[BD] « Olympia kuklos » (t.1), de Mari Yamazaki

12 avril 2021

Référence : Mari Yamazaki (dessin et scénario), Olympia kuklos, Bruxelles, Casterman, traduit du japonais par Wladimir Labaere et Ryôko Sekiguchi, tome 1, 2021 (parution d’origine : Japon, 2018).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Après Thermae Romae, la nouvelle comédie sportive de Mari Yamazaki !

Démétrios, dans son petit village de la Grèce du IVe siècle avant notre ère, n’aspire qu’à une chose : vivre de son métier de peintre sur céramique. Et, peut-être, ravir le coeur de la belle Apollonia, la fille du patriarche…
Le destin en décide autrement : le voici chargé de sauver son village des appétits guerriers de la cité voisine ! Alors qu’il se lamente sur son sort, la foudre frappe. Lorsqu’il reprend ses esprits, Démétrios a été projeté à travers le temps et l’espace dans le Tokyo de 1964, au moment des Jeux olympiques ! »

Mon avis

J’ai eu l’occasion de dire ici tout le bien que je pensais des mangas de Mari Yamazaki avec son premier grand succès, Thermae Romae (désormais terminée), et sa fresque historico-romanesque Pline (co-dessinée avec Miki Tori), deux séries situées dans la Rome antique. Voici Mari Yamazaki de retour avec la traduction d’un manga entamé en 2018, Olympia kuklos, situé cette fois en Grèce antique. Si Pline faisait des efforts visibles pour renouveler la veine antique de Yamazaki en privilégiant les voyages et la politique au mélange de voyages dans le temps et d’exploration de la culture des bains publics qui formaient les thèmes principaux de Thermae Romae, Olympia kuklos paraît en revanche se contenter de reprendre d’assez près la formule à succès de Thermae Romae : des voyages temporels inopinés d’un personnage antique jusque dans le Japon contemporain, d’où naissent des situations cocasses et toutes sortes de réflexions aussi éducatives que stimulantes sur les deux cultures en question. Dans Olympia kuklos, ce n’est plus un architecte de thermes romain qui se trouve propulsé dans le Japon récent, mais un peintre de vases grecs. Le reste semble identique… mais l’est-il vraiment ?

Evacuons d’abord une première critique possible, à savoir l’idée que Mari Yamazaki ne se renouvellerait pas : à en juger par sa bibliographie, l’autrice de Thermae Romae et de Pline a bel et bien exploré d’autres époques et d’autres types d’intrigues que l’Antiquité et les voyages dans le temps loufoques. S’il y en a un qui s’en tient paresseusement aux ingrédients qui ont l’air de marcher, ce serait bien plutôt l’éditeur Casterman, qui (du moins pour le moment) ne semble vouloir traduire que les mangas à sujets antiques de Yamazaki, au risque de donner au public francophone une vision réductrice de ses publications. Je ne vais pas me plaindre outre mesure, puisque l’Antiquité me passionne, mais je finirai par avoir envie de lire ce que Yamazaki a publié d’autre.

Venons-en à ce début de manga proprement dit. Premier constat : le dessin de Yamazaki est toujours aussi expressif, mais il a gagné en maturité depuis les débuts de Thermae Romae. Peut-être l’autrice a-t-elle aussi disposé de davantage de temps pour réaliser Olympia kuklos. Le fait est que les décors, sans atteindre le degré de réalisme sculptural de ceux de Pline, sont systématiquement détaillés et que les personnages (contrairement à ceux de Thermae Romae) font eux aussi l’objet d’un soin particulier, allant jusqu’à restituer des motifs discrets mais superbes pour les kimonos japonais sur certaines cases. Autre différence avec Thermae Romae (liée au scénario) : le hiératisme imperturbable du Romain Lucius, avec son apparence de statue romaine (qui alimentait le comique de situation), laisse ici place à des déliés un peu plus souples et à une plus large palette expressive pour le personnage de Démétrios.

Un détail un peu frustrant est la très grande « discrétion » du dessin de l’entrejambe des personnages lorsqu’ils courent nus (puisqu’en Grèce antique on faisait du sport nu, du moins quand on était un homme) : le sexe des personnages est à peine esquissé. Un rappel du fait que la notion de pudeur évolue elle aussi avec les époques et que ce qui ne choquait personne en Grèce classique semble effaroucher le public japonais. Le plus étrange étant que, sur la couverture (du moins la couverture francophone), l’anatomie des personnages n’est pas altérée (je veux dire qu’on voit leurs zizis). Curieuse époque que la nôtre, où la vue d’un sexe serait plus tabou que les scènes de violence qui s’étalent sur tant de pages de mangas et sur les écrans ! Cela me rappelle les cinématiques de God of War où les monstres s’étripent sans problème, mais arborent tous un entrejambe lisse plus inquiétant à mes yeux que leurs crocs ou que leurs griffes. La Grèce antique est aussi un bon moyen de nous réconcilier avec la vue de nos propres corps d’humains, mais il y a encore du travail. Est-ce Yamazaki elle-même qui a fait ce choix, ou son éditeur ? Je penche pour la seconde possibilité ; ce sera peut-être dit dans un futur tome.

