[BD] « Papyrus », par Lucien De Gieter (33 albums)

24 avril 2023

Référence : Lucien De Gieter (dessin et scénario), Papyrus,Charleroi (Belgique), Dupuis, 1974-2013, 33 albums (série terminée).

L’histoire en deux mots

Papyrus est un jeune paysan qui vit en Égypte ancienne, au temps du pharaon Mérenptah. À la suite de sa première aventure, Papyrus se retrouve mêlé aux projets des dieux d’Égypte pour la fille du pharaon, Théti-Chéri. Il en devient l’ami, et même, au fil du temps, plus que ça. Grâce à son glaive magique et à son grand courage, Papyrus affronte bien des dangers en Égypte et dans tout le monde antique et jusqu’aux confins du monde divin.

Mon avis

Cette bande dessinée est pour moi un classique de la BD d’aventure historique et fantastique pour la jeunesse. Chaque album peut se lire indépendamment (même la trilogie « L’Odyssée de Papyrus » se compose d’aventures qui, dans l’ensemble, sont compréhensibles isolément).

La série oscille entre un cadre historique réaliste, avec des planches de reconstitution à tomber par terre au niveau des bâtiments et des costumes, et des éléments beaucoup plus fantastiques empruntés aux mythologies, mais avec une belle documentation derrière, ce qui fait qu’on reste plus dans l’historico-fantastique que dans la fantasy pure… du moins en général, car cela dépend des albums. Après être un peu passé à côté de la série dans ma jeunesse (je n’en avais lu que deux tomes), j’ai découvert le reste avec délice en médiathèque, et j’en profite encore mieux une fois adulte, puisque je vois tout le travail de documentation, de scénario, de dessin qu’il y a derrière.

La série s’est arrêtée il y a quelques années après pas moins de 33 tomes, par la volonté de l’auteur qui avait alors près de 80 ans. J’espère qu’une intégrale de la série paraîtra un jour, car elle le mérite. En attendant, j’ai lu toute la série en médiathèque (merci les médiathèques !). Au fil de mes lectures, j’ai laissé ci-dessous des avis de quelques lignes pour chaque album jusqu’au trente-troisième. Certains albums sont plutôt historiques et réalistes, d’autres franchement merveilleux. Certains sont effrayants, d’autres donnent plus dans la comédie. J’espère que mes avis vous aideront à vous orienter au sein de cette superbe série.

1. La Momie engloutie. Papyrus n’est qu’un petit paysan parti pêcher sur le Nil, lorsqu’il se trouve entraîné par le courant dans une forêt périlleuse. Au cœur de cette forêt, il découvre la momie engloutie du titre, qui n’est autre que Théti-Chéri, la princesse royale, fille de Pharaon. A eux deux, ils vont devoir batailler pour que Théti-Chéri revienne saine et sauve au palais royal. C’est au cours de ce premier album qu’on voit se mettre en place les bases de la série : les deux personnages principaux ainsi que le glaive magique de Papyrus, « toujours à la mesure de son courage ». Les épreuves qu’ils doivent affronter relèvent du merveilleux (il y a encore très peu d’éléments historiques).

2. Le Maître des trois portes. Le Nil se tarit, menaçant de laisser dépérir tout le pays. Papyrus et Théti-Chéri remontent le cours du fleuve pour tenter de découvrir l’origine du problème. Bien vite, ils sont confrontés à un ennemi puissant, et doivent se risquer au cœur de la montagne.
Waouh ! Pour voir que ce n’est que le deuxième album de la série, il met la barre très haut. Une aventure épique, du mystère, de l’exploration, un ennemi puissant et très classe, des décors très « fantasy » mais grandioses, et un suspense haletant tout du long… J’ai bien du mal à trouver des défauts à cet album. Simplement, la part de documentation historique reste restreinte : De Gieter récupère quelques éléments épars pour mieux inventer ses propres factions, décors et créatures, qui paraîtront donc parfois trop « carton-pâte » aux vétilleux qui chercheraient de la fiction historique pure. Mais c’est tellement bien dessiné et bien ficelé que je ne m’en formaliserai pas, et les quelques éléments directement empruntés à l’histoire et aux mythes égyptiens sont habilement utilisés (mention spéciale à l’identité du Grand Méchant). Ajoutons que l’album m’a fait penser tantôt à Thorgal (pour l’aspect fantasy épique) et tantôt à… Blake et Mortimer, à cause de son recours fréquent aux explications narrées en « voix off », mais aussi à cause de son ennemi doté de pouvoirs magiques qui font parfois furieusement penser à de la science-fiction rétro.

3. Le Colosse sans visage est une belle aventure basée sur la mythologie mais très orientée fantasy, un brin kitsch par ci par là, avec un Papyrus qui en bave pas mal et une épreuve où Théti-Chéri a la grande classe (même si la scène a un côté « pin-up »). Il s’en dégage une atmosphère de merveilleux premier degré et dépaysant vraiment savoureuse. Mais les personnages et les lieux restent en bonne partie de pures inventions de De Gieter, contrairement à ce qu’il fera quelques albums après.

4. Le Tombeau de pharaon prend directement la suite de l’album précédent. Après leur quête sur l’île des dieux, Papyrus et Théti-Chéri s’en retournent chez eux… pour découvrir que plus personne ne les reconnaît et qu’un inconnu est monté sur le trône de pharaon. Dix ans se sont écoulés et la famille de Théti-Chéri est morte… Nos deux héros vont avoir fort à faire pour inverser ce terrible sort réservé aux parents de Théti-Chéri, sur lesquels on en apprend davantage dans cet album. C’est toujours plein de magie, avec un combat mémorable entre Papyrus et le cobra de pharaon, sans oublier l’apparition des terribles lutins au nom imprononçable, les Chtiquechtaquelaguelacs !

5. L’Égyptien blanc. Tout semble rentré dans l’ordre pour Théti-Chéri et Papyrus, jusqu’au jour où, pendant une partie de chasse sur le Nil, ils tombent sur un Chtiquechtaquelaguelac inanimé. Décidément héros au grand cœur malgré les avanies que leur ont fait subir les maudits lutins dans sa précédente aventure, Papyrus et Théti-Chéri décident de ramener le malheureux chez lui. C’est le début d’une aventure où l’on en apprend davantage sur ce curieux peuple et sur la vallée où il vit. Mais le cœur de l’intrigue est formé par une réapparition de la déesse aux cheveux resplendissants, celle qui a donné son glaive à Papyrus dans sa toute première aventure. Et le dieu crocodile Sobek n’est pas loin.
C’est encore une aventure très « fantasy », avec énormément de magie et de métamorphoses et peu voire pas d’éléments historiques. Cet album-ci m’a paru un peu plus décousu dans ses péripéties au début, mais les choses s’améliorent dès lors qu’il est question de la vallée maudite. Le thème de la malédiction collective avait déjà été abordé dans Le Colosse sans visage, mais il y a assez de différences pour que celui-ci conserve un intérêt.

6. Les Quatre Doigts du dieu Lune. Retour aux intrigues politiques et religieuses avec cet album centré sur le temple de Thot, où il se passe de bien étranges choses avec un prêtre figé dont on ignore s’il est mort ou vivant. Il y a des interventions divines derrière tout cela, c’est certain… mais Papyrus a fort à faire pour tirer l’affaire au clair, entre le garçon Hapou toujours aussi illuminé et le frère de Pharaon qui tire prétexte des événements pour instaurer la loi martiale et, de facto, prendre le pouvoir !
Cet album introduit un personnage récurrent des aventures suivantes : Imhoutep, l’architecte unijambiste. On y rencontre aussi une belle brochette de voleurs qui vient renouveler les types de personnages explorés par la série. Théti-Chéri n’y joue qu’un rôle très effacé, ce qui est dommage.

7. La Vengeance des Ramsès. Décor grandiose et scènes spectaculaires sont au programme de cet album, qui se déroule entièrement dans le temple d’Abou-Simbel, connu pour ses quatre colosses assis. De Gieter reconstitue avec minutie le temple et ses différentes salles, pour mieux emmener Papyrus et Théti-Chéri dans des endroits secrets et, bien sûr, déchaîner de puissants sortilèges. Le point fort de cet album réside dans ces reconstitutions superbes et dans la scène spectaculaire qui forme le cœur de l’intrigue. Au chapitre des regrets, les deux héros ne font finalement pas grand-chose et semblent plutôt spectateurs de l’action, même si Théti-Chéri y est finalement plus dégourdie que Papyrus.

8. La Métamorphose d’Imhotep. Après La Vengeance des Ramsès qui avait injecté une dimension historique plus grande dans les aventures de Papyrus et de Théti-Chéri, La Métamorphose d’Imhotep me paraît atteindre l’équilibre idéal. Nos héros y évoluent à nouveau parmi des décors grandioses, bien réels et finement reconstitués (la pyramide à degrés de Djoser à Saqqarah, qui est la toute première pyramide éqyptienne). La magie est toujours présente, mais se trouve mieux reliée à la fois à la mythologie égyptienne et à l’Histoire, via la figure d’Imhotep, architecte de Djoser déifié après sa mort. Complots et fourberies côtoient des scènes d’action et d’exploration qui diversifient les péripéties et relancent constamment le suspense.
Bref, c’est une grande réussite à mes yeux, qui donne l’impression que la série atteint son rythme de croisière avec cet album. Et c’est aussi une aventure tout indiquée pour découvrir (ou faire découvrir) la série, si vous voulez directement commencer avec des dessins magnifiques.

9. Les larmes du géant. Anitti, une princesse hittite, une adolescente de l’âge de Papyrus et de Théti-Chéri, a été offerte comme épouse à Pharaon, qui se contentera de l’accueillir comme sa fille. Nos héros, accompagnés du jeune architecte Imhoutep, sont chargés d’aller au-devant de la princesse. Mais les ambitions d’un homme de l’ombre, et un redoutable secret technologique qui pourrait changer le destin de toute la région, vont changer cette rencontre diplomatique en point de départ d’une aventure périlleuse.
Secrets religieux et techniques, passages secrets et souterrains, complots, traquenards, combats et fuites éperdues : voici de nouveau un album riche en rebondissements, à l’intrigue particulièrement inspirée puisqu’elle s’enracine directement dans l’histoire des technologies antiques. Quant au décor, ici encore, il est grandiose : le temple des millions d’années d’Amenhotep III, dont les deux seuls vestiges actuels sont les colosses que les Grecs surnommaient « colosses de Memnon », deux gigantesques statues de pharaons assis. Le temple étant mal connu dans ses détails, De Gieter a toute liberté pour en imaginer l’architecture et les salles secrètes.
L’album se distingue par une intrigue particulièrement sombre (pour du Papyrus), dont la tonalité n’est parfois pas loin de la tragédie. De Gieter devait savoir qu’une bonne histoire n’est rien sans un « méchant » réussi, parce qu’une fois de plus, Papyrus et Théti-Chéri sont confrontés à des adversaires retors. Autre particularité de cet album : le merveilleux y est finalement très discret, ce qui fait d’autant plus ressortir les machinations des humains. Égypte ancienne oblige, la religiosité reste présente à chaque case. Le résultat est une aventure qui rappelle parfois Alix ou Blake et Mortimer, tout en restant bien reconnaissable dans la série des aventures de Papyrus. La présence un peu plus insistante de la narration « en voix off » est sans doute aussi en partie à l’origine de cette impression.
Bien que l’album puisse se lire indépendamment, son intrigue se prolonge dans le tome suivant, La Pyramide noire.
Le dessin est somptueux, tout simplement : décors et costumes regorgent de détails, et la mise en case met parfaitement en valeur les rebondissements et les temps forts de l’histoire.

10. La Pyramide noire prolonge et clôt l’intrigue des Larmes du géant. Théti-Chéri, bien amochée par l’album précédent, n’est pas dans son état normal et Papyrus, accompagné d’une escorte dépêchée par Pharaon, tente de trouver un moyen de lui faire reprendre ses esprits. C’est l’occasion pour Papyrus d’explorer l’Afrique noire au-delà de la troisième cataracte du Nil. L’ensemble est habilement introduit par le retour d’un personnage secondaire introduit dans le tout premier album de Papyrus, et qui est ici largement approfondi et rendu plus réaliste. La comparaison entre les deux albums est d’ailleurs éloquente sur l’évolution de la série et sur sa plus grande maturité : on passe d’une aventure pulp sympathique mais entièrement « carton-pâte » à une intrigue où l’effort de documentation historique et de pédagogie est bien plus visible, même si on reste loin d’un documentaire. On voit ainsi apparaître les Noubas de l’actuel Soudan et des dialogues en swahili (sous-titré). Si les ficelles de l’intrigue restent parfois assez enfantines, l’aventure ne manque ni de souffle ni de rythme, et les personnages secondaires s’avèrent bien campés et bien mis en valeur. J’ai aussi apprécié, dans cet album, l’aspect imprévisible de Théti-Chéri, qui, problème de personnalité oblige, ne se comporte pas du tout comme d’habitude.

