[Film] « 300 », de Zack Snyder

2 août 2021

Référence : 300, réalisé par Zack Snyder, d’après le comic de Franck Miller, produit par Legendary Pictures, Virtual Studios et Cruel and Unusual Films, États-Unis, 2006, 115 minutes.

Résumé

Né dans la cité de Sparte, en Grèce centrale, au Ve siècle avant J.-C., Léonidas est formé par l’éducation militaire dispensée à tous les jeunes garçons de la ville. Après avoir triomphé des épreuves de l’agôgè, il gravit les échelons jusqu’à devenir roi. Une fois au pouvoir, Léonidas se trouve confronté aux émissaires envoyés par le puissant empire perse, qui s’étend en Asie Mineure, de l’autre côté de la mer, à l’est de la Grèce. Xerxès, le Grand Roi de Perse, réclame l’allégeance des cités grecques, sans quoi il les soumettra par la force. Léonidas refuse et fait massacrer les émissaires : c’est la guerre. Après avoir cherché en vain le soutien du conseil des éphores, le roi reçoit une prophétie d’une oracle peu vêtue. Pour arrêter l’armée des Perses, très supérieure en nombre, la seule solution consiste à choisir habilement le champ de bataille : ce sera le défilé des Thermopyles, une étroite bande de terrain entre la mer et une chaîne de montagnes abruptes.

Léonidas rassemble trois cents guerriers d’élite pour accomplir cette mission-suicide dont ils n’ont aucune chance de revenir vivants. Il est déterminé à faire la fierté de leur ville et à impressionner les autres Grecs. Tandis que le roi et ses guerriers se couvrent de gloire au combat, les dangers se multiplient pour Sparte, tant de la part d’une recrue refusée par Léonidas en raison de son handicap que de la part de Théon, un politicien spartiate sensible à la corruption des Perses et qui a des vues sur la reine Gorgô, la femme de Léonidas.

Mon avis

« Un film basé sur un roman graphique, qui était basé sur un autre film, qui était basé sur la propagande grecque antique, qui était basé sur une histoire vraie ! » (Bande annonce parodique de 300 sur la chaîne Youtube Honest Trailers)

Après Gladiator en 2000 et Troie (dont je parlais l’autre jour) en 2004, 300, sorti en France en 2007, a été le troisième péplum des années 2000 à remporter un grand succès au box-office. Encore une fois, il importe de prêter attention à la nature précise du projet afin de bien comprendre et donc de juger convenablement le film.

Le sujet général de 300 est de type historique : la résistance héroïque de trois cents guerriers spartiates face aux troupes d’invasion du roi perse Xerxès à l’occasion de la bataille du défilé des Thermopyles, pendant la seconde guerre médique, en 480 av. J.-C. Mais, contrairement à Alexandre d’Oliver Stone, 300 n’est pas du tout un film historique. C’est une adaptation d’un comic américain (plus précisément d’un roman graphique, c’est-à-dire grosso modo d’un récit autonome plus long que les bandes dessinées américaines classiques) dessiné et scénarisé par Frank Miller et paru chez Dark Horse en 1998, en cinq épisodes rassemblés en une intégrale l’année suivante.

Miller reprend, consciemment ou non, une tradition de « nu héroïque » antique illustrée notamment par Léonidas aux Thermopyles de Jacques-Louis David en 1814. A cette différence que Miller ajoute de gros calebutes en cuir. Pas des pagnes, non. Surtout pas. Des slips. Pour faire masculin. Et pas en tissu : en peau de bête. Pour faire plus masc… bon, vous saisissez l’idée. Subtil, n’est-ce pas.

La bande dessinée

Première source de confusion : bien qu’elle se fonde sur un sujet historique, la bande dessinée de Miller n’est pas une fiction historique, mais un récit fantastique librement inspiré d’une base historique et inspirée au départ par un film (La Bataille des Thermopyles réalisé par Rudolph Maté en 1962). Le roman graphique de Miller élabore un univers visuel nettement affranchi de la simple reconstitution et qui donne dans le fantastique ou le fantasmatique (un peu comme l’univers exubérant de l’adaptation en BD du roman Salammbô de Flaubert par Philippe Druillet, sauf que Druillet transpose le roman de Flaubert dans un univers de science-fiction). De là des éléments purement imaginaires, comme les piercings dorés du roi Xerxès, la représentation des éphores de Sparte en bossus libidineux, celle des Perses comme des espèces d’assassins enturbannés (les Immortels, soldats d’élite, portant quant à eux des masques et des épées d’allure japonisante), ou encore l’aspect fantastique de certaines créatures présentes dans l’armée perse.

