Il y a beaucoup de romans, de bandes dessinées et même, récemment, de films, librement inspirés par la mythologie grecque. Curieusement, même si j’aime beaucoup à la fois la mythologie grecque et ce qu’on regroupe sous le nom de cultures de l’imaginaire (moyen commode d’englober aussi bien la science-fiction que la fantasy, le fantastique, le steampunk, l’horreur, le réalisme magique et j’en oublie, sous toutes leurs formes, des livres aux séries télévisées en passant par l’illustration, les jeux ou la mode), malgré cela, donc, il est assez rare que je craque vraiment pour une œuvre de fantasy mythologique. Je ne sais pas bien pourquoi et il n’est pas impossible que ce soit par pure mauvaise foi : quand c’est trop fidèle aux sources antiques, j’ai tendance à préférer aller les lires, elles, plutôt qu’une resucée récente qui n’apporte rien de neuf, et dès que les auteurs s’en écartent un peu, je ne suis pas parmi les derniers pour clamer à la trahison de l’antique. À ce compte-là, c’est un miracle que j’arrive à aimer quelque chose.
Mais le gros avantage dans la situation actuelle, c’est qu’il y a un vrai regain d’intérêt pour l’Antiquité dans l’imaginaire, et que, dans la masse croissante des publications, chacun finira bien par trouver quelque chose qui lui plaît. En France, en bande dessinée, il s’est publié pas mal de choses dans le genre péplum ces dernières années (le magazine gratuit de BD Zoo consacre au genre, dans son numéro de septembre, un dossier qui n’a pas l’air trop promotionnel). Parmi ce que j’ai eu l’occasion de lire pour le moment, Tirésias et La Gloire d’Héra, deux albums autonomes de Le Tendre et Rossi, et la série Le Fléau des dieux de Valérie Mangin et Aleksa Gajic, sont deux belles réussites, dans des approches très différentes, les deux premiers directement branchés sur les sources antiques, avec un goût pour le tragique et une symbolique psychanalytique pas mal employée, la seconde dans le genre space opera vertigineux qui rejoue la chute de l’empire romain à l’échelle d’une galaxie, sans rien se refuser au service de l’épique, avec un scénario magistralement ficelé et un dessin somptueux. Mais ça faisait un moment que je n’avais plus rien croisé de vraiment emballant. Et donc, parmi plusieurs séries qui se lancent en ce moment, j’ai décidé de donner leur chance aux Derniers Argonautes de Djian, Legrand et Ryser, chez Glénat (Jean-Blaise Djian et Olivier Legrand au scénario et Nicolas Ryser au dessin).
Il faut d’abord convenir qu’un premier tome de série d’aventure épique en 48 pages est un exercice périlleux, surtout à l’époque des romans graphiques. Il faut installer un univers, poser des personnages, donner le ton, amorcer une grosse machine tout en proposant dès le premier tome suffisamment de contenu pour séduire le lecteur. Cet album y parvient-il ? Je ne suis pas aussi enthousiasmé que je l’aurais souhaité, mais ce n’est quand même pas mal. Détaillons.
Le dessin
Il y a d’abord la question du dessin, qui joue beaucoup. Le dessin de Ryser, qui fait aussi les couleurs dans cet album, se range dans la catégorie du fait main à l’ancienne, au sens où il n’emploie pas d’outils numériques (ou alors pas de manière voyante). C’est le type même de la BD où le dessinateur vous montre tout ce qu’il sait faire avec un crayon et des pinceaux et où vous admirez, sans vous dire « Fastoche, je connais cette option dans Photoshop ». Le trait est sûr, les couleurs sont nuancées et les ambiances bien posées, l’encrage est discret. J’ai mis un peu de temps à m’habituer à certains visages, mais c’est un univers visuel intéressant, quelque part entre une recherche de détail réaliste à la Rosinski et un trait plus marqué, plus orienté ligne claire pour les personnages, plutôt influencé par Loisel (je manie les quelques références que je connais). Je crois que les ambiances de couleurs et la bonne caractérisation visuelle des personnages sont les deux qualités qui m’ont le plus retenu dans le dessin.
Il y a bien quelques défauts, ou du moins des choix risqués. Visiblement, le dessinateur aime jouer sur des effets de focalisation d’objectif empruntés à la photo ou au cinéma : le tout premier plan est parfois dessiné flou, en couleurs pleines, avec moins de détails. Généralement ça marche, mais ça peut devenir un peu frustrant d’avoir une main ou un objet dessiné grossièrement en plein milieu d’une case. Autre choix risqué : les ombres et les contre-jours, parfois très réussis en tant que tels, mais qui nuisent un peu à la lisibilité des visages dans certaines cases. Enfin, les visages des personnages sont vite moins détaillés dès lors qu’ils sont représentés plus petits, ce qui peut aussi devenir un peu frustrant dans certaines séquences. Tout dernier détail, qui est pour moi une qualité : le dessinateur n’abuse pas des demoiselles dévêtues et des poitrines en globes terrestres.