11. Le Pharaon maudit est beaucoup plus historique que les précédents, puisqu’il tourne autour d’Akhetaton, la capitale d’Akhénaton, le pharaon maudit en question, dont la mémoire a été bannie après son court règne. L’intrigue tourne vite à la traque angoissante dans une ville en ruines, aux prises avec une bande de pillardes déterminées et retorses. Les références à la famille d’Akhénaton sont très précises, et certaines cases sont du vrai docu-fiction avec le plan des ruines de la ville au temps de Papyrus et de Théti-Chéri. Il y a tout de même quelques ficelles d’horreur, et j’ai d’ailleurs été surpris de trouver dans cet album paru en 1988 des scènes d’horreur qui m’ont beaucoup rappelé des détails présents dans le film La Momie de Stephen Sommers sorti en 1997. Mais il y a sans doute une inspiration commune.

12. Dans le tome 12, L’Obélisque, Papyrus accompagne Théti-Chéri sur le chantier de deux obélisques qui doivent être livrés à Pharaon pour le temple de Deir el-Bahari. Mais les secrets de la construction et de l’acheminement des obélisques ont été fragilisés par la perte de nombreux papyrus, et une rivalité s’élève entre deux architectes sur la méthode à employer. Aménopé, choisi par Pharaon, est confronté à la jalousie tenace de Hori, qui fait tout pour provoquer son échec afin de récupérer la direction du chantier. Imhoutep, jeune architecte ami de Papyrus et de Théti-Chéri, va travaille sur le chantier et a toute confiance en Aménopé. Mais les incidents se multiplient, provoqués par toutes sortes de péripéties, y compris Hapou, ce garçon dont l’esprit est « ailleurs ».

C’est une nouvelle fois un album très documenté : l’auteur remercie deux historiens en fin d’album, dont Jean-Claude Golvin, dessinateur historique auteur de nombreuses reconstitutions de bâtiments. L’intrigue constitue quasiment un docu-fiction, puisqu’on y assiste à toutes les étapes de la conception, de la fabrication et de l’acheminement d’un obélisque jusqu’à sa destination. La rivalité entre architectes sert en partie à mettre en scène les différentes hypothèses des historiens sur le sujet, mais elle fournit aussi une réelle galerie de personnages vivants, qui vont donner du fil à retordre aux héros. C’est davantage un album orienté enquêtes et relations personnelles, en dépit de quelques moments d’action pour faire bonne mesure.

13. Le Labyrinthe commence de manière très historique avec une ambassade crétoise reçue par Théti-Chéri et une mission confiée par Papyrus envoyé en mission en Crète pour tenter d’éviter un incident diplomatique. Les reconstitutions des navires, des costumes crétois et de la vie en Crète minoenne sont tout bonnement magnifiques. L’utilisation faite du taureau d’Apis, avec sa légère dose de fantastique, m’a paru particulièrement habile. Puis nous basculons en pleine mythologie avec le fameux Labyrinthe… et enfin en pleine fantasy, puisque le Labyrinthe en question ainsi que son minotaure sont réinventés avec une belle originalité ! J’ai été particulièrement marqué par le concept imaginée par l’apparence du Labyrinthe, qui repose sur une idée simple et géniale.

14. L’Île Cyclope forme la suite directe du Labyrinthe et revisite à son tour un fameux mythe grec, d’une façon assez bizarroïde et parfois bien kitsch, mais avec là encore un bel effort d’originalité, entre explications géologiques et horreur « organique » (une sorte d’Il était une fois la vie version terrifiante !). Contrairement à l’album précédent, Théti-Chéri est elle aussi du voyage avec Papyrus dans leur exploration de la mer Égée.

15. L’Enfant hiéroglyphe est une enquête de Papyrus et Théti-Chéri sur un chantier de construction dirigé par leur ami Imhoutep près de Karnak. Le scénario est juste correct, mais il y a quelques belles trouvailles, notamment le postulat de départ et les scènes mythologiques grandioses du début, et certaines planches sont à couper le souffle.

16. Le Seigneur des crocodiles. Ce n’est pas la première fois que Papyrus a affaire aux crocodiles, mais, cette fois-ci, le final est encore plus spectaculaire. Mais reprenons au début : Papyrus et Théti-Chéri sont faits prisonnier par des esclavagistes ! Ils se trouvent embarqués de force dans une aventure en plein désert, où ils font notamment faire la rencontre du nain bédouin Pouin et de son âne, de sympathiques compagnons qui reviendront dans les albums suivants. J’ai trouvé le scénario un brin plus décousu par endroits (la rencontre avec l’aveugle et l’intrigue qui s’ensuit sortent de nulle part), mais ça ne nuit pas au plaisir de la lecture.

17. Toutankhamon, le pharaon assassiné. Voici Papyrus et Théti-Chéri aux prises avec une délicate affaire de pillage de tombes dans la Vallée des Rois, non loin de Thèbes. Cet album se démarque des précédents par une structure originale et des informations sur l’histoire familiale de Papyrus qui n’y avait encore jamais eu droit : un flashback nous montre un de ses ancêtres au service de l’épouse de Toutankhamon, Ânkhésenamon. Les personnages secondaires, amis comme ennemis, m’ont paru bien campés et marquants. Et Pouin et son âne sont toujours impayables !

18. L’œil de Rê. C’est la fête de l’Opet, le Nouvel an en Égypte ancienne, et tout le monde a un peu trop bu… mais voilà que la barque d’Amon sombre, et que la statue du dieu est mutilée ! Nos héros vont devoir retrouver la partie manquante à temps pour éviter le discrédit à Pharaon au moment du pinnacle de la cérémonie à laquelle la statue doit prendre part.
Le dessin est superbe, mais le scénario m’a paru un peu plus léger. Finalement, les dieux font le plus important, ce qui donne a posteriori l’impression que les courses-poursuites des personnages n’ont pas vraiment d’enjeu. Quant à l’humour, il est plus « cartoonesque » que d’habitude : ce n’est pas désagréable, mais ça détone un peu par rapport aux albums précédents. Sans être un grand cru, cela reste une lecture sympathique.

19. Les Momies maléfiques. Pas d’enquête ou d’exploration de monuments dans cet album, place au frisson et à l’action ! Le titre et la couverture résument très bien l’intrigue de cet album, qui prend en grande partie la forme d’une course-poursuite avec les momies en question. Sa cause tient un peu du prétexte, et renoue avec le côté fantasy carton-pâte des tout premiers albums de la série. Que les gens aisément impressionnables se rassurent : l’humour reste présent, très présent même, et donne à l’ensemble un côté parfois un peu grand-guignol, plus léger que les scènes d’angoisse des autres albums. Bien qu’on connaisse quelques histoires de momies mécontentes dans la véritable littérature égyptienne antique, il y a ici une volonté visible d’emmener Papyrus et Théti-Chéri du côté des histoires des films de momies d’Hollywood, nettement moins subtiles ! L’ensemble ne m’a pas paru inoubliable, mais fait passer un bon moment et a aussi le mérite d’essayer des directions et un rythme un peu différents de ce que De Gieter avait déjà fait. Y compris dans la mise en cases, avec ses plans larges joliment cinématographiques.

20. La Colère du grand sphinx. Théti-Chéri a disparu et Papyrus doit la retrouver. Classique, mais l’enjeu et les adversaires m’ont paru très convaincants, tout comme le cadre historique : on oublie parfois que l’Égypte ancienne a une histoire si longue que nombre de ses monuments ont eu le temps de tomber en ruines ou d’être ensablés et d’être restaurés ou redécouverts par certains pharaons. C’est cela qui sert d’enjeu à cet album et cela m’a paru bien trouvé. Et en plus, on voit se dessiner un arc narratif de longue haleine de la série sur les relations entre les personnages principaux !

21. Le Talisman de la grande pyramide. Papyrus et Pouin ont maille à partir avec des êtres surnaturels rôdant dans les tombes. Dans le cas de Papyrus, il s’agira de la plus grande d’entre elles : la grande pyramide de Khéops ! Changé en chauve-souris le temps de s’y introduire, notre infortuné héros aura bien du mal à en ressortir vivant. Un album sympathique et qui nous fait parcourir un monument archi célèbre, mais il ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, sans doute en raison d’une ambiance un peu trop légère par rapport aux périls encourus.

22. La Prisonnière de Sekhmet. Un ennemi retors dissimulé dans le palais même de pharaon, Théti-Chéri emprisonnée (encore) et une bonne coopération entre les héros pour vaincre le danger, qui vient de la déesse Sekhmet (avec laquelle Papyrus et Théti-Chéri avaient déjà eu maille à partir dans les tomes 9 et 10). Un album qui commence comme une intrigue de cour et se termine de manière un peu plus spectaculaire, avec un bon équilibre entre enquête et action, Histoire et magie, intrigue autonome et approfondissement des personnages (en particulier Pouin, décidément bien sympathique). Un bon cru à mes yeux.

23. L’Odyssée de Papyrus 1. Le Cheval de Troie. Voilà Papyrus et Théti-Chéri embarqués bien malgré eux par des pirates esclavagistes. Lorsqu’ils atteignent les côtes de l’Asie Mineure, ils découvrent la fameuse ville de Troie, mais Troie après la guerre de Troie. Réduite à l’état de ruines, la ville est déchirée par des luttes entre les derniers représentants du peuple troyen et des pillards bien décidés à tirer parti du déclin de la cité. Un parti pris original, où l’on croise quelques figures mythologiques grecques célèbres dans des situations inédites. Malheureusement, les adversaires manquent terriblement de panache et le traitement est très orienté vers le comique, ce qui a pour effet d’ôter une bonne partie de son ampleur à l’histoire.

24. L’Odyssée de Papyrus 2. La Main pourpre. Voici Papyrus et Théti-Chéri en Phénicie, et ils découvrent les réalités effrayantes qui se cachent derrière le commerce de la pourpre. Le postulat est passionnant (partir d’une réalité artisanale et économique pour en donner une vision « à la Papyrus » avec du merveilleux). Mais la structure du scénario est étrange : l’adversaire le plus terrible est expédié dans les premières pages et la suite se perd parfois un peu dans des courses-poursuites avec des gags assez faciles. Il y a pourtant quelques belles pages d’intrigue de cour et des bases posées pour l’album suivant, avec le retour de Pouin.

25. L’Odyssée de Papyrus 3. Le Pharaon fou. J’ai bien aimé cet album où Pouin joue un rôle important, ce qui aide le scénario à se renouveler un peu. Nos trois héros sont plus que jamais pris entre des périls surnaturels et de sinistres complots, liés cette fois aux relations diplomatiques entre l’Égypte et la Phénicie. L’entrelacement entre le contexte historique et l’aspect fantasy m’a paru mieux ficelé, tout comme la structure de l’intrigue. Le dessin nous réserve quelques beaux décors et planches effrayantes. Globalement, cette trilogie de L’Odyssée de Papyrus n’est pas incontournable, mais elle a l’avantage d’aller en se bonifiant d’album en album.

26. Le Masque d’Horus. De retour en Égypte, Papyrus est convoqué par la mère de Théti-Chéri, la Grande Épouse Royale, qui lui révèle un lourd secret de famille. Et voici Papyrus embarqué seul dans une quête improbable, sous la menace particulièrement intimidante d’Horus. Le scénario s’inspire fortement d’une légende non égyptienne, mais je ne pourrais pas dire laquelle sans divulgâcher aussitôt le scénario. Les gens qui reconnaîtront l’inspiration trouveront sûrement l’album un peu facile. De mon côté, j’ai tout de même bien apprécié le résultat et les péripéties qui l’accompagnent, parce que l’album apporte du neuf à la série. Dommage que la couverture soit moins détaillée que d’habitude, mais il vaut mieux que ce soit la couverture qui pèche que l’album lui-même !

27. La Fureur des dieux. Voici Papyrus lancé dans une tentative désespérée pour sauver son ami Imhoutep et récupérer… un papyrus. Mais pas n’importe lequel : un papyrus du Livre des Dieux, grâce auquel l’un de ses pires ennemis divins pourrait devenir le plus puissant des dieux. Cet album m’a paru très bon, notamment grâce à ses adversaires farouches (rien de tel qu’un bon méchant pour faire une bonne BD d’aventure) et par la manière habile dont il utilise les détails de l’architecture égyptienne antique pour imaginer de nouveaux dangers – ce pour quoi De Gieter est particulièrement bien placé.