Bien qu’entièrement autonome, le scénario d’Olympia kuklos prend des saveurs toutes différentes selon que vous avez lu ou non Thermae Romae, car les deux mangas commencent sur le même principe : dans l’Antiquité, un personnage est confronté à de sérieuses difficultés et se retrouve propulsé de façon complètement inexplicable dans une époque toute différente, à savoir le Japon contemporain. Si vous n’avez pas lu Thermae Romae, tout dépend si ce début d’histoire vous semble intéressant, auquel cas vous devriez passer de très amusants moments de lecture, ou si vous le jugez invraisemblable et capillotracté, auquel cas aucun de ces deux mangas n’est pour vous (mais cela ne vous empêche pas d’aller lire Pline qui ne contient pas de voyages dans le temps).

Si, comme moi, vous avez lu Thermae Romae, vous vous demandez sûrement si Olympia kuklos présente tout de même un intérêt, dans la mesure où vous connaissez déjà le principe des allers-retours entre deux époques. C’est bien ce que je me demande moi-même. Tout dépend des aspects de l’histoire auxquels on s’intéresse.

En termes d’intrigue principale pure, à savoir les voyages temporels de Démétrios comparés à ceux de Lucius, ce début de manga ne permet pas de répondre à cette question : les voyages dans le temps y sont utilisés comme un pur prétexte à la rencontre entre les deux époques. Je subodore que Yamazaki pourrait bien s’en tenir là et ne pas tenter d’apporter une explication science-fictive et pleine de suspense aux voyages de Démétrios, pas plus qu’à ceux de Lucius Modestus dans Thermae Romae, parce que j’ai l’impression que ce n’est pas cela qui l’intéresse ; mais seule la lecture de la suite nous le dira. Une chose est sûre : Yamazaki ne fait pas du Doctor Who et si vous attendez du timey-whimey technojargonnesque avec des extra-terrestres et des vaisseaux étranges, mieux vaut vous tourner vers une « vraie » BD de science-fiction, comme Valérian et Laureline, ou vers la remarquable série britannique dont je parlais à l’instant (par exemple un épisode comme « The Fires of Pompeii » dans la saison 4, avec David Tennant). Chez Mari Yamazaki, on n’est pas dans la science-fiction (pour l’instant) mais davantage dans le fantastique. Jugez plutôt : pour changer d’époque, Démétrios se fait tout simplement foudroyer par un éclair de Zeus !

Même s’il est un peu tôt pour le dire, j’ai eu l’impression que Yamazaki assumait le côté « prétexte » de ces changements d’époque pour se concentrer plus vite sur ce qui paraît être le coeur de sa démarche, à savoir une sorte « d’anthropologique-fiction » qui imagine la rencontre impossible entre époques et entre cultures, afin de s’instruire en s’amusant et de réfléchir sur nous-mêmes et sur les autres. C’est un but tout ce qu’il y a de plus légitime et, s’il vous convient, le résultat vous intéressera au moins autant que dans Thermae Romae. Car, une fois de plus, Mari Yamazaki déploie un travail de documentation important sur la vie quotidienne dans la Grèce antique, plus précisément en Grèce centrale au IVe siècle avant J.-C. (vers la fin de l’époque classique). Si le thème principal du manga est le sport, Yamazaki en aborde d’autres au passage, en particulier la peinture de vases qui est le métier de Démétrios. C’est l’occasion d’un joli hommage à un art que Yamazaki considère, non sans raisons, comme une sorte de précurseur de la bande dessinée, comme elle s’en explique dans les bonus à la fin du tome (aussi passionnants que dans ses précédents mangas traduits).

Un autre aspect de l’intrigue contribue à en renouveler l’intérêt pour qui a lu Thermae Romae : le personnage de Démétrios est très différent de Lucius Modestus. Tandis que le Romain affichait une dignitas et une foi inébranlable en lui-même et en Rome, Démétrios s’avère plus tourmenté et plus complexe. Il est en effet partagé entre son métier de peintre de vases – où il n’est guère brillant – et ses capacités sportives qui pourraient faire de lui un athlète et un champion, s’il n’avait pas en horreur toute forme de compétition. Démétrios se trouve bien vite confronté à toutes sortes de dilemmes et de responsabilités à endosser lorsqu’un autre motif, son amour inavoué pour Apollonia, revient régulièrement l’aiguillonner.

