[BD] Florence Cestac (dessin et scénario), « Filles des Oiseaux, t. 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! »

28 février 2022

Référence : Florence Cestac (dessin et scénario), Filles des Oiseaux, tome 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! Paris, Dargaud, 2016.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Il y a une cinquantaine d’années, les familles aisées envoyaient leurs jeunes filles un peu rebelles chez les sœurs pour les remettre dans le droit chemin. Marie-Colombe en fait partie et pour Thérèse, qui n’habitait pas loin, c’était pratique. Âgées de 13 ans, ces deux filles qui n’avaient rien pour se rencontrer au départ vont se lier d’une amitié à toute épreuve et faire les 400 coups dans cette vénérable institution catholique d’Honfleur. »

Mon avis

J’avais chroniqué il y a quelques mois la bande dessinée autobiographique de Florence Cestac, Un papa, une maman, une famille formidable, où elle évoque son enfance et son adolescence au sein d’une famille aisée typique de la France des « Trente Glorieuses ». Filles des Oiseaux, de son côté, n’est pas une BD autobiographique au sens strict, mais davantage une autobiographie romancée en BD. Cestac a bel et bien été scolarisée dans un pensionnat catholique d’Honfleur dans les années 1950-1960, mais elle ne se met pas en scène directement : son nom et ceux de ses amies et professeures de l’époque sont changés, et elle se laisse un peu de latitude au niveau des événements. Si l’album commence à l’arrivée au pensionnat de Thérèse, adolescente issue d’une famille rurale pauvre et peu éduquée, c’est davantage dans le personnage de Marie-Colombe, la jeune fille issue d’une riche famille urbaine, qui rappelle le milieu social natal de Florence Cestac. L’ensemble paraît rester proche de l’expérience vécue de l’autrice, et l’album inclut d’ailleurs quelques photos d’époque, accompagnées d’abondants remerciements à ses anciennes copines de pensionnat.

N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! a beau être le premier album d’un diptyque, je ne m’étais même pas rendu compte qu’il disposait d’une suite avant d’entreprendre l’écriture de ce billet : c’est dire si l’album peut être lu de manière indépendante. Il forme une intrigue close, centrée sur l’amitié qui se noue entre Thérèse et Marie-Colombe, les deux pensionnaires issues de milieux sociaux complètement différents. Je n’ai pas encore lu le deuxième album, paru deux ans après le premier, mais je vais me faire un plaisir de mettre la main dessus. D’après son titre (à rallonge : Hippie, féministe, yéyé, chanteuse, libre et de gauche, top-model, engagée, amie des arts, executive woman, maman, business woman, start-upeuse, cyber communicante… what else ?), il prend la suite chronologique du premier et s’inspire sans doute des années de jeune adulte de Cestac à l’époque de mai 1968.

L’album aborde plusieurs thèmes classiques, mais remarquablement bien traités et entrecroisés. Le premier qui saute aux yeux est l’accession à l’âge adulte : à son arrivée au pensionnat, Thérèse meurt de solitude et d’angoisse dans le grand dortoir où elle découvre qu’elle a ses premières règles. Sous l’influence de Marie-Colombe, Thérèse forme peu à peu son esprit critique face aux excès tant des bonnes soeurs que de sa propre famille puis de celle de Marie-Colombe, jusqu’à s’émanciper et trouver sa propre voie. Dans l’intervalle, il y a l’adolescence, ses pulsions, ses élans, son besoin de s’épanouir dans son corps, sa soif de justice et de sociabilité, tout cela bien mal compris par l’institution et par les familles.

Un deuxième thème central est, logiquement, la rencontre entre les milieux sociaux. L’intrigue rappelle par endroits le film La Vie est un long fleuve tranquille d’Étienne Chatiliez (1988) avec son portrait mordant des travers des riches et des pauvres (les Le Quesnoy d’un côté, les Groseille de l’autre). Comme dans le film, de nombreuses situations évoquent le choc de la découverte mutuelle de ces milieux l’un par l’autre : Thérèse se perd dans l’immense appartement familial de Marie-Colombe et se fait remarquer par sa façon de manger bruyante, Marie-Colombe se laisse séduire par le frère de Thérèse et tombe enceinte. Mais le portrait des deux milieux brossés par Cestac s’avère infiniment plus nuancé que les archétypes très tranchés du film et, finalement, plus abouti, en dosant avec habileté l’humour et l’émotion, la caricature et le réalisme historique et sociologique. On y voit ainsi la honte de classe qu’éprouve souvent Thérèse face au regard de Marie-Colombe, et les réactions inattendues de cette dernière, qui trouve un soulagement bienvenu dans la fréquentation d’un milieu moins rigide et collet monté que le sien.

Enfin, la critique de l’éducation catholique dispensée au pensionnat d’Honfleur apparaît régulièrement dans les pages de l’album. Le pensionnat est montré comme un cadre étouffant, dont la pédagogie autoritaire s’adosse à une religion rabaissée à un ressassement de rituels et de principes moraux grandiloquents que les sœurs ne semblent en réalité guère mettre en pratique auprès de leurs pensionnaires. Les heurts récurrents entre les adolescentes et les sœurs paraissent exemplifier l’époque et préparer le grand branle-bas de mai 1968.