Plus gênant : Miller centre toute l’intrigue sur le roi spartiate Léonidas et sa troupe de trois cents guerriers, en occultant complètement le rôle joué par Athènes et les autres cités grecques pendant cette phase de la guerre. Or c’est une déformation partisane de la réalité historique. Léonidas n’aurait rien pu faire sans les autres cités grecques, qui vont au combat avant Sparte, et avec beaucoup plus de troupes. Les Spartiates ne rejoignent l’alliance grecque qu’assez tard, officiellement en raison d’un rituel religieux à terminer… ce qui ne les empêche pas de réclamer de prendre le commandement de l’armée. Non seulement Miller ne dit rien de tout cela, mais il ne montre les autres Grecs que par les yeux des Spartiates, en se moquant de la pédérastie des Athéniens… alors que, dans la réalité, ce type de pratique existait aussi à Sparte (quoique de façon moins ouverte). Bref, Miller adopte un point de vue partiel et partial afin de faire l’éloge de Sparte et de ses guerriers. Pouvoirs surnaturels à part, les trois cents apparaissent pratiquement comme un personnage collectif de super héros, impression renforcée par leur équipement standardisé dans la BD (ils ont tous une lance, un bouclier, un casque et surtout une cape rouge très super-héroïque, mais dont l’exactitude historique me semble des plus limitées…). Leur glorieuse carrière militaire se termine en martyre, puisqu’ils finissent par succomber sous le nombre, cuisante défaite relatée dans le cinquième et dernier épisode… que Miller a intitulé toutefois « Victoire ». (Désolé de révéler la fin, mais la bataille a eu lieu il y a plus de 2500 ans… et ce n’est pas son issue qui fait l’intérêt du scénario.) Cela fait beaucoup de déformations pour pas grand-chose, et cela soulève une question toute simple : pourquoi s’entêter à se fonder sur un événement historique pour le respecter aussi peu ? Pourquoi ne pas avoir simplement inventé l’histoire de toutes pièces ? La réponse se trouve dans le projet de l’auteur, et c’est là que le bât blesse.

Frank Miller est un auteur de comics reconnu aux États-Unis, auteur de plusieurs chefs-d’œuvre du genre, dont plusieurs ont été adaptés au cinéma (par exemple Sin City, qu’on peut traduire par La Cité du péché ou, en gardant l’allitération dont les anglophones sont friands, La Ville des vices ou Le Patelin du péché – si cela vous rappelle les titres des films des années 1930, c’est le but, puisque le récit s’en inspire, mais les publicitaires du film en France n’ont pas dû juger que cela aiderait le film à attirer du public et ont préféré ne pas traduire le titre). L’une des principales qualités de la bande dessinée 300 réside dans son art achevé du récit visuel, notamment d’impressionnants dessins en pleine page. Le scénario, en revanche, s’il est porté par un souffle épique indéniable, m’a laissé sceptique par sa simplicité manichéenne et par l’idéologie implicite qui gouverne ses choix dans les libertés prises avec l’Histoire, des choix que Miller a effectués en pleine connaissance de cause puisqu’il s’est documenté sur la bataille avant d’écrire son scénario. Un tel univers, où la Grèce est entièrement éclipsée à l’exception d’une Sparte héroïsée dont le gouvernement aristocratique et eugéniste (les bébés malades ou handicapés sont jetés du haut d’une falaise – détail macabre mais, pour le coup, conforme à la réalité historique) fait de la vie civique une machine de guerre, où les Perses sont décrits comme une foule bigarrée de barbares décadents gouvernés par leur sensualité débridée et menés par un roi-dieu tyrannique, où l’apparence dit tout sur les qualités morales (les gentils sont beaux, les méchants sont laids et vice-versa), atteint un degré de fidélité inédit à son sujet dans la mesure où il pourrait être directement le produit de l’imagination d’un Spartiate du Ve siècle écrivant un texte de propagande pour glorifier sa cité !

Mais nous sommes au XXIe siècle, et héroïser Sparte au XXIe siècle n’a plus exactement le même sens. Rappelons que la cité de Sparte s’est caractérisée par l’un des régimes aristocratiques les plus durs de Grèce, par l’éducation la plus violente et par le pire traitement de ses esclaves, les hilotes. Il est quelque peu embarrassant de choisir cette cité en particulier comme parangon de l’héroïsme. Qui plus est, une telle reprise s’inscrit dans la lignée de nombreux « laconophiles » (admirateurs de Sparte), qui, en majorité, n’ont pas exactement été de fervents partisans de la démocratie. Démocratie que les Spartiates détestaient, d’ailleurs, comme ils le montrent bien pendant la guerre du Péloponnèse qui les oppose à Athènes entre 430 et 404 avant J.-C. : victorieuse, Sparte abolit le régime démocratique athénien et y impose un régime aristocratique policier et brutal, la Tyrannie des Trente, heureusement renversé au bout d’un an environ.

Frank Miller est très loin d’ignorer cela, et ses convictions politiques personnelles l’ont peu à peu rapproché de ce que les États-Unis comptent de plus extrémiste en matière de patriotisme violent, pour ne pas dire fascisant. Ses interviews sont éloquentes sur le degré de non-subtilité de sa vision du monde, en particulier du monde arabe, et elles confèrent une signification politique assez consternante aux anachronismes volontaires qu’il commet dans sa représentation des Perses de 300, montrés comme des combattants islamistes actuels dans un contexte qui n’a rien à voir (rappelons que l’empire perse était une monarchie avec suzerains et vassaux assez proche d’un empire médiéval européen dans ses mécanismes politiques, et non une organisation terroriste oeuvrant en marge des gouvernements ; quant à l’islam, il est apparu grosso modo mille ans après les guerres médiques…). Peu après l’adaptation en film de 300, un autre comic en date du monsieur, Holy Terror, paru en 2011, qu’il présente lui-même comme « un outil de propagande », mettait en scène un super-héros, le « Réparateur », partant en guerre contre Al-Qaida ; et ce qui aurait n’être qu’un récit médiocre sur le modèle de vieux comics de propagande du type Superman vs. Hitler, ou bien un joyeux défoulement lisible au second degré, s’est avéré un torchon gavé de l’islamophobie la plus primaire, qui a déconcerté et rebuté nombre de ses amis dans le métier et toute une partie de ses anciens fans. Bref, les choix de 300 en matière de liberté créative ne vont pas sans relents nauséabonds.