Non seulement cela donne un personnage plus intéressant et aux réactions moins prévisibles, mais cela fournit à Yamazaki l’occasion d’une réflexion intéressante sur la notion de compétition dans les deux époques : le sport en Grèce antique est un agôn, une lutte tout ce qu’il y a de plus sérieux où l’on cherche absolument la victoire. Cela n’est pas si éloigné de l’esprit de compétition qui peut régner dans notre époque présente – au Japon, c’est le cas dans le système scolaire et dans le monde du travail, mais cela nous donne également à réfléchir en France où un exemple montrant des compétitions amicales et dans la bienveillance mutuelle, comme Démétrios en découvre à Tokyo en 1964, n’est pas de trop pour nous (surtout la bienveillance mutuelle).

Olympia kuklos se veut bien sûr une initiation au thème du sport grec antique et regorge de détails instructifs à ce sujet, mais il adopte une structure moins rigide que celle de Thermae Romae où chaque chapitre donnait lieu à un sketch doublé d’une leçon sur tel ou tel aspect de la culture des bains. Dans Olympia kyklos, on ne voit pour le moment pas Olympie ni ses jeux, du moins pas dans l’Antiquité (Démétrios découvre en revanche les jeux olympiques de Tokyo en 1964). La fin du tome laisse cependant penser que le héros y sera conduit tôt ou tard, et cela paraît logique de ne pas commencer tout de suite avec le plus grand rendez-vous sportif de l’Antiquité. Pour le moment, Démétrios prend part à des compétitions très locales, un moyen de poser les bases tout en présentant personnages et enjeux. On apprend tout de même des choses sur l’invention du marathon après l’exploit de Philippidès ou sur le sens de la flamme olympique.

Notez que la structure par chapitres du manga ne laisse qu’une place limitée au suspense d’ensemble et que vous pouvez tout à fait lire ce premier tome comme une histoire autonome, une série de voyages temporels étranges dont le héros finit toujours par rapporter un enseignement. Le même problème qui guettait Thermae Romae se profile déjà pour Olympia kuklos : une structure très épisodique qui n’est pas facile à ficeler en un arc narratif d’ensemble susceptible de maintenir un suspense haletant. Mais encore une fois, ce n’est pas le but de ce manga : Mari Yamazaki ne donne pas dans le thriller et, si ses héros halètent, c’est parce qu’ils sont en train de courir.

Olympia kuklos démarre donc sur des bases classiques, mais sur de bonnes bases néanmoins, et offre assez de différences et d’innovations par rapport aux précédents mangas de Yamazaki pour trouver un intérêt à mes yeux. Quant à savoir s’il saura affirmer une direction véritablement nouvelle ou s’il se contentera d’explorer gentiment des sujets différents avec les mêmes ficelles, c’est encore un peu tôt pour le dire. Il reste, dans tous les cas, un moyen bien sympathique de découvrir deux époques et deux cultures en s’amusant, dans un esprit léger et bienveillant, ce qui n’est déjà pas rien.


[BD] Mari Yamazaki, « Thermae Romae »

11 Mai 2020

ThermaeRomae

Référence : Mari Yamazaki, Thermae Romae, Bruxelles, Casterman, 6 volumes, 2012-2013 (première parution : Enterbrain, magazine Comic Beam, 2008-2013).

Présentation de l’éditeur

« Rome, IIe siècle de notre ère, sous le règne d’Hadrien, Lucius Modestus, architecte en panne d’inspiration, découvre lors d’un bain aux thermes un passage à travers le temps et l’espace qui le fait émerger au XXIe siècle, dans des bains publics japonais !!!
Entre stupeur et émerveillement, Lucius parviendra-t-il à mettre à profit cette fantastique découverte pour relancer sa carrière ? »

Mon avis

Entre l’Histoire et l’absurde

Thermae Romae est un manga au sujet inattendu, pour ne pas dire incongru au premier abord, et le succès énorme qu’il a remporté au Japon (au point de susciter non seulement une adaptation en série animée, chose fréquente, mais aussi deux films en prises de vue réelles) a lui aussi de quoi surprendre, vu de France.

