couverture, le roman parvient assez à faire apprécier le jeune couple à ses débuts, et les choses changent par touches assez subtiles, pour que la transformation d’une vie de couple épanouissante à un enfer domestique ne paraisse jamais linéaire ou artificielle. Cette capacité à retranscrire avec justesse le processus de lente métamorphose d’une relation en le replaçant dans le flot d’événements désordonnés du quotidien est l’un des points forts du roman, car la structure de l’histoire parvient à se faire oublier sans jamais lâcher les rênes.

Le pivot du livre est Tristan, un personnage fascinant plus qu’aimable, que l’on contemple toujours du point de vue de la narratrice. C’est un personnage sur lequel, autre choix réaliste, l’autrice prend soin de ne pas plaquer une explication unique et définitive ou un diagnostic précis, ce qui conserve toute sa complexité au personnage et évite à l’histoire de se réduire à un pur exemple, une étude de cas médical. Pourquoi Tristan se comporte-t-il comme il se comporte ? Quelles explications faut-il mobiliser ? Lesquelles sont pertinentes, lesquelles rendraient possible un changement, un progrès ? On n’en saura qu’un spectre de possibilités reflété par les tentatives et les recherches de la narratrice. Ce choix présente également l’avantage de poser en plusieurs temps la question de la responsabilité de Tristan. Chaque découverte qui devrait soulager le jeune couple ne fait que poser un jalon dans une spirale infernale, dans laquelle le pire, au début inconcevable, devient une routine perverse, usante et mortifère.

À trop aimer, on peut se perdre dans l’autre, s’oublier soi-même au point de ne pas se rendre compte qu’on est en train de se faire détruire. Tristan prend toute la place dans le cœur de l’héroïne, puis dans sa vie, jusqu’à ne plus la laisser exister. Bien vite, le sentiment amoureux se double d’une fascination pour l’énigme qu’est cet homme. L’autre est un mystère, un problème, un casse-tête que la narratrice, portée par son amour, se croit destinée à résoudre à tout prix, et sur lequel elle use ses forces, sans se rendre compte qu’elle s’entête dans une impasse où jamais elle ne parviendra à ouvrir de passage vers des lendemains qui chantent. Cette logique de fascination et d’énigme psychologique a aussi fonctionné sur moi, si bien que le titre de l’exposition de Tristan, « Les Mille visages de Tristan Stenger », aurait pu envahir la couverture en tant que titre du roman, si l’autrice n’avait pas pris la précaution de garder cette place légitime à la narratrice et à son point de vue d’amoureuse prise au piège.

Qu’en est-il du style ? Alissa Wenz semble avoir fait sien le conseil (salutaire) de Colette : « Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne ». Un vocabulaire courant, des phrases courtes, des chapitres courts. Qu’on ne s’y trompe pas, néanmoins : cette facilité n’est qu’apparente. En témoigne, par exemple, le jeu des temps. L’alternance du présent et du passé composé permet à Wenz d’amener les scènes les plus douloureuses avec tout le tranchant et la dureté d’événements terribles surgis au beau milieu d’un quotidien banal. Chassée de son processus de souvenir paisible, la narratrice est renvoyée à l’immédiateté effrayante des moments où elle s’est trouvée humiliée, menacée, mise en danger. L’imparfait, lui, se rencontre beaucoup dans les premiers temps de la relation : il m’a semblé employé pour évoquer le passé heureux de la relation dans ses meilleurs moments, que la narratrice aime à se rappeler dans une durée soustraite à la temporalité, pour mieux se dire que ces instants ne sont pas révolus. Ces alternances sont négociées avec beaucoup d’adresse, pour ménager des virages à pic et des effets de chute en fin de chapitre. Si cela semble facile à faire, il faut savoir que c’est loin de l’être en pratique au moment de composer un récit. Semblable maîtrise du jeu des temps dans un premier roman est plus que bon signe.

La structure du roman tout entière n’est que faussement simple. Sous cette langue de tous les jours se cache un récit d’une grande complexité, qui virevolte de narration générale en scènes précises, avec des ellipses rapides, sautillant avec une grande sûreté d’instants en instants, de semaines en mois, d’une affirmation générale à une phrase au style direct et vice-versa. C’est excellent quand il s’agit de narrer en peu de mots de nombreux petits faits qui tissent l’évolution de la relation sans en avoir l’air. On sent que l’autrice domine son histoire et ne se laisse pas emporter par sa plume : jamais une scène ne s’étire trop en longueur. Cette maîtrise du récit confère toute son efficacité au jeu des temps, qui eux-mêmes sont à l’origine d’une part non négligeable de la puissance émotionnelle de l’histoire.