Selon l’expression accoutumée : « ils ont dû s’amuser pendant le tournage ». Le réalisateur Zack Snyder face à Gérard Butler, dont on se demande ce qu’il venait faire là (sans doute payer ses factures, comme tout le monde).

…et son adaptation

Revenons-en au film. Zack Snyder est un fan de comics, qui a déjà signé plusieurs adaptations toutes caractérisées par un recours abondant aux effets spéciaux numériques : ses films font partie de ces grosses productions récentes où la frontière entre prises de vue réelle et animation n’existe pratiquement plus, tant les images des acteurs sont lourdement retouchées. L’adaptation de 300 par Snyder se veut très fidèle à l’univers visuel du comic, et en accentue encore la dimension fantastique. Ciel d’encre, contrastes accentués, taches rouges des capes et des gerbes de sang, éclats métalliques des armes et des boucliers : les images du film sont autant de tableaux qui rappellent l’art pompier du XIXe siècle. La réalisation use et abuse des ralentis esthétisants hérités du bullet time de Matrix pour donner à voir (admirer ?) les corps des guerriers en plein élan, les corps d’ennemis transpercés, le sang qui gicle. Certains plans s’inspirent par ailleurs des procédés de mise en scène des jeux vidéo d’action, comme le défilement en parallaxe horizontale, qui donne à voir le personnage avançant pour tuer l’un après l’autre des ennemis qui se présentent en face de lui, tandis que le décor défile au rythme de sa course (ces scènes sont reconnaissables au sentiment de profonde frustration éprouvé alors par le spectateur du film, qui cherche en vain la manette de jeu). La bande originale du film, quant à elle, recourt moins à l’orchestre symphonique qu’à la guitare électrique. Il faut avouer qu’une bataille de hoplites sur fond de heavy metal, il fallait le faire, et cet anachronisme musical frappant joue paradoxalement en faveur du film, parce qu’il en souligne les écarts avec la réalité historique en rappelant à tout moment qu’on a affaire à un film d’action décomplexé.

Le film apporte plusieurs modifications au scénario de la bande dessinée. La reine de Sparte, Gorgô, a un rôle beaucoup plus développé. Et surtout, le film me paraît autoriser davantage de distance critique envers les Spartiates que le comic de Miller : l’introduction donne un tableau très sombre de l’eugénisme spartiate, et un certain nombre de répliques montrent que les Spartiates ne sont pas tellement meilleurs que les Perses qu’ils combattent. Malheureusement, le fond ne change pas beaucoup : même exaltation des Spartiates, mêmes moqueries envers les Athéniens avec « leurs philosophes et leurs amateurs de mecs », même manichéisme et même simplisme dans le partage entre des héros à la plastique sculpturale et des méchants invariablement dépeints comme laids, handicapés, monstrueux ou décadents. Le résultat atteint un tel degré d’outrance qu’il en devient difficilement tenable. Par exemple, il faut bien garder à l’esprit que ces Spartiates, si prompts à se moquer de la sexualité de leurs camarades athéniens, sont tous bodybuildés comme des Hercule de péplum italien des années 1950, et se promènent tous vêtus en tout et pour tout de sandales, d’une cape rouge, d’un casque et d’un… slip en cuir complètement anachronique, sorti de nulle part pour dérober au public puritain américain la vue de leurs organes génitaux (on pouvait imaginer de leur mettre des pagnes, plus proches de la réalité historique, mais Miller semble nourrir une peur panique de tout ce qui pourrait même lointainement ressembler à une jupe sur un corps d’homme). Une telle moquerie dans la bouche d’un Spartiate est donc plus comique qu’autre chose dans un film qui a établi un nouveau record en termes d’homoérotisme refoulé sur le grand écran.

Ce film est à mon sens l’exemple typique d’un récit qui peut être regardé et compris de multiples façons différentes selon le niveau d’éducation du spectateur et le type de références culturels dans lequel il a baigné auparavant. On peut le regarder comme un pur divertissement, et y voir soit un horrible nanar, soit un film d’action réussi, indépendamment de son manque complet de subtilité. Mais le contenu du film, comme celui du comic, rend parfaitement possible d’admirer au premier degré la violence qu’il esthétise et l’idéologie guerrière qu’il promeut, voire de le regarder comme un authentique appel à un choc des civilisations, idéologie dont Franck Miller se réclame. Des spectateurs particulièrement mal informés risquent même de prendre pour argent comptant les déformations historiques auxquelles recourt le scénario pour exagérer le rôle de Sparte au détriment de celui des autres cités. Autrement dit, comme toujours, une mauvaise connaissance de l’Antiquité expose à toutes les récupérations politiques et idéologiques.