Cela étant, l’ensemble reste beau et lisible, et le dessinateur a aussi l’occasion de varier un peu son style à l’occasion d’une scène de flashback où il emploie un dessin plus « à l’antique », avec un fort beau résultat.
Outre les illustrations dans cet article, vous trouverez un aperçu des premières pages de l’album sur le site de l’éditeur.
Le scénario
Mais pour tout dire, c’est le scénario qui m’a fait accrocher aux premières pages et m’a décidé à acheter l’album. L’histoire est narrée par l’aède Eurymion et commence peu avant la fin de l’âge des héros en Grèce, lors d’une période qui donne son titre à ce premier tome : le Silence des dieux. Deux ans avant le début de l’histoire, les dieux ont cessé de répondre aux prières, les oracles se sont tus, et l’humanité a manqué sombrer dans le chaos. Les gens survivent, mais les temps sont durs… jusqu’au moment où, pour la première fois, un dieu parle à nouveau par la bouche d’un devin. Un objet, l’orbe des dieux, leur a été dérobé et a été emporté jusqu’en Hyperborée, loin au Nord. Des héros doivent partir pour le retrouver, et seul Jason, l’ancien meneur des Argonautes, peut guider l’expédition.
Mais Jason a perdu la faveur des dieux depuis longtemps : après son retour, il n’a connu que des malheurs, jusqu’au meurtre de ses enfants par son épouse Médée qu’il avait délaissée, et il passe même pour mort. Le roi ordonne à Eurymion de partir à la recherche de Jason, mais que peut un aède seul dans les contrées sauvages ? L’ancien héritier du royaume, Leitos, privé de tout droit au trône par la loi depuis qu’il est devenu infirme en perdant une main au combat, est le seul guerrier du royaume à se volontaire pour l’accompagner. Tous deux sont enfin accompagnés par Skarra, une esclave d’origine amazone libérée pour l’occasion. Naturellement, la petite troupe s’agrandit au fil de l’aventure, dont l’enjeu dans ce premier tome est avant tout de trouver et de convaincre Jason.
Les premières pages sont accompagnées par la voix de l’aède, qui reprend la parole régulièrement par la suite de façon plus discrète. Le procédé est classique, mais il prend bien, grâce à une bonne maîtrise de la langue et à l’absence de fautes d’orthographe (ce qui ne va hélas pas toujours de soi à l’heure actuelle…). Et il met bien en valeur le principal atout de l’univers des Derniers Argonautes, qui consiste à se situer dans la continuité directe des récits mythologiques que tout le monde connaît. Dans Les Derniers Argonautes, les aventures de Jason sont les mêmes que dans les textes antiques et dans les dictionnaires de mythologie, et la BD vous raconte la suite, en commençant par mettre en scène Jason en archétype du héros vieilli, amer et usé, qui ne reprend du service qu’à contrecœur. Les autres péripéties s’inscrivent elles aussi directement dans l’héritage classique de la mythologie grecque. C’est à la fois une belle qualité, puisque les lecteurs qui ne connaissent pas la mythologie ont droit à quelques résumés des épisodes précédents en cours de route et que ceux qui la connaissent déjà se sentent d’emblée en terrain familier… mais aussi un désavantage potentiel, car justement, tout paraîtrait presque trop familier dans cet univers, qui a des airs de partie de jeu de rôle dans la Grèce mythologique plus que de création d’un univers original. Il va falloir que l’histoire acquière peu à peu son originalité, au moins en affirmant son propre ton dans la reprise des références à l’imaginaire grec ancien.