En somme, une nouvelle fois, le travail de Cestac m’a rappelé celui de l’écrivaine Annie Ernaux dans sa démarche de restitution d’une époque, mais avec une esthétique toute différente, qui recourt beaucoup plus à l’humour. Cestac joue aux montagnes russes avec nos émotions, de l’éclat de rire à la tendresse en passant par l’horreur scabreuse quand elle aborde au passage des sujets tels que les violences familiales, les avortements clandestins ou le suicide. L’air de rien, de gag en anecdote, elle brosse un portrait ambitieux de la France des années 1950-1960, acide sans tourner au vitriol, satirique sans tomber dans la pure caricature. Autour des traits rondouillards et amusants des personnages, les habits, les bâtiments, les usages et le langage de l’époque sont bien restitués. L’art de Cestac ne paye pas de mine – on pourrait même dire qu’il cache son jeu, ou qu’il cache son sérieux sous le jeu – mais ne vous y trompez pas : on y on en ressort plus instruit et plus humain. Pour paraphraser un slogan soixante-huitard : « Sous les gros nez, l’Histoire ».


[Film] « Agora », d’Alejandro Amenábar

16 août 2021

Référence : Agora, réalisé par Alejandro Amenábar, Espagne, 2009, 126 minutes.

L’histoire en deux mots

L’histoire se déroule à Alexandrie, en Egypte, au IVe siècle après J.-C. Fille du directeur de la bibliothèque d’Alexandrie, Hypatie bénéficie d’une éducation poussée. Elle se passionne pour les mathématiques et l’astronomie, et elle reprend bientôt la charge d’enseignement dispensée par son père aux élèves qui s’instruisent à la bibliothèque. Mais tandis qu’Hypatie part en quête des secrets du mouvement des astres, les tensions s’accumulent à Alexandrie. La population, comme dans tout l’empire romain, est divisée entre les tenants du polythéisme traditionnel d’une part et les chrétiens d’autre part. Le christianisme, autrefois confidentiel, s’affirme peu à peu au grand jour, défiant la religion officielle. Il tente beaucoup les plus pauvres, notamment les esclaves d’Hypatie à la bibliothèque. Si beaucoup de chrétiens sont pacifiques, des fanatiques prêchent une vision radicale et violente du christianisme, ce qui n’arrange pas la défiance qu’éveille cette religion vis-à-vis de la population. Les troubles se multiplient et gagnent en violence, menaçant l’existence même de la bibliothèque.

Mon avis

Agora est le deuxième réel péplum historique des années 2000 après Alexandre. Le film, une réalisation espagnole co-produite avec un studio maltais, évoque en effet la vie d’une astronome du IVe siècle, Hypatie d’Alexandrie, dans le contexte des conflits entre le paganisme et le christianisme qui tend à s’imposer à l’époque. L’intrigue suit parallèlement la vie d’Hypatie, la progression de ses recherches en astronomie, et le destin de plusieurs de ses élèves, divisés par leurs fois religieuses divergentes.

Entre reconstitution historique et réflexion politique

Par le choix de son sujet (une époque assez peu représentée au cinéma, un personnage inconnu du grand public) le film surpasse aisément en originalité tous les autres dont je parle ici, et c’est là sa première qualité. La deuxième réside dans le traitement de ce sujet, qui accorde une large part aux scènes de vie quotidienne, à l’enseignement d’Hypatie et aux discussions, en limitant la place dévolue aux scènes d’action. Évaluer la fidélité de la reconstitution historique réclamerait une analyse de détail et une connaissance de cette époque bien plus approfondie que ce à quoi je peux prétendre maintenant, mais l’ensemble (vêtements, mobilier, représentation de la bibliothèque d’Alexandrie et des papyri, relations entre maîtres et esclaves, etc.) paraît soigné.

Le respect du détail des événements, en revanche, a suscité davantage de critiques. Cela tient à la nature double du projet d’Amenábar. En effet, le réalisateur n’a pas seulement, voire pas principalement en tête de réaliser une simple biographie d’une astronome antique ; il prend son sujet avant tout comme un prétexte à une réflexion sur le fanatisme religieux, la façon dont il se développe, ses conséquences sur la vie politique et sur l’histoire des idées. Une fois encore, ce péplum se réfère autant aux réalités contemporaines qu’à l’époque dont il traite : Amenábar dénonce vigoureusement le fanatisme religieux, ce qui ne peut que faire penser le spectateur à l’islamisme, mais avec cette torsion intéressante qu’à l’époque dont parle le film, les fanatiques sont chrétiens (plus précisément la confrérie des parabolani qui à l’origine accomplissaient volontairement des tâches ingrates et dangereuses comme les soins aux malades contagieux), ce qui permet d’étendre cette dénonciation aux mécanismes généraux du fanatisme, quelle que soit la religion concernée.

…le film choisit de ne pas choisir

Sur le plan précis de cette réflexion politique, le film est une grande réussite, et contient en particulier des scènes de discussion qui mettent en évidence la rhétorique du fanatisme à l’œuvre, ses sophismes, ses amalgames, ses procédés faciles pour impressionner, emporter l’adhésion et galvaniser les foules contre les ennemis qu’il désigne. Mais cette réussite va de pair avec une faiblesse, dans la mesure où la représentation des parabolani et de leurs affrontements avec les païens et les juifs finit par risquer un certain manichéisme : la part de pamphlet politique finit par nuire à la fidélité de la reconstitution historique, ce qui est dommage dans le cas d’une époque très peu connue du grand public, et pour laquelle les sources et ouvrages permettant de connaître le déroulement réel des faits ne sont pas toujours très accessibles pour le premier venu. De même, quelques libertés ont été prises avec ce que l’on sait des travaux réels d’Hypatie : il semble probable qu’elle ne fit jamais la découverte majeure que le film lui attribue dans le dénouement. C’est dommage de forcer la note là encore, car l’absence de grande découverte marquante n’ôtait rien au caractère pionnier de ses recherches. Cependant, une fiction, même historique, reste une fiction, et le film garde ce gros avantage d’attirer pour la première fois l’attention générale sur une époque et un personnage jamais représentés auparavant au cinéma. C’est même une invitation idéale à la découverte d’Hypatie et de l’Égypte du IVe siècle.