Par bonheur, le film est si outré qu’il a donné lieu immédiatement à d’innombrables parodies, sur Internet (le fameux cri de Léonidas « This is Sparta ! » en tuant l’émissaire perse est devenu un « mème ») et aussi en film, puisqu’une parodie québécoise, Spartatouille, est sortie en 2008. De quoi rassurer un peu sur les risques de prendre le film trop au sérieux. D’ailleurs, si vous comprenez l’anglais, je vous recommande l’hilarante « bande-annonce honnête » de 300, sur la chaîne Youtube Honest Trailers, qui se fait un plaisir de récapituler les excès du film.


[BD] « Fangs », par Sarah Andersen

28 septembre 2020
L’épisode 2 de Fangs : « Ton type ». « Dis-moi mec, quel est ton type ? – Oh, hum, les filles goths ? – Non. Ton type sanguin. » (Il s’agit de ce qu’on appelle en français le groupe sanguin, ce qui supposerait, j’imagine, de réécrire le gag dans une éventuelle VF, en parlant de groupes musicaux, par exemple.)

Référence : Sarah Andersen, Fangs [Crocs], publié en ligne en anglais sur le portail Tapas, 2019-2020 (accès gratuit). Version papier à paraître aux éditions Andrews McMeel le 1er septembre 2020.

Présentation de l’éditeur

Comme le quatrième de couverture de la version papier inclut une présentation correcte de la BD, en voici une traduction partielle par mes soins :

« Une histoire d’amour entre une vampire et un loup-garou par l’autrice de la série Sarah’s Scribbles, immensément populaire.

Elsie la vampire est âgée de trois cents ans, mais en tout ce temps elle n’a jamais trouvé l’âme-soeur. Tout change une nuit, dans un bar, lorsqu’elle rencontre Jimmy, un charmant loup-garou doté d’un sens de l’humour vaurien et d’un penchant pour les escapades les nuits de pleine lune. Ensemble, ils passent le temps de films d’horreur en romans d’épouvante, de promenades à l’ombre en dîners gourmets (sans ail, toutefois), et développent un faible pour leurs goûts vestimentaires respectifs, leurs styles de vie macabres et leurs appétits monstrueux.

D’abord paru sous la forme d’une BD en ligne sur Tapas, Fangs [Crocs] est la chronique de la drôlerie, de la douceur et de l’embarras qu’il peut y avoir à rencontrer une personne faite pour vous, mais qui révèle aussi de vastes différences. »

Mon avis

L’autrice de BD Sarah Andersen s’est fait connaître par Sarah’s Scribbles, sa série humoristique dont j’ai parlé ici l’autre jour, qui évoque avec juste ce qu’il faut d’ironie les difficultés d’une jeune adulte à s’adapter aux usages et aux attentes de la société. Mais Sarah Andersen a d’autres cordes à son arc. En 2019, elle a été la dessinatrice de Cheshire Crossing, une BD en ligne scénarisée par Andy Weir et publiée sur la plate-forme Tapas qui met en scène les héroïnes d’Alice au pays des merveilles, du Magicien d’Oz et de Peter Pan dans une aventure commune. Si le scénario restait très classique pour ce que j’en ai lu, le dessin a été l’occasion de découvrir que Sarah Andersen pouvait adopter un style moins caricatural et plus ligne claire, le tout en couleur. Fangs est sa dernière création, qu’elle dessine et scénarise elle-même. Publiée dans son intégralité sur la plate-forme Tapas, où les abonnés payants pouvaient lire les nouveaux épisodes en avance, Fangs connaîtra une édition papier sous peu de jours chez Andrews McMeel, l’éditeur qui avait publié la version papier des Sarah’s Scribbles.

Comme Sarah’s Scribbles, Fangs relève de la veine humoristique et met en scène des personnages en marge de la société « correcte ». Mais ce sont leurs seuls points communs. Fangs s’enracine dans le genre du fantastique, celui de Carmilla de Sheridan Le Fanu, de Dracula de Bram Stoker et des contes de Poe, puisque ses principaux personnages sont un vampire et un loup-garou. Mais la BD comprend des références implicites ou explicites à la fantasy urbaine gothisante qui en est le dérivé le plus actuel : les romans d’Anne Rice comme Entretien avec un vampire, le film Dracula de Coppola, les jeux de rôle sur table « gothico-punks » du Monde des Ténèbres de l’éditeur White Wolf comme Vampire : la Mascarade et Loup-garou : l’Apocalypse, sans parler de la franchise des films Underworld et des romans et films Twilight. Loin de reprendre au premier degré les codes de ces univers, Fangs en donne une vision au second degré, drôle sans se cantonner à une pure parodie. En dépit de leurs habitudes sanguinaires, Elsie la vampire et Jimmy le loup-garou nous sont présentés d’une manière telle qu’on ne peut que leur trouver des aspects sympathiques. C’est une vision des vampires et des loups-garous très « post-Anne Rice », où les vampires ont cessé d’être des monstres terrifiants pour se changer en êtres immortels complexes et tourmentés, dont nous partageons avec empathie les atermoiements métaphysiques tandis qu’ils vident de son sang une énième victime. Un tour particulier joué au vampire par la postérité, et dont je me demande bien ce que Le Fanu et Stoker en auraient pensé. Par bonheur, Fangs n’évite pas les aspects les plus monstrueux de ses personnages, de sorte qu’à la lecture, on oscille entre l’empathie, qui entretient l’aspect « romance » de la série, » et la prise de recul qui en produit la part d’humour noir.