Reprenons : c’est donc une histoire fantastique d’ambiance humoristique au cours de laquelle un architecte de thermes (bains publics) de la Rome antique se retrouve transporté au XXIe siècle à plusieurs reprises, pour de brèves périodes de temps, en passant par la bouche d’évacuation des eaux d’un bassin… et comme sa carrière se porte mal, il puise l’inspiration dans les accessoires de bain et les objets de la vie quotidienne du Japon du XXIe siècle pour réaliser des innovations très appréciées et complètement anachroniques à son époque, dix-neuf siècles plus tôt.

Le tout est relaté dans un style de dessin très réaliste, inhabituellement proche des canons occidentaux, pour coller au style de l’art romain antique. Cela peut déboussoler (voire rebuter) les lectrices et lecteurs habitués à un style plus japonisant (encore que de nombreux codes visuels du manga restent respectés), mais cela ne contribue pas peu à l’ambiance particulière de l’histoire.

Le contexte de la Rome antique est reconstitué avec une très sourcilleuse rigueur documentaire, que ce soit en termes d’univers visuel ou d’intrigue, y compris dans la psychologie des personnages. Ainsi Lucius Modestus, notre héros, se soucie-t-il constamment de sa dignitas (sa respectabilité, en gros) et de l’honneur de l’Empire, ce qui le conduit à se promener vêtu en tout et pour tout d’une serviette de bain aux endroits stratégiques, en observant notre siècle d’un regard sévère.

À partir de là, de deux choses l’une : soit vous êtes déjà en train de rire et vous trouvez l’idée très bonne, soit vous risquez de rester de marbre face à ce manga dont l’intérêt immédiat repose en grande partie sur ce mélange improbable entre un travail documentaire sérieux sur la culture des bains dans la Rome antique et le Japon actuel et un enchaînement de gags à l’absurdité assumée. Les couvertures donnent une bonne idée du concept : des statues antiques authentiques et dessinées avec grand soin, mais affublées d’accessoires anachroniques, sèche-cheveux, visières de bain, etc. Pour ma part, très intéressé par tout ce qui touche à l’Antiquité et ayant un penchant pour l’humour absurde, je ne pouvais qu’être séduit par une histoire pareille.

Une intrigue à sauts et à gambades

Thermae Romae court sur six tomes, ce qui, par rapport à beaucoup d’autres mangas, en fait une série courte, qui ne risque pas de faire s’écrouler vos étagères (ou votre compte en banque). Elle a d’ailleurs fait l’objet de rééditions en intégrales en deux ou trois tomes, ce qui la rend encore plus pratique d’accès (les intégrales offrent en outre un meilleur confort de lecture grâce à un format plus grand, mais dont le poids, lui, peut mettre vos étagères en danger).

Avant d’émettre un avis sur l’ensemble de l’intrigue, j’aimerais donner quelques informations supplémentaires sur le contexte de la publication de Thermae Romae, afin d’éviter les faux procès auxquels j’ai été surpris d’assister sur certains forums. Au départ, Thermae Romae est paru au Japon dans un magazine (comme beaucoup de mangas). Il n’était conçu que comme une série de gags sans lendemain, lisibles de manière pratiquement autonome. Son succès a surpris tout le monde, y compris Mari Yamazaki, qui a alors imaginé de nouveaux épisodes où elle développe une intrigue plus suivie.

Cela explique la curieuse architecture de l’intrigue dans la série terminée. Les trois premiers tomes offrent une série de variations comiques sur l’idée de départ (Lucius est projeté dans le Japon actuel, puis revient à Rome) et sont à lire comme une série sketches. Ce n’est qu’à partir du tome 4 que l’intrigue prend de l’ampleur avec l’arrivée d’autres personnages récurrents, au premier rang desquels Satsuki, une jeune Japonaise passionnée par la Rome antique, qui a la grande qualité de parler un peu latin. L’empereur Hadrien joue également un rôle croissant dans l’intrigue, et c’est assez émouvant de constater que Mari Yamazaki cite parmi ses sources principales pour ce manga le très beau roman français Les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar (qui n’a rien à voir en termes de ton, mais offre une reconstitution très fidèle de la vie et du règne de cet empereur). Et n’oublions pas le cheval.

Si vous ne jurez que par les scénarios à suspense réglés comme des horloges, où l’on a l’impression que l’auteur prend votre tension à chaque seconde pour vérifier si l’histoire vous tient suffisamment en haleine et où le moindre détail est réutilisé cinq tomes après pour un rebondissement crucial, je dois vous prévenir : Thermae Romae n’est pas du tout comme ça. L’histoire ne casse pas trois pattes à un canard de bain, mais, à sa décharge, ça n’a jamais été le but. En revanche, l’autrice parvient avec brio à remplir ses deux objectifs avoués : nous faire rire avec des situations cocasses et nous instruire sur ces deux cultures du bain que sont la Rome antique et le Japon actuel.

