[BD] Pénélope Bagieu, « Les Strates »

5 septembre 2022

Référence : Pénélope Bagieu (texte et dessin), Les Strates, Paris, Gallimard, collection « BD », 2021, 144 pages.

Présentation par l’éditeur

« L’autrice de Culottées, Eisner Award 2019, livre ici son premier récit autobiographique, où histoires d’enfance et d’adolescence composent le portrait de l’adulte qu’elle est devenue. »

Mon avis

Pénélope Bagieu est désormais l’une des autrices de BD les plus connues des médias français, mais comme cela ne veut pas dire que tout le monde la connaît, cela ne fait pas de mal de revenir rapidement sur son parcours. Elle est née en 1982 à Paris et elle a fait des études d’art à l’ENSAD puis à l’Université des arts de Londres. Elle a travaillé d’abord en tant qu’illustratrice – activité qu’elle poursuit de manière prolifique au gré des sollicitations et des collaborations – et a réalisé un court-métrage d’animation remarqué, Fini de rire, en 2006. Elle se lance ensuite dans l’aventure des blogs BD alors en pleine effervescence (avec d’autres comme Boulet, Maliki ou Reno et Melaka, pour ne citer que quelques noms). Son blog, Ma vie est tout à fait fascinante, raconte des tranches de vie avec humour. Il connaît une édition papier en 2008. Bagieu publie ensuite Joséphine, BD en trois tomes (2008-2010) qui est même adaptée au cinéma. Ses BD Culottées, qui présentent une galerie de portraits de femmes ayant marqué l’Histoire ou connu des parcours hors du commun, connaissent un grand succès (globalement mérité : j’aurai peut-être l’occasion d’y revenir dans un billet à part).

Les Strates est une BD récente et (du peu que j’aie pu en voir) moins discutée que les Culottées, par exemple. Elle mérite pourtant largement le détour, par la palette de sujets légers ou révoltants qu’elle aborde.

Comme la présentation de l’éditeur l’indique, il s’agit d’une BD autobiographique, qu’on pourrait a priori rapprocher du blog Ma vie est tout à fait fascinante. En réalité, le caractère autobiographique des récits en question est à peu près leur point commun avec le blog. Le reste diffère très nettement. Le dessin, outre l’expérience supplémentaire qu’il montre par rapport aux débuts de l’autrice, adopte une technique différente, fondée sur le crayonné, avec des ombres plus nombreuses. Ce choix graphique reflète visiblement une volonté de marquer un changement de ton : si l’humour est toujours présent, les sujets abordés sont loin de s’y cantonner et certaines planches sont même glaçantes. Si vous craignez les lectures capables de vous donner des cauchemars, je crois que vous pouvez vous rassurer : l’atmosphère générale reste à l’optimisme, mais un optimisme lucide et déterminé à l’action pour faire changer les choses.

Les Strates, son titre l’indique bien, ne forme pas un récit continu, mais une succession de récits courts ou brefs (allant de deux à une vingtaine de pages, en gros) où Pénélope Bagieu revient sur des souvenirs marquants de son enfance, de son adolescence ou des débuts de l’âge adulte. Les sujets abordés sont variés. Sa relation fusionnelle avec son premier chat (et avec les chats en général) fait l’objet d’un premier récit bien développé, qui aborde à la fin la question de la mort des animaux familiers. N’ayant personnellement jamais cohabité avec un animal familier permettant une relation très fusionnelle (on m’avait déconseillé de serrer trop longtemps contre moi mes deux poissons rouges), c’est un sujet que je ne connais que par ouï-dire, et, mine de rien, c’est important de pouvoir s’informer sur le vécu des gens qui sont passés par ce type de relation, pour ne pas sous-estimer l’amour et la souffrance qu’elle peut occasionner.

Plusieurs récits évoquent les premières amours, réciproques ou non. Je trouve qu’ils parviennent à saisir avec beaucoup de justesse le mélange de timidité, de pensée magique et de courage (voire d’imprudence) qui préside souvent aux émois de cette période de la vie. Pour l’autrice, c’est l’occasion de revenir sur une époque révolue de sa vie et de se réconcilier avec des souvenirs souvent embarrassants sur le moment. On la voit parfois s’adresser à elle-même plus jeune, dans une rencontre impossible entre les âges de la vie qui me semble être un thème assez récurrent chez les blogueurs et blogueuses de BD (Boulet a plusieurs fois fait ça aussi, par exemple). Je l’ai aussi vu mis en oeuvre dans certains mangas pour adultes, notamment chez Taniguchi. Ce serait intéressant de voir comment ce type de procédé graphique prolonge des procédés narratifs déjà présents, ou en germe, dans les autobiographies livresques (il faudrait voir si des auteurs comme Nathalie Sarraute ou Georges Perec ont tâtonné dans cette direction-là). Je me demande dans quelle mesure ces récits pourraient aussi plaire à un public d’ados. Je crois qu’ils seraient prenants et réconfortants à lire dès cet âge-là.

Un autre récit, très court, mais glaçant et qu’il faudrait faire lire à tout le monde, est l’évocation d’un viol subi entre l’adolescence et le début de l’âge adulte. L’histoire tient en quelques pages, avec peu de texte, ce qui renforce sa puissance graphique. Un autre encore, également sans paroles, montre des attouchements dans le métro parisien. Ni le mot « viol » ni le mot « attouchements » ne sont prononcés, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Pénélope Bagieu est née en 1982, elle avait quinze ans en 1997, elle est entrée dans l’âge adulte au début des années 2000, il y a une vingtaine d’années. On ne parle pas ici de je ne sais quelle époque lointaine et barbare : il s’agit de la France actuelle. Et on ne prétendra pas qu’en vingt ans, le degré de violence global de la société ait reflué à un tel point, et les combats pour les droits des femmes progressé à un tel point, qu’on puisse considérer ce type de témoignage comme une simple archive détachée du présent. Il n’y a pas besoin de beaucoup plus de lecture pour comprendre d’où sortent les revendications des mouvements féministes en général, d’où sort le mouvement #MeToo et ce qui a pu motiver l’engagement féministe de Pénélope Bagieu elle-même.

Les Strates reste un album court, mais révèle densité et nuance à la lecture, et montre un degré de maturité supplémentaire dans l’oeuvre de son autrice, décidément à suivre.


[BD] Florence Magnin (dessin) et Rodolphe (scénario), « L’Autre monde » (premier cycle)

14 mars 2022

Référence : Florence Magnin (dessin et couleurs) et Rodolphe (scénario), avec un lettrage de François Batet, L’Autre Monde, l’intégrale, Paris, Dargaud, 2001 (première parution en deux albums en 1991-1992 ; il s’agit ici d’une « intégrale » du premier diptyque, qui a été suivi de trois autres parus aux éditions Clair de Lune).

L’histoire en deux mots

Jan Vern s’est réveillé dans une chambre blanche, aux soins d’une infirmière nommée Blanche et du bon docteur Peine. Comment est-il arrivé là ? Il se souvient qu’il pilotait sa navette FK-11 dans l’espace, puis tout s’est éteint, une impression de chute, l’horreur… et plus rien. Lorsque des visiteurs entrent le voir, Jan s’aperçoit qu’il est l’objet de toutes les curiosités auprès d’une population qui semble surgie du XVIIIe siècle français. Jan se rend bientôt compte qu’il a été transporté dans un autre monde où l’on ignore tout de l’espace, des autres planètes, des étoiles et de l’aviation, et où une automobile à charbon est une technologie de pointe rarissime. Et il n’est pas au bout de ses surprises, car, dans cet autre monde, les légendes et les anciennes croyances au sujet de la configuration du monde semblent bel et bien réelles. Par exemple, le ciel n’est réellement qu’une toile où les étoiles sont suspendues comme des boules de Noël !

Mon avis

Une grande artiste

Disons-le tout net : cela fait plus de vingt ans que je suis le travail de Florence Magnin avec une admiration toujours renouvelée et j’ai bien l’intention de vous convaincre de vous intéresser à ce qu’elle fait. Bien entendu, c’est en partie une question de goûts, mais pas seulement : dès lors qu’on regarde de près ses illustrations, ou même les cases de ses bandes dessinées, on ne peut que reconnaître, objectivement, la minutie de ses compositions, sa maîtrise des couleurs, et l’univers bien affirmé qui s’est élaboré au fil de ses publications.

Magnin a commencé comme illustratrice pour des couvertures de romans (notamment Les Princes d’Ambre de Roger Zelazny) avant de venir à la bande dessinée avec L’Autre Monde en collaboration avec le scénariste Rodolphe. Elle a ensuite alterné sont métier principal d’illustratrice avec des albums de BD. Elle s’est fait connaître en illustrant des jeux de société (comme la somptueuse première édition d’Il était une fois et Citadelles) et des jeux de rôle sur table, via le magazine Casus Belli puis via les jeux Ambre et Rêve de dragon dont ses couvertures sont des splendeurs. Après avoir signé le dessin de la BD Mary la noire, une histoire de pirate en deux tomes, elle est revenue à la BD quelques années après, cette fois en tant qu’autrice complète (elle signe aussi les scénarios), pour un cycle, L’Héritage d’Emilie, qui comprend cinq tomes. Au fil de ses recherches sur des techniques différentes, elle parvient à réaliser plus rapidement un albums comprenant un plus grand nombre de pages, Mascarade, en 2014.

Quelques exemples de couvertures illustrées par Florence Magnin, dont celle du jeu de rôle Rêve de dragon. Ci-dessus, la couverture de son Artbook paru en 2019.

Florence Magnin est à mes yeux l’une des grandes illustratrices de contes, mais aussi l’une des grandes conteuses, de l’imaginaire français, aux côtés de figures comme Pierre Dubois ou Roland et Claudine Sabatier, par exemple. Son imaginaire riche m’évoque tantôt les contes de fées et les fêtes anciennes, tantôt les légendes celtiques, tantôt les vitraux (pour son sens des couleurs). Bizarrement, c’est plutôt aux milieux du jeu de rôle et de la fantasy qu’elle doit sa reconnaissance principale, grâce à sa participation au « tarot d’Ambre », un jeu de cartes servant d’accessoire au jeu de rôle Ambre (ce tarot est actuellement en cours de réédition, sans les références à l’univers d’Ambre pour des questions de droits, sous le titre « le tarot de la Marelle », aux éditions Nestiveqnen). Il a fallu attendre 2019 pour qu’elle ait enfin droit à un beau livre consacré à son oeuvre graphique, un art book paru chez Nestiveqnen. Magnin continue à publier à un rythme soutenu : après avoir achevé le quatrième diptyque de L’Autre Monde l’an dernier, elle vient de publier un conte illustré pour la jeunesse, Amandine et Caramel, dans un grand format qui met joliment en valeur son travail.

L’Autre Monde, dont je ne chronique ici que le premier diptyque, a été donc prolongé depuis par pas moins de trois autres paires d’albums, toujours en collaboration avec Rodolphe. Il faut dire que l’histoire de ces deux premiers albums, si elle aboutit à une fin, ne résout pas toutes les questions que l’on peut se poser à propos de cet univers étrange. Tandis que Dargaud avait publié le premier cycle, les suivants sont parus aux éditions Clair de Lune.

En lisant aujourd’hui ces deux premiers albums, parus en 1991-1992, il faut les replacer dans leur contexte et se souvenir qu’il s’agit de la première incursion de Florence Magnin dans la bande dessinée après un début de carrière en tant qu’illustratrice. On lui a parfois reproché ses cases trop statiques, manquant un peu du sens du mouvement souvent recherché en BD. Pour ma part, je n’ai pas été gêné le moins du monde par cet aspect : le résultat est superbe et donne un côté « tableau » à la moindre des cases de l’histoire. Les gens que cela gênerait se tourneront plus volontiers vers les albums suivants, où Magnin a corrigé ce défaut.

Un scénario ad hoc

Je connais moins bien l’oeuvre de Rodolphe, le scénariste. Le moins qu’on puisse dire est qu’il a lui aussi de la bouteille, et qu’il a signé des scénarios dans des genres variés, la plupart relevant des genres de l’imaginaire : fantastique paranormal louchant vers la SF dans ses collaborations avec Leo sur les séries Amazonie, Centaurus, Kenya et Namibia, franche fantasy avec le Cycle de Taï-Dor co-écrit avec Serge Le Tendre et dessiné par Serrano puis Foccroulle, uchronie avec Si Seulement dessiné par Chabane, aventure avec Mary la noire où il retrouve Magnin…

Ce qui saute aux yeux dans L’Autre Monde, c’est la parfaite adéquation entre l’univers graphique de Magnin et l’imaginaire déployé par Rodolphe dans son scénario : un univers de merveilles semblant tout droit sorties des siècles passés, une fête bon enfant, naïve et inoffensive – du moins en apparence – et une aventure placée sous le signe du rêve et du cauchemar. Ces deux-là devaient travailler ensemble.