Où l’on tâtonne encore un peu
Ce premier tome le fait déjà un peu, peut-être avec trop de discrétion. Il mise résolument sur la constitution d’un groupe de personnages, et, sur ce plan, ce n’est pas mal du tout. Certes, les éléments de base sont classiques : Jason en guerrier aguerri mais réticent, l’Amazone farouche mais pas caricaturale, Eurymion en barde du groupe inspiré et diplomate mais quelque peu lâche, et le satyre Borbos en ressort comique. Mais chaque personnage est développé par petites touches, chacun se trouve tour à tour mis en avant et possède des amorces pour des développements futurs dans la suite (origines mystérieuses, lourd passé, secrets inconfortables, etc.). Et il y a aussi des idées intéressantes, comme l’infirmité de Leitos, entorse bienvenue à l’image du héros qui bataille toujours mais qu’on ne voit jamais vraiment blessé. Intéressante aussi est la façon dont cette nouvelle quête joue à renvoyer à celle des Argonautes tout en s’en distinguant : Jason est hanté par le souvenir de sa première expédition, au point qu’il prend une Thessalienne pour Médée… mais dans le même temps, comme vous le savez si vous connaissez un peu la mythologie, « l’orbe des dieux », c’est un objet nouveau, ça ne correspond à rien. Or, là où beaucoup de fictions de fantasy mythologique dissimuleraient cette innovation, ici, l’aède de l’histoire déclare dès le début qu’il n’a jamais entendu parler de cet objet-là. C’est un rapport à la tradition intéressant.
On est en terrain familier, le groupe de personnages est encore classique mais bien posé (encore une fois, en 48 pages, ce n’est pas facile de creuser autant de personnages en détail). L’intrigue de ce premier album a aussi l’avantage de ne pas mal doser la réflexion et l’action. Qu’est-ce qui ne va pas, alors ? Eh bien, la structure de l’album reste assez épisodique : le groupe va d’un point A à un point B, fait des rencontres bonnes ou mauvaises sur la route. Les grands enjeux de l’expédition sont encore inconnus, il n’y a pas de « grand méchant » en vue. Ce n’est pas facile d’installer un suspense de longue haleine quand on donne si peu d’indices sur ce que cherchent ces aventuriers. De plus, certaines séquences ont l’air vues et revues, en particulier le fameux entraînement à l’épée pendant les pauses. Le véritable intérêt de l’album réside davantage dans la présentation des personnages que dans l’intrigue principale. Pour un premier tome, c’est compréhensible, mais j’espère que la suite trouvera vite un peu plus de liant : les derniers Argonautes n’ont pas besoin de savoir où ils vont pour y aller, puisqu’ils n’ont pas le choix, mais les lecteurs, eux, pourraient s’ennuyer… Un autre inconvénient est peut-être aussi l’absence de grande séquence qui serait le clou de l’album et arracherait des « Oh ! » et des « Ah ! », mais c’est plus normal, et ça va certainement venir.
Un dernier élément, propre à la « mise en cases », peut aussi expliquer cette impression en demi-teinte : le scénariste aime beaucoup les silences. Pour moi ce serait surtout une qualité, normalement : il sait poser un rythme, laisser les images parler d’elles-mêmes et faire leur effet. Parfois ça marche bien, notamment dans certaines scènes de combat. Mais il finit par y avoir un peu trop de silences, y compris là où on attendrait des bruitages ou quelques exclamations. Cela en est venu parfois à m’empêcher de rester plongé dans une scène lorsque je suis tombé sur une case silencieuse alors que la tension était supposée monter. C’est une affaire de bonne maîtrise d’un procédé intéressant, mais à double tranchant.
Dans l’ensemble, je ne reste qu’à moitié séduit alors que je l’aurais volontiers été complètement, mais ce début me paraît prometteur et je vais suivre avec intérêt la sortie des tomes suivants. Entre ce premier tome, qui utilise beaucoup de ficelles connues, mais se montre très fidèle à la mythologie classique et a des chances de donner une suite intéressante, et un énième tome de Thorgal par Sente qui utilise les mêmes ficelles sans le moindre espoir de renouvellement depuis des lustres, mon choix est vite fait ! En attendant, c’est encore une aventure de fantasy mythologique qui donne envie de faire une bonne vieille partie de jeu de rôle dans un univers du même genre… et la référence des auteurs au jeu de rôle Mazes & Minotaurs à la première page n’y est pas pour rien.
Mise à jour le 11 novembre 2019 : le deuxième tome de la série, La Mer du destin, s’est un peu fait attendre mais il est paru en 2015. Un troisième et dernier tome, L’Orbe du monde, est paru en septembre 2017.
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En matière de bande dessinée à sujet mythologique, je vous recommande chaudement la série de Nancy Peña et Blandine Le Callet Médée, qui s’inspire elle aussi du mythe des Argonautes, mais dans une perspective assez différente. D’abord parce qu’elle propose non pas une suite mais une réécriture du mythe grec. Ensuite et surtout parce qu’elle adopte le point de vue de la magicienne Médée, qui, parvenue à un âge avancé, se met en devoir de pourfendre les rumeurs qui courent à son sujet et de rétablir la vérité sur les événements de sa vie.