L’anthropologue et le canard de bain : quand l’humanisme surgit de la baignoire

C’est dans ces informations sur les « civilisations des bains », distillées au fil des chapitres, que Thermae Romae, sous son allure de divertissement léger, trouve une profondeur certaine. Deux cultures radicalement éloignées dans l’espace et le temps, qui n’ont jamais eu de contact direct entre elles, se trouvent brusquement confrontées l’une à l’autre par le biais d’un intérêt commun pour les bains publics. Or les bains publics forment bel et bien un pan important d’une société. En plaçant dans l’espace public ce qui relève de l’hygiène corporelle, les thermes et les bains japonais montrent une préoccupation louable pour la santé publique. Mieux : ce sont des lieux de sociabilité, une sociabilité dont Thermae Romae nous expose les codes, au point de rencontre entre le public et l’intime, la nudité et la pudeur, la détente et la politesse. Tels que le manga les présente, les bains deviennent le lieu par excellence de l’élaboration de la civilisation, l’endroit où l’on prend soin à la fois de soi et des autres. Comme toutes les bonnes intrigues fondées sur le voyage, Thermae Romae a une portée anthropologique. Une anthropologie par l’humour, ce qui ne l’empêche pas de nous donner à réfléchir.

Et qui se révèle finalement très originale. Car à force d’avaler des péplums américains (ou italiens) qui réduisent Rome à ses armées, à ses gladiateurs, à ses courses de chars, à tous ses aspects les plus violents en somme, nous avions grand besoin d’histoires différentes pour nous rappeler qu’une vision pareille de Rome est à peu près aussi proche de la réalité qu’un jeu vidéo de guerre l’est du quotidien des Français actuels. Une histoire qui nous invite au calme et au bien-être partagé avec tout le monde, y compris les étrangers (ces Japonais « aux visages plats », que Lucius commence par prendre pour des esclaves venus des confins de l’empire, finissent par lui inspirer respect et admiration lorsqu’il découvre les multiples raffinements des salles de bain contemporaines). Un regard d’autrice qui fasse de la culture des bains le porte-parole d’une vision du monde humaniste et pacifique.

On peut aller encore plus loin et remarquer la portée politique possible de cette remise en valeur des bains. En effet, la construction et l’entretien des thermes, tout comme leur coût modique voire leur gratuité, relèvent de la compétence de l’État (c’est-à-dire, sous l’empire romain, de l’empereur). Rien que cela suffit à ébaucher un modèle de société qui a des leçons à nous donner, encore aujourd’hui en France, sur la façon dont l’État prend soin de la santé de tous les citoyens, y compris des plus pauvres et des sans-abris. Pourquoi les bains-douches publics, omniprésents en France il y a quelques décennies, sont-ils si peu nombreux aujourd’hui ?

Au chapitre des reproches

Thermae Romae n’est pas sans défaut. L’intrigue, comme je l’ai dit, peut déplaire par son caractère décousu. Plus gênant à mes yeux, les personnages féminins y sont rares et toujours infériorisés… et je ne parle même pas des femmes romaines de l’Antiquité, mais bien de Satsuki, la Japonaise d’aujourd’hui, qui a tendance à se changer en godiche dès lors que Lucius Modestus est dans les parages. Finir en potiche antique, pour une étudiante brillante, c’est un triste destin.

On peut d’ailleurs adopter une lecture moins bien intentionnée envers ce manga que celle que j’ai développée jusqu’ici. Dans Thermae Romae se lisent nombre de complexes et de tensions qui travaillent le Japon actuel, pour le peu que j’en connais. Le sexisme, pour commencer (certes, quel pays n’y a pas affaire ? mais il revient souvent dans les mangas et films d’animation que j’ai pu voir – et dont je suis persuadé qu’ils sont loin d’être ce qui se fait de pire en la matière). Mais aussi de tenaces rêves d’empire. Pour un pays tel que le Japon, qui a été un empire, élaborer une intrigue vantant un trait culturel commun entre le Japon et la Rome antique pour en faire le fondement de la civilisation n’a rien d’innocent. Ce n’est pas pour rien que l’un des pays les plus impérialistes actuels, les États-Unis, est si obsédé par la Rome antique (et plus particulièrement par l’empire romain : curieusement, la Rome du VIIe siècle avant J.-C., faite de chaumières et d’escarmouches entre paysans vindicatifs, semble moins passionner Hollywood). Je suis le premier à me plaindre de la manie des critiques de péplums à dégainer des grilles interprétatives politiques qui confinent parfois au délire interprétatif, mais, là, c’est difficile de ne pas y penser.