L’écriture de Fangs trouve son principal point fort dans sa capacité à détourner les codes des récits de vampires et de loups-garous pour les transposer dans la sphère du banal et du terre-à-terre. Le premier exemple frappant de ce type de détournement apparaît le lendemain de la première nuit que Jimmy et Elsie passent ensemble : au matin, Jimmy ouvre les rideaux de la chambre en minaudant « Bonjour »… et doit les refermer en urgence quand Elsie prend feu au soleil ! Autre exemple : un jour de canicule, Jimmy invite Elsie chez lui en prétextant qu’elle lui manque. En réalité, comme la vampire sagace le devine vite, le loup-garou meurt de chaud dans son studio et veut profiter de la froideur glaciale du corps d’Elsie pour se rafraîchir… Ces détournements jouent également avec les modes actuelles, que ce soit pour les prendre à rebours (Elsie ose préférer les chiens aux chats) ou pour les inviter à l’improviste au beau milieu d’une planche (les transformations de Jimmy en loup les soirs de pleine lune paraissent à Elsie monstrueusement mignonnes).

L’épisode 14 de Fangs : « Morning Fire » (« Feu matinal »). « Boonjouuur ! » – « Fwaoussh ! » – « Oh mon Dieu je suis désolé ! »

Tout cela est-il nouveau ? Non. Est-ce original ? Difficile à dire, car le genre est devenu surpeuplé ces dernières années, y compris dans la BD et y compris dans le registre comique, terre à terre ou mignon (sans même quitter la France, pensons aux univers de Joann Sfar comme Petit Vampire et Grand Vampire ou aux albums du groupe Dionysos). Je suis loin de tout connaître, mais il m’a semblé qu’en dépit de son sujet quasiment éculé, Fangs parvenait à adopter une approche assez créative et à déployer assez d’idées pour proposer quelque chose d’intéressant. Je n’irai pas, néanmoins, jusqu’à dire que le résultat tiendrait du génie ou serait incontournable. Je doute que ce soit sa prétention, d’ailleurs.

Pour qui apprécie les créations de Sarah Andersen, la plus grande singularité de Fangs réside dans son dessin : en moyenne un peu plus détaillé que Sarah’s Scribbles, il adopte un niveau de détail variable selon les planches. Certaines, en général les gags en une seule case, forment moins des planches que des dessins uniques, très joliment détaillés, où le scénario devient presque un prétexte. Difficile de ne pas rester admirer les dentelles des robes gothiques d’Elsie et les belles silhouettes de loups de Jimmy et de ses compagnons de chasse nocturne. C’est une nouvelle facette de l’univers graphique de l’autrice qui se révèle avec cette série, et ce n’est pas pour me déplaire. On la voit développer de nouveaux procédés, par exemple de nombreux jeux de texturage gris (toutes les planches sont en noir et blanc) et des jeux sur les ombres. Dans les planches mettant en scène Elsie, de petites vaguelettes épaisses servent de fond aux cases où la vampire dit ou fait quelque chose de glauque (lorsqu’elle demande son groupe sanguin à Jimmy, par exemple).

L’image formant l’épisode 10 de Fangs : « Cat Frightener ».

J’en viens à un autre aspect de Fangs qui constitue à la fois un de ses intérêts et une de ses limites : son oscillation constante entre plusieurs logiques narratives. Les toutes premières planches paraissaient annoncer un récit à épisodes à la forme classique, dévoilé planche après planche tous les quelques jours. On y suit la rencontre entre Elsie et Jimmy et les développements de leur relation à ses débuts. Mais assez vite, la série abandonne cette narration suivie au profit de planches de gags situés dans une chronologie assez vague : Fangs tourne alors à la série de « tranches de vie », où il faut comprendre « nos vies de monstres gothiques cachés dans le monde actuel ». C’est très intéressant aussi, mais le suspense qui s’était mis en place au début disparaît à peu près entièrement. Certes, Fangs annonce la couleur en désamorçant en quelques planches la question de savoir si oui ou non Elsie et Jimmy vont sortir ensemble : une façon pour Sarah Andersen de se démarquer des ficelles habituelles de la romance avec monstre. Ce n’est pas ce qui l’intéresse, et ça se comprend vite. Mais ce passage d’un récit en feuilleton à une série de planches à la chronologie décousue pourra déconcerter, voire laisser de côté, une partie du lectorat. Enfin, d’autres planches abandonnent complètement la forme de la planche en deux cases ou plus au profit de dessins uniques, dont la plupart conservent une part narrative, mais pas tous, comme l’épisode 16, qui consiste simplement en un dessin (superbe) montrant Elsie, vêtue d’une robe affriolante, accroupie sur un tas formé par les crânes de ses victimes.