Le scénario de Rodolphe se complaît à égarer toujours plus le personnage principal et avec lui le lectorat. Quel est exactement cet autre monde ? Qu’a-t-il pu se passer ? Toutes les pistes sont ouvertes, et cela d’autant plus largement que, dès les premières pages, il est évident que l’époque d’origine de Jan Vern se situe dans le futur (un futur où les vols en navette spatiale sont banals). Merveilleux, fantastique, SF ? Impossible à prévoir. Une chose est sûre : comme Rodolphe en convient volontiers dans la préface écrite pour cette intégrale, il a délibérément foulé aux pieds toutes les lois scientifiques habituelles pour réaliser un pot-pourri des croyances les plus obsolètes en la matière. N’attendez donc surtout pas de la science-fiction richement documentée ! En termes d’approches de la science ancienne, le résultat se situe bien plutôt du côté d’univers comme De Cape et de crocs ou du jeu de rôle Terra Incognita qui partent du principe que telle ou telle théorie dépassée est vraie dans l’univers de la fiction. Même si les choses sont un peu plus compliquées.

La fin, particulièrement curieuse, ne fait que pousser encore plus loin cette logique, et prend une valeur symbolique ou métafictionnelle appréciable, qui m’a fait penser – mais à une échelle plus modeste – aux vertiges métaphysiques de BD comme les Cités obscures de Schuiten et Peeters et Le Grand Pouvoir du Chninkel ou de films comme Le Tableau de Jean-François Laguionie (dont je parlais ici). Une partie du lectorat s’en satisfera en le lisant sous cet angle. Je comprendrais en revanche que d’autres lui reprochent de poser plus de questions que de réponses, et d’être un brin léger. On pourrait trouver ce dénouement désinvolte, n’étaient les cycles suivants qui ont prolongé l’aventure. Je suis curieux de voir comment cet univers paradoxal est approfondi dans ces suites.

Une dernière qualité qui m’a frappé à la lecture : la recherche lexicale dans les dialogues, qui contribue beaucoup à l’ambiance surannée et colorée de l’autre monde, en particulier pendant la rencontre avec les Chotards (les gobelins de cet univers), qui donne lieu à des répliques truculentes.

Conclusion

Pour une première BD de Magnin, ce premier diptyque de L’Autre Monde formait donc une jolie réussite, grâce à la minutie et au soin apportés à son dessin et à son scénario habile à nous emmener de surprises en révélations et de moments bon enfant en inquiétudes existentielles. Il installe un univers familier, puisque nourri de contes et de croyances anciennes, mais qui arrive à dérouter. Selon vos goûts, vous aimerez y découvrir ce monde étrange, ou vous vous dirigerez vers les BD plus récentes de Magnin, pour profiter directement de l’expérience qu’elle a accumulée au fil des albums. Dans tous les cas, je ne saurais trop vous recommander de vous intéresser à ces auteurs et à l’univers visuel de Magnin, qui en vaut très largement la peine.


[BD] Mademoiselle Caroline (dessin) et Julie Dachez (scénario), « La Différence invisible »

11 octobre 2021

Référence : Mademoiselle Caroline (dessin), Julie Dachez (scénario), La Différence invisible, Paris, Delcourt, coll. « Mirages », 2016.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Marguerite se sent décalée et lutte chaque jour pour préserver les apparences. Ses gestes sont immuables, proches de la manie. Son environnement doit être un cocon. Elle se sent agressée par le bruit et les bavardages incessants de ses collègues. Lassée de cet état, elle va partir à la rencontre d’elle-même et découvrir qu’elle est autiste Asperger. Sa vie va s’en trouver profondément modifiée. »

Mon avis

Ayant été amené à m’intéresser aux troubles du spectre autistique l’an dernier, j’ai réalisé plusieurs lectures de livres et de bandes dessinées sur ce sujet. J’ai évoqué le témoignage de l’écrivaine Mélanie Fazi, L’Année suspendue, dans un billet à part entière où je mentionnais d’autres lectures. Je n’avais pas encore parlé La Différence invisible, une bande dessinée pourtant bien connue sur l’autisme, puisque très bien reçue par la critique et le public – et à bon droit, pour autant que j’aie pu en juger.

Comme Couleur d’asperge de Géry et Drakja (parue quelques années plus tard), La Différence invisible relève de la fiction, mais puise amplement dans l’expérience personnelle de sa scénariste, Julie Dachez, diagnostiquée du syndrome d’Asperger à 27 ans. Sans être ni un témoignage ni une autobiographie dessinée à proprement parler, c’est une fiction fortement ancrée dans le réel. Nous suivons son personnage principal, Marguerite, depuis un quotidien peu agréable jusqu’à un moment de sa vie où elle commence à s’épanouir grâce à son diagnostic en tant qu’autiste et aux outils qu’il lui fournit pour composer avec ses troubles.

Le dessin, sous les crayons de Mademoiselle Caroline, m’a rappelé le genre de dessin de presse qu’on trouve fréquemment dans la presse féminine : en ligne claire, il oscille entre le réalisme sociétal et un humour incisif qui ne bascule jamais pour autant dans la caricature franche. C’est un style très adapté au propos de l’album, qui constitue une « tranche de vie » où l’on suit une personne en apparence comme les autres dans son quotidien le plus banal. Les couleurs sont intelligemment mises à contribution pour évoquer les émotions et les réactions de Marguerite . Ainsi, les bulles de dialogue des premières pages font tout de suite comprendre la souffrance liée au bruit et au brouhaha constant de paroles que Marguerite doit endurer toute la journée, pendant toute sa semaine, un niveau sonore qui la gêne étrangement plus que tous ses collègues.

Le début de l’histoire enchaîne les scénettes qui devraient composer une journée de vie de bureau des plus ordinaires, à cela près que Marguerite semble désemparée par les situations les plus dénuées de conséquences et s’épuise à la vitesse grand V. Le jour suivant, voilà que Marguerite reprend non pas seulement les mêmes trajets et les mêmes activités, mais très exactement les mêmes, au geste près, au mot près. Et dès que quelque chose fait dérailler cette répétition scrupuleuse, c’est la panique. Pourquoi ? Dire que la réponse va « changer la vie » de Marguerite n’est pas qu’un artifice rhétorique sensationnaliste : le diagnostic, malgré son lot d’anxiétés liées tant au passage des tests qu’au regard des autres induit par le statut d’autiste (mot encore trop souvent employé comme une insulte), apporte bien souvent à moyen et long terme un soulagement réel aux personnes autistes, qui peuvent mettre en place des moyens très pratico-pratiques pour se faciliter la vie et mieux communiquer avec les autres.

L’histoire montre avec finesse la manière dont la normalité supposée des gens dissimule, dès qu’on gratte un peu la surface des contacts sociaux superficiels, une multitude d’individus singuliers, tous occupés à faire de leur mieux pour se hisser à la hauteur de la normalité qu’on attend d’eux. En témoignent, par exemple, les dialogues de Marguerite avec la boulangère du coin, laquelle s’avère elle-même atteinte d’une autre sorte de trouble. Ainsi chacune croyait l’autre « normale » et en nourrissait un complexe d’infériorité qui n’avait pas lieu d’être ; leur relation ne débouche ni sur une relation amoureuse, ni vraiment sur une amitié, mais simplement sur une compréhension mutuelle qui les aide à se sentir moins seules. L’épisode, quoique bref et d’une importance secondaire par rapport à l’ensemble, m’a frappé par sa justesse et son réalisme.

La Différence invisible est donc une BD très bien faite, qui fournit un moyen accessible et distrayant de s’informer sur l’autisme Asperger en se mettant dans la peau d’une femme qui en est atteinte. Afin de ne pas ramener le syndrome d’Asperger, qui peut prendre de multiples formes, aux seuls troubles dont souffre Marguerite dans l’histoire, la BD est complétée par un dossier et des explications complémentaires qui offrent le moyen d’approfondir un peu le sujet, tout en restant à la portée de tout le monde. Un « docu-fiction » n’aurait pas fait mieux.


[BD] « Les Chimères de Vénus », t.1, par Jung et Ayroles

26 avril 2021

Référence : Etienne Jung (dessin) et Alain Ayroles (scénario), Les Chimères de Vénus, tome 1, Paris, Rue de Sèvres, 2021.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« 1874, les vaisseaux des puissances terrestres s’élancent dans l’éther pour conquérir les planètes du système solaire. L’actrice Hélène Martin débarque sur Vénus, monde sauvage couvert de brume, à la recherche de son fiancé, un poète évadé des bagnes de Napoléon III. Poursuivie par l’inquiétant duc de Chouvigny, entraînée dans la rivalité des empires, Hélène s’aventurera à travers des jungles infestées de dinosaures et sur des océans déchaînés jusqu’aux confins de l’astre, où se dressent les vestiges d’une mystérieuse civilisation.

Dans l’univers du Château des Étoiles, embarquez pour une planète sauvage ! »

Mon avis

Un peu de remise en contexte

Lorsque la science-fiction émerge vers la fin du XIXe siècle, elle se fonde sur les connaissances astronomiques de son époque pour anticiper l’avenir. Faute d’observations précises, on espère encore, à ce moment, découvrir sur les autres planètes autant de mondes très similaires à la Terre, habitables et si possible habités. On se plonge avec passion dans les écrits de vulgarisation de Camille Flammarion. On s’exalte à scruter les fameux « canaux » de Mars, qui seraient la preuve d’une agriculture capable de recourir à l’irrigation artificielle sur la planète rouge. On s’aperçoit que Vénus est très proche de la Terre en termes de taille, d’exposition au soleil, etc. et il n’en faut pas plus aux écrivains de science-fiction ou de ce qu’on appelle alors le merveilleux scientifique pour se lancer à la conquête du système solaire par nouvelles et romans interposés. Si vous voulez en savoir plus sur cette période des débuts de la science-fiction, vous pouvez par exemple visionner cette courte vidéo d’une minute sur le roman scientifique sur le site des expositions virtuelles de la Bibliothèque nationale de France et y consulter cette page sur la belle petite exposition Le merveilleux-scientifique qui s’est tenue là d’avril à août 2019.

De nos jours, le progrès des connaissances a ramené ces romans d’anticipation au rang d’aimables rêveries. A notre époque où la science-fiction scientifiquement correcte en est réduite à essayer de nous passionner pour le sauvetage d’un astronaute dont le vaisseau tombe en panne, ou à gratter le sol des planètes voisines en quête de micro-organismes rachitiques, on ne peut lire les vieux romans de merveilleux scientifique sans pousser des soupirs de nostalgie. Se balader sur la Lune comme sur le premier trottoir venu ? Arpenter les antiques cités de Mars et les jungles de Vénus ? Si seulement !

Mal vue des critiques, longtemps laissée à l’écart de l’histoire littéraire propre sur elle, remisée au rang des « paralittératures », cette science-fiction surannée a sombré dans l’oubli, sauf dans quelques cercles de passionnés de SF et de littérature populaire. Le goût du public, lui, a changé… mais a-t-il changé tant que ça ? Le space opera, dont l’incarnation la plus récente actuellement reste La Guerre des étoiles, n’est que l’héritier, à 150 ans de distance, de ces premiers voyages spatiaux fantasmatiques où des aventuriers conquérants sautillaient de planète en planète comme on passe de l’épicerie à la boucherie, et dégainaient des pistolets laser ou des épées énergétiques pour affronter petits hommes verts, monstres tentaculaires et infâmes empereurs venus de planètes aux noms riches en lettres comme « X », « Y » ou « Z ». Bien avant Luke Skywalker, Rey ou Chewbacca, d’autres héros américains tels que John Carter, Buck Rogers ou Flash Gordon passionnèrent les foules. George Lucas a déployé des efforts colossaux pour nous faire croire que son Star Wars provenait d’une étude épatante de l’imaginaire collectif mondial menée à l’aide du satané monomythe de son copain Campbell, alors que Lucas était lui-même un grand amateur de SF populaire (comme pas mal de jeunes gens de son temps), et que s’il a fait Star Wars, c’est avant tout parce qu’il n’avait pas pu de payer les droits d’adaptation cinématographique de Flash Gordon.

Les Américains, avec leur sens des affaires et leurs franchises dignes de rouleaux compresseurs, ont su renouveler ce genre chez eux et même prolonger la vie de leurs héros plus anciens, puisque John Carter et Flash Gordon continuent à bénéficier de nouvelles incarnations sur divers supports régulièrement. Mais l’Europe ? La France ? Elles aussi ont produit une littérature populaire riche et créative, que des passionnés et (enfin !) quelques universitaires sont heureusement en train de remettre en lumière. Des fureteurs comme la revue Le Novelliste rééditent des auteurs français obscurs et traduisent des pépites étrangères comme le feuilleton allemand Capitaine Mors, pirate des cieux (leur numéro 5 publie aussi une jolie nouvelle d’Alexis-Nicolas de la Vitche, auteur tout ce qu’il y a de plus contemporain puisqu’il participe au Château des étoiles sous sa forme de journal). L’exposition à la BNF est un pas notable dans cette lente réhabilitation.