Par bonheur, la manière dont Mari Yamazaki traite son intrigue ne prête qu’assez peu le flanc à cette critique. Je serais tout de même curieux de lire une suite de Thermae Romae où Lucius Modestus se retrouverait projeté dans d’autres civilisations du bain fameuses, par exemple la civilisation de l’Indus ou l’empire ottoman.

Sans être le chef-d’œuvre du siècle, Thermae Romae mérite de ne pas être sous-estimé, que ce soit pour sa valeur de divertissement, ses aspects de bonne vulgarisation historique (qui régalent les enseignants en quête de moyens attrayants de parler des thermes romains) ou encore pour sa vision du monde humaniste qui n’est vraiment pas de trop par les temps qui courent. Le succès du manga a permis de faire découvrir le talent de Mari Yamazaki, qui a de nouveau abordé l’Antiquité dans un autre manga qu’elle co-dessine avec Miki Tori : Pline, un récit des aventures imaginaires de Pline l’Ancien sous le règne du terrible Néron. Cette biographie imaginaire adopte un ton globalement plus sérieux (sans renoncer à des épisodes cocasses) et s’avère pour le moment plus abouti sur tous les plans. J’espère avoir l’occasion d’en parler ici.

Dans le même genre que Thermae Romae, à part Pline de la même autrice, je vous conseille d’aller voir du côté du cinéma avec Ave, César !, un film des frères Coen sorti en 2016. Il ne parle pas que d’Antiquité, puisqu’il s’agit d’une satire du fonctionnement d’Hollywood dans les années 1950, mais c’est ce à quoi je peux penser de plus proche en termes de type d’humour, qu’il s’agisse des situations cocasses ou du comique fondé sur les jeux de regards. Bien entendu, vous pouvez aussi vous intéresser aux films japonais adaptés de Thermae Romae (il y en a eu deux, avec Hiroshi Abe dans le rôle de Lucius), mais ils n’ont pas l’air d’avoir été diffusés en Europe pour le moment (à mon grand regret, car la bande-annonce du premier est tordante).


[BD] « Akira », de Katsuhiro Otomo

21 juillet 2012

Messages postés sur le forum du Coin des lecteurs.

La couverture du manga Akira (je ne connais pas l'édition) représente une explosion prenant la forme d'une sphère noire qui détruit le centre de Tokyo.

Couverture du manga Akira (je ne sais pas quelle édition exacte, je crois que c’est celle de l’édition française colorisée en 14 tomes que j’ai lue).

Un mot de présentation (je reprends celle de l’article Wikipédia du manga) :

Tokyo est détruite par une mystérieuse explosion en décembre 1982 (1992 dans la version occidentale) et cela déclenche la Troisième Guerre mondiale, avec la destruction de nombreuses cités par des armes nucléaires.

En 2019 (2030 selon les versions colorisées américaine et française), Neo-Tokyo est une mégapole corrompue et sillonnée par des bandes de jeunes motards désœuvrés et drogués. Une nuit, l’un d’eux, Tetsuo, a un accident de moto en essayant d’éviter un étrange garçon qui se trouve sur son chemin. Blessé, Tetsuo est capturé par l’armée japonaise. Il est l’objet de nombreux tests dans le cadre d’un projet militaire ultra secret visant à repérer et former des êtres possédant des prédispositions à des pouvoirs psychiques (télépathie, téléportation, télékinésie, etc.). Les amis de Tetsuo, dont leur chef Kaneda, veulent savoir ce qui lui est arrivé, car quand il s’évade et se retrouve en liberté, il n’est plus le même… Tetsuo teste ses nouveaux pouvoirs et veut s’imposer comme un leader parmi les junkies, ce qui ne plaît pas à tout le monde, en particulier à Kaneda.

En parallèle se nouent des intrigues politiques : l’armée essaye par tous les moyens de continuer le projet en espérant percer le secret de la puissance d’Akira, un enfant doté de pouvoirs psychiques extraordinaires (et de la maîtriser pour s’en servir par la suite), tandis que les politiques ne voient pas l’intérêt de continuer à allouer de l’argent à un projet de plus de 30 ans qui n’a jamais rien rapporté. Le phénomène Akira suscite également l’intérêt d’un mouvement révolutionnaire qui veut se l’approprier à des fins religieuses (Akira serait considéré comme un « sauveur » par ses fidèles). Tetsuo va se retrouver malgré lui au centre d’une lutte entre les révolutionnaires et le pouvoir en place.