28. Les Enfants d’Isis. L’événement principal de cet album est dévoilé dès la couverture : Papyrus et Théti-Chéri se mettent en couple dans cet album ! Cela soulève des enjeux importants pour la famille de Pharaon, et, visiblement, tout le monde ne voit pas la nouvelle d’un bon œil… pas même certains dieux. En dehors de cette avancée majeure dans l’univers de la série, l’intrigue m’a parue sympathique, sans plus. Il faut dire que je ne supportais pas le personnage en forme de momie miniature… mais c’est une question de goûts. Et l’album reste un « must » pour quiconque veut comprendre les grands pivots de l’intrigue de la série.

29. L’Île de la reine morte. Attention, âmes sensibles : voici un nouvel album franchement orienté « horreur » ! Papyrus et Théti-Chéri ont affronté toutes sortes de dangers, parfois franchement répugnants, au cours des albums précédents, mais cette histoire d’insectes leur réserve quelques-unes des pages les plus terrifiantes de la série (et l’un des pires sorts subis par Théti-Chéri). Après des albums parfois très légers, De Gieter revient à des intrigues plus éprouvantes pour les personnages, histoire de rappeler qu’il a toujours été doué pour fourrer ses héros dans des pétrins sans nom et pour nous faire très peur. L’intrigue est à classer sans ambiguïté du côté du merveilleux, loin des détails historiques qu’on trouvera plutôt dans l’album suivant.

30. L’Oracle. Cet album nous fait revenir au sein de la civilisation, pour mieux entraîner Papyrus et Théti-Chéri dans une nouvelle affaire de complot retors. Un album honorable, où De Gieter montre une nouvelle fois son inventivité quand il s’agit d’exploiter des détails de l’architecture et plus généralement de la civilisation égyptienne antique pour alimenter intrigues, mystères, rebondissements et détails ingénieux. La couverture n’est pas la mieux dessinée de la série ; heureusement, le dessin à l’intérieur, lui, s’en sort très bien.

31. L’or de Pharaon. Retour vers le merveilleux avec cet album qui déploie une nouvelle histoire de malédiction et lorgne à nouveau vers une ambiance inquiétante, sans pour autant renoncer à l’humour dans certaines scènes (avec une mémorable rencontre entre Papyrus et une autruche dans les premières pages). Un album correct, bien qu’il ne m’ait pas laissé un souvenir impérissable (après 30 tomes, je connaissais nécessairement bien les ficelles habituelles de la série).

32. Le taureau de Montou. Cet album, qui puise son inspiration dans les réalités historiques de l’Égypte ancienne (les temples, le clergé et les animaux sacrés), met aux prises Théti-Chéri et Papyrus avec le pouvoir d’un prêtre inflexible au sein d’un sanctuaire désargenté. Plus réaliste, l’intrigue reste riche de rebondissements. Plutôt un bon cru à mes yeux.

33. Papyrus pharaon. C’est le tout dernier album de la série, De Gieter ayant déclaré en 2013 que Papyrus s’arrêterait là. Une décision qui a dû nécessiter beaucoup de courage, pour un auteur qui a fait vivre 33 aventures à ses personnages pendant quarante ans (la série a été créée en 1974 et ce trente-troisième album est paru en 2015). Les fans qui s’attendent à une ultime aventure épique et grandiose seront sûrement déçus : l’intrigue, moitié complots de cour et moitié humour facile, contient quelques bonnes idées, mais aurait mérité davantage de maturation, car elle semble s’éparpiller et s’achève sur une ficelle éculée, sans mettre beaucoup en valeur les personnages récurrents. Elle ressemble davantage à une petite balade humoristique à prendre avec pince-sans-rire avant de laisser les héros goûter un repos bien mérité.
D’un autre côté, faut-il rappeler combien de séries de BD ont connu des fins bien plus atroces ? Faut-il évoquer le souvenir terrifiant du tout dernier album d’Astérix dessiné et scénarisé par Uderzo ? Finalement, Papyrus ne s’en sort pas trop mal. Faisons aussi la part de l’âge : De Gieter avait près de 80 ans quand il a achevé ce trente-troisième album. Bien d’autres n’auraient pas mieux tiré leur chapeau. On ne peut que refermer avec émotion ces dernières pages, en repensant aux merveilleuses heures de lecture que l’auteur nous a offertes aux côtés de Papyrus et de Théti-Chéri, d’Imhoutep, de Pouin et de tous les autres.
Au passage, vous avez remarqué que, sur la couverture de ce dernier tome, le cartouche de la série, en haut à droite, est pour la première fois écrit en hiéroglyphes ?

Conclusion

Papyrus a été la première série de bande dessinée franco-belge à plonger un jeune public dans l’Égypte ancienne. Rien que pour cette raison, elle mériterait une place dans l’histoire du neuvième art. Mais elle s’est également distinguée par sa qualité, avec plusieurs albums extraordinaires, et par sa longévité. Elle a sa place aux côtés d’Alix pour le monde romain, mais propose un univers bien différent, qui entremêle parfois très étroitement l’histoire, les mythes égyptiens antiques et les éléments de merveilleux propres à l’auteur.

Les principales qualités de cette série à mes yeux sont, d’une part justement cette capacité à puiser tantôt dans l’historique et tantôt dans le mythologique ou le merveilleux, d’autre part les décors souvent à tomber par terre, notamment les reconstitutions historiques, mais aussi certains décors inventés par l’auteur (à commencer par la cité souterraine du Maître des trois portes). Ajoutons une galerie de personnages récurrents bien campés et sympathiques, de grands voyages à travers le monde antique et une évolution cohérente et réaliste de la relation entre les deux héros sur le long terme.

Du côté des défauts, je trouve De Gieter plus à l’aise avec les décors, les objets et les véhicules qu’avec les personnages, dont les visages ne sont pas toujours très bien caractérisés, bien que toujours expressifs. En termes d’intrigue, comme je l’ai souvent dit en commentant chaque album, je regrette que l’humour ait parfois tendance à nuire au caractère épique des aventures de Papyrus et de Théti-Chéri, mais cela dépend des albums et cela reste une affaire d’appréciation personnelle.

La série a-t-elle vieilli ? En termes de dessin, je ne crois pas : malgré les changements de mode, le style de De Gieter me semble moins marqué par les dadas de son époque que le dessin très académique d’un Alix par exemple, et elle ne souffre pas non plus des changements de goût en matière de quantité de texte dans les encadrés (contrairement à Blake et Mortimer ou aux premiers Alix qui tiennent parfois du roman illustré). Sans oublier que les décors fabuleux de l’Égypte ancienne n’ont pas pris une ride. Ce qui a le plus vieilli dans la série est finalement la place de Théti-Chéri. Quoique active et dotée d’un caractère bien trempée, l’héroïne se retrouve beaucoup plus souvent placée dans le rôle d’enjeu à sauver ou à libérer que Papyrus lui-même, bien qu’il arrive aussi à la princesse de le sauver. Les couvertures des albums sont particulièrement surannées de ce point de vue, avec une Théti-Chéri presque toujours en détresse, ficelée et réduite au rang d’enjeu de la prouesse de son compagnon. Les couvertures la font d’ailleurs paraître bien plus sexualisée et plus passive qu’elle ne l’est réellement dans les albums. Au moins, Papyrus reste moins habillé qu’elle, puisqu’il ne porte qu’un pagne et il n’est pas une montagne de muscles, c’est déjà ça ! Et sur les couvertures, c’est toujours Papyrus qui protège ou sauve Théti-Chéri, alors que la réciproque arrive bel et bien dans plusieurs albums. Bref, les couvertures ne rendent pas justice à la variété des intrigues, même si Théti-Chéri reste effectivement moins active que les héroïnes de BD actuelles.

Par où commencer pour découvrir cette série ? Par le premier tome, tout simplement ! Il est indispensable pour comprendre les pouvoirs de Papyrus et son statut particulier de simple pêcheur devenu protecteur de la fille de Pharaon. Ensuite, tout dépend de vos préférences, selon que vous vous intéressez davantage aux récits réalistes avec complots et voyages dans le monde antique, ou bien à la mythologie et au merveilleux. Mes indications sur chaque album devraient vous aider à vous orienter.

Voici mes albums préférés (puisqu’il en faut bien) :

  • Aventures merveilleuses et fantasy : 1. La Momie engloutie, 2. Le Maître des trois portes, 3. Le Colosse sans visage, 4. Le Tombeau de Pharaon, 5. L’Égyptien blanc, 13. Le Labyrinthe, 16. Le Seigneur des crocodiles, 22. La Prisonnière de Sekhmet, 24 La Main pourpre.
  • Aventures avec décors historiques grandioses : 7. La Vengeance des Ramsès, 8. La Métamorphose d’Imhotep, 11. Le Pharaon maudit, 15. L’Enfant hiéroglyphe, 21. Le Talisman de la Grande Pyramide.
  • Complots et intrigues de cour : 6. Les Quatre doigts du dieu Lune, 9. Les Larmes du géant, 17. Toutankhamon, le pharaon assassiné, 20. La Colère du Grand Sphinx, 25. Le Pharaon fou, 32. Le Taureau de Montou.

Pour prolonger le plaisir de cette lecture, on peut par exemple se tourner vers la série télévisée d’animation Papyrus, diffusée pour la première fois en 1998 et actuellement visionnable sur sa chaîne Youtube officielle.

J’ai d’abord posté ces avis sur le forum Le Coin des lecteurs entre le 7 mars 2022 et le 15 janvier 2023 avant de les reprendre et de les corriger pour les rassembler ici.


[Film] « Vesper Chronicles », de Kristina Buozyte et Bruno Samper

27 mars 2023

Référence : Vesper Chronicles, réalisé par Kristina Buozyte et Bruno Samper, avec Raffiella Chapman (Vesper), Rosie McEwen (Camiella) et Eddie Marsan (Jonas), France, Lituanie, Belgique, 2022, 114 minutes.

L’histoire en quelques mots

Le film relate les (més)aventures de Vesper, une jeune génie de la génétique sans le sou, dans les milieux pauvres d’un futur post-apocalyptique où les animaux ont disparu et où l’humanité survit tout juste, avec d’énormes inégalités de richesse. Les Citadelles, où vivent les plus aisés, contrôlent la production agricole à l’aide de graines modifiées génétiquement pour ne livrer qu’une seule récolte, ce qui maintient le reste de la population dans la dépendance à leur égard. Hors des Citadelles, le monde est un mélange de marais et de forêts peuplées de nombreuses formes de vie végétales, certaines attendrissantes et d’autres salement hostiles. Le père de Vesper, paralysé, reste cloué au lit chez eux et survit grâce à des machines. Il parle à Vesper par l’intermédiaire d’un drone volant déglingué. L’oncle de Vesper, Jonas, dirige une exploitation agricole et divers trafics à la tête d’une bande de jeunes gens. Riche et cupide, il fait partie des rares dans la région à pouvoir se payer un serviteur cloné. Cet équilibre précaire va voler en éclats lorsque Vesper découvre un vaisseau récemment écrasé non loin de leur maison, et dans l’épave duquel elle trouve et sauve Camiella, une jeune femme venue de la Citadelle voisine.

Mon avis

Pour un film de ce budget, Vesper Chronicles tire vraiment le meilleur parti de ses moyens au service de son univers visuel et de son ambiance. La mise en avant de la végétation, qui est vraiment au cœur de l’intrigue, donne lieu à toutes sortes de trouvailles visuelles intéressantes et emmène souvent le film hors des sentiers battus.

L’intrigue reste à petite échelle et repose davantage sur les interactions entre personnages que sur l’action (il ne faut pas y aller pour les explosions). On a droit à peu de personnages, mais tous assez approfondis pour être intéressants. Mention spéciale à la manière dont le drone est utilisé dans le scénario : on est à mille lieues d’un Star Wars (à côté du monde de Vesper, la vie sur Tatooine est une promenade de santé).

L’ambiance est angoissante à souhait. Le film n’est clairement pas un blockbuster calibré pour être regardable par tout le monde : je le déconseille aux moins de 13 ans, car, même si les scènes vraiment « gore » sont quasi inexistantes, il y a une violence psychologique et un climat angoissant diffus qui peuvent être difficiles à supporter pour les plus jeunes. Dans l’ensemble, il m’a rappelé les films de Caro et Jeunet, mais avec peu d’humour et une atmosphère qui oscille entre le cauchemar et le conte noir, avec tout de même une touche d’espoir.

J’ai été très convaincu par les actrices et les acteurs, que je ne connaissais pas du tout et qui livrent de belles prestations, ce qui ne contribue pas peu à l’ambiance. Les deux héroïnes sont très crédibles et le méchant est glauque à souhait.