Le public français, lui, commence à s’y intéresser un peu, mais c’est avant tout grâce au travail d’auteurs relevant des cultures de l’imaginaire actuelles, dans la littérature et la BD principalement. On a redécouvert les premiers super-héros européens grâce à la bande dessinée La Brigade chimérique de Serge Lehmann et Fabrice Colin (au scénario), Gess et Céline Bessoneau (au dessin et à la couleur). Le genre du steampunk, qui s’inspire de la science-fiction de la fin du XIXe siècle et du tournant du XXe siècle, est tout naturellement chez lui en France, puisque Jules Verne est l’une de ses principales inspirations. La littérature populaire, notamment les romans-feuilletons, ont aussi leurs amoureux parmi les amateurs de SF. Jacques Tardi s’en est souvenu en créant en 1976 Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, à peu près adaptées au cinéma en prises de vue réelles par Luc Besson en 2010. Le film français le plus « steampunk » qui soit demeure cependant un film d’animation, Avril et le monde truqué, réalisé par Ekinci et Demares en 2015 dans un univers dessiné par ce même Tardi. Du côté de la musique, le groupe Dionysos louche souvent de ce côté-là aussi avec des albums comme La Mécanique du coeur. Et je ne mentionne que les titres les plus connus.

De châteaux en chimères

C’est donc dans la lignée de cette réappropriation des pionniers de la SF par les auteurs actuels que se situe l’univers du Château des étoiles créé par Alex Alice en 2014. C’est de la SF à l’ancienne, puisqu’on y explore l’éther en dirigeable pour coloniser une Mars à l’atmosphère tout ce qu’il y a de plus respirable. Et c’est de la littérature populaire, puisque la BD paraît d’abord sous la forme d’épisodes adoptant l’apparence de numéros de journaux avant de faire l’objet d’intégrales en albums. Est-ce que c’est réussi ? Je n’en sais rien : je ne l’avais pas lue avant la parution des Chimères de Vénus. Je sais seulement qu’il y a de superbes couvertures et, pour l’avoir feuilleté, que le dessin emploie des aquarelles subtiles et très jolies. Pour le scénario, il faudra repasser quand j’aurai pu tout emprunter en bibliothèque (5 tomes déjà, quand même).

« Allez-vous enfin en venir aux Chimères de Vénus ? » râlerez-vous, et vous aurez raison. Eh bien, Les Chimères de Vénus est une série située dans l’univers du Château des étoiles mais à l’intrigue indépendante (ce qu’on appelle parfois en anglais un spin off mais un spin off n’est pas toujours entièrement détaché de la série principale). Pour cette série, les éditions Rue de Sèvres ont recouru à deux auteurs différents. Le plus connu (à mes yeux) est le scénariste Alain Ayroles, fameux pour ses séries de fantasy (De Cape et de crocs, Garulfo), d’aventure (Les Indes fourbes) ou de fantastique (D, une variation sur le mythe du vampire), et qui se lance ici dans la science-fiction. Je ne connaissais pas le dessinateur, Etienne Jung, mais il est loin d’être un perdreau de l’année puisqu’il compte également plusieurs séries à son actif.

Quels points communs, quelles différences entre Les Chimères de Vénus et Le Château des étoiles ? N’ayant pas encore lu la série principale, je ne peux pas dire grand-chose de l’intrigue, sinon que la planète diffère puisque Le Château des étoiles est centré sur Mars tandis que les Chimères de Vénus… vous avez compris. L’intrigue des Chimères commence en outre cinq ans après celle du Château… (1874 au lieu de 1869).

Je peux mieux vous renseigner sur le dessin : il n’a rien à voir. Tandis qu’Alex Alice dessine puis colorie à l’aquarelle, Etienne Jung trouve ses inspirations graphiques dans le cinéma d’animation. Ses dessins m’ont fait furieusement penser aux dessins animés dits « en 2D » que les studios Disney ont produits au début des années 2000, comme Atlantide, l’empire perdu ou La Planète au trésor ; l’aspect un peu anguleux des visages et un certain degré supplémentaire de détail m’ont rappelé aussi les premiers dessins animés de Dreamworks, comme Le Prince d’Egypte ou La Route d’Eldorado. Trait épuré, aplats de couleurs, visages très expressifs, le parti pris est franc. Il pourra plaire ou déplaire. Il a plu à l’amoureux d’animation que je suis : c’est qu’il fallait le faire, et le résultat transpire l’aventure à grand spectacle à chaque double page, grâce à une mise en case dynamique sans devenir brouillonne et à des dessins qui dépassent des cases pour aller jusqu’aux bords des pages, ce qui donne à l’ensemble une allure d’écran large du plus bel effet (tenez, la double page où on découvre le dirigeable spatial, par exemple…). Les esprits chagrins reprocheront à ce choix visuel de trop tirer la série du côté purement « jeunesse », là où l’aquarelle pouvait rassembler plus aisément un public familial ; mais cela me semblerait quelque peu grincheux, parce qu’après tout, chez Jung aussi, les couleurs sont nuancées et les détails abondent.

Pas révolutionnaire, mais une belle introduction au genre pour un large public

Passons au scénario. Les Chimères de Vénus nous est annoncé comme une trilogie. Ce premier tome s’emploie logiquement à mettre en place les personnages, les forces en présence et les enjeux, dans une aventure d’ores et déjà riche en péripéties (avantage d’un album de 56 pages, plutôt que les classiques 48 pages, par exemple). Les multiples rebondissements s’expliquent d’autant mieux qu’à l’exemple du Château des étoiles, cet album a fait l’objet d’une première publication sous forme d’épisodes dans le même « journal » consacré aux épisodes du Château… ce qui explique le découpage inhabituel de la BD en chapitres, un moyen supplémentaire de renforcer l’ambiance romanesque de l’ensemble.

Nous découvrons donc Hélène Martin, chanteuse d’opérette, qui s’efforce d’échapper à un destin de « cocotte » dans une Belle Epoque légèrement utopique où la France et le Royaume-Uni se sont lancés dans une course à l’espace pour coloniser Vénus. Cette colonisation de Vénus par un Napoléon III toujours en place en 1874 (à quand la Troisième République, alors ? La suite nous le dira peut-être) a son baron Haussmann en la personne du duc de Chouvigny, un puissant personnage bien décidé à servir autant ses propres intérêts que ceux de l’empereur. Hélène Martin pourrait se contenter d’un avenir de parvenue en acceptant les avances du duc et d’un certain nombre de hauts personnages, mais non : la belle est amoureuse d’un poète arrêté pour ses écrits politiques subversifs et envoyé au bagne sur Vénus. Ce poète, nous le suivons en parallèle au voyage d’Hélène Martin. Deux intrigues en une, donc, et de nature distincte, plus centrée sur les relations pour Hélène Martin, davantage tournée vers l’action et l’exploration pour le poète, du moins au début, puisque le voyage d’Hélène Martin devient de plus en plus mouvementé à mesure qu’elle se rapproche de son amant perdu.

Si le duc de Chouvigny semble devoir prendre de l’importance en tant que « grand méchant », il ne m’a pas laissé un souvenir impérissable (il n’a pas encore la carrure du Mendoza de De Cape et de crocs). Et pour cause : il ne fait pas encore grand-chose. Le véritable adversaire des personnages au cours de ce premier tome, c’est la planète Vénus elle-même. En un hommage direct à l’imaginaire science-fictif du tournant du XXe siècle, tout émoustillé par les débuts de la paléontologie, Ayroles imagine une Vénus où la vie en est à un stade d’évolution équivalent au paléozoïque terrien, autrement dit : il y a des dinosaures. Ajoutez un climat que l’on qualifiera poliment de « contrasté », des jungles inextricables, des plantes inattendues et des indices de la présence d’une vie extra-terrestre intelligente, et il y a de quoi installer un beau suspense, tout en fournissant à Etienne Jung mille et un prétextes de cases spectaculaires.

Ma lecture a été influencée par le fait que j’ai lu une bonne partie des précédentes publications d’Ayroles. Si vous êtes dans cette situation, vous jouerez sûrement à reconnaître, entre les lignes, des archétypes de personnages qu’Ayroles semble apprécier d’une série à l’autre. Le poète romantique pourra rappeler le renard Armant de De Cape et de crocs ; Hélène Martin et sa domestique forte en gueule m’ont irrésistiblement fait penser à la princesse Héphylie et à sa nonne de guerre dans Garulfo, bien que le voyage vers les étoiles place Hélène dans une position plus proche de celle de la Séléné de De Cape et de crocs. Ce jeu de références a un peu parasité ma lecture : j’ai hâte que ces personnages prennent corps au cours des deux tomes suivants, en espérant qu’ils sauront s’affirmer par rapport à leurs prédécesseurs du même scénariste. Cela ne m’a pas empêché d’apprécier la plume d’Ayroles, entre autres ses dialogues bien trempés.

De la même façon, on pourra apprécier diversement ce début d’intrigue selon qu’on connaît plus ou moins bien le genre et ses stéréotypes. Si vous lisez de la science-fiction (par exemple du steampunk) ou de la littérature d’aventure populaire (pulp, diraient les Américains) depuis longtemps, vous serez en terrain connu et vous n’apprendrez pas grand-chose. De fait, pour le moment, l’album se démarque davantage par son rythme soutenu que par l’originalité de son scénario. Mais, si vous connaissez mal ou pas du tout ce genre, ou si vous souhaitez le faire découvrir à des gens qui ne le connaissent pas, qu’il s’agisse d’adultes ou d’enfants, alors cet album est une porte d’entrée toute désignée : on y trouve tous les ingrédients habituels, portés par un dessin coloré, sous une couverture superbe. Il reste à espérer que la série réussisse le délicat exercice qui consiste à rendre hommage à un genre tout en le renouvelant par quelques trouvailles. En tout cas, je serai là pour lire la suite. Et je vais m’intéresser de ce pas à la série principale par Alex Alice.


[BD] « Un papa, une maman, une famille formidable (la mienne !) », de Florence Cestac

15 mars 2021

Référence : Florence Cestac (dessin et scénario), Un papa, une maman, une famille formidable (la mienne !), préface de Daniel Pennac, Paris, Dargaud, hors collection, 2021, 60 pages.

Quatrième de couverture

« Si je me suis marié, c’est pour me faire servir ! »

« Je rapporte l’argent, donc c’est moi qui commande ! »

« Ma pauv’ fille, pour faire un métier artistique, il faut juste avoir du talent ! »

« Apprendre à jouer du piano ? Mais ça sert à rien ! »

« Danseuse, toi, mais tu n’as pas le physique ! »

Voilà comment un père, avec ce genre de sorties, fabriquera la résilience de sa fille. Ce père, pur produit des Trente Glorieuses, chef de la famille patriarcale modèle de l’époque, Florence Cestac le connaît bien puisque c’était le sien.

Voici une nouvelle facette de la comédie de sa vie, qui révèle ses racines les plus intimes et les plus profondes, toujours avec humour, émotion et tendresse. Le dévoilement de soi au féminin d’une indéniable artiste, Grand Prix du Festival d’Angoulême en 2000.

Mon avis

Très occupé à caser le mot « résilience », ce quatrième de couverture oublie de (ou est trop timide pour) employer l’adjectif « autobiographique ». C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit : une bande dessinée autobiographique où Florence Cestac raconte sa famille, et en particulier ses parents. Le titre est à comprendre de manière ironique : malheureusement pour elle, sa famille, bien qu’elle lui ait assuré un confort matériel certain, n’avait rien de « formidable ». Derrière ce titre « un papa, une maman », s’annonce un témoignage en forme de réplique bien sentie aux ayatollahs de la manif’ bien mensongèrement appelée « pour tous » qui avaient employé le slogan « un papa, une maman »dans leurs protestations contre l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe en 2013, loi dans laquelle ils voyaient une casse de « la famille ». S’il n’est pas directement question dans l’album de cette loi, Cestac ne rate pas l’occasion de rappeler que ce modèle traditionnel de la famille auquel ils se réfèrent, si vanté pendant les Trente Glorieuses, n’est pas meilleur que les autres. Car c’est une famille tyrannisée et manquant furieusement d’amour qu’elle décrit ici, d’une manière émouvante… et désopilante.

Quelques rappels sur Florence Cestac : c’est l’une des géantes de la BD en France, tout simplement, l’une des premières autrices de BD à avoir obtenu le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son oeuvre, avec Claire Bretécher (dont il faut absolument que je chronique ici les drôlissimes albums, depuis le temps que je les lis !). Pour beaucoup d’ex-jeunes Français qui ont lu le Journal de Mickey dans leur enfance, le nom de Florence Cestac est indissociable de celui des Déblok, la BD qu’elle a longuement dessinée et qui chroniquait déjà le quotidien d’une famille aux dysfonctionnements hilarants. Mais, à l’époque, Cestac n’en était pas la scénariste (c’était Nathalie Roque qui signait les scénarios de cette BD initialement inventée par Sophie Hérout). Difficile, pourtant, à la lecture d’Un papa, une maman, une famille formidable, de ne pas se dire que la famille des Déblok a un peu préfiguré celle de cet album. On y retrouve la « patte » typique de l’artiste, avec son trait un peu nerveux, ses aplats de couleur, ses gros nez, ses gestuelles, ses regards noirs et ses commentaires ajoutés au bout de petites flèches (un procédé qu’elle employait des lustres avant que les publicitaires ne l’utilisent ad nauseam sur le moindre bout d’emballage pour donner une allure décontractée à leurs produits).

Dans l’intervalle entre Les Déblok et aujourd’hui, Cestac a bien sûr publié tout un tas de choses. Pour m’en tenir au (très) peu que j’ai lu, je ne mentionnerai qu’une récente collaboration avec Daniel Pennac : Un amour exemplaire, paru en 2015. Une BD autobiographique, elle aussi, mais au sujet puisé dans la vie de Pennac, avec un mélange d’humour, d’émotion et de chronique sociale assez voisin de ce que fait Cestac, mais sans les ombres d’Un papa, une maman... Ledit Pennac signe ici une préface où il botte en touche d’une manière qu’on pourrait difficilement lui reprocher puisqu’il cite Brassens.