En termes de spectacle, le film a su présenter un univers visuel qui n’a rien à envier, en termes de décors et de costumes, à celui des grosses productions. La reconstitution d’Alexandrie et de sa légendaire bibliothèque est superbe. Le jeu des acteurs est satisfaisant, et même solide dans le cas de plusieurs rôles principaux (Hypatie est jouée par Rachel Weisz et son père Théon par Michael Lonsdale). La réalisation s’autorise quelques audaces, en particulier les travellings avant et arrière qui, depuis l’espace, plongent vers la Terre jusqu’à la bibliothèque d’Alexandrie. La musique ne m’a pas spécialement marqué pendant la projection, ni en bien ni en mal ; à la réécoute, elle s’avère réussie et plus subtile que bien des bandes originales de péplums.

Conclusion : un renouvellement bienvenu

Rétrospectivement, Agora s’avère de très loin le péplum le plus original et le plus audacieux de ces vingt dernières années. C’est le seul film que je connaisse à accorder le premier rôle à une femme de l’Antiquité qui ne soit ni Cléopâtre, ni Messaline. C’est l’un des rares péplums à oser rompre avec la tradition cinématographique américaine et italienne qui, de longue date, a idéalisé le christianisme antique. C’est l’un des trop rares films du genre qui s’intéressent à autre chose qu’à la guerre et à la vengeance. Et ce n’est pas pour autant un documentaire, mais bel et bien une fiction et un film d’auteur, porteur d’une vision du monde et d’une réflexion pertinente sur notre époque. Par tous ces aspects, Agora apporte un renouvellement bienvenu au genre du péplum et a le mérite de montrer qu’on est très loin d’en avoir épuisé les possibilités, dès lors qu’on s’écarte de l’imaginaire de Hollywood et des péplums italiens du milieu du XXe siècle, qui ont voulu réduire le genre au grand spectacle à effets spéciaux et à l’étalage de prouesses physiques. Rien que pour ça, les passionnés d’Antiquité feraient bien de remercier Alejandro Amenábar.


Élisabeth Vonarburg, « Chroniques du Pays des Mères »

1 mars 2021

Référence : Élisabeth Vonarburg, Chroniques du Pays des Mères, Paris, Gallimard, coll. « Folio SF », 2020 (première parution : Montréal, éd. Québec Amérique, 1992).

L’histoire en deux mots

La petite Lisbeï est née à Béthély, où elle grandit au sein d’une garderie. Comme tous les enfants, elle est partagée entre candeur et curiosité, entre envie de bien faire et envies instinctives. Elle est élevée dans la foi en Elli, qui prône la non-violence. Très vite, elle noue une relation fusionnelle avec une autre petite fille, Tula : elles se racontent tout et s’instruisent mutuellement au fil de leur enfance. Mais par-dessus l’épaule de Lisbeï, nous remarquons, au fil des pages, les indices troublants, et pour certains terribles, qui révèlent les différences entre le monde où elle vit et notre monde présent : l’humanité repliée en petites communautés loin des Mauterres, les terres polluées par le passé ; les graves problèmes de fertilité et de mortalité infantile qui ont fait chuter la population en flèche ; la rupture avec les époques passées, l’ère du Déclin qui a été suivi du temps des Harems, puis des Ruches, où l’on devine nombre de conflits ; la population en grande majorité féminine, où il naît très peu de garçons, et toutes les différences sociales qui en découlent ; les curieux pouvoirs d’empathie de Lisbeï et de plusieurs autres femmes.

De l’enfance à l’âge adulte, nous découvrons avec Lisbeï cet univers vaste et varié, le Pays des Mères, avec ses usages, ses croyances, son histoire. Curieuse, Lisbeï le reste toute sa vie, mais sa soif d’apprendre va amener des révélations qui vont ébranler les certitudes de bien des gens au Pays des Mères.

Voilà, c’est tout ce que vous devriez savoir avant de commencer votre lecture. La plupart des quatrièmes de couvertures vous en disent beaucoup trop au sujet de l’état du monde et de ce que va devenir Lisbeï, mais il y a de quoi vous ôter le plaisir de la lecture d’une bonne moitié du livre, donc, si vous voulez mon avis, ne les lisez pas avant d’entamer le roman !

Mon avis

Paru au Québec en 1992, Chroniques du Pays des Mères a fait l’objet d’une version remaniée et définitive en 1999, que Mnémos a eu la bonne idée de publier en France l’an dernier. C’est cette édition que Gallimard reprend cette année en poche dans sa collection « Folio SF », ce qui donne un bon pavé de plus de 700 pages. Je ne dirais pas qu’on ne les sent pas passer (ni qu’on ne les sent pas peser en trimballant le roman dans les transports), mais ce livre-univers m’a fait l’effet d’un confortable monde en miniature où j’ai adoré me replonger chapitre après chapitre. J’ai gardé pour la fin la lecture de la préface de Jeanne-A Debats, dont on ne profite vraiment qu’après avoir lu le livre, à mon avis.

Le roman est d’un abord simple, qui m’a paru épouser l’état d’esprit de la toute jeune enfant qu’est Lisbeï dans les premiers chapitres. Les phrases sont simples, sans mots recherchés. Comme tout livre-univers, celui-ci comprend un nombre important de Mots-Concepts, mais ils sont introduits au compte-gouttes avec une habileté remarquable, qui rend l’ensemble limpide. Aux gens que cette simplicité du style pourrait rebuter, je vous préviens : c’est une simplicité trompeuse, savante, et cela se découvre en quelques chapitres. Le travail sur l’univers est énorme, les détails sont introduits peu à peu mais fourmillent et montrent toutes sortes d’idées et de trouvailles créatives. Entre l’expérience de pensée sur un futur pareil, le jeu consistant à deviner petit à petit comment on est passés du présent à ce futur-là, et le suspense sur le destin de Lisbeï, il y a beaucoup de matière en peu de pages, et toute la suite est à l’avenant.