De plus, et cela m’a surpris de la part de l’autrice des désopilants Sarah’s Scribbles, plusieurs épisodes prenant la forme de planches de gags autonomes peinent (à mes yeux) à trouver une réelle forme comique. Plusieurs mettent quatre cases à mettre en place un unique gag qui m’a laissé quelque peu sur ma faim, car il aurait mérité d’être inséré dans un récit de plus longue haleine, mais me paraissait trop faible pour qu’on lui consacre un épisode entier. Aurait-il mieux valu conserver une forme d’ensemble plus classique avec un récit-feuilleton, pour y insérer ces gags dans une intrigue d’ensemble ? Pas nécessairement, à moins de travailler sur une intrigue sérieuse d’ensemble qui aurait eu du mal à ne pas décevoir dans un genre aussi surpeuplé. L’autrice a su esquiver cet écueil de taille et il vaut sûrement mieux qu’elle ait proposé une création quelque peu disparate dans la forme, mais qui mette en valeur ses idées les plus originales, plutôt que de vouloir à toute force se couler dans un moule au risque de tirer à la ligne. Peut-être aurait-il fallu simplement renforcer certaines planches, ou quitter le format favori de Sarah Andersen (quatre ou cinq cases maximum) pour se lancer dans des gags en une planche A4 à plusieurs bandes à la Franquin.

Mon impression devant cette diversité (voire cette disparité) formelle est que Fangs a représenté pour son autrice un terrain d’expérimentations tout à fait salutaire, mais que le résultat aurait pu gagner en finition moyennant, peut-être, un plus grand temps de maturation, affranchi de la logique de la publication sérielle en ligne avec ses délais imposés. En dépit de ces quelques limites, je vous recommande de jeter un regard sur Fangs justement grâce à cette disparité formelle qui fait partie de son originalité. Et si vous appréciez les histoires de vampires et de loups-garous au second degré, alors Fangs devient une lecture plus que recommandable.

Dans le même genre…

Si les histoires de vampires vous intéressent, vous pouvez allez lire mon avis sur Dracula de Bram Stoker et Interview with the Vampire d’Anne Rice.


[BD] « Sarah’s Scribbles », par Sarah Andersen

31 août 2020

Référence : Sarah Andersen (dessin et scénario), Sarah’s Scribbles [« Les Gribouillages de Sarah »], édité en ligne sur Tumblr puis sur plusieurs sites dont Instagram puis GoComics, depuis 2013. En ligne sur Gocomics. Version papier : Adulthood Is a Myth: A Sarah’s Scribbles Collection, Andrews McMeel Publishing, 2016, traduit en français : Les Adultes n’existent pas, Paris, Delcourt, collection « Humour de rire », 2017.

Quatrième de couverture de l’album papier Les Adultes n’existent pas

« Vous débordez d’ambition ? Votre vie sociale est d’une richesse inouïe ? Les responsabilités ne vous font pas peur et l’âge adulte représente pour vous un défi passionnant ? Alors ce livre n’est pas pour vous ! À travers son personnage caustique, mignon et drôle, Sarah croque avec beaucoup de mordant les petits et grands tracas de sa vie. Ses flemmes, ses envies, son travail, sa touchante misanthropie ou encore ses truculentes pensées existentielles. Autrement dit, les difficultés de beaucoup de jeunes adultes d’aujourd’hui ! Une apparente légèreté pour des réflexions toujours en plein dans le mille. »

Une planche des Sarah’s Scribbles en 2016. « SE SOUVENIR DES NOMS. – Ah, salut ! Laisse-moi te présenter mes amis. – Voici Sally, Max et Fred. – CINQ SECONDES PLUS TARD. – Je ne me souviens de rien. Mon esprit n’est qu’un grand vide. Les identités de ces personnes demeureront à jamais un mystère. »

Mon avis

Au premier regard, une planche de Sarah’s Scribbles ne paie pas de mine : quatre ou cinq cases au maximum, des dessins en noir et blanc, des personnages aux traits simples, pour ne pas dire simplistes, avec des yeux exorbités montrant une tendance récurrente au strabisme divergent et des grimaces dentues en forme de vagues. Le style graphique de la BD mérite amplement son titre de Sarah’s Scribbles : « Les gribouillages de Sarah ».

On aurait tort de s’y laisser tromper. Premièrement, ce style n’est pas le choix par défaut d’une dessinatrice qui ne saurait « pas faire mieux » : Sarah Andersen a montré plus tard, avec Cheshire Crossing (2019) et Fangs (2019-2020), qu’elle était on ne peut plus capable d’adopter des styles variés et plus détaillés que celui des Scribbles. C’est bel et bien d’un univers visuel délibérément construit qu’il s’agit. Tout le monde ne le trouvera pas à son goût, c’est certain, mais cela ne doit pas vous détourner des autres créations de l’autrice.

Deuxièmement, ces « gribouillages » se marient parfaitement avec la vision du monde qui se dégage des Scribbles : un humour grinçant sans devenir cruel, noir sans devenir désespéré, ironique sans sans tomber dans le cynisme facile. De planche en planche, Sarah Andersen décèle les petites tragédies du quotidien et met le doigt là où ça fait mal sans qu’on veuille l’admettre : sur nos inconforts, nos incertitudes, nos remords, notre mauvaise conscience d’animaux fatigués sommés de vivre en tant qu’adultes parmi les autres humains. Le paresseux à trois doigts et l’antisocial qui sommeillent en beaucoup d’entre nous ne pourront qu’applaudir devant l’autoportrait, ou plutôt l’autofiction dessinée, d’une Sarah Andersen repliée chez elle comme un blaireau hirsute et mal fagoté dans sa tanière, fuyant des congénères qu’elle peine à comprendre et parmi lesquelles elle échoue à se conformer aux usages sociaux.