Mes seuls regrets portent sur les dialogues, parfois trop limités ou un peu creux par endroits, alors qu’ils auraient pu aider à approfondir encore les personnages. Mais il y a aussi, visiblement, un parti pris de laisser l’attention se concentrer sur l’image et sur le jeu des actrices et acteurs. L’ambiance y gagne ce que les personnages y perdent.

Dans l’ensemble, cela reste une bonne surprise et je recommande volontiers ce film : ce n’est pas tous les jours qu’on a des films de SF indépendants aussi réussis. Si vous préférez un film de SF français indépendant réussi, mais avec de l’humour, voyez plutôt Le Visiteur du futur de François Descraques (d’après sa websérie), sorti à peu près à la même période et qui a été pour moi une autre bonne surprise. Qui a dit que le cinéma français se portait mal ? Quelqu’un qui n’a pas vu ces deux films-là, en tout cas.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum du site Elbakin.net avant de le reposter ici.


[Film] « The Woman King » de Gina Prince-Bythewood

27 février 2023

Référence : The Woman King, réalisé par Gina Prince-Bythewood, produit par TriStar, Welle Entertainment, JuVee Productions, Jack Blue Productions et Entertainment One, États-Unis, 2022, 126 minutes.

L’histoire en quelques mots

The Woman King, réalisé par Gina Prince-Bythewood, est un film d’aventure et d’action librement inspiré par l’histoire des guerrières du Dahomey, les Agojiés (surnommées les « Amazones » par les colons).

On suit donc Nawi, une ado rebelle qui finit vendue au roi par son père adoptif qui n’arrive pas à la marier. Là, elle découvre le quotidien des Agojiés, les guerrières d’élite, qui vivent dans le palais du roi et qu’aucun homme n’a le droit de regarder ou d’approcher. Subjuguée, Nawi est résolue à suivre l’entraînement le plus rude pour devenir une Agojiés. Ce qui tombe bien, parce qu’avec les ambitions grandissantes de son grand rival, le royaume d’Oyo, le Dahomey n’aura pas de trop de toutes ses guerrières pour ne pas finir dépecé entre ses voisins. Sans parler du système esclavagiste qui affaiblit les royaumes africains au profit de marchands européens pas gênés pour jouer de leurs rivalités histoire de faire marcher le commerce.

À noter que, même si c’est un film d’action historique, on n’est parfois pas loin de la fantasy, entre les combats de cape et d’épée et la touche de fantastique amenée par un rêve prémonitoire ; mais cela reste discret.

Mon avis

Je suis allé voir ce film sans attente particulière, avant tout par envie de voir un film inspiré de l’histoire africaine, ce qui n’arrive pas tous les jours. Et finalement, même si le film n’est pas parfait (ça reste du Hollywood avec des ficelles hollywoodiennes), il m’a bien plu !

Rien que pour le décor, le costume et le sujet, le film vaut la peine d’être vu. Jusqu’à présent, pour voir des conflits entre royaumes africains mis en scène de manière un tant soit peu épique, le mieux dont on disposait était l’extension africaine de Age of Empires II version remastérisée… qui ne portait pas sur la même époque. Et là, bam, on a un film à grand spectacle, certes avec « seulement » 50 millions de dollars de budget, donc petit par rapport aux grands blockbusters du genre (c’est un quart du budget de Black Panther), mais sans comparaison avec ce qui s’était vu au cinéma sur le même thème. D’où des beaux décors, des costumes soignés et des scènes d’action épiques.

Mais le film est aussi porté par sa distribution, une brochette d’actrices qui m’ont globalement convaincu. Mention spéciale à Viola David, qui dégage une présence et une puissance impressionnantes dans le rôle de Nanisca, cheftaine des Agojiés. Mais la jeune actrice qui joue Nawi s’en sort très bien, et Lashana Lynch est sympathique en diable en Agojié dure à cuire et pleine d’empathie pour la jeune recrue. Et dans le rôle du roi du Dahomey, on retrouve John Boyega (Finn dans la dernière trilogie Star Wars).

La bande-annonce m’avait laissé craindre un curseur de violence trop élevé pour moi (pas mon truc). Finalement, ça reste assez grand public, avec pas trop de sang visible. Ça se regarde comme un film d’aventure ou de cape et d’épées avec des guerrières africaines en héroïnes. C’est le point fort du film et ça tombe bien, parce que c’est le cœur de son projet. Je n’y connais pas grand-chose, mais les combats m’ont paru lisibles et très bien chorégraphiés.

Ajoutons quelques personnages bien développés (en particulier Nanisca, mais aussi Nawi et Izogie), quelques choix bienvenus (pas d’intrigue amoureuse envahissante, par exemple) et une bande originale plutôt réussie (dommage que les paroles des chansons de guerre des Agojiés ne soient pas sous-titrées).

Au chapitre des défauts :

L’intrigue repose en bonne partie sur des ficelles hollywoodiennes de film épique assez classiques : une jeune recrue rejoint un groupe d’héroïnes fortes et courageuses qui se dresse contre un ennemi retors afin de défendre de bonnes causes (leur royaume, leurs compagnes d’armes, la lutte contres les colons et l’esclavage).

Il y a quelques longueurs au milieu, avec des personnages secondaires pas tous bien développés (l’entourage du roi au palais aurait pu avoir un peu plus de consistance) et quelques tropes agaçants (il faut toujours que les gens s’échangent des objets).

Le contexte, y compris le recours des royaumes africains à la capture de prisonniers de guerre pour alimenter le commerce des esclaves, est bien restitué, mais le personnage de Nanisca ne correspond à aucune Agojié réelle, puisque cet ordre guerrier n’a jamais pris de positions abolitionnistes, et la fin est assez anachronique par endroits. Mais ce n’est vraiment pas pire que ce qu’on trouve dans pas mal d’autres films épiques hollywoodiens sur d’autres sujets. Idéaliser un ordre guerrier en le présentant comme défenseur de la liberté alors qu’en réalité c’étaient tous d’affreux esclavagistes, ça s’était déjà vu, à une tout autre échelle, avec 300 et ses Spartiates qui en plus étaient présentés comme de gentils démocrates, ce qui est du pur délire par rapport à la réalité historique (Sparte était la cité la plus esclavagiste et la plus violente avec ses esclaves en Grèce à l’époque classique).
D’ailleurs, la réalisatrice présente bien son projet comme un film de divertissement (dans la lignée de Braveheart, Gladiator, etc. qui ne sont pas du tout conçus pour être des monuments d’exactitude historique), et son but est de donner envie de se renseigner sur cette période historique.

Conclusion

Bref, il ne faut pas trop en demander à ce film, mais il faut bien voir qu’il représente déjà un petit miracle en soi, au vu de la lourdeur des contraintes de ce type de production. J’espère qu’il aura assez de succès pour convaincre les financeurs (qui n’ont pas attendu les restrictions de chauffage pour être frileux) de monter d’autres productions de ce genre. Et qu’il incitera les gens à aller lire des trucs sur l’histoire africaine, qui le mérite bien.

Dans le même domaine, si la culture de l’actuel Bénin vous intéresse, j’avais chroniqué ici le recueil de Christine Grimagnon-Adjahi, Le Forgeron magicien. Contes fon du Bénin (L’Harmattan, 2008). Sur la question de l’esclavage, je ne saurais trop vous conseiller le volume Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, dirigé par Pauline Ismard et coordonné par Benedetta Rossi et Cécile Vidal, paru au Seuil en 2021, qui retrace l’histoire de l’esclavage partout dans le monde depuis l’Antiquité. Ne vous laissez pas impressionner par son volume : il est divisé en chapitres courts, à la mise en page claire, ce qui le rend facile à découvrir en picorant ici et là si vous ne vous sentez pas de vous lancer d’emblée dans sa lecture complète (ce qui finira sans doute par arriver, tant ce livre est passionnant).

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum du site Elbakin.net avant de le reposter ici.


Makiko Futaki, « Le Grand Arbre au centre du monde »

31 janvier 2023

Référence : Makiko Futaki, Le Grand Arbre au centre du monde, traduction française de Yacine Zerkoun, éditions Ynnis, 2022 (édition originale : Sekai no mannaka no Ki, 1989).

Présentation sur le site de l’éditeur

« Éditée pour la première fois en France, la splendide fable écologique écrite et illustrée par Makiko FUTAKI, animatrice emblématique du mythique Studio Ghibli !

À l’ombre du grand arbre au centre du monde, Sissi et sa grand-mère vivent paisiblement. Mais lorsqu’un superbe oiseau doré fait son apparition, leur existence s’en trouvera à jamais bouleversée. Déterminée à le poursuivre, Sissi se lance dans une ascension vertigineuse vers la cime de l’arbre. Au gré de rencontres insolites, la jeune fille devra faire face à une vérité à laquelle elle n’était pas préparée pour enfin comprendre son destin. »

Mon avis

Makiko Futaki était l’une des grandes animatrices du studio Ghibli, hélas morte en 2016. En 1989, elle a publié au Japon un beau livre illustré pour la jeunesse : Le Grand Arbre au centre du monde. Il vient seulement d’être traduit en français, en octobre dernier, par les éditions Ynnis, qui font un gros travail pour faire connaître en France les romans et albums jeunesse dont s’inspirent les films d’animation japonais (Ghibli et autres).

L’histoire commence dans une vallée encaissée au pied d’un arbre gigantesque qui rythme les saisons et prodigue toutes sortes de bienfaits à Sissi et à sa grand-mère. Un jour, Sissi entrevoit un grand oiseau doré volant au-dessus de l’arbre, et elle conçoit le désir de grimper au tronc pour trouver cet oiseau. Ce voyage éprouvant va la placer face à des périls qui menacent le peu qu’elle et sa grand-mère possèdent, mais il lui fera aussi faire d’étonnantes rencontres.

La quantité de texte reste limitée, ce qui rend le livre accessible à un public jeune : à vue de nez, je dirais 8-10 ans, voire moins s’il y a un adulte à côté pour faire la lecture ou se charger des passages un peu longs.

Le livre est au format A5, avec une solide couverture rigide et un titre doré, et un papier de bonne qualité. Tout cela met bien en valeur les illustrations, qui sont extrêmement nombreuses (le dessin prime sur le texte) et joliment détaillées. Makiko Futaki aime dessiner les paysages et son style aquarellé, logiquement proche de son travail pour Ghibli, déploie des nuances de couleurs qui entretiennent l’ambiance à merveille. Les environnements colorés et la lumière varient au fil des péripéties et ménagent des atmosphères changeantes qui servent bien le récit. La mise en page varie de même, alternant les illustrations en pleine page, les dessins sur fond blanc jouxtant de petits blocs de texte, et parfois même des pages qui ne sont pas loin de la page de manga, divisées en deux ou trois grandes cases où le texte est inséré dans le dessin (mais avec des dessins en couleur bien plus travaillés, et sans utiliser de bulles).

Un aperçu d’une double page au tout début du livre (p.8 et 9). Le style graphique rappelle beaucoup les art books des films d’animation du studio Ghibli, mais les dessins sont plus achevés et les couleurs, systématiques, sont très soignées.

Disons-le tout de suite : c’est vraiment un album pour la jeunesse, et son intrigue repose sur des bases qui peuvent paraître classiques en 2023. Mais il faut garder en tête que ce livre est traduit plus de 30 ans après sa parution initiale ! Il a été écrit en 1989, peu après la sortie de Nausicaä, du Château ambulant, de Mon voisin Totoro et des premiers classiques du studio Ghibli, pendant qu’aux États-Unis, la fantasy, c’était Dark Crystal, Labyrinthe et Willow, et que Disney venait de sortir La Petite Sirène, tandis qu’en France c’est Le Roi et l’Oiseau, Gandahar et les dessins animés Astérix. Quant aux livres pour la jeunesse, en 1989, ce sont, en France, les albums de Pef (Le Monstre poilu, Le Prince de Motordu) et les traductions des romans d’Astrid Lindgren (Fifi Brindacier, Ronya fille de brigand). Les romans jeunesse avec des univers de fantasy complexes, ça n’existe pas, en dehors du Hobbit de Tolkien.