Chroniques du Pays des Mères n’est pas un roman à suspense et à rebondissements constants, l’un de ces « tourneurs de pages » (comme on dit en anglais) dont l’éloge ultime serait de déclarer : « Je l’ai commencé et je n’ai pas pu m’arrêter ». Quelque part, c’est tant mieux, parce que lire un pavé pareil d’une traite impliquerait de sauter un nombre de repas inquiétant pour la santé du lectorat. Mais c’est avant tout tant mieux pour la littérature, car Vonarburg pose ici un rythme, une structure narrative et des enjeux narratifs bien à elle, qui vont leur bonhomme de chemin sans se soucier de se conformer à telle ou telle mode ou à tel ou tel supposé impératif de l’écriture de fiction. Le résultat rappelle une fresque dont on découvrait les détails en plusieurs regards de plus en plus appuyés, ou bien plutôt une oeuvre musicale qui entrelace plusieurs thèmes et les déploie pianissimo puis allegro, forte et de nouveau piano, sans donner dans le boum-boum de cuivres constants. Puis-je m’autoriser une révélation ? Il n’y a pas de grandes batailles dans ce roman, pas d’assassinats, pas de scènes de sexe et de violence physique omniprésente. Ces ficelles universelles mais faciles et souvent éculées, Vonarburg les laisse au vestiaire avec une politesse souveraine, pour mieux imposer des règles différentes à son univers. Joint à la masse de détails qu’elle sait brosser ou laisser deviner à l’arrière-plan, ce choix d’un monde où les luttes se font nécessairement à pointes mouchetées confère au Pays des Mères un grand réalisme, très proche du quotidien des sociétés pacifiées actuelles, et rouvre la voie à des enjeux et des thèmes tout différents, eux aussi très proches de nos questionnements : comment trouver ma place dans la société ? Qu’est-ce qu’accomplir sa vie ? Comment comprendre les autres ? Comment trouver l’amour ? Et, dans le cas de Lisbeï : comment en apprendre davantage sur le passé ?

J’ajoute aussitôt que ce choix est solidement justifié par la cohérence interne de l’univers qu’élabore Vonarburg. Et c’est la première grande qualité du roman : mener à bien une expérience de pensée très détaillée en matière d’anticipation post-apocalyptique, où l’humanité doit survivre dans des conditions radicalement différentes. Tout y est : l’anticipation qui explique (mais seulement par bribes) comment on arrive du présent à ce futur lointain ; les conditions de vie de l’humanité (pollution, maladies) et leurs conséquences biologiques (mortalité élevée, forte inégalité des naissances entre filles et garçons, mutations naissantes) ; la société qui découle de ces conditions changées (un matriarcat qui contrôle fortement la reproduction et les naissances ; des notions d’amour et de parentalité radicalement différentes et assez déroutantes pour nous ; une attitude toute différente envers l’amour entre personnes du même sexe, etc.) ; et la religion qui la cimente (le culte d’Elli, fondé sur une divinité bisexuée et un couple primordial opérant plusieurs décalages intéressants par rapport aux grands monothéismes actuels ; la morale non-violente qui l’accompagne). L’empreinte de ces différences s’imprime jusque dans les habitudes de langage, avec la systématisation des accords au féminin (contrairement à l’usage traditionnel de nos jours où l’on écrit « l’homme et la femme sont beaux » : au Pays des Mères, on écrirait « belles ») et quelques transformations de noms devenus féminins (« la chevale »), qui, même près de vingt ans après, provoqueront sans doute quelques apoplexies parmi les gardiens autoproclamés d’une certaine conception de l’orthographe etc. (j’insérerais bien ici des traits d’esprits polémiques et assassins typiquement français, mais j’ai la flemme).

La deuxième réussite des Chroniques du Pays des Mères consiste, par le prisme de cet univers, à faire réfléchir un lectorat actuel sur nombre de sujets du monde présent, allant de l’égalité des sexes aux notions d’amour et de couple en passant par de nombreux autres, le moindre n’étant pas le sujet de la religion, et plus précisément des religions du livre, avec leur traitement complexe des rapports entre un texte sacré et une vérité historique… le tout en évitant, avec une habileté espiègle, de faire une utopie, mais aussi de faire une dystopie ! Or cela me va très bien : le résultat n’est ni un monde idéal que l’écrivaine appellerait trop évidemment de ses voeux et qui ne serait qu’un essai politique déguisé (comme on en faisait essentiellement aux XVIIIe et XIXe siècles), ni un de ces tableaux sombres et désespérés si à la mode en ce moment qui, sous prétexte de faire un beau contre-exemple comme Orwell, n’aboutissent qu’à plomber le moral aux gens pour des mois ou à les faire baigner dans une violence complaisante. Le Pays des Mères n’est ni un enfer, ni un paradis : c’est un monde possible, aux choix stimulants et enviables par certains aspects, aux réalités tristes, sordides ou sclérosées sous d’autres aspects. Bref, un monde radicalement autre, mais furieusement réel, et qui donne à réfléchir de manière nuancée et originale. Si ce n’est pas de la bonne science-fiction, je ne sais pas ce que c’est.