Sarah Andersen réussit joliment à mettre des ficelles d’humour cartoonesque au service d’observations sociales empreintes d’une acuité psychologique certaine. Est-ce à dire qu’elle consacre tout son temps à contempler les arcanes de l’âme humaine ? Non, certes : il y a aussi des blagues sur les chats, certaines assez faciles. Mais on croise également des dénonciations hilarantes autant que féroces de divers mythes sur les femmes et sur les artistes au travail, des planches en lien avec l’actualité ou abordant des sujets peu représentés en BD, comme la dépression ou les douleurs des règles.

Le format court dans la BD humoristique est loin d’être aussi facile qu’il peut le sembler. Vous savez peut-être qu’il a donné lieu à certaines des meilleures BD de tous les temps (à mon avis), comme les Gaston Lagaffe de Franquin en une page (parus de 1957 à 1991), les Peanuts de Charles Schultz (publié quasi quotidiennement de 1950 à 2000 !) et ce chef-d’oeuvre qu’est Calvin et Hobbes de Bill Watterson (paru entre 1985 et 1995). Autant dire qu’il y a de beaux modèles susceptibles de susciter des émules. A ce compte, Sarah Andersen démontre au fil des planches un sens certain du rythme et de la surprise à la base des effets comiques dans ce format court. Elle y développe ses propres procédés comiques et graphiques, dont les yeux exorbités et divergents, les rictus en vagues, mais aussi des effets de flous. Quelques personnages récurrents apparaissent, plusieurs formant des personnifications du corps de Sarah, comme son cerveau ou ses ovaires, tous deux très créatifs dès qu’il s’agit de lui mettre des bâtons dans les roues.

En sept ans, les Sarah’s Scribbles ont trouvé leur voix propre et distincte dans une certaine manière d’en faire trop qui rend possible un humour quasi cathartique. De quoi me convaincre de garder un oeil sur cette BD et sur les autres créations de Sarah Andersen.

Comme c’est désormais l’usage pour les BD en ligne dès qu’elles rencontrent un certain succès, les Sarah’s Scribbles ont bénéficié d’albums papier. Trois sont parus en américain : Adulthood Is A Myth (L’Âge adulte est un mythe), Big Mushy Happy Lump (qu’on peut traduire approximativement par Gros tas heureux et endormi) et Herding Cats (Elever son troupeau de chats). Le premier a été traduit en français chez Delcourt sous le titre Les Adultes n’existent pas. Espérons que les suivants bénéficieront bientôt d’une traduction.


[BD] « IRL. Dans la vraie vie », Cory Doctorow et Jen Wang

18 mars 2019

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Référence :  Jen Wang (texte d’après la nouvelle Anda’s Game de Cory Doctorow, dessin et couleur), IRL. Dans la vraie vie, Talence, Akiléos, 2015, 192 pages (première édition : In Real Life, New York, First Second Books, 2014).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Anda aime Coarsegold Online, le jeu de rôle en ligne massivement multijoueur sur lequel elle passe le plus clair de son temps libre. C’est un endroit où elle peut être un leader, une combattante, une héroïne. Un endroit où elle peut rencontrer des gens du monde entier et se faire des amis. Mais tout se complique le jour où Anda se lie d’amitié avec un Gold Farmer, un enfant chinois pauvre dont l’avatar recueil[le] illégalement dans le jeu des objets de valeur pour les revendre aux joueurs des pays développés. Ce comportement va à l’encontre des règles de Coarsegold, mais Anda réalise rapidement que les questions de bien et de mal sont beaucoup moins simples quand la vie d’une personne réelle est en jeu. »

Mon avis

Ayant adoré Le Prince et la Couturière de la même auteure (j’ai vu avec plaisir que l’album avait obtenu un Fauve d’or à Angoulême fin janvier), j’ai lu avec beaucoup de curiosité IRL. Dans la vraie vie, dont l’histoire est assez différente. L’intrigue s’inspire d’une nouvelle ou courte novella, Anda’s Game, publiée le 15 novembre 2004 dans le magazine Salon par l’écrivain canado-britannique Cory Doctorow et reprise depuis dans plusieurs anthologies (vous pouvez trouver plus de détails sur la fiche de la nouvelle sur l’Internet Speculative Fiction Database ; en revanche, je n’en connais pas de traduction française). À cette histoire, Jen Wang apporte son talent de scénariste et de dessinatrice. On y trouve le trait rond, les visages expressifs et la mise en page très dynamique qu’elle a déployé par la suite dans Le Prince et la Couturière, mais avec deux types de décors bien distincts : le quotidien d’Anda (le collège, la maison familiale, les cybercafés) et l’environnement virtuel de Coarsegold Online (dont Jen Wang invente l’interface graphique et l’univers de fantasy).

Dès la préface, l’album développe un propos engagé : il s’agit de parler de jeux vidéo… et d’économie. On comprend vite en entamant la lecture de la BD proprement dite. De jeu vidéo, il en est question tout de suite, mais du point de vue de jeunes filles. Anda et ses camarades sont des joueuses passionnées de jeux vidéo, mais elles sont habituées à n’incarner que des personnages masculins par peur des réactions sexistes qu’entraînent invariablement les personnages féminins de la part des joueurs. Tout commence quand une représentante de la guilde des Farenheits,  un groupe exclusivement composé de joueuses, vient recruter plusieurs collégiennes pour les encourager à s’enhardir en ligne (… et leur vendre des abonnements à un jeu dont on apprend par la suite qu’il lui rapporte de l’argent). Ainsi, d’emblée, la BD s’inscrit dans les problèmes de société actuels, avec netteté mais sans prendre de gros sabots. Anda se porte volontaire et on repasse à des problèmes typiquement adolescents : la négociation avec sa mère pour se faire offrir l’abonnement, l’inscription, la socialisation en ligne, l’envie de faire ses preuves auprès des autres.