Ce procédé a toutefois ses limites : beaucoup de chapitres sont très courts, et chaque chapitre contient plusieurs scènes. Cela m’a parfois laissé l’impression d’une trop grande rapidité, car je n’avais pas le temps de m’installer dans un temps donné de l’histoire, que déjà la péripétie se terminait et il fallait passer à la suite. Certaines scènes auraient sans doute mérité que l’autrice leur donne davantage de place, pour les faire gagner en puissance évocatrice. Pourtant, comme je l’ai dit, le roman est bouleversant : il sait bien doser ses effets. Et, sur un sujet aussi brûlant que les souffrances des femmes et les violences domestiques, ce choix esthétique, qui a le mérite de la cohérence, présente notamment l’avantage de préserver le roman de toute complaisance dans l’évocation de la violence.

Histoire d’un amour qui se révèle être une mauvaise rencontre, À trop aimer se plaît à jouer discrètement avec les symboles, comme cet incident au cours duquel la narratrice, surprise par l’arrivée de Tristan, sursaute et se brûle à la grille du four, en une allégorie de cet amour qui, à ce moment de l’histoire, se retourne contre elle et la brûle plus qu’il ne la réchauffe. Mais la plupart du temps, c’est le personnage de la narratrice qui lutte pour trouver un sens à ce qui lui arrive, en une recherche de symboles qui est la nôtre à chaque instant de nos vies. On aurait pu n’écrire ainsi qu’une histoire romantique remplie de paysages états d’âme et de forêts de symboles. Mais le roman ne tombe pas dans ce travers : les symboles ne s’emboîtent jamais parfaitement en un tout harmonieux, ils dissonent, tombent à côté, la narratrice les énonce sans y croire, ou alors c’est dans un symbolisme macabre qu’elle menace de s’enfermer, en croyant lire autour d’elle des signes d’une fatalité qui ne reflète que son usure et son découragement. C’est toute la force réaliste du roman que de rendre avec justesse ces symboles fêlés, pêle-mêle, avec lesquelles nous tentons de penser la vie, et de montrer la manière dont la pensée magique amoureuse fait le lit d’une relation perverse où l’un des deux assujettit l’autre.

Le titre du roman le promettait : l’histoire se conclut comme un avertissement. Un avertissement adressé aux femmes pour qu’elles ne se laissent pas enfermer dans le piège de relations pareilles. Quant à Tristan, il emporte son énigme avec lui : le roman n’adopte jamais son point de vue, qui reste inaccessible. Il faut espérer que cette lecture forme également un avertissement pour les hommes à se méfier d’eux-mêmes, à chercher de l’aide plutôt que de s’engager dans de telles spirales de violence au sein d’un couple. Mais le point de vue demeure tout du long féminin, à dessein. Vers la fin du roman, l’autrice, par la voix de la narratrice, s’interroge : pourquoi les violences s’opèrent-elles si souvent dans ce sens, des hommes sur les femmes ? Le roman ne répond pas, il n’est pas un documentaire ; mais il fait entendre une voix d’écrivaine qui mérite le détour dans un débat public sur un sujet à la fois trop ancien et, malheureusement, trop actuel.


[BD] « La Charge émotionnelle et autres trucs invisibles », Emma

24 décembre 2018

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Référence : Emma, La Charge émotionnelles et autres trucs invisibles, chez Massot éditions (septembre 2018).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Je lis plein de choses et je les regroupe par thèmes. Au bout d’un moment, j’ai le sentiment qu’un des thèmes mérite d’être porté au public. Je résume et ancre ce thème un peu théorique dans nos vies privées : ces expériences personnelles qui permettent de toucher chaque femme. C’est vraiment ça que j’ai vécu quand je me suis éveillée à la politique, qui a longtemps été pour moi un truc un peu chiant. J’ai trouvé dans des articles féministes des scènes que j’avais vécues. Il n’était pas possible que ce soit arrivé à plein de femmes, même à l’autre bout du monde, et qu’il n’y ait pas de lien ! J’ai ensuite lu des articles expliquant ce qui fait que des catégories de personnes vivent des choses similaires : il existe un système. Partir de ces événements que l’on vit seule, montrer qu’on les vit toutes, et faire apparaître l’importance du contexte : de cette façon, on peut agir sur le contexte pour changer son expérience personnelle. »