Dans ce contexte, Le Grand Arbre au centre du monde apparaît plus novateur. Son histoire repose résolument sur les ressorts d’une quête initiatique, où le merveilleux n’est jamais loin du cauchemardesque. Il rappellera immanquablement aux fans de Ghibli l’atmosphère de films comme Le Château ambulant et Nausicaä. Mais les différences sont nettes. D’abord, l’univers reste ancré dans la fantasy plutôt que dans la science-fiction : en termes d’univers on est finalement plus proche de Princesse Mononoké (sorti huit ans après ce livre), mais avec une optique intimiste et non pas une grande épopée collective. Ensuite et surtout, il ne faut pas s’attendre à une de ces intrigues à l’anglo-saxonne conçues comme des mécanismes d’horloge où le moindre détail trouve une explication limpide avant la dernière page. Non, Le Grand Arbre au centre du monde est une histoire énigmatique, dont certains aspects resteront nimbés de mystère. On pourra trouver cela frustrant, ou bien (c’est mon avis) estimer le résultat d’autant plus évocateur qu’il reste encore de quoi s’interroger et rêver une fois le livre refermé. Au fond, la logique de l’histoire est moins réaliste que symboliste. Ça aussi, ça se fait moins actuellement qu’en 1989, mais ce type d’histoire présente l’avantage à mes yeux de moins affaiblir la part de merveilleux et de magie propre à la fantasy que les univers où on nous assène dans les moindres détails tous les rouages des sortilèges ou le fonctionnement en style pseudo-scientifique du système digestif des griffons.

Lu en 2023, le livre frappe par ses préoccupations écologiques, qui sous-tendent toute l’intrigue. Il exprime le même attachement à la nature sauvage qui transparaît dans les films du studio Ghibli, et paraît plus que jamais actuel.

Si vous aimez ce que fait le studio Ghibli, vous pouvez vous procurer ce livre les yeux fermés en sachant qu’il vous fera passer un très bon moment de lecture, ou bien qu’il fera un beau cadeau pour initier un enfant à la fantasy écologique (et à l’illustration de fantasy). Si vous ne connaissez pas les univers de Ghibli, prenez le temps de voir ce que vous pensez du style graphique en aquarelles, mais je vous le recommande quand même : il est fin et nuancé, et au service d’un superbe conte.

J’ai posté une première version de cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs avant de l’étoffer pour le poster ici le même jour.


[BD] Pénélope Bagieu, « Les Strates »

5 septembre 2022

Référence : Pénélope Bagieu (texte et dessin), Les Strates, Paris, Gallimard, collection « BD », 2021, 144 pages.

Présentation par l’éditeur

« L’autrice de Culottées, Eisner Award 2019, livre ici son premier récit autobiographique, où histoires d’enfance et d’adolescence composent le portrait de l’adulte qu’elle est devenue. »

Mon avis

Pénélope Bagieu est désormais l’une des autrices de BD les plus connues des médias français, mais comme cela ne veut pas dire que tout le monde la connaît, cela ne fait pas de mal de revenir rapidement sur son parcours. Elle est née en 1982 à Paris et elle a fait des études d’art à l’ENSAD puis à l’Université des arts de Londres. Elle a travaillé d’abord en tant qu’illustratrice – activité qu’elle poursuit de manière prolifique au gré des sollicitations et des collaborations – et a réalisé un court-métrage d’animation remarqué, Fini de rire, en 2006. Elle se lance ensuite dans l’aventure des blogs BD alors en pleine effervescence (avec d’autres comme Boulet, Maliki ou Reno et Melaka, pour ne citer que quelques noms). Son blog, Ma vie est tout à fait fascinante, raconte des tranches de vie avec humour. Il connaît une édition papier en 2008. Bagieu publie ensuite Joséphine, BD en trois tomes (2008-2010) qui est même adaptée au cinéma. Ses BD Culottées, qui présentent une galerie de portraits de femmes ayant marqué l’Histoire ou connu des parcours hors du commun, connaissent un grand succès (globalement mérité : j’aurai peut-être l’occasion d’y revenir dans un billet à part).

Les Strates est une BD récente et (du peu que j’aie pu en voir) moins discutée que les Culottées, par exemple. Elle mérite pourtant largement le détour, par la palette de sujets légers ou révoltants qu’elle aborde.

Comme la présentation de l’éditeur l’indique, il s’agit d’une BD autobiographique, qu’on pourrait a priori rapprocher du blog Ma vie est tout à fait fascinante. En réalité, le caractère autobiographique des récits en question est à peu près leur point commun avec le blog. Le reste diffère très nettement. Le dessin, outre l’expérience supplémentaire qu’il montre par rapport aux débuts de l’autrice, adopte une technique différente, fondée sur le crayonné, avec des ombres plus nombreuses. Ce choix graphique reflète visiblement une volonté de marquer un changement de ton : si l’humour est toujours présent, les sujets abordés sont loin de s’y cantonner et certaines planches sont même glaçantes. Si vous craignez les lectures capables de vous donner des cauchemars, je crois que vous pouvez vous rassurer : l’atmosphère générale reste à l’optimisme, mais un optimisme lucide et déterminé à l’action pour faire changer les choses.

Les Strates, son titre l’indique bien, ne forme pas un récit continu, mais une succession de récits courts ou brefs (allant de deux à une vingtaine de pages, en gros) où Pénélope Bagieu revient sur des souvenirs marquants de son enfance, de son adolescence ou des débuts de l’âge adulte. Les sujets abordés sont variés. Sa relation fusionnelle avec son premier chat (et avec les chats en général) fait l’objet d’un premier récit bien développé, qui aborde à la fin la question de la mort des animaux familiers. N’ayant personnellement jamais cohabité avec un animal familier permettant une relation très fusionnelle (on m’avait déconseillé de serrer trop longtemps contre moi mes deux poissons rouges), c’est un sujet que je ne connais que par ouï-dire, et, mine de rien, c’est important de pouvoir s’informer sur le vécu des gens qui sont passés par ce type de relation, pour ne pas sous-estimer l’amour et la souffrance qu’elle peut occasionner.

Plusieurs récits évoquent les premières amours, réciproques ou non. Je trouve qu’ils parviennent à saisir avec beaucoup de justesse le mélange de timidité, de pensée magique et de courage (voire d’imprudence) qui préside souvent aux émois de cette période de la vie. Pour l’autrice, c’est l’occasion de revenir sur une époque révolue de sa vie et de se réconcilier avec des souvenirs souvent embarrassants sur le moment. On la voit parfois s’adresser à elle-même plus jeune, dans une rencontre impossible entre les âges de la vie qui me semble être un thème assez récurrent chez les blogueurs et blogueuses de BD (Boulet a plusieurs fois fait ça aussi, par exemple). Je l’ai aussi vu mis en oeuvre dans certains mangas pour adultes, notamment chez Taniguchi. Ce serait intéressant de voir comment ce type de procédé graphique prolonge des procédés narratifs déjà présents, ou en germe, dans les autobiographies livresques (il faudrait voir si des auteurs comme Nathalie Sarraute ou Georges Perec ont tâtonné dans cette direction-là). Je me demande dans quelle mesure ces récits pourraient aussi plaire à un public d’ados. Je crois qu’ils seraient prenants et réconfortants à lire dès cet âge-là.

Un autre récit, très court, mais glaçant et qu’il faudrait faire lire à tout le monde, est l’évocation d’un viol subi entre l’adolescence et le début de l’âge adulte. L’histoire tient en quelques pages, avec peu de texte, ce qui renforce sa puissance graphique. Un autre encore, également sans paroles, montre des attouchements dans le métro parisien. Ni le mot « viol » ni le mot « attouchements » ne sont prononcés, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Pénélope Bagieu est née en 1982, elle avait quinze ans en 1997, elle est entrée dans l’âge adulte au début des années 2000, il y a une vingtaine d’années. On ne parle pas ici de je ne sais quelle époque lointaine et barbare : il s’agit de la France actuelle. Et on ne prétendra pas qu’en vingt ans, le degré de violence global de la société ait reflué à un tel point, et les combats pour les droits des femmes progressé à un tel point, qu’on puisse considérer ce type de témoignage comme une simple archive détachée du présent. Il n’y a pas besoin de beaucoup plus de lecture pour comprendre d’où sortent les revendications des mouvements féministes en général, d’où sort le mouvement #MeToo et ce qui a pu motiver l’engagement féministe de Pénélope Bagieu elle-même.

Les Strates reste un album court, mais révèle densité et nuance à la lecture, et montre un degré de maturité supplémentaire dans l’oeuvre de son autrice, décidément à suivre.


[Film] « Icare », de Carlo Vogele

22 Mai 2022

Référence : Icare, réalisé par Carlo Vogele, produit par Rezo Productions, Luxembourg, Belgique et France, 2022, 77 minutes.

L’histoire

Comme le titre le laisse attendre, ce film d’animation adapte un mythe grec. Nous suivons donc le jeune Icare, qui travaille aux côtés de son père, l’inventeur Dédale, dans une maison sculptée dans la falaise au bord de la mer, près de Cnossos, en Crète. Icare n’imagine pas sa vie autrement que comme la reprise de l’atelier de son père, qui fournit au palais des sculptures et des poteries, mais aussi des inventions très variées. Pourtant, une étrange rencontre faite dans une salle désaffectée du palais bouleverse son existence. Il rencontre Astérion, une curieuse créature mi-garçon, mi-taureau, dont les cornes luisent à certains moments, et qui est capable de parler dans sa tête (oui, le Minotaure est télépathe ! enfin, un peu). Petit à petit, il lève le voile sur une sombre affaire dont le souvenir ronge les habitants du palais.

L’histoire se concentre sur une demi-douzaine de personnages (Dédale et Icare, Minos et Pasiphaé, Ariane et Thésée, et bien entendu le Minotaure). Tous ressemblent à des archétypes, mais s’avèrent plus nuancés qu’ils n’en ont l’air, tout comme leurs relations (par exemple, même si Minos a tout de même une bonne tête de méchant, il a ses raisons et il est sincèrement attaché à sa fille).

L’originalité de l’histoire vient d’abord de son parti pris : le Minotaure n’est pas une brute bestiale, les vrais monstres sont des humains embarqués dans un cycle de violence.

Mais le film m’a aussi étonné par sa capacité à prendre le mythe à plusieurs niveaux. Le Minotaure apparaît ainsi comme un personnage mystérieux et pratiquement mystique, qui rend possible une lecture symbolique de toute l’intrigue. La fin, que tout le monde connaît, donne lieu à des images somptueuses et très émouvantes.

J’ai aussi apprécié les dialogues parfois très littéraires et poétiques prêtés à certains personnages, en particulier Ariane et Thésée. Il y a même parfois des rimes. Les ados et les adultes saisiront aussi les allusions présentes dans certains de leurs échanges, qui se paient parfois le luxe de loucher vers l’érotisme sans vulgarité. Ce n’est pas dans un blockbuster parfaitement lissé qu’on entendrait des dialogues pareils.

Passionné de mythologie, j’ai beaucoup apprécié le fait que toutes ces inventions apportées à l’histoire se font sans trahir le mythe, car en dehors de l’idée centrale (la nature du Minotaure) le film reste extrêmement fidèle aux mythes grecs antiques, y compris dans ses aspects tragiques (le destin de Pasiphaé, du Minotaure, d’Icare) et dans ses personnages parfois très ambivalents (l’attitude de Thésée). Le scénario met parfois en scène des détails du mythe peu repris au cinéma, comme l’anneau de Thésée ou l’énigme du fil à passer dans un coquillage, qui sortent tout droit des textes antiques. Chapeau !

Le dessin et l’animation

Les dessins et l’animation montrent ce même soin. C’est coloré, chaleureux, visiblement documenté au sujet de l’architecture minoenne et inspiré des superbes fresques de cette période. Certaines scènes (notamment les flashbacks ou les scènes du Labyrinthe) adoptent un dessin plus épuré qui met encore plus en avant les ambiances de couleurs. L’ensemble a certainement utilisé des images de synthèse, mais le rendu final marie tout cela très bien dans une allure de peinture en 2D.

Bref, un film réussi et audacieux (mais sans doute pas pour les tout petits)

Le film est donc à mes yeux une grande réussite, bien plus originale et audacieuse que ce que j’aurais imaginé. En contrepartie, il risque de perdre ses spectateurs les plus petits. Ce n’est pas une aventure gentillette et un peu formatée où les grands frères/soeurs et les parents peuvent accompagner le petit de 6 ans en craignant de baîller un peu pendant la séance : c’est un film à plusieurs niveaux de lecture, étonnamment dense pour sa durée, où ados et adultes trouveront de quoi se mettre sous la dent, avec quelques passages franchement énigmatiques qui font qu’il supportera très bien plusieurs visionnages pour en saisir toutes les subtilités. Mais son propos, avec ses évocations allusives de certains événements, ses transitions parfois rapides et certains dialogues très travaillés, risque de paraître un peu difficile aux plus petits enfants, à qui il faudra peut-être raconter le mythe avant la séance pour s’assurer qu’ils comprennent bien.
De ce point de vue, le film aurait peut-être pu rester plus accessible en s’assurant de bien prendre les plus jeunes par la main pour leur expliquer l’histoire plus clairement. D’un autre côté, franchement, je n’imaginais pas voir ça au cinéma un jour : ce film est un petit miracle. Je ne peux donc que vous le recommander.