Une troisième grande qualité qui m’a fait adorer ce livre est la manière dont il dépeint les questionnements individuels et collectifs liés à, disons, la quête du savoir. Je regroupe là-dedans aussi bien la recherche scientifique que les questionnements religieux. Ce sont deux thèmes étroitement entrelacés du fait du type de société où vit Lisbeï, et tous les deux sont développés tout au long du livre en donnant lieu à de belles pages et à des dialogues vifs et intelligents. Le résultat est que je recommande ce livre aussi bien à toute personne qui a des affinités avec l’histoire ou l’archéologie qu’à n’importe quelle personne croyante (en particulier monothéiste), car dans tous ces cas, cela ne pourra qu’être une lecture stimulante. Si vous êtes en plein dans vos études, si vous êtes en thèse, ou bien si vous travaillez à l’université ou dans un centre de recherches, vous ne pourrez que vous retrouver dans les préoccupations de Lisbeï et de ses amies à Wardenberg, entre projets à soumettre, recherches de crédits, échanges d’hypothèses et discussions sur le statut de la preuve. Quant à la question de la religion, la comparaison implicite constante entre le culte d’Elli dans ce futur lointain et les religions actuelles (notamment, mais pas seulement, le christianisme) offre à elle seule un motif de réflexions tout au long de la lecture. Mieux : Vonarburg montre de nombreux personnages, croyants ou athées, dans leurs questionnements intimes ou ouverts, dans des pensées privées, dans des conversations amicales ou amoureuses, dans des débats politiques. Et là encore, elle fait le choix de ne pas tomber dans la facilité : non, il n’y aura pas d’inquisiteurs maniant la hache ou la tronçonneuse laser à tour de bras, ni de guerres de religions sanglantes, ce qui ne veut pas dire que tout ira bien… mais c’est tout de même un univers où, dans l’ensemble, les personnages (du moins les personnages principaux) impressionnent par leur volonté d’écoute, de dialogue et de dépassement dialectique, un sens du devoir qui les amène à toujours chercher à sortir des conflits « par le haut ». Bien sûr, la volonté ne suffit pas à faire en sorte que tout le monde se comprenne et tombe d’accord, sinon ce serait trop facile !

Un dernier atout du roman réside dans sa finesse psychologique. Elle se manifeste en bonne partie dans le portrait très fouillé qui est fait du personnage principal, Lisbeï. Nous la suivons pendant une bonne partie de sa vie, en commençant par la petite enfance, et nous avons accès à ses pensées intimes, à ses questionnements, à ses émotions. Mais, par le truchement de plusieurs procédés narratifs, Vonarburg nous invite à regarder par-desssus l’épaule de Lisbeï, à prendre de la distance par rapport à sa façon de voir les choses. Au cours des premiers chapitres, pendant que Lisbeï est trop petite pour connaître le monde en dehors de Béthély, nous en avons les premiers aperçus par des échanges de lettres entre les femmes amenées à s’occuper d’elle. Un moyen habile de nous plonger dans cet univers et de nous faire percevoir les dangers qui menacent Lisbeï et les enfants de son époque, tout en posant des thèmes qui seront amplifiés plus loin. C’est ensuite le journal intime de Lisbeï qui devient le lieu privilégié de ses questionnements. Mais attention, ce ne sont pas des chapitres qui se bornent à fournir le texte du journal : là aussi, on regarde par-dessus son épaule, on la voit réfléchir à des choses qu’elle écrit ou formule différemment, ou qu’elle renonce à écrire, ou qu’elle barre… autrement dit, si la pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même, comme disait Platon, l’écriture du journal est une concrétisation du processus de réflexion de Lisbeï, avec (et c’est là que c’est intéressant) ses traits de génie, ses recherches en cours, mais aussi ses limites, ses doutes, sa mauvaise foi. Parce que Lisbeï a ses aspects agaçants, qu’on ne voit pas tout de suite puisqu’elle ne les voit pas elle-même, mais qu’on devine peu à peu en surplomb. Tout cela est narré avec une simplicité apparente qui ne doit pas faire oublier l’art consommé du récit qui y est à l’oeuvre.

Parlons du style, qui est le seul aspect du livre sur lequel je pourrais avoir quelques réserves. L’écriture est extrêmement travaillée, avec un lexique interne à l’univers très développé, mais introduit avec une remarquable clarté. Les choix de Vonarburg en matière de vocabulaire semblent s’attacher à démontrer le conseil d’écriture donné naguère par Colette : « Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne ». Vonarburg y déploie le contraire exact d’une écriture de belles phrases et de mots rares et recherchés (diamétralement opposé à ce que fait un Jaworski par chez nous, ou, pour rester au Québec, à l’écriture sublime et pétrie de néologismes du Jour des corneilles de Jean-François Beauchemin, par exemple). A vrai dire, son vocabulaire est si restreint et sa langue si simple que c’en est parfois frustrant de voir un tel refus du « beau style ». Le roman regorge pourtant de passages marquants, mais c’est davantage un roman de belles scènes ou de belles pages que de phrases ciselées. On penserait presque à un tutoriel, si grand est le soin mis à aborder des problèmes complexes sous de multiples facettes pour faire réfléchir et rendre intelligent, sans passer par des phrases élégantes ou complexes. A mes yeux, c’était très déroutant à lire, parce que j’avais parfois l’impression d’un pavé touffu écrit comme un certain type de roman jeunesse au vocabulaire volontairement limité. Je me serais attendu à ce qu’à mesure que Lisbeï grandissait, le vocabulaire s’étoffe et les phrases deviennent plus contournées. Mais les chemins vers un roman réussi sont multiples, et à mes yeux, cela fonctionne très bien quand même. Sans oublier que l’identité du narrateur (ou de la narratrice ?) n’est dévoilé que dans les toutes dernières pages, ce qui forme un dernier rebondissement éclairant tout ce qui précède sous un jour nouveau, et il fallait le faire.