Donc, Un papa, une maman, une famille formidable (la mienne !) commence par une, heu, mise en bouche, avec ce qu’on pourrait appeler une scène typique, celle du dîner de famille où le père étale son autorité en écrasant la mère (et les enfants, bien sûr). Bien vite, on remonte le temps avant la naissance de Cestac, jusqu’aux années 1940, au moment de la rencontre de ses parents, Jacques et Camille, et elle nous mène jusqu’à la mort de la mère en 2019 (Florence ayant attendu ce moment pour leur consacrer un album, de peur de heurter sa mère – ou son père, mais comme il ne lisait jamais ses BD…). C’est donc une chronique familiale qui parcourt lestement plus de 70 ans, avec le monde et la France qui changent en toile de fond. La petite Florence grandit cahin-caha et devient le vilain petit canard de la famille « formidable », plombée constamment par son père et soutenue par une mère qui n’ose pas trop contredire son mari. Il lui faut du temps pour s’affranchir du joug familial, s’émanciper, trouver sa voie (la BD, donc)… et montrer qu’elle peut y réussir.

Le regard rétrospectif de Florence Cestac fait ressortir sans concession toutes les tensions sous-jacentes, toutes les injustices et les contradictions iniques que le modèle de réussite des Trente Glorieuses mettait sous le tapis et qui paraissent évidents aujourd’hui : les mariages arrangés, le patriarcat du mari, l’invisibilisation du travail domestique, la dépréciation des activités traditionnellement féminines, l’élévation du confort matériel en nécessité absolue et en condition supposée suffisante au bonheur, le mépris de classe, le cousin qui la pelotait… Nombre de répliques du père paraîtraient aujourd’hui incroyables, j’espère, pour qui n’a pas vécu cette époque (ou vécu avec des parents ou grands-parents qui ont été façonnés en ce temps-là). Cestac n’a pas de mal à montrer tout le grotesque de la vie qui en résulte, si bien qu’on se croirait parfois dans la famille Le Quesnoy du film La Vie est un long fleuve tranquille (en moins catholique, semble-t-il, ou en tout cas en moins pratiquant).

Si l’album n’était qu’un enchaînement de gags à l’humour corrosif, il serait réussi, sans plus, et laisserait un goût de règlement de comptes un peu facile. Mais il trouve le moyen d’être bien davantage. Les scènes, les dialogues, les réactions des personnages, tout laisse entrevoir la détresse des membres de cette famille tyrannisée par un père incapable de ressentir ou d’exprimer la moindre réelle attention aux autres. Florence Cestac ne cède jamais à l’insensibilité elle-même, ni à la facilité qui aurait consisté à ne jamais tenter de se placer du point de vue de ces parents qu’elle caricature après leur mort. Elle dit dans ses interviews ne rien avoir exagéré, et je la crois : tout sent le vécu et, surtout, le portrait de famille qu’elle dresse demeure sincère et équilibré. Une case l’annonce dès les premières pages : le père-tyran, si détestable dans la force de l’âge, finira au fond par susciter la pitié une fois devenu vieux et faible. Ce qui renforce l’émotion, c’est aussi cette perspective du temps long sur une trajectoire familiale qui, a posteriori, laisse par certains aspects un goût de gâchis consumériste et d’occasions manquées entre parents (en premier lieu le père) et enfants, entre deux générations qui se sont côtoyées sans parvenir à s’entendre. Chacune, au fond, a cherché le bonheur dans ce qui lui manquait : pour les parents des années 1940, le confort matériel et la stabilité paisible après les horreurs et les privations de la Deuxième guerre mondiale ; pour les enfants grandis dans les années 1950-1960, une relation à l’autre plus attentive, l’art et un sens de l’existence qui aille au-delà d’un destin familial et social tout tracé.

Un papa, une maman, une famille formidable (la mienne !) trouve ici sa grandeur et son importance – « documentaire », si l’on veut et si le mot ne fait pas peur (encore une fois : c’est vif, c’est drôle, c’est enlevé, c’est coloré… et beaucoup de documents historiques aussi, d’ailleurs, pendant que j’y suis). Florence Cestac s’aventure là où on ne l’attendait pas assez : sur le terrain de la chronique sociale, voisine, en somme, du travail d’Annie Ernaux dans ses livres autobiographiques comme La Place (en attendant d’en parler ici, j’ai déjà chroniqué un autre de ses livres : Regarde les lumières mon amour). Bien que leurs approches paraissent diamétralement opposées, toutes deux évoquent les tensions et les doutes d’une même période historique qui s’éloigne peu à peu dans le passé, et toutes deux questionnent le devenir de l’individu aux prises avec la famille et les attentes de la société. Ou plutôt, les attentes contradictoires de milieux sociaux divergents.

Inutile de dire que je recommande la lecture de cette BD, joliment complémentaire d’Un amour formidable où Cestac et Pennac suivaient les parcours de vies de deux amoureux aussi marginaux que les parents de Cestac étaient « normaux ». Plus proche dans sa démarche d’Un papa, une maman…, Cestac a publié en 2016-2018 un diptyque semi-autobiographique, Filles des oiseaux, sur l’émancipation d’une jeune fille dans un pensionnat catholique à Honfleur, avec le même mélange d’humour, de portrait historique et d’émotion, à cette différence que la part autobiographique y est légèrement moindre. J’ai chroniqué ici le tome 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde !


[BD] « Lanfeust de Troy », par Tarquin et Arleston

15 février 2021

Référence : Didier Tarquin (dessin), Christophe Arleston (scénario), Yves Lencot et Claude Guth (couleurs), Lanfeust de Troy, Toulon, Soleil Productions, 8 tomes, 1994-2000.

L’histoire

Dans le monde médiévalisant de Troy, la magie existe et chacun possède un pouvoir magique différent. Celui de Lanfeust consiste à faire chauffer le métal, ce qui a fait tout naturellement de lui un apprenti forgeron. Adolescent, Lanfeust coule des jours heureux mais souvent embarrassés entre ses deux amours : la blonde Ci’an, fille de Nicolède le sage du village, son amie d’enfance, qu’il est prédestiné à épouser un jour ; et la brune Cixi, une garce aussi insupportable que bien roulée, qui lui fait les yeux doux. Lorsque Lanfeust se trouve par hasard en possession de l’épée du chevalier Or-Azur, une arme faite d’un ivoire inconnu, sa magie change et il se découvre des pouvoirs apparemment illimités. Le sage Nicolède décide alors de l’emmener à Eckmühl, la ville des sages, spécialistes de la magie, pour examiner cet étrange phénomène. En chemin, ils rencontrent et apprivoisent le féroce troll Hébus. Dire que leur quête ne sera pas de tout repos est un euphémisme : non seulement les voyages sont longs et périlleux sur Troy, mais Lanfeust et ses compagnons se rendent bientôt compte qu’ils ne sont pas les seuls à convoiter l’épée. Un autre jeune prodige, Thanos, a lui aussi développé des pouvoirs illimités au contact de l’épée, et il est bien décidé à se l’approprier afin de devenir le maître du monde. Bref, l’avenir de Troy tout entier est en jeu.

Mon avis

J’avais lu Lanfeust de Troy il y a de longues années, vers la fin de mon adolescence. Il y a quelques mois, étant retombé sur la série complète, j’ai eu envie de la relire. Autant le dire tout de suite : ça a été une grosse déception. Je n’ai jamais été un grand fan de cette bande dessiné, mais je conservais un bon souvenir de ma première lecture. Mais à la relecture, j’ai terriblement peiné. Mes goûts ont changé en vingt ans, c’est normal, mais j’ai eu l’impression que beaucoup de défauts que je n’avais pas vus ou sur lesquels j’avais gentiment passé à la première lecture m’ont sauté à la figure, sûrement renforcés par le fait que j’ai tout relu en deux jours.

Ça va pas

Voyons les dégâts :

– Le dessin est encré à la truelle et colorisé comme une voiture volée. Toutes les fourrures sont faites de mèches pointues, le trait est inutilement épais, tout devient anguleux sous prétexte de dynamisme. Et, vraiment, les couleurs sont criardes. Les effets de dégradés du crayon sont noyés par ce traitement malencontreux. Ce qui est terrible, c’est que j’aime beaucoup mieux les crayonnés. J’avais eu la même impression avec Trolls de Troy (autre série dans le même univers) à l’époque, le dessin de Mourier n’étant pas beaucoup mieux mis en valeur. Une vague impression qu’il faut faire du tape à l’œil pour attirer les lecteurs. Encore un mausolée à la subtilité.

– Les personnages sont extrêmement stéréotypés et globalement très plats jusqu’aux deux ou trois derniers tomes, où certains évoluent, mais avec des virages à 180 degrés (surtout Cixi, mais on pourrait le dire dans une moindre mesure du chevalier Or Azur).

– La répartition des rôles des personnages au sein du groupe est d’une rigidité mécanique digne d’un jeu de rôle massivement multijoueurs du type World of WarCraft, en particulier avec C’ian dans le rôle de la guérisseuse qui guérit Lanfeust à répétition. Ça donne parfois lieu à des contraintes intéressantes pour l’histoire, mais ce n’est pas subtil.

– Les combats, justement, parlons-en… La série se compose en bonne partie de combats à répétition contre des monstres ou d’autres types d’ennemis. Certes variés, les monstres, mais, en gros, tous les itinéraires suivent la structure suivante : on voit, on risque de se faire bouffer, on tape, on tue. Au bout de huit tomes, ça fait beaucoup.

– L’humour basé sur des références à des publicités ne me fait plus rire… et paraît déjà bien vieilli. Certaines références sont d’ores et déjà incompréhensibles pour les générations actuelles : la série vieillira mal, à moins d’en publier des éditions avec un apparat de notes explicatives… Les références à la vieille série télé Zorro sont un peu plus amusantes mais lourdingues. Les scénarios de René Goscinny, eux aussi, regorgeaient de références, mais Goscinny choisissait en majorité des références culturelles partagées plus durables (proverbes, allusions aux cultures locales de tel ou tel coin de France, grands films…), ce qui fait que ses albums restent compréhensibles et drôles, même quand on ne remarque plus certaines allusions plus datées (comme les personnages qui reproduisent parfois le visage de tel ou tel acteur, sportif ou présentateur de télévision des années 1960-1970). Arleston n’a souvent pas cette prudence, ce qui risque de nuire à son œuvre à moyen et long terme. Pour prendre un point de comparaison plus récent, les références humoristiques de De Cape et de crocs d’Ayroles et Masbou, qui puisent habilement à tous les râteliers, aussi bien dans la culture classique la plus scolaire (Molière, La Fontaine, Cyrano de Bergerac) que dans la culture populaire (de Rambo et des westerns au lapin jaune du métro parisien), vieilliront bien mieux, je pense.

– J’ai souvent eu l’impression d’assister à une mauvaise caricature de la bande dessinée Thorgal de Rosinski et Van Hamme par plusieurs aspects, en particulier la rivalité entre la blonde légitime (Aaricia / C’ian) et la brune tentante mais insupportable (Kriss de Valnor / Cixi), et bien sûr l’univers de fantasy épique peuplé de dieux et de monstres. Sauf qu’au delà de leur recours commun à des clichés pluriséculaires au sujet des brunes et des blondes, les personnages de Van Hamme et Rosinski ont infiniment plus de profondeur et de grandeur épique que ceux de Lanfeust, et ses scénarios sont autrement mieux ficelés, pendant qu’Arleston semble régurgiter un manuel de scénario sur le voyage du héros selon Joseph « Encore moi ! Achetez mes bouquins ! » Campbell. J’ai mieux vu aussi tout ce qu’Arleston a pu emprunter aux Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett, notamment dans les encadrés de narration et dans le traitement des dieux. L’originalité d’une partie de son univers en prend un coup… et la comparaison avec Pratchett n’est pas en sa faveur.

– De la fesse, du sang et des tripes à outrance, souvent de manière gratuite. On pourrait qualifier gentiment ça de « rabelaisien », mais chez Rabelais les personnages ont une psychologie plus fouillée (si !) et il y a un propos de fond. Là, comme je le disais, c’est gratuit. Le côté défoulatoire n’est pas désagréable un moment, mais, là encore, la BD trouve ses limites quand on la relit dans son ensemble en peu de temps : les ficelles sautent aux yeux et l’histoire derrière apparaît assez creuse. Autre chose : il y a un contraste très fort entre le choix de montrer une violence graphique crue, avec du sang, des tripes, etc. et le traitement des personnages, qui ne sont jamais marqués durablement par cette violence. Quant aux personnages secondaires, ils s’en prennent plein la figure et on ne les revoit plus ensuite, un peu comme dans les dessins animés Disney des années 1990-2000 où on a régulièrement droit à des gags avec des figurants qui se font casser les dents et basculent en arrière avec de petites étoiles autour de la tête avant de disparaître à jamais dans le décor. Sauf qu’au moins dans ces films-là on ne leur fait pas sortir les tripes. Or c’est pour moi une incohérence majeure qui rend le tout irréaliste et cartoonesque (comme les dessins animés Disney, encore) et fait que je ne peux plus vraiment m’intéresser aux personnages. Si on montre la violence de la guerre dans toute son horreur, sans montrer la souffrance et les conséquences sociales et psychologiques de la violence, c’est une façon d’idéaliser la violence, ou alors c’est un univers conçu de façon inepte. Lanfeust de Troy se décide enfin à montrer réellement la souffrance de manière plus mature quelque part vers le tome 6 ou 7, avec le méchant Thanos qui torture quelqu’un d’une manière qui a réellement des conséquences dans l’histoire et qui fait changer un personnage.