Dans le même genre…

Le plus ancien texte que je connaisse qui ait eu l’idée de mettre en scène un Minotaure « gentil » est une nouvelle de Jorge Luis Borges, « La Demeure d’Astérion », parue dans un magazine en 1947 et traduit en français par Roger Caillois dans le recueil L’Aleph en 1967. C’est une réécriture du mythe du Minotaure du point de vue de ce dernier, qui n’est pas la créature sanguinaire montrée par les textes antiques. Nombre de réécritures mythologiques plus récentes jouent sur ce même ressort (toutes ne connaissent sans doute pas le texte de Borges). Citons notamment un livre pour la jeunesse récent, bien adapté aux plus jeunes spectateurs potentiels d’Icare : il s’agit de Moi, le Minotaure de Sylvie Baussier, paru chez l’éditeur jeunesse Scrinéo en 2020, au sein d’une série de volumes sur le même principe (un mythe réécrit du point de vue d’un « monstre »). Ce roman, dont le style poétique et le rythme posé ont été de belles surprises, et qui bénéficie en outre de jolies illustrations, ne modifie cependant pas les événements de la trame générale du mythe, et se termine donc tristement – mais cela fait aussi partie de son originalité.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum Elbakin.net le 4 avril 2022 avant de le reprendre et de l’approfondir ici.


[BD] Tardi, « Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-sec » (t. 1 à 6)

25 avril 2022

Référence : Jacques Tardi, Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, Bruxelles, Casterman, depuis 1976. Tomes 1 à 6 : 1976-1985.

Mon avis

Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec doit être la série la plus connue de Tardi en dehors de son travail d’adaptation de Nestor Burma ou sur des BD historiques variées. Je la découvre en ce moment en médiathèque. C’est une bande dessinée inspirée par les romans-feuilletons du tournant du XXe siècle, et ses histoires successives ont elles-mêmes connu une première parution par épisodes en revues, la plupart des B.D., l’Hebdo de la BD dans les années 1970-1990, puis plus récemment dans Télérama en 2006-2007. Adèle vit à Paris, où elle se trouve rapidement mêlée à une série d’imbroglios abracadabrants impliquant bandits, savants fous et policiers bornés.

Le moins qu’on puisse dire est que cette BD combine du classique avec de l’original.

Des ingrédients classiques…

Commençons par le classique. La série se passe dans les années 1910, à Paris, dont les rues et monuments sont d’ailleurs représentés en détail, ce qui fait qu’on peut très vite se reconnaître dans les déplacements des personnages. On croise d’ailleurs quelques personnalités reprenant des célébrités réelles de l’époque, ou qui s’en inspirent fortement (comme l’actrice Clara Benhardt, dont le nom ressemble furieusement à celui de Sarah Bernhardt).

Cet aspect historique est très vite équilibré par une bonne dose de fantastique et de surnaturel. En effet, Adèle Blanc-Sec se trouve confrontée à une série de mystères impliquant toutes sortes de phénomènes étranges et lugubres, de monstres, de créatures variées et de technologies expérimentales louchant fortement vers la magie ou le spiritisme. L’ambiance est volontiers inquiétante et les personnages, Adèle comprise, sont souvent malmenés.

Toujours dans le côté « classique », les aventures d’Adèle Blanc-Sec font beaucoup penser aux romans-feuilletons du tournant du XXe siècle, comme Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, avec de nets souvenirs de Jules Verne ou d’Edgar Poe. Le côté « feuilleton » est omniprésent : le suspense est présent à chaque page, les rebondissements, secrets et révélations sont nombreux, tout comme les gredins déterminés à tuer, enlever ou décérébrer notre héroïne. Les fils narratifs démarrés dans le premier album se poursuivent dans les suivants, ce qui fait que, même si chaque album forme une intrigue à peu près close, on peut voir resurgir de nombreux personnages, factions et créatures dans les tomes suivants.

… mais un mélange original

Tous ces ingrédients classiques sont mélangés et réappropriés par Tardi d’une manière qui, finalement, élabore quelque chose d’original, un cocktail unique qui peut plaire plus ou moins, mais qui n’a aucun équivalent. En effet :

1) le dessin de Tardi est unique en son genre : on dirait de la ligne claire, mais avec une « patte » bien différente des Tintin, Blake et Mortimer ou Spirou. Les formes rondes des personnages n’empêchent pas l’ensemble de poser une ambiance ambiguë, souvent plus inquiétante et fantastique que bon enfant. L’usage des ombres et de la couleur doit y être pour quelque chose.

2) le personnage d’Adèle Blanc-Sec se détache nettement des autres héroïnes de BD que je connais. Non seulement elle n’a pas froid aux yeux, mais elle est loin d’être entièrement honnête et toute une partie de ses aventures consiste à échapper à des règlements de compte entre malfrats. Farouchement indépendante, elle a aussi un côté grognon. Là encore, on peut ne pas aimer, mais je ne lui vois aucun équivalent (du moins pas à l’époque où la BD a été lancée).

3) le ton de la série est assez particulier.

  • D’un côté, c’est du mystère et de l’aventure, souvent angoissante avec ses monstres, ses savants et cultistes fous, etc. D’un autre, les situations deviennent vite si rocambolesques qu’on ne peut pas tout lire au premier degré et qu’il s’en dégage une sorte d’humour pince-sans-rire qui n’empêche pas de s’inquiéter pour les personnages.
  • D’un côté, cela pourrait ressembler à n’importe quelle BD fantastique avec des dinosaures, des momies et des sectes occultes… et, de l’autre, l’aspect historique, le cadre parisien et l’angle choisi par Tardi pour évoquer la police et la politique donnent au résultat un aspect très français, ancré dans la contre-culture populaire du début du XXe siècle avec sa manière de ridiculiser la police et les autorités en général, un zeste d’anarchisme et une certaine sympathie pour les figures en marge de la loi.
  • D’un côté, le scénario est ficelé de manière virtuose avec ses multiples protagonistes qui croisent leurs machinations dans tous les sens. D’un autre, l’histoire devient vite si embrouillée, et Tardi nous donne si peu de moyens pour essayer de deviner le dénouement, qu’on n’a d’autre choix que de se laisser emporter par les événements, d’autant plus que les scènes d’action sont nombreuses.

Tout cela forme un mélange unique, alors que chacun des ingrédients pris séparément aurait pu donner quelque chose de classique.

Cela explique aussi qu’après avoir lu quatre albums, je ne savais toujours pas exactement si j’aimais ou non, mais je les dévorais et j’avais envie de lire la suite.

Finalement, la seule BD que je vois qui pourrait se rapprocher des aventures d’Adèle Blanc-Sec, avec un ton et une démarche un peu voisines, ce serait un comic : la Ligue des gentlemen extraordinaires d’Alan Moore et O’Neil. Mais elle reste quand même assez différente, avec ses graphismes aussi anguleux que ceux de Tardi sont ronds, son accumulation quasiment pédante de références littéraires là où Tardi se contente de reprendre une ambiance et d’inventer ses propres figures, et son cadre anglo-américain victorien là où Tardi situe son intrigue au coeur de la France du XXe siècle commençant.

Une précision s’impose au sujet du tome 5, Le Secret de la salamandre. En effet, dans cet album, l’intrigue devient impossible à suivre si l’on n’a pas lu d’autres BD qui ne font pas partie de la série des Adèle Blanc-sec, notamment tout ce qui concerne le personnage de Brindavoine, mais pas seulement. Il y a une, voire deux autres BD à rattraper pour profiter pleinement de l’intrigue. Trouver ça dans un Marvel, je m’y attendais, mais chez Tardi, où va le monde ! D’un autre côté, la construction de l’album est habile, avec son choix de faire une parenthèse le temps de la Première Guerre mondiale (une période chère à Tardi) et sa véhémente plaidoirie pacifiste qui dénonce le patriotisme bon teint avec une énergie impressionnante.

Bref, c’est une BD où je vous recommande de mettre le nez pour vous faire un avis, en lui donnant une chance sur au moins deux tomes, le temps de saisir son univers si particulier. Et, si vous tenez à tout comprendre sur les parcours des différents personnages, mieux vaudra faire une pause dans la série après le tome 4, le temps de lire Adieu Brindavoine.


Dans le même genre…

Notez qu’il y a eu une adaptation en film par Luc Besson en 2010, qui mélangeait des éléments du tome 1 (Adèle et la Bête) et du tome 4 (Momies en folie). J’ai beau détester ce que fait Besson en général, ce film-ci était très regardable et presque pas trop infidèle à la BD… à cela près qu’étant réalisé en prises de vue réelles, il balance aux oubliettes toute l’originalité graphique du style de Tardi. Pour un film à l’ambiance proche, mais qui conserve l’univers visuel de Tardi, je vous recommande plutôt Avril et le monde truqué, film d’animation sorti en 2015 qui développe un univers d’uchronie steampunk assez différent du cadre des aventures d’Adèle, mais avec une ambiance et des personnages assez voisins.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs le 13 mars 2022 avant de le reprendre et de le modifier pour le publier ici.


200 billets sur « Les Festins de Pierre »

28 mars 2022

Bonjour tout le monde ! Le précédent billet, sur L’Autre Monde de Florence Magnin et Rodolphe, était le deux-centième billet que j’ai publié sur ce blog. D’ailleurs, créé en juillet 2012, Les Festins de Pierre va sur ses dix ans. Je suis ravi qu’il dure autant. Je prends beaucoup de plaisir à l’utiliser pour attirer (à ma modeste échelle) l’attention de l’Internet francophone sur des œuvres que j’ai appréciées, ou, plus généralement, sur lesquelles j’ai quelque chose à dire. Des livres, en majorité, mais cela inclut des bandes dessinées, et aussi, dans une moindre mesure, des films (d’animation ou en prises de vue réelles). De grands classiques (comme l’épopée de Gilgamesh, l’Iliade, l’Odyssée, l’Enéide ou l’Edda), mais aussi de la littérature française et francophone, des romans étrangers, des recueils de nouvelles et de poèmes, quelques essais. Des œuvres d’hommes, mais aussi de femmes, avec autant d’équilibre que je le peux depuis que je me suis aperçu que je privilégiais inconsciemment les premiers sur les deuxièmes.

Le public du blog

Bien que je préfère nettement consacrer chaque billet du blog à une œuvre, on me pardonnera si, après dix ans, je prends un peu de temps pour m’interroger sur vous – le public du blog – en regardant un peu les statistiques fournies par WordPress et en y ajoutant quelques indications amusantes de mon cru.

Combien de gens visitent le blog ? Depuis sa création, WordPress a recensé 39 579 visiteurs ou visiteuses uniques venus sur le blog, à raison d’entre 3000 et un peu plus de 4000 par an en moyenne. Le blog a été plus visité que d’habitude l’an dernier, avec 6450 visiteurs/visiteuses uniques. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Il se peut que ce doit dû au fait que j’ai publié des billets en juillet-août, alors que je m’accorde en général une petite pause, mais le trafic étant très peu élevé pendant ces deux mois, je ne sais pas si cela a beaucoup joué.

En dehors de l’an passé, la fréquentation du blog semble avoir fluctué de manière assez peu corrélée au nombre de billets que j’y ai publiés. Avant 2018, il m’est arrivé de publier moins de 5 billets (en 2014 et 2015) ou même aucun (en 2016), tandis qu’à partir de 2018 j’en ai publié au moins 25 chaque année, sans que la fréquentation n’explose. Conclusion ? Je n’en sais rien, mais cela provient sans doute plus de WordPress que de mon activité. Il faut dire qu’en dehors de la publication de billets et d’un relai occasionnel sur des réseaux sociaux ou des forums, je ne me suis pas beaucoup fatigué à tenter de faire grimper les chiffres (je ne cherche pas la gloire et je ne gagne pas non plus d’argent avec ce blog).

N’étant nullement spécialiste en matière de statistiques de fréquentation, je serais bien incapable de remettre tous ces chiffres dans un contexte quelconque. Une chose est sûre : par rapport à l’ambition de ce blog, cela fait du monde. Donc : bonjour et merci !

D’où viennent les internautes ? La majorité des internautes qui visitent ce blog le consulte depuis la France. Parmi les autres pays qui viennent immédiatement après, dans un ordre variable selon les années, figurent les Etats-Unis, le Canada et la Côte d’Ivoire. Un peu plus loin dans le classement figurent d’autres pays de la francophonie, comme le Sénégal, la Belgique et la Suisse. Rétrospectivement, je ne suis pas mécontent d’avoir évoqué au fil des années des classiques de la littérature africaine comme l’épopée de Soundiata dans différentes versions (le premier en date dont j’ai parlé est aussi la version la plus connue, Soundjata ou l’épopée mandingue où Djibril Tamsir Niane transcrit le récit oral de Mamadou Kouyaté ; mais j’ai un amour particulier pour la version de Youssouf Tata Cissé et Wa Kamissoko, La Grande Geste du Mali, et j’ai plus tard évoqué une version pour la jeunesse écrite par l’africaniste belge Lilyan Kesteloot, Soundiata, l’enfant lion), ainsi que la littérature canadienne que je découvre tout doucement (Elisabeth Vonarburg, mais aussi la littérature des Premières Nations avec les légendes iroquoises de Tehanetorens et le premier roman inuit, écrit par Markoosie Patsauq). La bibliothèque du blog reste cependant bien démunie en matière d’oeuvres belges (essentiellement des films d’animation co-produits dans ce pays) et déserte en matière de littérature suisses. Des lacunes à combler à l’avenir !