Mon avis :

Ce fut une lecture étalée dans le temps, d’où la forme inhabituelle de cette critique qui prend des allures de journal…

2 décembre 2011 :

J’ai commencé à le lire récemment dans ma BDthèque préférée. C’est sombre, violent, sale… mais pas glauque, et très accrocheur (le bon vieux coup du Gros Mystère Géant pour installer le suspense).
Je le lis à toute petite vitesse (dans les interstices de mon emploi du temps), là j’en suis au début du tome 3 (dans l’édition en tomes cartonnés grand format), et je suis déjà assez bien scotché. L’intrigue progresse bien pour le moment… vivement lire la suite !

22 janvier 2012 :

J’avance toujours par petits bouts, et j’en suis à la fin du tome 5, peu après le réveil d’Akira. Je ne peux pas dire que je sois absolument enthousiaste, mais l’ensemble est très accrocheur (l’intrigue fait vraiment feuilleton) et je me demande toujours où on va se retrouver à la page suivante.

L’univers est vraiment sombre, c’est de la SF post-apocalyptique qui ne mâche pas ses mots : les personnages principaux sont soit des jeunes marginaux violents et souvent drogués, soit des militaires ou des comploteurs sans scrupules, soit des rebelles prêts à tous les raccourcis pour lutter contre le gouvernement, soit de gros psychopathes… soit un peu tout ça à la fois. Et en même temps, tout ça est cohérent et s’explique très bien: par exemple, il y a un lien entre les pouvoirs psy de certains personnages et leur addiction à la drogue (même si la nature de ce rapport n’est révélée que par allusions progressives), et la violence sociale n’est pas qu’un prétexte gratuit à des scènes de violence, c’est l’un des principaux thèmes du manga.

Ce que j’aime un peu moins, c’est la part énorme dédiée à l’action. En 5 tomes, on doit avoir 95% de courses poursuites… d’accord, ça reste (à peu près) réaliste, les personnages ont mal, faim, froid, et doivent se retaper entre deux scènes où ils se tapent tout court – et le tout parvient à rester très humain et par moments drôle malgré tout, ce qui n’est pas une petite prouesse – mais enfin au bout d’un moment ça devient un peu lassant… C’était probablement dû à la première partie de l’intrigue qui supposait une chronologie très chargée, plein de choses se passent en quelques heures. Après le gros rebondissement que je viens de franchir, les choses seront peut-être un peu différentes.

Le dessin est vraiment particulier : ce n’est pas un style hyper-manga classique (pas de visages en triangles, ni d’yeux énormes aux pupilles pleines de reflets), mais on en retrouve tout de même certains traits (les cheveux en dents de scie, typiquement). Beaucoup de machines et de bâtiments, des planches de paysages urbains à tomber par terre. L’aspect très « machines & trucs technologiques » n’est pas désagréable, sans que je sois complètement convaincu par le rendu graphique de la chose. Bref, je ne suis pas entièrement fan du style de dessin, mais ça se laisse bien lire.

La suite quand j’aurai lu les tomes suivants…

16 février 2012 :

J’en suis à la fin du tome 12 (il ne me reste plus que deux tomes à lire). J’ai fait une pause peu après le tome 10 parce que j’étais tombé malade et que j’avais… cauchemardé d’Akira pendant mes poussées de fièvre (et je peux vous dire que ça n’était pas agréable !). Ça m’arrive très rarement de cauchemarder de mes lectures, mais je suppose que l’aspect glauque de l’univers m’a vraiment marqué !

Globalement, l’intrigue se complexifie beaucoup après le réveil d’Akira et c’est tant mieux : il y a davantage de forces en présence, on a enfin droit à des révélations plus amples sur le passé de l’univers et à quelques éléments d’explication sur les pouvoirs des uns et des autres. Les personnages ont plus souvent le temps de souffler un peu (bon, juste un tout petit peu…) et prennent davantage de profondeur.

A partir du tome 10, on repart nettement dans l’action, en route vers le dénouement, et le moins qu’on puisse dire est que ça dépote. Je crois que j’ai rarement vu un univers se faire autant abîmer au cours d’une fiction (disons qu’à l’échelle de ce qui se passe pendant l’intrigue, un immeuble qui s’écroule tient du détail négligeable). Les derniers rebondissements entre les tomes 10 et 12 me font beaucoup penser à Nausicaä de la vallée du vent, dont la parenté avec Akira devient frappante, même si Nausicaä reste moins sombre et beaucoup plus riche à mon sens (parce qu’encore plus ambitieux dans sa volonté de dépeindre un univers vaste). Je suis frappé aussi par l’aspect de plus en plus sombre et désespéré que prennent l’univers et l’histoire… je crois que je vais me dépêcher de lire la fin !

11 avril 2012 :

Je me rends compte que je n’avais pas posté mes impressions sur la fin.