– Une chose qui m’a beaucoup surpris (en mal) a été de redécouvrir en détail la conception des rôles de genres dans cette BD. Je me souvenais de quelque chose d’assez cartoonesque, mais avec des personnages féminins forts, notamment Cixi. Las… Outre le fait que la conception de la virilité dans les huit tomes reste caricaturale, je n’avais pas vu le sexisme diffus étonnamment conservateur qui se dégage de l’ensemble. Les personnages de « femmes fortes et libérées » n’offrent guère qu’un vernis sous lequel le scénario ressemble surtout à un étalage de fantasmes masculins, avec Ci’an, Cixi et plusieurs autres réduites au rôle de pin-up à répétition. Naturellement, ce sont les mâles (Lanfeust, Hébus et compagnie) qui se battent, pendant que les femmes restent dans le public et, au plus fort de leur fureur, peuvent tout au plus gifler quelqu’un. Bref, c’est l’éducation des rôles hommes-femmes vue par Action Man et Barbie. Quand Cixi se décide à s’émanciper de manière spectaculaire et se révèle d’un coup une guerrière hors pair, elle… se déguise en homme. Ahem. Ça valait bien la peine de situer l’action dans un univers entièrement imaginaire pour se retrouver dans des sociétés à côté desquelles même la réalité historique du Moyen Âge fait figure d’utopie féministe. La seule chose un peu amusante est la candeur pataude de Lanfeust face à l’expression du désir sexuel féminin. Mais la figure de l’adolescent timide n’est pas exactement l’invention du siècle, et bien entendu tout ça ne bouge pas d’un pouce pendant au moins sept tomes sur les huit : il ne faudrait surtout pas que les personnages aient une psychologie.

– N’oublions pas que les quelques émotions des personnages transparaissent sur leur visage et leur physionomie à grands coups de coups de tropes visuels tenaces. Voulez-vous montrer qu’un personnage est fort, courageux et résolu ? Dessinez-le en train de montrer les dents. Regardez les couvertures des huit tomes de la BD. Voilà. (Le plus amusant que de voir que dans les dessins animés Disney de la même époque, c’est pareil. Dans Le Bossu de Notre-Dame, Frollo montre les dents, Esmeralda montre les dents. Et en termes de vernis féministe dissimulant mal des stéréotypes de genres usés, c’est la même chose aussi. Il y aurait sûrement une thèse à faire sur les ressemblances plus ou moins inconscientes entre l’esthétique des Disney et celles de Lanfeust. L’ajout de sang et de tripes ne change finalement pas grand-chose, à part que cela donne au lectorat le sentiment d’une lecture réservée aux plus grands.)

– La conception du Bien et du Mal se cantonne à un manichéisme digne des plus grandes heures de nos jeux d’enfants de quand nous avions cinq ou six ans. Attention, ce n’est pas une critique en soi : quelque part, cette, mh, caractérisation axiologique très tranchée participe à la grandeur épique des personnages et de l’intrigue. Les gentils sont très gentils et les méchants sont très méchants. Mais il faut être au courant et accepter ce parti pris, sans quoi on va au devant d’une belle déception. J’avais le souvenir de multiples rebondissements et de quelques complots bien tournés… mais, en réalité, le scénario, dans ce domaine, s’avère d’une platitude digne des reliefs belges. Le seul tome un peu élaboré de ce point de vue est le tome 7, mais son intrigue à base de tyrannie et de résistance secrète utilise des clichés usés jusqu’à la corde.

Ce qui va quand même

Bien sûr, il reste des qualités :

– Un univers vaste et fourmillant de détails, avec une faune et une flore originales. Ce n’est pas étonnant que Troy ait fait l’objet de plusieurs séries dérivées dans le même univers : il s’y prête très bien. Il y a même eu une adaptation en jeu de rôle sur table (Le Jeu d’aventure du monde de Troy) et c’est tant mieux car il y a de quoi s’amuser longtemps dedans.

– Un souffle épique indéniable… miné par les pelletées de clichés. C’est de la grande aventure, l’épopée de fantasy par excellence où les enjeux grandissent peu à peu jusqu’à mettre en danger le monde entier, où les personnages sont plus grands que nature et où l’environnement révèle de nouveaux périls et de nouvelles surprises à chaque page. Pour quelqu’un qui découvre les récits d’aventure et la fantasy, cela peut convenir à la rigueur, mais pour toute personne qui connaît un peu le genre, les ficelles sont grosses comme des dragons (adultes).

– Un sens du merveilleux constant avec la quête de la source de la magie. C’est à mes yeux l’autre point fort de la BD, liée à son univers. La fantasy se caractérise par des univers de fiction où la magie existe : ici, pas de toute, on est servi.

– Parfois d’excellents gags et jeux de mots entre deux références datées. L’haruspice, par exemple, est impayable.

– Une intrigue très rythmée. Chaque album est bardé de rebondissements et de gags. Ce n’est pas pour rien qu’en dépit de mes déceptions et des horreurs de l’encrage et de la couleur, j’ai pu relire la saga en entier. Cela m’a donné l’impression de passer un après-midi dans un bar en face d’un type lourdaud mais sympa qui raconte des blagues nulles et des anecdotes sensationnalistes à deux balles par paquets de treize. On ne sent pas passer le temps jusqu’au trajet du retour, où on se retrouve seul avec un vague goût de gâchis dans la bouche, en se demandant « Mais j’ai vraiment passé tout ce temps pour ça ? »

Conclusion

On comprend mieux ma surprise désagréable quand on prend la peine de se souvenir de quel succès phénoménal Lanfeust de Troy a été couronné à l’époque de sa parution. Des ventes massives, de multiples séries dérivées et même un magazine, Lanfeust Mag, qui a duré jusqu’en 2019 et a proposé des dizaines de séries, dont toute une part de « sous-Lanfeust » qui reprenaient les mêmes ficelles et le même style dans ses pires travers. Une bonne vingtaine d’années après, la question : « Tout ça pour ça ? » se pose avec une acuité douloureuse.

Entendons-nous : la série, encore une fois, ne manque ni de qualités ni de potentiel. Le problème n’est pas le talent des auteurs, c’est ce qu’ils ont choisi d’en faire. Pourquoi cet encrage et ces couleurs qui massacrent les nuances des crayonnés ? Pourquoi ces ficelles scénaristiques fines comme des câbles de soutènement du pont de Brooklyn ? Mystère. Jeunesse des auteurs ? Cupidité de l’éditeur ? Ce seraient des explications faciles et gratuitement méchantes. Pour être gentil, on mettra tous ces défauts sous un tapis sur lequel on inscrira le mot « potache », et on passera aux séries plus récentes des mêmes auteurs, en espérant y trouver davantage de nuance.

Je ne m’étais pas rendu compte à quel point cette série était proche du Donjon de Naheulbeuk avec son humour potache à base de blagues de cul, d’humour pipi-caca et de vulgarité de collégiens. L’univers est plus fouillé, mais il y a des moments où même Naheulbeuk a l’air d’arriver à mobiliser plus de poésie, car la saga en MP3 de John Lang et de son groupe déploie un esprit bon enfant et une bienveillance envers ses personnages qui manque parfois cruellement à Lanfeust.

Bref, je suis content d’avoir pu profiter de cette bande dessinée à peu près au bon âge quand c’est paru (à une période où j’en avais bien besoin)… mais je ne m’attendais pas à voir se lézarder à ce point ce que je pensais être un futur classique de la BD de fantasy. Futur classique, Lanfeust de Troy, ou phénomène générationnel que nos enfants et petits-enfants regarderont avec un mélange de scepticisme et de dégoût ? Je n’en sais rien, mais autant je penchais vers la première possibilité il y a quelques années, autant cette relecture fait pencher ma balance vers la seconde. Et me redonne plus envie de lire La Quête de l’oiseau du temps ou un bon vieil Astérix.


[BD] Achdé (dessin) et Jul (scénario), « Un cow-boy dans le coton »

18 janvier 2021

Référence : Achdé (dessin) et Jul (scénario), Un cow-boy dans le coton, Gvrins (Suisse), Lucky Comics (Dargaud), collection « Les Aventures de Lucky Luke d’après Morris », tome 9, 2020.

Présentation sur le site de l’éditeur

« Lucky Luke se retrouve bien malgré lui propriétaire d’une immense plantation de coton en Louisiane. Accueilli par les grands planteurs blancs comme l’un des leurs, Lucky Luke va devoir se battre pour redistribuer cet héritage aux fermiers noirs.

Le héros du far-west réussira-t-il à rétablir la justice dans les terrains mouvants des marais de Louisiane ? Dans cette lutte, il sera contre toute attente épaulé par les Dalton venus pour l’éliminer, par les Cajuns du bayou, ces blancs laissés-pour-compte de la prospérité du Sud, et par Bass Reeves, premier marshall noir des États-Unis. »

Mon avis

Un album hors des sentiers battus…

Voici un album qui a suscité chez moi beaucoup de curiosité et d’attentes, ce qui a pu contribuer à ma relative déception en dépit du fait qu’il n’est pas déshonorant. Sorti peu avant le deuxième confinement consécutif à la pandémie de coronavirus en France à l’automne 2020, il constituait un passe-temps bienvenu pour voyager un peu, tout en abordant des questions d’une actualité plus brûlante que prévu, celles du racisme et du sudisme aux Etats-Unis. Je précise que l’album a été conçu bien avant l’affaire George Floyd mais se trouve d’autant plus actuel après le regain du mouvement Black Lives Matter et, a contrario, face aux résurgences des pires aspects de l’histoire américaine auxquelles nous avons assisté pendant les derniers mois du mandat de Trump.

Lucky Luke, pour moi, jusque là, c’était un Far-West de carton-pâte gentillet, où tout le monde a des têtes caricaturales et où, en dépit des éléments de suspense et des mystères qui agrémentent les meilleurs albums, colères, complots et rebondissements prennent souvent la légèreté creuse des courses-poursuites de personnages des cartoons. J’aurais du mal à dire pourquoi cette série me fait cet effet alors qu’elle met en scène nombre de personnages historiques, et ce dès les albums conçus par Morris lui-même, le créateur de Lucky Luke. Je pense que cela tient à des partis pris narratifs, peut-être dictés par les contraintes imposées aux bandes dessinées pour la jeunesse au temps des débuts du héros. J’ai beau avoir lu une bonne dizaine d’albums de Lucky Luke, je ne me souviens pas d’avoir jamais eu vraiment peur pour lui ou d’avoir éprouvé une empathie ou une sympathie durable pour l’un des personnages. Il se peut que je sois tombé sur les mauvais albums. Pourtant, certains, comme Le Daily Star qui évoque le journalisme, m’ont laissé des souvenirs sympathiques. Mais voilà, je n’ai jamais trouvé dans Lucky Luke l’intensité dramatique et les scènes poignantes auxquelles on peut asisster dans Tintin, Blake et Mortimer ou même Spirou et Fantasio, sans oublier une autre série située aux Etats-Unis : Les Tuniques bleues de Lambil et Cauvin.

Or Un cow-boy dans le coton a le mérite de tenter de renouveler un peu la série en confrontant Lucky Luke aux problèmes de société de l’Amérique de son époque, l’esclavage et le racisme. C’est d’autant plus intéressant qu’à ma connaissance, ce n’était jamais arrivé (mais je suis loin d’avoir lu toute la série). La question était donc : comment Jul et Achdé allaient-ils positionner la série par rapport à ces sujets ? Comment allaient-ils les intégrer dans un scénario tout en conservant la personnalité propre à cette BD au ton plutôt léger ? Le pari n’avait rien d’évident. Jul introduit son sujet avec un didactisme pas lourdingue, bien adapté au public large et parfois très jeune qui lira cet album : la situation du Sud à l’époque de Lucky Luke est brossée en quelques cases à la fois terribles et bien envoyées. Autre point où Jul s’en tire bien à mes yeux : sa manière d’apporter des réponses aux questions du lectorat actuel qui, dans sa majorité, ne connaissait pas Bass Reeves. Un buveur du saloon s’étonne et pose la question en mettant les pieds dans le plat, sans agressivité : « Un shérif noir ? » Et son voisin, plus au courant, lui explique. On revient à Lucky Luke et à Bass Reeves et on continue l’histoire. La solution a le mérite d’être simple et directe.

Outre cette originalité dans le choix d’un sujet novateur (pour Lucky Luke), l’humour et la satire du Sud des Etats-Unis sont les points forts de l’album. Jul se fait un plaisir de croquer des riches propriétaires sudistes affreux et ridicules, et de même avec le Ku Klux Klan. On retrouve ici le goût du scénariste pour la satire sociale, déjà largement exercé dans ses autres bandes dessinées comme Silex and the City ou 50 nuances de Grecs.