Quels ont été les billets les plus lus ? Ce bilan étant en partie un prétexte pour passer en revue quelques anciens billets, voici un palmarès par année avant le palmarès toutes années confondues.

  • De 2013, année de création du blog, jusqu’à 2020, la page la plus consultée du blog a été tout simplement sa page d’accueil. Hormis elle, les trois billets les plus lus ont été : Soundjata ou l’épopée mandingue de Djibril Tamsir Niane ; L’Enfant et la rivière d’Henri Bosco ; et le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire.
  • En 2014 et 2015, Soundjata ou l’épopée mandingue restait en tête, suivi par Voyage au centre de la Terre de Jules Verne et Le Livre des héros. Légendes sur les Nartes, des légendes ossètes publiées par Georges Dumézil.
  • En 2016, Soundjata restait indétrôné, mais Jules Verne a été relégué à la troisième place par un nouveau venu, Bartolomé de Las Casas, avec sa Très brève relation de la destruction des Indes.
  • En 2017, Las Casas caracolait en tête du classement, tandis que Soundjata se contentait de la deuxième place. La troisième était occupée par mon billet plein de reproches sur L’Enfant de Troie, roman jeunesse de Gilbert Sinoué.
  • En 2018, c’est une anthologie parascolaire, Rêver le progrès. 5 nouvelles d’anticipation, dirigée par Fabien Clavel et Isabelle Périer, qui a été la plus consultée.
  • En 2019, peu de changements, puisque Soundjata est repassé devant Las Casas en deuxième place.
  • En 2020, Soundjata est éclipsé du trio de tête au profit de Jack London qui a pris la troisième place avec son court roman de science-fiction post-apocalyptique récemment réédité, La Peste écarlate.
  • 2021 a été la première année où la première page la plus consultée du blog n’a plus été sa page d’accueil, mais le billet sur la Très brève relation de la destruction des Indes, suivi par Rêver le progrès.

Parmi les autres billets les plus consultés au fil des années figurent Le Royaume de ce monde, roman de l’écrivain cubain Alejo Carpentier ; le recueil de nouvelles fantastiques d’Angela Carter The Bloody Chamber ; et, l’an dernier, le recueil de poèmes Rythmes d’Andrée Chedid.

Toutes années confondues, les pages les plus consultées sont : 1. la page d’accueil (plus de 23 000 vues), 2. Rêver le progrès. 5 nouvelles d’anticipation (5300 vues) 3. Très brève relation de la destruction des Indes (4900 vues) 4. Soundjata ou l’épopée mandingue (3200 vues) 5. Rythmes (1400 vues) 6. Voyage au centre de la Terre (1200 vues) 7. Le Royaume de ce monde (1200 vues) 8. Le Partage des eaux, autre roman d’Alejo Carpentier (1000 vues) 9. Le Livre des héros. Légendes sur les Nartes (800 vues) 10. La Peste écarlate (700 vues) 11. L’Enfant et la rivière (700 vues)

Je serais bien incapable de tirer la moindre conclusion de ces statistiques. Plusieurs semblent refléter le statut de classique de livres comme Soundjata ou l’épopée mandingue, Voyage au centre de la Terre ou Le Royaume de ce monde. D’autres peuvent être le résultat de nombreuses recherches de familles ou d’élèves pour des achats scolaires (Rêver le progrès). Certaines me restent incompréhensibles mais me réjouissent, comme le succès du billet consacré à Bartolomé de Las Casas ou de Rythmes d’Andrée Chedid. Le succès d’Andrée Chedid est d’autant plus foudroyant que le billet sur Rythmes ne remonte qu’à septembre 2020, alors que plusieurs autres billets à succès ont eu le temps d’accumuler des vues, comme Soundjata paru dès 2013 ou le livre de Las Casas dont j’ai parlé en 2016.

Quels ont été les billets les moins lus ? Le billet le moins consulté (1 vue à l’heure où j’écris) a été Retour sur… Centurion de Neil Marshall, qui avait beaucoup de facteurs contre lui, dont le fait d’être consacré à un péplum peu connu, d’être un second billet (j’avais déjà parlé de ce film en 2012) et surtout d’être paru l’été dernier en pleines grandes vacances, la période de l’année où le blog est le moins consulté. Le deuxième billet le moins consulté (2 vues) est celui consacré à Pèlerinage, le recueil de nouvelles de science-fiction de Sylvie Denis, ce qui est plus injuste dans la mesure où, sans m’avoir enthousiasmé, c’est un recueil qui vaut le détour. Enfin, le troisième le moins consulté est consacré à Avatar, le blockbuster de SF de James Cameron, que je ne défendrai pas ici tant le pseudo-écologisme, le pseudo-anti-colonialisme, la pseudo-originalité, la prétention et l’absence de vrai scénario de ce Pocahontas dans l’espace m’avaient agacé à l’époque. Hélas, il a eu du succès et il se peut que les gens n’aient pas lu le billet parce qu’ils avaient tous déjà vu le film.

Pourquoi les gens lisent-ils ces billets ? Mystère. Je n’ai aucun moyen de savoir ce qui pousse les gens à consulter tel billet plutôt que tel autre. Hasard des moteurs de recherche ? Tendances que j’ignore ? Tout ce que je peux constater, c’est que plusieurs billets parmi les plus consultes correspondent à des ouvrages lus ou étudiés en classe, soit en France, soit en Afrique francophone (Soundjata ou l’épopée mandingue). Je m’en réjouis. Ma seule crainte est que mes billets ne soient consultés dans l’espoir de trichoter pour un devoir à faire à la maison plutôt que de lire le livre proprement dit. Par chance, mes billets restent assez peu précis et trop subjectifs pour être utiles à grand-chose. Si des professeurs outrés passent par ici, sachez que je n’écris pas ces billets pour qu’ils servent d’antisèches !

Le billet sur l’oeuvre littéraire la plus ancienne : L’épopée de Gilgamesh, la plus ancienne oeuvre littéraire connue qui nous soit parvenue à peu près en entier.

Un billet peu consulté sur un livre que je vous conseille : Serpentine de Mélanie Fazi, le premier recueil de la maîtresse française de la nouvelle fantastique, avec son univers très contemporain et pourtant hanté par les mythes et les légendes. Plusieurs autres livres après, Serpentine reste un beau moyen de découvrir son univers. Le livre mériterait d’ailleurs un second billet plus étoffé, celui-ci, paru en juillet 2012 aux tout débuts du blog, étant bien court et léger par rapport à mes standards actuels.

Un billet peu consulté sur une BD que je vous conseille : Un papa, une maman, une famille formidable (la mienne !) de Florence Cestac. Sous ses allures de potacherie à gros nez, le dessin de Cestac cache un peu son jeu, mais révèle à la lecture une évocation nuancée et profondément émouvante de son enfance au sein d’une famille aisée typique de la France des Trente Glorieuses, avec ses origines modestes, son confort matériel… et son sexisme ordinaire crasse.

Un billet peu consulté sur un film que je vous conseille : Le Congrès d’Ari Folman. Ce film d’animation de science-fiction, librement adapté du roman Le Congrès de futurologie de Stanislas Lem, par Ari Folman, qui s’était fait connaître en réalisant Valse avec Bachir, forme une évocation à la fois psychédélique et d’une vraisemblance troublante sur les excès d’un avenir possible où l’humanité se drogue pour accéder à une réalité virtuelle, sous l’influence d’un patron d’entreprise qui rappelle furieusement Steve Jobs (mais Zuckerberg n’est pas loin : rétrospectivement, son « métaverse » est-il si éloigné de l’univers du film ?).

Un changement de rythme

Je mène de front mon métier et plusieurs activités créatives. Depuis 2018, j’avais adopté un rythme de parution d’un billet tous les quinze jours. Ces derniers temps, faute d’avoir pu maintenir mon avance, j’ai fréquemment dû publier mes billets à la dernière minute, ce qui a quelque peu nui au plaisir que je prends à bloguer ici. Comme j’opte toujours pour des billets un peu approfondis, plutôt que pour des critiques rapides et superficielles, rédiger un billet me prend un temps et une énergie non négligeables, surtout lorsque je m’attaque à un classique ou que je tiens à profiter de l’occasion pour présenter un ou une artiste ou un genre fictionnel auquel je suis attaché.

De ce fait, ce blog a parfois fini par me causer de la fatigue, et je veux pas m’user. Je profite donc de l’accomplissement qu’est ce chiffre vaguement symbolique de 200 billets sur le blog pour ralentir le rythme. Au lieu d’un billet tous les quinze jours, rythme qui devient difficilement tenable pour moi, je tâcherai de publier environ un billet par mois, peut-être plus si j’en trouve le temps et l’envie, mais sans garantie, l’essentiel pour moi étant de pouvoir continuer à proposer des présentations un peu nuancées et approfondies des livres, BD et films dont je parle sur Les Festins… Pour patienter entre les billets neufs, je ne peux que vous conseiller de faire un tour sur la bibliothèque pour écumer les œuvres déjà présentes sur les étagères de ce site !


[BD] Florence Magnin (dessin) et Rodolphe (scénario), « L’Autre monde » (premier cycle)

14 mars 2022

Référence : Florence Magnin (dessin et couleurs) et Rodolphe (scénario), avec un lettrage de François Batet, L’Autre Monde, l’intégrale, Paris, Dargaud, 2001 (première parution en deux albums en 1991-1992 ; il s’agit ici d’une « intégrale » du premier diptyque, qui a été suivi de trois autres parus aux éditions Clair de Lune).

L’histoire en deux mots

Jan Vern s’est réveillé dans une chambre blanche, aux soins d’une infirmière nommée Blanche et du bon docteur Peine. Comment est-il arrivé là ? Il se souvient qu’il pilotait sa navette FK-11 dans l’espace, puis tout s’est éteint, une impression de chute, l’horreur… et plus rien. Lorsque des visiteurs entrent le voir, Jan s’aperçoit qu’il est l’objet de toutes les curiosités auprès d’une population qui semble surgie du XVIIIe siècle français. Jan se rend bientôt compte qu’il a été transporté dans un autre monde où l’on ignore tout de l’espace, des autres planètes, des étoiles et de l’aviation, et où une automobile à charbon est une technologie de pointe rarissime. Et il n’est pas au bout de ses surprises, car, dans cet autre monde, les légendes et les anciennes croyances au sujet de la configuration du monde semblent bel et bien réelles. Par exemple, le ciel n’est réellement qu’une toile où les étoiles sont suspendues comme des boules de Noël !

Mon avis

Une grande artiste

Disons-le tout net : cela fait plus de vingt ans que je suis le travail de Florence Magnin avec une admiration toujours renouvelée et j’ai bien l’intention de vous convaincre de vous intéresser à ce qu’elle fait. Bien entendu, c’est en partie une question de goûts, mais pas seulement : dès lors qu’on regarde de près ses illustrations, ou même les cases de ses bandes dessinées, on ne peut que reconnaître, objectivement, la minutie de ses compositions, sa maîtrise des couleurs, et l’univers bien affirmé qui s’est élaboré au fil de ses publications.

Magnin a commencé comme illustratrice pour des couvertures de romans (notamment Les Princes d’Ambre de Roger Zelazny) avant de venir à la bande dessinée avec L’Autre Monde en collaboration avec le scénariste Rodolphe. Elle a ensuite alterné sont métier principal d’illustratrice avec des albums de BD. Elle s’est fait connaître en illustrant des jeux de société (comme la somptueuse première édition d’Il était une fois et Citadelles) et des jeux de rôle sur table, via le magazine Casus Belli puis via les jeux Ambre et Rêve de dragon dont ses couvertures sont des splendeurs. Après avoir signé le dessin de la BD Mary la noire, une histoire de pirate en deux tomes, elle est revenue à la BD quelques années après, cette fois en tant qu’autrice complète (elle signe aussi les scénarios), pour un cycle, L’Héritage d’Emilie, qui comprend cinq tomes. Au fil de ses recherches sur des techniques différentes, elle parvient à réaliser plus rapidement un albums comprenant un plus grand nombre de pages, Mascarade, en 2014.