Un mot sur la structure du roman, pour finir. J’en ai dit un mot plus haut : c’est un roman à la construction extrêmement originale, qu’il s’agisse de sa conception du suspense, de sa façon de mettre en place des conflits et de les régler. J’aimerais insister là-dessus, car rarement j’aurai vu une structure narrative tordre aussi allègrement le cou aux clichés et s’écarter des attentes, avec un résultat encore une fois d’une limpidité qui confine à l’évidence, mais qui est en réalité très renseigné et démontre des choix audacieux. Qu’il s’agisse des enjeux concernant le Pays des Mères dans sa globalité ou de la quête personnelle de Lisbeï et de ses accomplissements amoureux, toutes ces intrigues entrelacées donnent lieu à des évolutions surprenantes, qui ne sentent pas le plan en trois parties ou le schéma narratif paresseux. Ces choix ont leurs limites, j’imagine, et une partie des gens pourra préférer un type de suspense basé sur des enjeux plus classiques (qu’on qualifie souvent, par abus, d’ « efficaces ») ou reprocher au roman quelques ventres mous où l’on se demande un peu où va l’histoire. Disons que c’est un roman ample et qu’il faut accepter de lui laisser son temps quand on s’y plonge. L’univers et les personnages m’ont paru bien assez attachants pour que cela ne me gêne pas.

La réédition chez « Folio SF » inclut une préface par l’écrivaine Jeanne-A Debats qui passe beaucoup de temps à répondre à des critiques de presse machistes vieilles de vingt ans. C’est peut-être leur faire trop d’honneur que de reconduire la polémique avec les propos conservatistes qui, de nos jours, sentent tout de même sacrément le formol (et ce n’est pas peu dire en ces temps où on en manque ni de conservatisme et de pensées réactionnaires en politique ou chez les éditorialistes). En plus, l’intitulé est assez brutal : quoi qu’en dise Jeanne-A Debats, il y a bien du féminisme dans ce livre, mais certes pas au sens caricatural que les détracteurs du roman donnaient à ce mot en 1992. Au moins l’écrivaine en profite-t-elle pour dresser un petit nanard club des mauvais romans de SF sur des thèmes proches, qui font d’autant mieux ressortir la réussite de Vonarburg. Et puis, si cela peut faire rougir André-François Ruaud en faisant en sorte que les gens le chambrent sur les préjugés qu’il avouait dans sa critique du roman pour Yellow Submarine en 1993, ce sera amusant… (Attention, la critique en question contient des révélations sur Le Silence de la Cité.) Mais, hors du microcosme de la SF française, tout ça est assez anecdotique, et je rêve d’une future édition commentée et annotée, avec des annexes et tout, qui saura replacer le roman dans le contexte plus large de l’histoire littéraire.

En somme, Chroniques du Pays des Mères m’a fait l’effet d’un monument de la science-fiction, que je place au même rang que d’autres tentatives d’anticipation à fort propos social comme Les Dépossédés d’Ursula Le Guin, dont on pourrait le rapprocher par bien des aspects (… et auquel on pourrait l’opposer par bien d’autres !). Je ne peux donc que le recommander très chaleureusement, et j’attends avec impatience la réédition par Mnémos, prévue pour septembre 2021, d’un autre roman de Vonarburg situé dans le même univers à une période antérieure : Le Silence de la Cité. Sans avoir voulu me divulgâcher une partie de l’histoire, il semble que plusieurs personnages mentionnés dans ce dernier apparaissent aussi dans les Chroniques, au moins de manière indirecte. Il semble aussi que certains détails du dernier chapitre des Chroniques, que j’ai cru ne pas comprendre parce que ma lecture du roman s’est étalée sur plus d’un mois et demi, ne sont en réalité bien compréhensibles que si l’on a lu aussi Le Silence… Ce n’est heureusement pas gênant à l’échelle du livre, mais cela me rend d’autant plus curieux de lire cet autre volet du futur dépeint dans les deux livres.


[Film] « When Night Is Falling », de Patricia Rozema

1 février 2021

Référence : When Night Is Falling, film réalisé par Patricia Rozema, Canada (Québec), 1995, 94 minutes.

Présentation du film (sur Universciné)

« Camille enseigne la mythologie dans un collège religieux. Elle aime Martin, théologien dans la même institution mais ne se sent pas prête pour une union qu’on leur demande de légaliser au plus vite. Sa rencontre avec Petra, irrésistible jeune femme, acrobate dans un cirque ambulant, lui fait découvrir un monde chaotique et vibrant, peuplé de créatures étranges. Dans cet univers merveilleux et imprévisible où elle oublie prudence et raison, elle bascule dans une nouvelle façon d’aimer… Après la révélation du Chant des sirènes, le troisième long-métrage de la réalisatrice a remporté, en 1995, les Prix du Public aux Festival de Londres, Berlin, Melbourne, Sidney et Créteil ainsi que le Grand Prix du jury Outfest à Los Angeles. »

Mon avis

Une vie calme, où « studieuse » rime avec « pieuse » : voilà ce qui semble attendre Camille, que nous découvrons au début de ce film. Le désordre s’installe avec un malheur d’allure anecdotique : son chien s’échappe inexplicablement en son absence et elle le retrouve inanimé, apparemment mort. Ce n’est pas raisonnable d’avoir beaucoup de chagrin pour un chien, semble dire la société. Ce serait raisonnable d’épouser son collègue et compagnon Martin afin qu’ils puissent tous les deux prendre la direction du collège de théologie que leur supérieur va bientôt quitter. Mais dans cette vie bien réglée, les émotions, et bientôt la passion, vont venir faire voler en éclat un quotidien peut-être justement trop réglé. Toute l’histoire de Camille est celle d’un dérapage incontrôlé dont le catalyste est Petra l’acrobate, rencontrée elle aussi dans des circonstances apparemment anecdotiques. Un proverbe dit que la vie, c’est ce qui arrive pendant qu’on est occupé à autre chose : c’est particulièrement vrai de cette aventure amoureuse où Camille, paradoxalement, doit se perdre et ne plus se comprendre afin de mieux se retrouver. Le virage est vertigineux comme un saut d’acrobate, et ce n’est pas la personnalité de Petra, semblant tout l’opposé de Camille, qui lui facilite les choses. La beauté de cette histoire provient en partie de cette qualité de son scénario : la manière dont il s’efforce d’imiter les hasards, les détours de la vie et la capacité des événements à voler en escadrille, passant en quelques jours d’une période de calme à une succession de péripéties et de nouveautés déconcertantes. Après tout, qui n’a pas déjà vécu cela ?