Comme dans son précédent album, Un cow-boy à Paris, où il emmenait pour la première fois Lucky Luke de notre côté de l’Atlantique, Jul se plaît à caser diverses références historiques et littéraires dans l’album. On croisera ainsi l’héroïne d’Autant en emporte le vent et, de façon plus approfondie, un joli caméo des héros de Mark Twain. Ces petites apparitions se font sans accrocs, tant ces figures se marient bien avec l’univers et les graphismes de la série.

Enfin, l’album nous fait voyager dans plusieurs coins du Sud des Etats-Unis, Louisiane comprise, avec l’ambition d’intégrer toute cette partie du pays à l’univers du héros. C’est l’occasion de plusieurs gags et portraits hauts en couleur. Jul semble également nourrir une affection particulière pour les Dalton, qu’il passe beaucoup de temps à suivre, peut-être un peu trop, mais j’y reviendrai.

Un dernier point : Jul prend plaisir à mettre Lucky Luke en difficulté en le confrontant à des situations qu’il n’a (toujours à ma connaissance) jamais connues, puisqu’il se retrouve lui-même à devenir un grand propriétaire. C’est là encore une intention louable que de secouer un peu ce personnage.

… mais qui trop embrasse, mal étreint

Tout cela aurait pu donner un album majeur. Le problème, en tout cas à mes yeux, c’est que le scénario essaie trop de tout faire à la fois et finit par se disperser et manquer de profondeur. D’accord, c’est un Lucky Luke, série connue davantage pour son humour que pour ses scénarios retors et fouillés… mais j’avoue être resté sur ma faim. Une fois passée la première lecture, où les bons mots fusent et où les gags individuels en général réussis font leur petit effet, j’ai connu une déconvenue en voyant arriver bien vite la fin d’une histoire qui n’avait jamais eu le temps de prendre vraiment de l’ampleur. Jul passe beaucoup de pages à poser son décor, et dès que l’action pourrait commencer, paf ! changement de décor, on se retrouve perdus dans un bayou avec les Dalton. Forcément, Jul veut caser d’autres gags propres à cette autre région, les pages passent, c’est amusant, mais l’intrigue n’avance toujours pas. C’est drôle, mais ça n’a rien à voir avec la choucroute, et Jul se retrouve à mener de front deux intrigues, dans deux endroits à la fois, qui se rejoignent de façon amusante mais assez simpliste, avec un rebondissement final qui fait vraiment trop « deus ex machina », voire « Dieu reconnaîtra les siens ». On a beau patauger en pleine Amérique confite de religion, la catastrophe finale fait un peu trop « K.O. par Ancien Testament ».

Autre défaut à mes yeux, plus gênant : l’album promettait de mettre en scène Bass Reeves, un shérif noir avec qui Lucky Luke se serre les coudes contre les esclavagistes du Sud. Problème : Reeves apparaît finalement très peu, une fois au début et une fois à la fin. Très curieux de ce personnage que je découvrais avec l’album, je m’attendais à le voir davantage approfondi, comme dans les albums consacrés à d’autres grandes figures de l’Ouest, Calamity Jane, Billy the Kid, etc. qui, d’ailleurs, s’étaient frayées un chemin jusque dans le titre de l’album. Bass Reeves n’a pas eu cet honneur, ce que je trouve dommage. Là encore, l’album veut trop en faire à la fois. On aurait aisément pu tirer deux aventures bien distinctes avec les idées présentes en germe dans celle-ci : d’un côté une aventure plus orientée sur le voyage avec des Dalton en balade en Louisiane, de l’autre une trépidante enquête menée conjointement par Lucky Luke et Bass Reeves, qui aurait pu prendre un peu d’épaisseur.

Et à propos d’épaisseur, il faudrait vraiment que Lucky Luke se trouve une psychologie… et une histoire personnelle. Car voilà que, dès le début de l’album, on découvre que Lucky Luke et Bass Reeves se connaissent. Et le lecteur de s’esbaudir en les voyant se taper sur l’épaule comme deux vieux frères : est-ce qu’on a manqué un tome ? C’est là que ça devient gênant et que Jul pêche par lâcheté. Car il botte ici en touche. Lucky Luke, étant un héros parfait, ne pouvait que connaître déjà Bass Reeves, ne pouvait que bien s’entendre avec lui et ne pouvait qu’avoir vécu des aventures avec lui, sans que la couleur de peau ou les préjugés de son époque ne posent le moindre problème. On est contents pour lui, mais ça donne furieusement l’impression que Jul esquive la difficulté. Comment Lucky Luke a-t-il rencontré Bass Reeves ? Cette question aurait mérité un album à elle seule, une aventure peut-être un peu plus dramatique, un peu plus sérieuse, qui aurait pris le temps d’approfondir le lien entre les deux personnages. Sous cet angle, Un cow-boy dans le coton sent l’occasion manquée. Car ce lien, présenté comme évident, n’évolue pas au fil des pages : les deux héros, somme toutes, se voient à peine. Un comble pour un personnage qui figurait en bonne place aux côtés de Lucky Luke sur la couverture !

Conclusion ? Le format de 48 pages est redoutablement difficile pour les scénaristes, et Jul s’y laisse en partie prendre avec une intrigue qui aurait pu être davantage ramassée et densifiée. On y aurait peut-être un peu perdu en occasion de gags, mais on y aurait gagné des personnages moins plats.

Black Face, un album des Tuniques bleues de Lambil et Cauvin, paru en 1983 et qui n’a pas pris une ride.

Lucky Luke contre Black Face

Quant à moi, si je veux une BD à la fois drôle et capable d’aborder des sujets comme l’esclavagisme aux Etats-Unis de façon documentée, je continuerai à lire plutôt… Les Tuniques bleues. Je parlais de lectures marquantes en bande dessinée : il se trouve qu’adolescent, j’avais été très marqué par ma lecture de Black Face, un album des Tuniques bleues qui aborde la question de l’esclavage à l’occasion d’une révolte d’esclaves noirs. Un album remarquable, qui, le tout dans le même format de 48 pages, parvenait à développer une intrigue fouillée, à la fois drôle et poignante, sans tomber dans une recherche excessive du consensuel. D’une part parce que ses héros, le sergent Chesterfield et le caporal Blutch, n’ont rien de parfait et doivent surmonter les préjugés et les idées fausses qui traînent à leur époque, comme vous et moi, ce qui les rend attachants et réalistes. Lucky Luke, à côté, est d’une perfection si insipide qu’il ferait passer Tintin pour un personnage ambigu et tourmenté.

D’autre part, parce que Black Face parle beaucoup d’un aspect qu’Un cow-boy dans le coton ne fait jamais affronter en face à ses personnages : la politique. Oh, Lucky Luke croise bien un politicien parmi les méchants de l’album, mais jamais ne sont posées les questions de savoir comment on pourrait mettre pour de bon fin à cette situations intenable que Lucky Luke découvre dans le Sud : les ambitions de notre cow-boy justicier en la matière demeurent bien restreintes. Les personnages de Black Face, eux, sont dans la politique jusqu’au cou puisqu’ils survivent en pleine guerre de Sécession. Une guerre qui, aux dires du Nord, a commencé pour libérer les esclaves du Sud. Les chefs de guerre de l’Union créent eux-mêmes Black Face en lui mettant le pied à l’étrier pour semer le trouble dans le Sud au détriment des confédérés. Ils sont bien embêtés de découvrir que les choses sont plus complexes qu’ils ne l’avaient prévu, et que l’esclave noir révolté, loin de se montrer docile et reconnaissant envers les « gentils Blancs du nord », attaque aussi les soldats de l’Union, déterminé à faire voler en éclats les règles du jeu et à forger seul sa liberté, pour lui et pour ses frères. Que devient alors le beau discours de l’état-major de l’armée du Nord où Chesterfield et Blutch combattent ? Je vous laisse le découvrir, mais, rien qu’avec cette présentation, j’espère vous avoir fait comprendre pourquoi, sur tous les sujets communs qu’abordent les deux albums, Un cow-boy dans le coton n’arrivera pas à éclipser Black Face dans ma mémoire de lecteur de BD.

J’ai posté une première version de cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs le 2 janvier 2021 avant de l’étoffer pour le poster ici.


[BD] « Médée », par Peña et Le Callet

11 novembre 2019

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Référence : Nancy Peña (dessin), Blandine Le Callet (scénario), Céline Badaroux-Denizon et Sophie Dumas (mise en couleurs), Médée, Bruxelles, Casterman, 2013-2019, 4 tomes.

Présentation de l’éditeur

« Un mythe réinventé : la vérité sur une femme libre, savante et meurtrière

Médée est surtout connue pour être la magicienne qui aida Jason à conquérir la toison d’or, et la femme qui, des années plus tard, tua ses enfants pour se venger d’avoir été abandonnée. Entre les deux, une série d’aventures, de voyages et d’exils jalonnés de meurtres abominables.

Qui Médée était-elle vraiment ? Une mère aimante et une amoureuse assumant ses désirs, que sa passion finit par égarer ? Une femme libre refusant la tyrannie des hommes ? Une barbare venue semer la confusion dans le monde civilisé des Grecs ? Une sorcière redoutable, maîtresse de forces occultes ? Un monstre, tout simplement ?

Pour percer ce mystère, c’est Médée en personne que la romancière Blandine Le Callet et l’illustratrice Nancy Peña ont choisi de nous faire entendre : par-delà calomnies, exagérations, et déformations infligées par le temps, Médée nous raconte sa véritable histoire, depuis les jardins luxuriants de son enfance en Colchide jusqu’à l’île mystérieuse d’où elle livre son ultime confession. »

Le contexte

Médée, un sujet idéal

Médée est l’une des héroïnes les plus célèbres et l’une des plus ambivalentes de la mythologie grecque. Dotée de grands pouvoirs magiques, tour à tour secourable et bienveillante ou implacable et cruelle, la magicienne originaire du royaume de Colchide est présente dans plusieurs mythes distincts, qui nous sont parvenus par des œuvres appartenant à des genres littéraires très différents les uns des autres. Elle apparaît d’abord dans plusieurs épopées appelées les Argonautiques, c’est-à-dire les voyages des marins du navire Argo, les Argonautes, menés par Jason d’Iolcos jusqu’en Colchide où ils cherchent à s’emparer de la toison d’or. Personnage secondaire de l’épopée, Médée joue pourtant un rôle décisif en apportant son aide à Jason dont elle est tombée amoureuse, sans hésiter à s’opposer pour cela à son propre père, Aiétès, roi de Colchide, descendant du dieu Hélios. C’est grâce à elle que Jason parvient à ses fins et, en échange, il la prend pour épouse et la ramène en Grèce. Plusieurs poètes grecs et romains ont composé des Argonautiques. La plus connue est sans doute celle d’Apollonios de Rhodes, poète de l’époque hellénistique qui s’est trouvé à la tête de la légendaire bibliothèque d’Alexandrie, en Égypte (excusez du peu).

Nous retrouvons Médée dans une œuvre plus ancienne mais qui conte l’une des aventures qu’elle a vécues après les événements de la quête de la toison d’or : une tragédie composée par le poète Euripide, dont elle est cette fois le personnage principal. Comme la plupart des tragédies, la pièce de théâtre d’Euripide évoque les malheurs des puissants. Devenue reine aux côtés de Jason, Médée se voit répudiée par son ingrat de mari au profit d’une nouvelle épouse, plus jeune, grecque, riche et puissante. La vengeance de la magicienne éveille la terreur chez les spectateurs. Par la suite, plusieurs autres auteurs grecs et romains reprennent ce sujet, l’un des plus connus du côté romain n’étant autre que Sénèque, dont la Médée, particulièrement sombre, a bénéficié récemment de plusieurs traductions nouvelles.

On connaît de nombreuses autres aventures de Médée en dehors des quelques grands textes dont je viens de parler (Le Callet a notamment puisé chez Ovide), mais ces quelques grands traits du mythe suffisent pour ce que je voulais montrer, à savoir que Médée constitue un personnage idéal pour servir de sujet à une fiction mythologique, et les autrices de cette bande dessinée l’ont bien compris.

Deux aspects des réécritures récentes des mythes : historicisme et féminisme

Ajoutez à cela la vogue actuelle des réécritures de mythes, tous supports confondus : littérature pour adultes ou pour la jeunesse, bande dessinée, cinéma, séries télévisées ou diffusées sur Internet, et même des jeux vidéo… sans parler des nombreux sites Web ou chaînes Youtube offrant des résumés ou des « cours » plus ou moins fiables sur les mythes. N’en déplaise aux administratifs qui multiplient les coupes budgétaires et les restrictions de moyens dans l’enseignement des langues anciennes, l’humanité, sous nos latitudes et sous les autres, s’intéresse plus que jamais aux littératures de l’Antiquité.