Je dois préciser d’abord que le dénouement est arrivé plus tôt que je ne m’y attendais, pour une raison liée à l’édition dans laquelle j’ai lu le manga : si je me souviens bien, elle compte 14 tomes, et je pensais avoir encore un ou deux tomes à lire, mais en réalité les deux derniers tomes ne contiennent que des dessins isolés (illustrations de couvertures, croquis, etc.). Du coup, j’ai été un peu déçu de tomber si vite sur la fin de l’histoire.

Je ne sais pas si c’est lié, mais la conclusion m’a un peu laissé sur ma faim. Le destin de Tetsuo est marquant, mais j’ai l’impression que cela ne résout rien, que tout reste à faire… et les réactions de Tetsuo par rapport à Akira m’ont désagréablement surpris, je ne m’attendais pas à ça.

Pour ceux qui ont lu le manga en entier :

[spoiler]J’ai l’impression que la disparition de Tetsuo ne résout rien : le sort d’Akira n’est toujours pas réglé, il est tout aussi dangereux – voire encore plus, puisqu’il a assimilé son seul rival possible – et ses tendances mégalo semblent se confirmer. Alors, pourquoi diable Kaneda et les autres prennent-ils finalement le parti de combattre pour le Grand empire d’Akira ? Je n’ai vraiment pas compris ce ralliement. D’accord, les forces extérieures n’ont rien d’attirant, mais Akira n’est vraiment pas mieux ![/spoiler]

Bref, ce dénouement m’a paru abrupt. Il y a largement matière à une suite, d’ailleurs.

Plus généralement, je suis très content d’avoir enfin lu ce classique du manga de SF post-apocalyptique qu’est Akira. Je n’en serai pas un fan passionné, à cause de la part énorme dévolue à l’action, qui rend l’ensemble un peu trop léger à mon goût en termes de réflexion et de philosophie (j’en reste à Nausicaä pour un meilleur équilibre entre action, aventure, déploiement d’un univers et réflexion sur des sujets de fond). Dans Akira[, il y a certes une vision très sombre de la société, mais cela ne dépasse pas le stade de prétexte à des scènes d’action et à des catastrophes dantesques. Mais il faut reconnaître que ce manga trouve une grandeur différente là-dedans, précisément dans le fait qu’il est assez avare en explications sur les tenants et les aboutissants de son univers : on reste beaucoup plus dans le fantastique, et dans un fantastique très sombre qui tend vers une horreur quasi cosmique dans le dénouement, et quasiment à une vision tragique du destin de l’humanité.

[spoiler]Paradoxalement, Lovecraft n’est peut-être pas si loin. Dans les deux cas, c’est une vision de l’univers comme un ensemble de mécanismes qui échappent à l’esprit humain et que l’esprit humain ne peut pas assimiler, et la prise de conscience de cette impossibilité conduit à la folie et à la destruction. Chez Lovecraft, cette prise de conscience passe par la rencontre avec l’autre, par l’intervention de divinités extra-terrestres dont les mondes d’origine et les modes de vie sont radicalement incompatibles avec ceux des hommes. Dans Akira au contraire, la prise de conscience passe par l’aventure intérieure qu’est la découverte des pouvoirs psychiques : dès lors que Tetsuo s’y intéresse, il se coupe de ses anciens amis et s’achemine vers une destruction horrible. L’esprit humain n’arrive pas à entrer en harmonie avec l’univers, à contrôler sa propre énergie, et ne peut donc provoquer que mort et (auto)destruction.

Sauf si on s’appelle Akira, auquel cas tout baigne et on devient un quasi dieu empereur de néo-Tokyo. Mais on ne sait rien d’Akira, on ne sait pas pourquoi ou comment il arrive à maîtriser ses pouvoirs. C’est un peu un nouvel empereur de droit divin, quasiment, et c’est ça qui me gêne dans le dénouement. Le côté « Seul Akira peut y arriver, donc c’est à lui qu’il faut s’en remettre, c’est comme ça ».[/spoiler]

Cela dit, il reste possible que j’aie manqué quelque chose dans certaines allusions, comme

[spoiler]le fait que toute une partie de l’histoire pourrait n’être qu’un rêve d’Akira, comme Tetsuo le soupçonne dans l’un de ses rêves de drogué.[/spoiler]

Ce sera intéressant de relire l’ensemble à l’occasion pour essayer de finir de reconstituer le puzzle…

Mise à jour le 26 décembre 2012 : J’ai à présent vu l’adaptation de ce manga en film d’animation, réalisée par Katsuhiro Otomo lui-même. Elle est très réussie : j’en parle ici.