C’est donc un scénario réaliste, mais pas seulement. Le film de Patricia Rozema tend aussi vers un certain symbolisme. En témoigne tout un réseau de sens et de correspondances que l’on comprend sans grande difficulté au fil du film. Le cours de mythologie que donne Camille au sujet des métamorphoses et du changement présenté comme une part indispensable de l’existence est évidemment une annonce de la métamorphose qui l’attend elle-même dans la suite de l’histoire. Les numéros d’équilibrisme que Camille contemple avec une crainte mêlée de fascination la première fois qu’elle découvre le cirque où travaille Petra renvoient aussi à l’équilibre délicat qu’elle va devoir retrouver dans sa propre vie. Quant à la décision bizarre de Petra de conserver au frigo le cadavre de son chien, elle revêt elle aussi un sens tout symbolique vers la fin du film, où l’on s’aperçoit que ce cadavre rigide conservé dans le froid peut aussi bien renvoyer à Camille elle-même et à la rigueur mortifère de la morale religieuse où elle baigne. Ce symbolisme est un parti pris qu’il vaut mieux accepter, sous peine de trouver certaines transitions étranges, voire de juger invraisemblables certains détails du dénouement qui ne prennent sens que dans ce réseau de symboles.

L’image, la musique et les partis pris de réalisation portent assez bien ce symbolisme du scénario pour que l’ensemble ne paraisse pas forcé. Allié à la grande beauté des images et au romantisme du sujet (une liaison passionnée, inattendue et en butte à toutes sortes d’obstacles), ce symbolisme participe à la naissance d’une vraie poésie à l’écran.

C’est que la première qualité de When Night is Falling est la beauté de ses images. Un grand soin est apporté aux décors, aux textures, aux lumières. L’austérité de la faculté de théologie et de l’appartement que partagent Camille et Martin laisse bientôt place à l’univers bigarré et mouvant du cirque, que le film se fait un plaisir d’évoquer à travers des jeux d’ombres et de lumières, de silhouettes, de déguisements. Cette poésie annonce, accompagne et alimente la sensualité des rencontres entre Camille et Petra, pour produire certaines des plus belles scènes érotiques qu’il m’ait été donné de voir au cinéma. C’est ici l’érotisme au meilleur sens du terme, tout l’opposé de la pornographie. Le film en montre juste assez pour éveiller l’imagination, et aussitôt la suggestion et le symbole (oui, ici aussi) prennent le relai, tissant un jeu de comparaisons et de correspondances d’une grande beauté, comme cette scène d’amour entre Camille et Petra où les plans sur leurs corps enlacés alternent avec un numéro de trapèze où deux femmes évoluent parallèlement dans un numéro de symétrie savante – une scène qui mériterait de figurer dans une anthologie de l’amour au cinéma. La musique, discrète et enveloppante, renforce la volupté de ces scènes et garantit la continuité de cette sensualité sous-jacente qui envahit Camille et dont elle prend conscience très progressivement. Comparées aux scènes d’amour de When Night Is Falling, les scènes de sexe de La Vie d’Adèle (la mauvaise adaptation à l’écran par Kechiche de la belle BD Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh) paraissent encore plus grotesques et ont des allures de publicité pour Decathlon. Filmer la volupté n’a rien de facile et Patricia Rozema s’en sort de manière remarquable.

Les performances des deux actrices et de l’acteur qui forment le trio amoureux central du film renforcent encore ses qualités. Il faut dire que le scénario leur offre trois personnages disposés en deux couples qui fonctionnent chacun très bien, tout en étant menacés chacun par des faiblesses et des tensions différentes, où les zones d’ombre de chaque personnage ont leur part. Le calme et la pondération de Camille (Pascale Bussières) dissimulent et refoulent un besoin de sensualité et d’aventure que lui révèle brutalement sa rencontre avec Petra (Rachael Crawford). Cette dernière, rentre-dedans et tête brûlée au possible, doit accomplir un mouvement inverse pour laisser voir sa part de douceur à Camille, se mettre à l’écoute de son calme et comprendre ce par quoi elle passe. Or Camille s’accorde à merveille avec son compagnon Martin (Henry Czerny), et c’est toute l’habileté du scénario que de ne pas montrer celui-ci sous un jour caricatural. Martin n’est pas « le méchant de l’histoire » : Camille et lui partagent non pas seulement le goût des études théologiques, mais aussi une complicité charnelle bien réelle que le film montre aussi. Or la situation est telle que Camille se retrouve confrontée à une situation de crise, c’est-à-dire, étymologiquement, de choix à trancher : elle peut accepter le mariage et le poste à l’université de théologie, ou non. Il n’y a pas de compromis ou de demi-mesure possible. Le choix n’en est que plus difficile pour elle. Les trois acteurs incarnent remarquablement bien les tensions à l’oeuvre dans leurs personnages respectifs.