À la différence des œuvres à sujet historique, scientifique ou philosophique, les récits mythologiques tirés des épopées et des tragédies font l’objet d’une tradition de réécritures et de réinterprétations restée ininterrompue depuis l’Antiquité. Chaque époque, chaque région du monde, chaque culture, chaque langue aime s’approprier les mythes et les légendes, s’exprimer par leur intermédiaire, faire vivre les histoires anciennes en les métamorphosant plus ou moins au passage. Depuis la fin du XXe siècle, la tendance est aux réécritures dites « historicisantes » des mythes. Une réécriture historicisante repose pourtant sur un paradoxe profond : raconter un mythe en minimisant ses éléments les plus merveilleux (monstres, magie) et en l’ancrant dans une période historique précise, afin d’obtenir un récit vraisemblable qui pourrait s’être réellement produit. Pourquoi un tel déploiement d’efforts alors qu’un mythe n’a que rarement plus de fondement historique qu’un conte, alors que, par exemple, la guerre de Troie, si elle a eu lieu, n’a guère été qu’une escarmouche devant une ville bien moins puissante et prospère que la Troie de l’Iliade, et qu’Ulysse ou Achille n’ont certainement jamais existé, pas plus que Médée ou Jason ou la toison d’or ? Mystère. Le fait est que c’est une tendance de fond dans les réécritures récentes des mythes (aussi bien grecs qu’issus d’autres cultures, puisque l’écrivain américain de science-fiction Robert Silverberg s’est adonné à cet exercice avec l’épopée mésopotamienne de Gilgamesh dans son roman Gilgamesh, roi d’Ourouk).

Un exemple célèbre, mais à mes yeux complètement raté, de ce type de réécriture, est le film Troie de Wolfgang Petersen, qui racontait la guerre de Troie en supprimant toutes les apparitions des dieux et tous les éléments surnaturels (hors de question de laisser les chevaux d’Achille lui prédire sa mort), pour un résultat qui n’est parvenu à me convaincre ni en tant qu’adaptation (trop d’écarts injustifiés avec les épopées homériques), ni en tant qu’œuvre autonome (longuette, plate, filandreuse). On peut faire bien mieux, et l’auteur de BD américain Eric Shanower le démontre superbement avec son comic L’Âge de bronze, qui, sur le même postulat de réécriture historicisante de la guerre de Troie, livre un récit à la fois très fidèle à la tradition et riche en réinventions intelligentes, porté par un dessin soigné et par un scénario bien ficelé (ce récit-fleuve est encore en cours : j’espère que l’auteur parviendra à le boucler).

Avant d’aborder la bande dessinée Médée, il faut évoquer une autre tendance forte dans les réécritures de mythes actuelles : la mise en valeur des figures féminines, parfois (pas toujours) dans un esprit féministe. J’ai eu l’occasion de chroniquer ici plusieurs livres de ce type, dont l’inégale Penelopiad de Margaret Atwood qui réécrit l’Odyssée du point de vue de Pénélope et le très beau Lavinia d’Ursula Le Guin, qui sort du silence et de l’oubli Lavinia, l’épouse d’Enée, à peine mentionnée par Virgile dans son Énéide. Cette approche s’est développée depuis au moins une cinquantaine d’années et on pourrait en mentionner de nombreux exemples, jusqu’au récent roman de Madeline Miller consacré à la vie de Circé.

C’est dans ce contexte que la dessinatrice Nancy Peña et l’écrivaine Blandine Le Callet (Une pièce montée, La Ballade de Lila K., Dix rêves de pierre) ont œuvré ensemble à une bande dessinée qui relate la vie de Médée, en adoptant ce double parti pris historicisant et féministe. Le résultat est une excellente bande dessinée qui fait partie des meilleures réécritures mythologiques récentes dont j’aie connaissance, tous supports confondus.

Une réécriture intelligente aux allures de réinvention

Comme j’ai déjà beaucoup parlé du mythe de Médée en introduisant cette chronique, autant poursuivre sur la question du scénario.

Un univers « historicisé »

Je ne savais pas, avant de lire cette BD, que Blandine Le Callet était agrégée de Lettres classiques et enseignante-chercheuse en latin, autrement dit une spécialiste ; mais cela ne m’a pas du tout surpris de l’apprendre, tant le scénario montre une connaissance fouillée de son sujet. Non seulement Le Callet maîtrise les aspects connus ou moins connus du mythe sur le bout des doigts et s’en sert largement (depuis l’ascendance familiale de la magicienne et sa formation au culte d’Hécate jusqu’à son fils Médos, qu’elle a eu avec Égée, le père de Thésée, lequel forme un obstacle aux ambitions royales de la magicienne, etc.)… mais elle accomplit un formidable travail de détail pour donner corps à l’univers où évolue Médée, à son personnage et aux personnages qu’elle rencontre.

Ce travail, comme je l’ai indiqué, s’inscrit dans une approche historicisante du mythe. Qu’est-ce que cela veut dire ? Eh bien, sa caractéristique la plus frappante concerne les composantes merveilleuses du mythe : elles sont toutes réinterprétées d’une manière rationnelle ou, si vous préférez, réaliste. Prenons l’exemple de la magie de Médée. Dans cette bande dessinée, Médée est une adoratrice d’Hécate et se voit transmettre, dans le cadre de ce culte présenté comme exclusivement féminin, des connaissances très avancées pour son époque en matière de botanique, de médecine et de chimie. L’ignorance des autres fait le reste et la voilà qualifiée de magicienne, victime de multiples rumeurs infamantes. C’est un parti pris fort, qui conduit la scénariste à réimaginer entièrement plusieurs épisodes-clés de la vie de son héroïne. D’autres aspects du mythe, comme les épreuves de Jason (le dragon, par exemple), se voient fortement transformés par cette démarche. Cette logique implique enfin de ne jamais montrer explicitement les divinités, contrairement à ce qu’on trouve dans l’Iliade, l’Odyssée ou même les différentes épopées antiques des Argonautiques. Ce dernier choix est largement répandu parmi les réécritures récentes : les dieux sont invisibles, ou alors leurs apparitions peuvent être comprises comme des rêves, des visions, des hallucinations, etc.

Bien entendu, les gens qui aiment lire des histoires de mythes grecs pour le plaisir de voir des assemblées divines et d’assister à des combats contre des hydres ou des serpents géants iront au devant d’une certaine frustration en entamant cette bande dessinée. Je ne saurais trop leur recommander de ne pas bouder Médée pour autant, car, en dépit de mes réserves sur l’intérêt des réécritures historicisantes des mythes, force m’a été de constater que les choix de réécriture opérés par le scénario aboutissent à une intrigue fouillée et passionnante, qui fonctionne remarquablement bien.

Tandis que les éléments merveilleux se voient fortement transformés et minimisés par des explications rationnelles, le monde où vit Médée, assez vague en dehors des actes des héros et des héroïnes, se voit, en revanche, augmenté d’innombrables détails qui lui confèrent une profondeur largement accrue par rapport à celle du canevas de départ. Les scènes s’enchaînent si naturellement qu’il est facile, pour un non-spécialiste, de passer à côté de l’immense travail de réécriture effectué en coulisses. En voici quelques exemples. Alors même que les épopées homériques et les Argonautiques antiques mélangent allègrement des composants empruntés à plusieurs époques historiques différentes, l’intrigue de la BD, elle, est située à une époque historique réelle. C’est fait de manière très discrète, au détour d’une case du premier tome, où l’on apprend que le royaume d’Aiétès a été fondé par le pharaon Sésostris. Même si l’on ne sait jamais duquel des quatre pharaons portant ce nom il s’agit, et même si l’on ignore combien de temps au juste s’écoule entre l’époque de Sésostris et celle où règne Aiétès, cela revient à planter un repère chronologique assez précis, pendant l’âge de bronze grec, quelque part entre le XXe et le XIXe siècle avant J.-C.

À quoi bon se donner autant de peine pour un détail, me demandera-t-on ? C’est que le cadre de l’histoire devient indispensable pour donner une vraisemblance plus soutenue à l’aventure des Argonautes. En effet, dans la tradition grecque, il est dit généralement que l’Argo aurait été le tout premier navire capable d’effectuer des navigations au long cours, ce qui implique que l’aventure se déroule à une époque reculée, où voir un bateau étranger arriver par la mer constituait un événement extraordinaire en soi. La BD imagine donc de mettre en scène une sorte de course à la technologie entre Aiétès et les Grecs, à qui montera en premier une expédition au long cours (de nos jours, ce serait la course à l’espace). Cette situation chronologique bien réfléchie s’avère tout aussi indispensable dans les tomes 3 et 4, lorsque Médée et Jason se trouvent mêlés aux intrigues de cour de plusieurs villes grecques, en particulier Corinthe, dont le roi entend bien exploiter la situation géographique privilégiée pour en faire un point de passage incontournable du commerce maritime alors en plein essor. Comme souvent dans ce type de réécriture, ce sont la politique et l’économie qui se trouvent mises en avant de cette façon.

Les personnages et l’approche féministe

Mais Le Callet ne fait pas que modifier les différents éléments de l’intrigue ou de son cadre : elle reprend énormément d’éléments de la tradition antique, mais en les remotivant au prisme de son parti pris de réalisme. Avec toujours une passion pour la politique, qui s’explique aisément puisque Médée fait partie d’une famille royale. Le grand avantage de cette BD (observable aussi dans Age of Bronze de Shanower) est sa capacité à s’emparer de figures peu connues du mythe, des personnages secondaires voire obscurs, pour en faire des personnages à part entière, dont l’existence et les actions pèsent d’un poids décisif sur les événements. C’est tout particulièrement le cas pour Argos, le constructeur du navire Argo, et pour ses frères, tous enfants de Phrixos, un Grec arrivé en Colchide seul (sur le dos du bélier à la toison d’or, dans le mythe antique) et de Chalciope, son épouse colque. Dans le premier tome, Argos grandit aux côtés de Médée, dont il est le meilleur ami d’enfance. Mais Phrixos et ses fils subissent des avanies grandissantes de la part du roi Aiétès, qui voit en eux une menace pour son royaume.

Quid de Médée elle-même ? C’est le moment d’aborder un autre versant important de cette BD : son féminisme. L’un des choix qui structurent la BD est l’idée de faire de Médée non seulement le personnage principal, mais aussi la narratrice de sa propre vie. Le quatrième de couverture du premier tome donne le ton : « Médée la scandaleuse, Médée la sorcière, Médée la meurtrière, Médée, le monstre. Voilà ce que l’on dit de moi. Les gens ne veulent retenir que ce qui les arrange. Au milieu de ces voix qui m’accablent, il est temps que je fasse entendre la mienne : il est temps que je raconte mon histoire. Pour rétablir enfin la vérité. » Donner la parole à une femme, qui plus est à une magicienne qui fait peur, c’est-à-dire en somme à une sorcière, afin qu’elle rétablisse la vérité dans un monde façonné par les mensonges des hommes, c’est une démarche typique des œuvres féministes, que nous avons eu l’occasion de rencontrer dans The Penelopiad de Margaret Atwood avec Pénélope, ou dans Lavinia d’Ursula Le Guin avec Lavinia.

Le cas de Médée se distingue nettement de ces deux autres héroïnes dans la mesure où il s’y ajoute une forte dimension morale : l’accusée prend enfin la parole, va-t-elle faire ses aveux, sa confession, son apologie, ou même contre-attaquer et accuser à son tour ? Réponse : un peu de tout cela à la fois, selon les moments de l’histoire. Dans les premières pages, c’est une vieille femme, qui paraît vieille comme le monde, qui s’installe à sa table pour écrire, longtemps après les faits, l’histoire de sa vie, en commençant par son enfance. La Médée que nous découvrons n’est ni entièrement coupable ni entièrement innocente. C’est une petite fille vive et indépendante, dont le premier tome montre les envies de liberté d’une manière un peu convenue dans certaines pages (le coup de la robe qui entrave les mouvements a peut-être été un peu trop vu et revu). C’est une petite fille curieuse et intelligente qui se passionne vite pour les sciences, dans les pages les plus convaincantes du premier tome. Là encore, la réflexion préalable sur l’univers de Médée s’avère de la plus grande importance : la Colchide (un royaume imaginaire pour lequel Le Callet a donc eu plus de liberté en matière d’invention) dispose d’une avance scientifique notable sur les Grecs et enseigne des connaissances poussées aux femmes par le biais du culte d’Hécate, ce qui pose les bases de l’ignorance, de la peur et du rejet que suscite Médée lorsqu’elle arrive en Grèce avec Jason.

Au fil des tomes, nous suivons les étapes de la vie de Médée, dont le choix d’aider et de suivre Jason bouleverse la vie. L’enchaînement de crimes que devient la vie de la magicienne dans la tradition antique se trouve notablement nuancé par la réinvention des circonstances précises de ses meurtres, de ses mensonges et de ses manipulations. Les choix opérés au sujet de Jason sont tout aussi intéressants : contrairement à Achille, à Ulysse ou à Héraclès, Jason a été montré à plusieurs reprises comme un héros assez falot, voire comme un quasi anti-héros dans certains textes dès l’Antiquité (le Jason de la tragédie d’Euripide est tout sauf recommandable). D’autres réécritures mythologiques ont tenu à en faire le héros grec propre sur lui par excellence, en témoigne son traitement dans des films comme Jason et les Argonautes de Don Chaffey en 1963, où la mise en avant de Jason se fait très largement… aux dépens de Médée, qui prend des allures de potiche. Le Jason de Le Callet se situe quelque part entre ces deux extrêmes : un jeune homme intègre qui, par ambition ou par faiblesse, tourne le dos à ses engagements.