Mon avis

J’ai reçu en cadeau cet album tiré du blog d’Emma, que je ne connaissais auparavant que par un ou deux billets que j’avais vu passer sur les réseaux sociaux. Emma se présente (sur la page « À propos » du blog) comme une femme de 36 ans, mère d’un petit de 6 ans, ingénieure informaticienne le jour et dessinatrice de BD quand elle a fini le reste. Elle a lancé son blog en avril 2016 (c’est du mois jusqu’à ce mois que remontent ses archives). La Charge émotionnelle et autres trucs invisibles est le troisième album tiré de son blog, au sein de la série « Un autre regard », après un premier tome intitulé Un autre regard. Trucs en vrac pour voir les choses autrement (paru en mai 2017) et un tome 2 intitulé Un autre regard tome 2, avec la BD « Fallait demander sur la charge mentale » (paru en novembre 2017). Cette BD sur la charge mentale incluse dans le tome 2 semble avoir remporté du succès en ligne et avoir contribué à la faire connaître. Je n’ai pas lu les tomes précédents, mais ça ne m’a gêné en rien puisque chaque chapitre semble complètement autonome.

Le blog est sous-titré « Politique, trucs pour réfléchir et intermèdes ludiques ». Sur ces trois composantes, l’album illustre surtout les deux premières. Ses cinq chapitres abordent quatre sujets de société qui oscillent entre le commentaire social, la vulgarisation en sociologie ou psychologie et le message féministe. Le tout sous une forme très claire avec un dessin simple et dynamique, et un propos qui fait parfois usage d’humour ou d’ironie pour dénoncer l’inacceptable. La mise en page très aérée ménage une lecture rapide et laisse parfois le sentiment d’un album court ou peu rempli… impression trompeuse, puisque le livre compte tout de même 112 pages et que chaque billet a visiblement fait l’objet d’un travail de documentation voire d’enquête préalable non négligeable, comme le laisse penser la bibliographie en fin de volume.

Dans cet album, il est question de violences sexuelles et de consentement (notamment du mouvement #MeToo), du racisme et de la corruption dans la police (via le témoignage glaçant d’un policier à la retraite qu’Emma met en dessins), de l’invisibilisation du travail des femmes et du « pouvoir de l’amour » (notion sociologique désignant un aspect des relations sociales que les femmes se retrouvent souvent à prendre en charge).

Les deux premiers thèmes ont l’avantage de permettre d’approfondir des sujets d’une actualité brûlante au moment de la parution de l’album. En effet, le mouvement MeToo (alias BalanceTonPorc, alias MoiAussi) a commencé à l’automne 2017. Quant aux questions du rôle de la police, de la formation des policiers, de leurs bavures mais aussi de leur quotidien et de leur fatigue, elles reviennent de manière récurrente dans l’actualité au fil des « bavures », des « accidents de grenade » en manifestation qui soulèvent le problème des violences policières depuis au moins deux ans, mais aussi au fil des protestations et revendications des syndicats policiers face à la charge de travail supplémentaire engendrée d’une part par la surveillance consécutive aux attentats de Daech visant la France et d’autre part par les déploiements policiers de plus en plus importants mis en place à l’occasion des manifestations.

Les chapitres abordant l’invisibilisation du travail des femmes et le « pouvoir de l’amour » constituent une bonne vulgarisation sur des sujets que l’on peut découvrir par ailleurs dans des manuels de sociologie portant sur les études sur le genre (rappelons que les études sur le genre s’intéressent aux rôles des genres et à ce qu’on appelle couramment « l’égalité entre hommes et femmes », ce qui inclut des sujets d’étude tels que le travail domestique, les congés parentaux, etc.).