Quelques exemples de couvertures illustrées par Florence Magnin, dont celle du jeu de rôle Rêve de dragon. Ci-dessus, la couverture de son Artbook paru en 2019.

Florence Magnin est à mes yeux l’une des grandes illustratrices de contes, mais aussi l’une des grandes conteuses, de l’imaginaire français, aux côtés de figures comme Pierre Dubois ou Roland et Claudine Sabatier, par exemple. Son imaginaire riche m’évoque tantôt les contes de fées et les fêtes anciennes, tantôt les légendes celtiques, tantôt les vitraux (pour son sens des couleurs). Bizarrement, c’est plutôt aux milieux du jeu de rôle et de la fantasy qu’elle doit sa reconnaissance principale, grâce à sa participation au « tarot d’Ambre », un jeu de cartes servant d’accessoire au jeu de rôle Ambre (ce tarot est actuellement en cours de réédition, sans les références à l’univers d’Ambre pour des questions de droits, sous le titre « le tarot de la Marelle », aux éditions Nestiveqnen). Il a fallu attendre 2019 pour qu’elle ait enfin droit à un beau livre consacré à son oeuvre graphique, un art book paru chez Nestiveqnen. Magnin continue à publier à un rythme soutenu : après avoir achevé le quatrième diptyque de L’Autre Monde l’an dernier, elle vient de publier un conte illustré pour la jeunesse, Amandine et Caramel, dans un grand format qui met joliment en valeur son travail.

L’Autre Monde, dont je ne chronique ici que le premier diptyque, a été donc prolongé depuis par pas moins de trois autres paires d’albums, toujours en collaboration avec Rodolphe. Il faut dire que l’histoire de ces deux premiers albums, si elle aboutit à une fin, ne résout pas toutes les questions que l’on peut se poser à propos de cet univers étrange. Tandis que Dargaud avait publié le premier cycle, les suivants sont parus aux éditions Clair de Lune.

En lisant aujourd’hui ces deux premiers albums, parus en 1991-1992, il faut les replacer dans leur contexte et se souvenir qu’il s’agit de la première incursion de Florence Magnin dans la bande dessinée après un début de carrière en tant qu’illustratrice. On lui a parfois reproché ses cases trop statiques, manquant un peu du sens du mouvement souvent recherché en BD. Pour ma part, je n’ai pas été gêné le moins du monde par cet aspect : le résultat est superbe et donne un côté « tableau » à la moindre des cases de l’histoire. Les gens que cela gênerait se tourneront plus volontiers vers les albums suivants, où Magnin a corrigé ce défaut.

Un scénario ad hoc

Je connais moins bien l’oeuvre de Rodolphe, le scénariste. Le moins qu’on puisse dire est qu’il a lui aussi de la bouteille, et qu’il a signé des scénarios dans des genres variés, la plupart relevant des genres de l’imaginaire : fantastique paranormal louchant vers la SF dans ses collaborations avec Leo sur les séries Amazonie, Centaurus, Kenya et Namibia, franche fantasy avec le Cycle de Taï-Dor co-écrit avec Serge Le Tendre et dessiné par Serrano puis Foccroulle, uchronie avec Si Seulement dessiné par Chabane, aventure avec Mary la noire où il retrouve Magnin…

Ce qui saute aux yeux dans L’Autre Monde, c’est la parfaite adéquation entre l’univers graphique de Magnin et l’imaginaire déployé par Rodolphe dans son scénario : un univers de merveilles semblant tout droit sorties des siècles passés, une fête bon enfant, naïve et inoffensive – du moins en apparence – et une aventure placée sous le signe du rêve et du cauchemar. Ces deux-là devaient travailler ensemble.

Le scénario de Rodolphe se complaît à égarer toujours plus le personnage principal et avec lui le lectorat. Quel est exactement cet autre monde ? Qu’a-t-il pu se passer ? Toutes les pistes sont ouvertes, et cela d’autant plus largement que, dès les premières pages, il est évident que l’époque d’origine de Jan Vern se situe dans le futur (un futur où les vols en navette spatiale sont banals). Merveilleux, fantastique, SF ? Impossible à prévoir. Une chose est sûre : comme Rodolphe en convient volontiers dans la préface écrite pour cette intégrale, il a délibérément foulé aux pieds toutes les lois scientifiques habituelles pour réaliser un pot-pourri des croyances les plus obsolètes en la matière. N’attendez donc surtout pas de la science-fiction richement documentée ! En termes d’approches de la science ancienne, le résultat se situe bien plutôt du côté d’univers comme De Cape et de crocs ou du jeu de rôle Terra Incognita qui partent du principe que telle ou telle théorie dépassée est vraie dans l’univers de la fiction. Même si les choses sont un peu plus compliquées.

La fin, particulièrement curieuse, ne fait que pousser encore plus loin cette logique, et prend une valeur symbolique ou métafictionnelle appréciable, qui m’a fait penser – mais à une échelle plus modeste – aux vertiges métaphysiques de BD comme les Cités obscures de Schuiten et Peeters et Le Grand Pouvoir du Chninkel ou de films comme Le Tableau de Jean-François Laguionie (dont je parlais ici). Une partie du lectorat s’en satisfera en le lisant sous cet angle. Je comprendrais en revanche que d’autres lui reprochent de poser plus de questions que de réponses, et d’être un brin léger. On pourrait trouver ce dénouement désinvolte, n’étaient les cycles suivants qui ont prolongé l’aventure. Je suis curieux de voir comment cet univers paradoxal est approfondi dans ces suites.

Une dernière qualité qui m’a frappé à la lecture : la recherche lexicale dans les dialogues, qui contribue beaucoup à l’ambiance surannée et colorée de l’autre monde, en particulier pendant la rencontre avec les Chotards (les gobelins de cet univers), qui donne lieu à des répliques truculentes.

Conclusion

Pour une première BD de Magnin, ce premier diptyque de L’Autre Monde formait donc une jolie réussite, grâce à la minutie et au soin apportés à son dessin et à son scénario habile à nous emmener de surprises en révélations et de moments bon enfant en inquiétudes existentielles. Il installe un univers familier, puisque nourri de contes et de croyances anciennes, mais qui arrive à dérouter. Selon vos goûts, vous aimerez y découvrir ce monde étrange, ou vous vous dirigerez vers les BD plus récentes de Magnin, pour profiter directement de l’expérience qu’elle a accumulée au fil des albums. Dans tous les cas, je ne saurais trop vous recommander de vous intéresser à ces auteurs et à l’univers visuel de Magnin, qui en vaut très largement la peine.


[BD] Florence Cestac (dessin et scénario), « Filles des Oiseaux, t. 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! »

28 février 2022

Référence : Florence Cestac (dessin et scénario), Filles des Oiseaux, tome 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! Paris, Dargaud, 2016.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Il y a une cinquantaine d’années, les familles aisées envoyaient leurs jeunes filles un peu rebelles chez les sœurs pour les remettre dans le droit chemin. Marie-Colombe en fait partie et pour Thérèse, qui n’habitait pas loin, c’était pratique. Âgées de 13 ans, ces deux filles qui n’avaient rien pour se rencontrer au départ vont se lier d’une amitié à toute épreuve et faire les 400 coups dans cette vénérable institution catholique d’Honfleur. »

Mon avis

J’avais chroniqué il y a quelques mois la bande dessinée autobiographique de Florence Cestac, Un papa, une maman, une famille formidable, où elle évoque son enfance et son adolescence au sein d’une famille aisée typique de la France des « Trente Glorieuses ». Filles des Oiseaux, de son côté, n’est pas une BD autobiographique au sens strict, mais davantage une autobiographie romancée en BD. Cestac a bel et bien été scolarisée dans un pensionnat catholique d’Honfleur dans les années 1950-1960, mais elle ne se met pas en scène directement : son nom et ceux de ses amies et professeures de l’époque sont changés, et elle se laisse un peu de latitude au niveau des événements. Si l’album commence à l’arrivée au pensionnat de Thérèse, adolescente issue d’une famille rurale pauvre et peu éduquée, c’est davantage dans le personnage de Marie-Colombe, la jeune fille issue d’une riche famille urbaine, qui rappelle le milieu social natal de Florence Cestac. L’ensemble paraît rester proche de l’expérience vécue de l’autrice, et l’album inclut d’ailleurs quelques photos d’époque, accompagnées d’abondants remerciements à ses anciennes copines de pensionnat.

N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! a beau être le premier album d’un diptyque, je ne m’étais même pas rendu compte qu’il disposait d’une suite avant d’entreprendre l’écriture de ce billet : c’est dire si l’album peut être lu de manière indépendante. Il forme une intrigue close, centrée sur l’amitié qui se noue entre Thérèse et Marie-Colombe, les deux pensionnaires issues de milieux sociaux complètement différents. Je n’ai pas encore lu le deuxième album, paru deux ans après le premier, mais je vais me faire un plaisir de mettre la main dessus. D’après son titre (à rallonge : Hippie, féministe, yéyé, chanteuse, libre et de gauche, top-model, engagée, amie des arts, executive woman, maman, business woman, start-upeuse, cyber communicante… what else ?), il prend la suite chronologique du premier et s’inspire sans doute des années de jeune adulte de Cestac à l’époque de mai 1968.

L’album aborde plusieurs thèmes classiques, mais remarquablement bien traités et entrecroisés. Le premier qui saute aux yeux est l’accession à l’âge adulte : à son arrivée au pensionnat, Thérèse meurt de solitude et d’angoisse dans le grand dortoir où elle découvre qu’elle a ses premières règles. Sous l’influence de Marie-Colombe, Thérèse forme peu à peu son esprit critique face aux excès tant des bonnes soeurs que de sa propre famille puis de celle de Marie-Colombe, jusqu’à s’émanciper et trouver sa propre voie. Dans l’intervalle, il y a l’adolescence, ses pulsions, ses élans, son besoin de s’épanouir dans son corps, sa soif de justice et de sociabilité, tout cela bien mal compris par l’institution et par les familles.

Un deuxième thème central est, logiquement, la rencontre entre les milieux sociaux. L’intrigue rappelle par endroits le film La Vie est un long fleuve tranquille d’Étienne Chatiliez (1988) avec son portrait mordant des travers des riches et des pauvres (les Le Quesnoy d’un côté, les Groseille de l’autre). Comme dans le film, de nombreuses situations évoquent le choc de la découverte mutuelle de ces milieux l’un par l’autre : Thérèse se perd dans l’immense appartement familial de Marie-Colombe et se fait remarquer par sa façon de manger bruyante, Marie-Colombe se laisse séduire par le frère de Thérèse et tombe enceinte. Mais le portrait des deux milieux brossés par Cestac s’avère infiniment plus nuancé que les archétypes très tranchés du film et, finalement, plus abouti, en dosant avec habileté l’humour et l’émotion, la caricature et le réalisme historique et sociologique. On y voit ainsi la honte de classe qu’éprouve souvent Thérèse face au regard de Marie-Colombe, et les réactions inattendues de cette dernière, qui trouve un soulagement bienvenu dans la fréquentation d’un milieu moins rigide et collet monté que le sien.

Enfin, la critique de l’éducation catholique dispensée au pensionnat d’Honfleur apparaît régulièrement dans les pages de l’album. Le pensionnat est montré comme un cadre étouffant, dont la pédagogie autoritaire s’adosse à une religion rabaissée à un ressassement de rituels et de principes moraux grandiloquents que les sœurs ne semblent en réalité guère mettre en pratique auprès de leurs pensionnaires. Les heurts récurrents entre les adolescentes et les sœurs paraissent exemplifier l’époque et préparer le grand branle-bas de mai 1968.

En somme, une nouvelle fois, le travail de Cestac m’a rappelé celui de l’écrivaine Annie Ernaux dans sa démarche de restitution d’une époque, mais avec une esthétique toute différente, qui recourt beaucoup plus à l’humour. Cestac joue aux montagnes russes avec nos émotions, de l’éclat de rire à la tendresse en passant par l’horreur scabreuse quand elle aborde au passage des sujets tels que les violences familiales, les avortements clandestins ou le suicide. L’air de rien, de gag en anecdote, elle brosse un portrait ambitieux de la France des années 1950-1960, acide sans tourner au vitriol, satirique sans tomber dans la pure caricature. Autour des traits rondouillards et amusants des personnages, les habits, les bâtiments, les usages et le langage de l’époque sont bien restitués. L’art de Cestac ne paye pas de mine – on pourrait même dire qu’il cache son jeu, ou qu’il cache son sérieux sous le jeu – mais ne vous y trompez pas : on y on en ressort plus instruit et plus humain. Pour paraphraser un slogan soixante-huitard : « Sous les gros nez, l’Histoire ».