Un scénario qui sait se taire

Écrivaine jusqu’à présent, Blandine Le Callet doit la réussite de Médée à sa capacité à s’approprier pleinement le langage de la bande dessinée. J’ai été frappé par le grand nombre de pages presque dépourvues de dialogues, et dont l’impact repose exclusivement sur l’image. Le procédé, employé à bon escient dans tous les tomes, donne lieu aux pages les plus émouvantes, certaines bouleversantes, en particulier dans le tome 4, magistral, qui évoque la répudiation, les préparatifs de plusieurs crimes, l’infanticide de Médée et, plus tard, la naissance de Médos.

Le dessin et l’univers visuel

Il est grand temps de parler de ce qu’on voit en premier dans une BD : le dessin ! Nancy Peña, dont j’ai découvert le travail avec cette BD, a déjà plusieurs séries à son actif (La Guilde de la mer, Les Nouvelles Aventures du chat botté, Le Chat du kimono) ainsi que des illustrations d’ouvrages pour la jeunesse. Son dessin, quoique relevant de la ligne claire, frappe par sa capacité à élaborer des cases riches en détails (rides des visages, plis des vêtements, feuillages, bâtiments, décors en général) tout en conservant une allure de grande simplicité, avec une lisibilité parfaite. L’épure de son trait se prête idéalement à la mise en couleurs, elle-même réalisée avec soin par Céline Badaroux-Denizon, Sophie Dumas et Nancy Peña elle-même, selon les tomes.

Les cases sont en moyenne grandes et aérées, avec trois bandes par page, mais le choix d’un format de 64 pages par tome (108 pour le « monstrueux » quatrième et dernier tome) rend cela possible sans que la densité de l’intrigue ait à en souffrir. L’alternance entre des pages aux cases vastes et peu nombreuses et d’autres aux cases plus resserrées traduit à certains endroits la sensation d’enfermement de Médée opposée à ses envies de liberté (comme ses escapades nocturnes où la page, comme elle, respire). La mise en cases aime à jouer des liens entre les cases à l’échelle de la page, comme ces volutes de fumée qui sinuent et s’enroulent sur toute la hauteur de la page au cours d’une scène nocturne du tome 1, ou le serpent qui suit Médée sur certaines pages du tome 4 et lui susurre de mauvaises pensées (expression graphique de sa frustration ? de son envie de vengeance ? de son ambition ? de sa cruauté ? ce n’est pas dit, à nous de nous faire un avis).

J’ai parlé plus haut du soin apporté à l’univers mythologique-mais-historicisé de cette bande dessinée. Ce soin ne se retrouve pas seulement dans le scénario mais aussi dans les dessins. Puisque la mythologie grecque ne correspond à aucune période historique réelle, des éléments comme l’architecture des palais et des temples, les vêtements, les coiffures ou les bijoux des personnages nécessitent une multitude de choix créatifs. La question devient encore plus complexe dans le cas d’un royaume comme la Colchide, car ce lieu de la mythologie grecque représente un étranger fantasmé, qui ne reflète pas les véritables cultures antiques des rives du Pont-Euxin. Que faire ? Jusqu’où pousser l’historicisation, jusqu’où pousser l’invention ?

Là encore, sans avoir pu pousser la vérification très loin, il me semble que Médée se tire honorablement de ces dilemmes, paradoxalement parce que ses graphismes ne misent pas trop sur l’historique. Les bâtiments et costumes de Colchide évoquent vaguement l’Antiquité grecque, mais sans chercher à correspondre à une période précise, ni minoenne, ni mycénienne, ni vraiment classique. Comme dans l’Antiquité classique, le mobilier reste rare et les vêtements peu recherchés en dehors des teintures et des bijoux. Quelques détails renvoient précisément à l’Antiquité gréco-romaine : dans le tome 1, la bibliothèque de papyrus d’Aiétès a des allures de bibliothèque d’Alexandrie en avance sur son temps, et les personnages utilisent des lampes à huile plates en terre cuite typiques de la Grèce ou de Rome. Dans le tome 4, les villes grecques montrent des bâtiments d’une blancheur résolument non-historique (l’architecture grecque antique était bariolée, on ne le répètera jamais assez, surtout les temples) et ne prétendent pas restituer un état précis des villes de Corinthe ou d’Athènes. On y croise des céramiques peintes d’un style rappelant la céramique attique ou italiote de l’époque classique, dans un mélange d’époques qui correspond finalement assez bien à ce que faisaient déjà les épopées homériques.

De ce fait, les décors (jardin, palais, chambres) gardent une allure de conte dans l’accent mis sur une atmosphère générale et un jeu de couleurs plutôt que sur la précision documentaire. Ainsi les ruelles tortueuses et les toits-terrasses de Corinthe, reliés par des passerelles de bois branlantes, revêtent une allure avant tout symbolique de la position intenable de Médée et de son basculement dans le crime. Un détail comme la face de Méduse peinte au fond de la coupe du roi Égée, dans le tome 4, sert manifestement à évoquer les dangers de l’ivrognerie et de la dépression qui le menacent et pas à reproduire une époque historique précise (au passage, ce détail m’a rappelé certaines scènes du film Alexandre d’Oliver Stone, tout comme les serpents de Médée rappellent un peu ceux d’Olympias). Cela n’empêche pas les lieux d’être décrits avec une grande clarté, ce qui donne lieu à des scènes d’action très lisibles.

En somme, Médée invente son propre univers graphique d’une Antiquité imaginaire, en restant davantage du côté du mythologique que de l’historique. Un choix sage, car prétendre plaquer complètement un mythe grec sur l’histoire ancienne réelle du Moyen-Orient aurait été difficilement tenable (les mythes grecs fantasment l’Orient et ne nous renseignent sur le véritable Orient antique que très indirectement). Dans un récit placé du point de vue de l’étrangère qui arrive en Grèce, la BD se concentre sur les éléments visuels qui nourrissent son propos, en particulier les différences de couleur de peau et d’habits qui aboutissent à l’isolement de Médée au milieu de femmes grecques dont les coutumes et le statut social n’ont rien à voir avec ce qu’elle a connu.

Pour terminer sur le dessin et la couleur, on ne peut pas ne pas mentionner l’inspiration habile puisée dans La Grammaire de l’ornement d’Owen Jones, où Nancy Peña a puisé de nombreuses idées de motifs qui, quoique discrets, étoffent notablement son univers graphique en habillant planchers à damiers, étoffes tissées, frises peintes… La même esthétique à motifs se laisse voir sur les couvertures des tomes successifs (avec des médaillons montrant le navire Argo, le centaure Chiron, Hécate avec ses six bras entourée de serpents, etc.) sur des fonds colorés. Là encore, le résultat allie élégamment richesse du détail et lisibilité de l’ensemble.

Enfin, un détail important à mes yeux : les bulles de texte et le lettrage employé ne tranchent pas sur le dessin et savent rester discrets, avec des bulles de texte dépourvues de contour. Une bonne idée, que nombre de BD feraient bien d’imiter plutôt que de surcharger leurs pages.

Conclusion

Au terme de cette longue critique, j’espère avoir donné une idée de la masse de travail et des multiples bonnes idées qui sont entrées dans l’élaboration de cette bande dessinée. Sa facilité d’accès pour qui ne connaît pas la mythologie grecque et la grande clarté de son récit ne doivent pas faire oublier que cette simplicité est le produit d’un savant travail de documentation, de nombreux choix créatifs, scénaristiques et graphiques, qui non seulement m’ont paru convaincants, mais aboutissent à mon avis à une des meilleurs réécritures mythologiques qu’il m’ait été donné de lire ces dernières années. Dans un paysage de surproduction en matière de bande dessinée, où les albums et les séries à sujets mythologiques ou plus généralement antiques se multiplient, Médée se distingue avec brio et sans effort apparent comme une réussite majeure.

C’est, en plus, une lecture recommandable dès l’adolescence – pas avant, car quelques cases montrant la mort de plusieurs personnages peuvent être effrayantes pour de petits enfants. Je remarque, dans les deux derniers tomes, un traitement de la sexualité particulièrement sain qui évite aussi bien la pudibonderie que la complaisance : on voit deux ou trois fois les personnages faire l’amour, dans des cases pleinement intégrées au récit et qui ne traînent pas en longueur non plus. Les lecteurs et lectrices adolescentes, au collège ou au lycée, pourront se faire une idée de la façon dont les choses se passent, tout simplement, avec des dessins sensuels et sans obscénité. Ce n’est pas rien non plus.

Pour aller plus loin

J’ai retrouvé la trace d’un site Internet consacré à la série. Il semble inactif depuis 2015, mais contient des informations utiles sur les autrices et sur leur démarche.

En matière de BD mythologiques, j’avais eu l’occasion il y a quelques années de chroniquer le premier tome de la série Les Derniers Argonautes, de Legrand et Ryser, qui avait pour ambition d’inventer une suite à la quête des Argonautes, centrée sur Jason et sur ses nouveaux compagnons. Plus péplumesque et orientée vers le merveilleux, cette série commence lorsque « les dieux se taisent » et cessent de répondre aux prières comme aux demandes d’oracles ou de présages ; Jason, tiré de sa retraite, se lance dans la quête d’un objet magique. La série, à présent terminée, compte trois tomes.

En matière de réécritures mythologiques en général, je ne peux que vous recommander le très beau roman d’Ursula Le Guin Lavinia, dont je parlais plus haut. Dans une moindre mesure, The Penelopiad de Margaret Atwood n’est pas mal non plus. Si les textes anciens ne vous font pas peur, vous lirez avec profit la tragédie d’Anne-Marie du Bocage, Les Amazones, qui vous changera de Corneille et de Racine.

Si vous cherchez plus d’informations sur les grands classiques de la mythologie grecque et romaine, je vous conseille d’aller lire mes billets consacrés à l’Iliade, à l’Odyssée et à l’Énéide.


[BD] Julie Maroh, « Le bleu est une couleur chaude »

19 juillet 2012

Tombé un peu par (un heureux) hasard sur cette BD de 160 pages. L’auteure a tenu un blog BD sous le nom de Djou et vient d’en ouvrir un autre sous son vrai nom (blogs que je ne connaissais pas particulièrement avant de lire la BD, mais où on trouve des crayonnés, croquis et autres morceaux de making of sympathiques).

Quatrième de couverture :

« Mon ange de bleu
Bleu du ciel
Bleu des rivières
Source de vie… »
La vie de Clémentine bascule le jour où elle rencontre Emma, une jeune fille aux cheveux bleus, qui lui fait découvrir toutes les facettes du désir.
Elle lui permettra d’affronter enfin le regard des autres.
Un récit tendre et sensible.

Mon avis :

La BD commence en réalité peu après la mort de Clémentine. Emma se rend chez Clémentine et lit son journal intime, que Clémentine lui a légué. Pendant sa lecture, elle se souvient de leur rencontre et de leur relation. Une bonne partie de la BD consiste donc en un grand flashback raconté du point de vue de Clémentine, dont on suit l’évolution entre la Seconde et la Terminale, puis encore après. Ce récit est l’occasion de planches en noir et blanc où pointent seulement des touches de bleu, qui soulignent les moments particulièrement chargés d’émotion pour la narratrice.

C’est donc une histoire d’amour lesbien, avec une intrigue où on retrouve la plupart des éléments inévitables dans ce genre d’histoire : l’acceptation de ses attirances homosexuelles par la narratrice, le regard des autres, l’engagement ou non dans la cause LGBT, et bien sûr tous les éléments d’une histoire d’amour en général.
Comme toutes les histoires d’amour, ce n’était pas facile à raconter, mais j’ai très vite accroché et je trouve que l’auteure a réussi à trouver un ton juste, qui montre la violence des émotions d’une ado et la tendresse des attitudes, des petits gestes, etc. sans tomber dans le pathos. L’histoire reste classique, mais elle est bien menée, les personnages sont peu nombreux mais approfondis (avantage d’avoir pris le temps de raconter l’histoire sur 160 pages).

Le graphisme est bon. Le dessin n’est pas parfait, et je suppose qu’on peut ne pas aimer le style, qui mêle des décors, vêtements etc. plutôt réalistes et détaillés à des expressions « très BD » avec parfois de gros yeux et des sourires énormes (personnellement j’ai bien aimé, je trouve que le mélange entre les deux fonctionne bien). L’aquarelle rend bien et se prête bien à une alternance entre le trait net et des décors et couleurs parfois flous qui rendent telle ou telle émotion. L’alternance couleurs pleines / noir et blanc avec touches de couleur rend très bien. L’autre grande force de la BD, c’est son découpage, qui laisse une grande part aux silences, aux regards, gestes, etc. et qui installe d’emblée un rythme auquel on se laisse prendre.

Bref, j’ai vraiment bien aimé. C’est l’une des rares BD « occidentales » que je connaisse à aborder le thème de l’amour homosexuel, et elle le fait très bien. Je pense que ce genre de BD peut aider les ados (et les lecteurs en général) homos ou bi à mieux s’accepter et à prendre confiance en eux. Et pour les autres lecteurs, c’est une belle histoire d’amour bien dessinée et bien menée (mais attention aux âmes sensibles, prévoir quelques mouchoirs à portée de la main !).

Dans le même genre…

Pour une belle histoire sentimentale, mais entre deux jeunes hommes et en anglais, voyez mon billet sur la BD en ligne Prince of Cats de Kori Michele.