L’album n’est pas un chef-d’œuvre de dessin, mais ce n’est pas le but : le but est visiblement de sensibiliser le lectorat aux sujets abordés, d’exprimer l’avis de l’auteure et de vulgariser des connaissances sociologiques. Et de ce point de vue, c’est une réussite. Chaque chapitre constitue une bonne porte d’entrée sur les sujets abordés, complétée par une bibliographie à la fin pour aller plus loin. Une annexe honnête et utile que j’apprécie, puisque Emma n’est pas une spécialiste des sujets qu’elle veut vulgariser, mais une amatrice au meilleur sens du terme : une citoyenne qui s’informe et veut informer les autres. La bibliographie est un bon moyen d’encourager les gens à approfondir son blog par des lectures plus complètes ou plus poussées.

C’est donc une bonne lecture que je range à côté d’autres albums comme Culottées de Pénélope Bajieu parmi les BD féministes qui font avancer les choses dans le bon sens.

Dans le même genre…

Si vous cherchez de la vulgarisation sociologique en bande dessinée doublée d’un propos politique, je vous recommande les petits livres illustrés et les BD de vulgarisation des Pinçon-Charlot. J’ai chroniqué ici Les Riches au tribunal. L’Affaire Cahuzac et l’évasion fiscale, qui parle principalement de politique et de montages financiers en revenant sur une affaire précise (en rendant le tout très clair), mais ils ont réalisé d’autres ouvrages plus généraux, comme Riche, pourquoi pas toi ? avec Marion Montaigne en 2013 ou Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ? avec Étienne Lécroart en 2014.


[BD] « Les Riches au tribunal. L’affaire Cahuzac et l’évasion fiscale », des Pinçon-Charlot et Lécroart

12 novembre 2018

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Référence : Monique et Michel Pinçon-Charlot (texte), Étienne Lécroart (dessin), Les Riches au tribunal. L’affaire Cahuzac et l’évasion fiscale, Paris, Seuil/Delcourt, 2018.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« En suivant le procès Cahuzac, les fameux « sociologues des riches » s’associent à Étienne Lécroart pour démonter les mécanismes de l’évasion fiscale, et montrer comment, chez les classes dirigeantes, la fraude se gère en famille. « Les yeux dans les yeux », Jérôme Cahuzac, ancien ministre du Budget, avait assuré ne pas avoir de comptes en Suisse… Monique et Michel Pinçon-Charlot, sociologues, sont spécialistes de la classe dominante. À la faveur du procès Cahuzac, ils décrivent comment la classe au pouvoir, sans distinction de couleur politique, se mobilise pour défendre l’un des leurs et le système organisé de la fraude fiscale. »

Sociologie, humour et engagement

Sociologues du CNRS spécialisés dans l’étude de la grande bourgeoisie et des milieux les plus riches de la société française, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon ont consacré leur carrière à étudier ces catégories sociales jusque là étonnamment négligées par l’analyse sociologique, au point que leurs études sont devenus des ouvrages de référence sur ces sujets. À partir de leur départ à la retraite en 2007, ils se sont autorisés à se déprendre en partie de la « neutralité scientifique » qu’ils étaient imposées, pour adopter un ton parfois plus militant dans leur propos, sans pour autant renoncer à la rigueur et à la précision de leurs analyses. C’est ainsi qu’ils ont publié un livre sur les quartiers riches et la façon dont l’entre-soi y est soigneusement entretenu (Les Ghettos du Gotha, 2007), plusieurs livres sur les différents quartiers de Paris (dont j’avais chroniqué ici Paris. Quinze promenades sociologiques, paru en 2009), puis une enquête dévastatrice sur le quinquennat de Nicolas Sarkozy qui a connu un succès de librairie inattendu (Le Président des riches, en 2010).

Parmi leurs publications plus récentes figurent des enquêtes sociologiques denses (La Violence des riches en 2013) mais aussi des ouvrages plus destinés au grand public. Parmi ces derniers, plusieurs sont illustrés : ainsi Panique dans le 16e, paru en 2017, alterne BD et courts textes pour détailler les réactions d’opposition aussi violentes que ridicules des habitants du 16e arrondissement de Paris face à l’installation annoncée d’un camp de réfugiés en 2016. D’autres relèvent de la bande dessinée de vulgarisation humoristique, comme Riche, pourquoi pas toi ? qui a été dessiné par Marion Montaigne (connue pour son blog de vulgarisation en sciences expérimentales Tu mourras moins bête et plus récemment pour son album Dans la combi de Thomas Pesquet, consacré au cosmonaute du même nom). Avec Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ?, en 2014, les deux sociologues ont entamé une collaboration avec Étienne Lécroart (qui a également signé les dessins de Panique dans le 16e), tout en publiant en parallèle des essais non dessinés mais plus engagés, comme le bref pamphlet Les Prédateurs au pouvoir. Main basse sur notre avenir (2017).