When Night Is Falling évoque un trio amoureux où chacun des personnages a une orientation sexuelle différente. Martin, hétérosexuel, se retrouve à endosser le rôle coercitif de l’institution sociale et religieuse. Petra, lesbienne et artiste de cirque, incarne la contre-culture, elle-même associée à une conception du monde et à un mode de vie radicalement différents, marqués par l’art et le nomadisme (son cirque est ambulant), mais aussi par la pauvreté et par la souffrance due aux discriminations qu’elle subit en tant qu’artiste de cirque, lesbienne et métis. Camille, elle, s’est crue hétérosexuelle et, de ce fait, a cru pouvoir passer toute sa vie à l’abri de l’institution ; mais elle se découvre bisexuelle et, de ce fait, se retrouve littéralement entre deux mondes qui, en se rejetant l’un l’autre, la contraignent à choisir entre eux dans un temps restreint qui forme l’unité temporelle du drame, et qui pourrait déboucher tout aussi bien sur une tragédie.

Une chose que j’ai beaucoup appréciée dans ce film, c’est sa façon de se concentrer sur son histoire et ses personnages, sans tenter d’injecter trop de généralités dans ses dialogues ou dans la conception de ses personnages. Les trois figures centrales de When Night Is Falling peuvent correspondre en partie à des types (je viens d’en parler), mais ce ne sont pas des stéréotypes pour autant. Martin n’est pas n’importe quel homme blanc et hétérosexuel : c’est un professeur de théologie. Camille n’est pas n’importe quelle femme supposée hétérosexuelle : elle étudie la mythologie, et tout le film porte l’empreinte de son regard sur le monde, un regard logiquement chargé de symboles et de correspondances. Petra n’est pas n’importe quelle lesbienne : son caractère et ses goûts personnels sont fortement affirmés. Le film ne contient presque aucun échange général sur « l’homosexualité » ou « la bisexualité ». La seule scène qui s’en approche est un entretien professionnel où Camille prend en pleine face la réprobation de l’homosexualité inhérente à l’Eglise ; et même cette scène est nuancée par la suite au moyen d’un dialogue là encore dénué de caricature avec le doyen de la faculté. Tout est au service de l’histoire, et le résultat n’en est que plus cohérent et bien ficelé.

Qu’ai-je à redire à ce film ? Il est sans doute trop rapide. Son propos, sa distribution, ses qualités visuelles et musicales sont telles, et recelaient un tel potentiel, que j’aurais bien pris une bonne demi-heure supplémentaire pour approfondir et rendre encore plus progressive la rencontre et l’apprivoisement mutuel entre Camille et Petra. En l’état, le choc entre leurs deux personnalités apparaît très rude, au point qu’on se demande parfois comment Camille peut céder si rapidement à sa passion. Ce qui sauve la vraisemblance de ses réactions à mes yeux, c’est l’idée (introduite très vite dans le film) qu’elle a obéi toute sa vie à une éducation stricte qui lui a fait refouler toutes sortes de choses et que ce carcan craque d’un coup au moment où elle rencontre Petra. Mais je comprendrais qu’on puisse juger leur romance un peu précipitée. Autre problème possible : l’esthétique du film pourra justement sembler un peu trop esthétisante à certains, mais le résultat m’a paru si beau que je le défends volontiers. Enfin, le destin final du chien de Camille aura de quoi surprendre et, même en comprenant tout le réseau de symboles que le film déploie tout du long, il pourra paraître « too much« .

Ces quelques limites n’empêcheront pas When Night Is Falling de figurer parmi les plus beaux films d’amour entre femmes et parmi les films les plus nuancés sur la bisexualité que je connaisse pour le moment. Quand on se rappelle qu’il est sorti en 1995, au temps où ce type de sujet commençait à peine à se répandre au cinéma, cela donne envie de saluer encore davantage la qualité de son propos.

Le film existe en DVD et peut également se visionner en ligne, notamment sur Universciné (qui propose des achats au visionnage ou au téléchargement en dehors de ses formules d’abonnement). Le site complète le visionnage par un grand entretien sur le film et dispose de plusieurs films de la réalisatrice.

Qu’est-ce qui existe dans le même genre ?

Parmi les films sur des sujets approchants dont j’ai eu l’occasion de parler ici, le premier auquel je pense est Vita et Virginia de Chanya Button (2019), différent puisqu’il s’agit d’un « biopic » – un film biographique – sur la relation entre les écrivaines britanniques Virginia Woolf et Vita Sackville-West, mais qui se rapproche de When Night Is Falling par la sensibilité de ses portraits de personnages et par son aspect un peu expérimental dans l’élaboration d’une poésie visuelle (poussée moins loin qu’ici). Dans une moindre mesure, cela vaut la peine de mentionner aussi Colette de Wash Westmoreland (2018), sur les débuts de l’écrivaine française, plus formaté, mais injustement boudé par le public français à sa sortie malgré la présence de la convaincante Keira Knightley dans le rôle-titre. En matière de portraits psychologiques et de découverte de l’amour entre femmes, mais cette fois avec des personnages d’adolescentes, le tout avec une « patte » cinématographique bien affirmée, il est impossible de passer à côté du magistral Naissance des pieuvres de Céline Sciamma (2007) dont je dis tout le bien que j’en pense par ici.

En matière de livres, maintenant, si vous cherchez une évocation poétique et très sensible de la découverte de sa bisexualité par une adolescente, je vous conseille la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh (2010). Si vous cherchez plutôt une histoire de relation entre personnes du même sexe dans un contexte très marqué par une éducation religieuse, je vous conseille le superbe Les Relations particulières de Roger Peyrefitte (1943), qui met en place lui aussi tout un réseau de symboles et dépeint magistralement les jeux d’influence et de pouvoir plus ou moins dangereux qui se nouent entre adolescents et prêtres dans une école catholique du milieu du XXe siècle. Et toute l’oeuvre d’André Gide.