Pour ceux qui, comme moi, ne sont pas sociologues, ces bandes dessinées documentaires sont une aubaine : elles forment une introduction claire, plaisante et, pour autant que j’aie pu en juger, tout de même rigoureuse, à des sujets qui auraient été plus compliqués à aborder autrement. Par exemple, les malversations financières d’un Cahuzac, d’un Sarkozy, des Le Pen ou d’un Fillon. À cette part de synthèse quasi journalistique et de vulgarisation des travaux des Pinçon-Charlot, cette bande dessinée joint une dimension humoristique omniprésente, incarnée par le trait vif et acerbe d’Étienne Lécroart, que j’ai découvert à cette occasion. Le résultat, en somme, se situe quelque part entre un bon documentaire d’investigation politique ou financière diffusé sur Arte (pour le fond du propos) et une émission des Guignols de l’Info de Canal+ au temps de leur apogée (pour les caricatures et le type d’humour).

Un tel mélange peut paraître improbable ou génial : c’est sans doute là le point qui provoquera les possibles divergences entre les avis de lecteurs. Pour ma part, je ne pense pas qu’une visée humoristique interdise la vulgarisation scientifique (au contraire), ni d’ailleurs qu’un point de vue ouvertement engagé des auteurs invalide en quoi que ce soit la validité des preuves ou des chiffres avancés. Mieux : les Pinçon-Charlot expliquent d’où ils parlent, démarche que je trouve d’une grande honnêteté (ils évoquent même une première rencontre très positive avec Jérôme Cahuzac, nettement avant l’affaire dont il ne soupçonnaient encore rien). Dans le cas des Poinçon-Charlot, qui ont derrière eux plusieurs publications scientifiques « pures et dures » abordant le sujet de l’évasion fiscale et qui peuvent donc s’appuyer sur leurs recherches précédentes pour alimenter leur propos dans cette BD grand public, les critiques sur leur engagement explicite me semblent tenir du faux procès : elles ne sont parfois qu’un prétexte pour tenter de discréditer des recherches préalables parfaitement solides. À mes yeux, l’important est que les auteurs donnent au grand public toutes les clés pour se faire un avis lui-même.

Appréciant à l’occasion l’humour politique sans en être un passionné, j’ai été très amusé et parfois admiratif devant les idées graphiques et les traits d’esprit qui fusent à presque chaque case. La vulgarisation scientifique, la synthèse journalistique et la plaisanterie s’entrelacent constamment. Loin de nous éloigner du fond de l’affaire, le recours à l’humour rend le sujet abordé plus attrayant, tout en soulignant les excès grotesques des protagonistes (à commencer par Jérôme Cahuzac) qui semblent parfois se caricaturer eux-mêmes sans laisser grand-chose à ajouter au dessinateur. La mise en images, quant à elle, rend possible la prouesse consistant à décortiquer de façon claire et accessible les rouages d’un montage financier frauduleux qui multiplie délibérément les faux-fuyants administratifs et comptables afin de semer en route tout enquêteur potentiel. Des annexes en fin de volume achèvent de mettre à la portée de tous les arcanes de ce scandale politico-financier.

Tout en montrant l’étendue du pouvoir de nuisance de ces pratiques de fraude généralisées, que la justice punit trop rarement et trop légèrement (en partie par manque de moyens), les auteurs ont aussi le mérite de conserver toujours un point de vue constructif, qui ne se réfugie jamais dans la simple déploration. En tant que citoyenne ou citoyen non spécialiste de pareils sujets, on peut vite se sentir dépassé, impuissant et désespéré face à un tel déploiement d’entourloupes contre l’intérêt général. Un débat final, qui prend la forme d’un match de catch contre une allégorie de la fraude fiscale, alimente la réflexion à partir d’une question que les Pinçon-Charlot aiment beaucoup aborder en conclusion : « Que faire ? » Dans ce match, où les arguments remplacent les coups, les auteurs abattent quelques clichés sur la richesse et la fraude fiscale et battent en brèche plusieurs contre-arguments récurrents avancés pour la défense des riches fraudeurs, avant de proposer divers moyens de poursuivre la lutte contre la fraude fiscale. Le premier, auquel leur BD contribue admirablement, est une information de qualité sur ces malversations qui nuisent à tout le pays.


Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, « Paris, quinze promenades sociologiques »

28 Mai 2018

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Référence : Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Paris, quinze promenades sociologiques, Payot, collection « Petite bibliothèque Payot. Sciences humaines et sociales », 2013 (il s’agit de la réédition en poche du livre Paris mosaïque. Promenades urbaines, Calmann-Lévy, 2001).

Présentation de l’éditeur

Voici quinze itinéraires insolites, nostalgiques, métissés, conçus spécialement par deux célèbres sociologues pour donner à comprendre Paris dans sa diversité et faire partager un peu de la vie des habitants de chaque quartier. Du Sentier à la rue Oberkampf, des villas de luxe au quartier de la Bibliothèque de France, du métro aux portes de la capitale, ces promenades commentées sont agrémentées de plans et de photographies, et proposent différents angles sociologiques : la mobilité, l’immigration, l’embourgeoisement, le rapport à la banlieue, les transformations architecturales.

Mon avis

Un petit livre trouvé par hasard en librairie. Il date de 2013 et c’est ici la réédition en poche. Je connaissais les deux auteurs, un couple de sociologues qui ont notamment beaucoup travaillé sur les riches en France de nos jours ; mais j’étais passé à côté de ce livre.

Il s’agit donc d’une série de chapitres courts, régulièrement illustrés de photos, consacrés chacun à un quartier de Paris. Ils prennent la forme de promenades, et les principales rues, voies ou bâtiments sont même indiqués en gras, ce qui rend possible d’utiliser le livre comme un petit guide dans la ville. Chacun de ces parcours invite à aller voir tel ou tel endroit particulièrement typique du quartier et explique son importance historique et sociologique : la formation d’un quartier au fil de l’expansion de Paris, de l’arrivée de nouvelles populations au fil de l’exode rural et de l’immigration, mais aussi anciens quartiers populaires vidés par l’embourgeoisement et la flambée des prix, etc.

Il y a par exemple un chapitre sur Saint-Germain-des-Prés (et la transformation des cafés littéraires de Sartre et Beauvoir en quartier investi par l’industrie du luxe), un autre sur le « quartier chinois » (en réalité asiatique, puisqu’il n’y a pas que des familles venues de Chine et que le mélange avec les Parisiens de plus longue date s’est fait tout naturellement), un autre sur la Bibliothèque nationale de France et le quartier neuf qui a poussé autour ces vingt dernières années, un autre sur le triangle de la Goutte d’or, etc. etc.

Tout reste très ancré dans la réalité physique des quartiers : les passages historiques servent à expliquer immédiatement l’apparence d’un bâtiment, il y a des descriptions très terre à terre des rues, des panneaux indicateurs, des vitrines, des exemples de prix dans les magasins, et l’explication de la cherté du quartier, du niveau de vie des habitants, etc.

Je n’avais pas prévu de le lire tout de suite et finalement je l’ai dévoré. c’est très accessible, clair tout en restant solidement documenté et très instructif, très régulièrement illustré de photos mais aussi de plans ; ça se dévore. Un très bon petit livre pour quiconque a envie d’en apprendre plus sur Paris sous une forme différente du guide touristique ou historique classique. Et mine de rien, c’est aussi une bonne introduction aux questionnements de la sociologie.

Dans le même genre

Sociologues bien installés, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont une bibliographie abondante derrière eux, écrite chacun de leur côté ou à quatre mains. Beaucoup de leurs livres sont des études sociologiques destinées aux spécialistes et aux étudiants, mais pas tous. Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, paru en 2010, les a propulsés sur le devant de la scène publique en offrant une étude approfondie des milieux fréquentés par le désormais ancien président. Mais plus récemment encore, vous pouvez lire d’eux une bande dessinée aussi documentée que désopilante : Panique dans le 16e ! : Une enquête sociologique et dessinée, parue l’an dernier aux éditions La ville brûle, avec des dessins d’Etienne Lécroart. Elle revient sur la tentative d’installation d’un centre d’hébergement dans le 16e arrondissement de Paris en 2016, qui a suscité des réactions aussi disproportionnées qu’inhumaines de la part des grands bourgeois locaux.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs en juin 2017 avant de le retravailler pour le poster ici.