L’économie des jeux vidéo est loin de se résumer au paiement du jeu : pour nombre d’entre eux, et notamment les jeux vidéo de rôle massivement multijoueurs en ligne (les MMORPG) dont s’inspire Coarsegold Online, elle comprend l’usage de tout un tas de fonctionnalités payantes optionnelles, mais qui procurent vite des avantages aux joueurs les plus riches. À cela s’ajoute la pratique du farming (« culture » ou « exploitation en ferme », du verbe to farm signifiant « cultiver dans une ferme »). C’est une pratique d’optimisation d’un personnage qui relève pratiquement de la triche, puisqu’elle consiste à répéter la même action un grand nombre de fois dans le jeu à seule fin d’accumuler, selon les cas, des points d’expérience, des pièces d’or, etc. qui permettent au joueur de rendre son personnage plus puissant à coups de montées de niveau rapides. C’est cette pratique qu’Anda va découvrir dans Coarsegold Online.

L’équipe de supervision du jeu offre en effet de rémunérer des joueuses pour éliminer les personnages qui s’adonnent au farming. « Gagner de l’argent de poche supplémentaire en jouant ? Cool ! » se dit Anda, comme sans doute beaucoup d’ados le penseraient à sa place. Et de massacrer des personnages sans complexe… au début. Un jour, elle noue contact avec un de ces personnages et se rend compte qu’il est lui-même payé pour faire du farming pour le compte de joueurs riches. Sauf que lui ne gagne pas d’argent de poche : il gagne sa vie tout court. Autrement dit, ce qui n’est qu’un loisir pour la jeune fille aisée qu’est Anda forme le travail quotidien de ce joueur, non pas un ado mais un enfant, contraint de jouer des dizaines d’heures par semaine, au point qu’il en a mal au dos comme un vieillard.

En dépit du caractère fictif des personnages et du jeu vidéo Coarsegold Online, l’intrigue est très réaliste, puisqu’elle évoque des technologies et des situations très actuelles, du sexisme aux inégalités de richesse entretenues par l’économie des jeux vidéo, bien qu’on ne soit pas en reste de fantasy grâce aux scènes qui se déroulent dans l’univers du jeu. Derrière Coarsegold Online, on peut aisément reconnaître les classiques du MMORPG comme World of WarCraft. À vrai dire, en d’autres temps, le sujet n’aurait pas déplu à un Zola (le quotidien des farmers penchés sur leur écrans et devant tenir des cadences infernales n’est pas loin d’un véritable Germinal du virtuel) ou à un Maupassant, voire un peu avant, à un Voltaire (on aurait pu écrire : « C’est à ce prix que vous avez des XP en Europe »…). Il est abordé ici avec ce qui semble au prime abord être de la légèreté – un récit de formation coloré et optimiste d’une adolescente au départ un peu timide et embarrassée d’elle-même – mais qui devient vite sérieux à mesure qu’Anda découvre la réalité sordide qui se cache derrière les fonctionnalités payantes de Coarsegold Online et la pratique du farming. L’optimisme demeure, mais il se fait plus exigeant : dès lors qu’Anda veut rester intègre, elle prend conscience qu’elle doit essayer de changer les choses de son mieux… et que c’est loin d’être facile.

Bien ficelée, l’histoire développe un propos engagé et nuancé à la fois. Anda va de découverte en déconvenue, se trouve peu à peu en rupture vis-à-vis des Farenheits, de sa mère, voire de l’enfant qu’elle prétend aider, mais, loin de se désespérer, elle réagit, s’indigne, se documente, met en place des moyens d’agir… dans la vraie vie, puisque l’enjeu réel est là, même quand on joue à un jeu vidéo. IRL nous rappelle ainsi utilement l’ampleur des enjeux qui se cachent dans les coulisses de l’industrie du divertissement.

Que trouver à dire au chapitre des défauts ? Les esprits pessimistes pourraient reprocher à l’album son dénouement, les adeptes de l’originalité à tout crin y reconnaîtront des ficelles classiques, et les esprits chagrins jugeront peut-être la mise en page un peu trop aérée… Ce serait oublier que le but de l’album ne réside visiblement pas dans l’invention d’un parcours original, mais au contraire dans l’évocation d’une histoire réaliste, partant du quotidien d’un personnage comme vous et moi auquel on s’identifie aisément, et qui nous emmène sans aucune difficulté jusqu’à des questions d’économie dont on ne soupçonnait parfois pas même l’existence avant d’ouvrir l’album. Qu’on adhère ou non à l’optimisme de son propos, on ne peut que saluer l’habileté et le dynamisme avec lesquels l’album traite, avec clarté et subtilité, toute une palette de thèmes, de l’adolescence à l’économie et à la lutte pour les droits sociaux en passant par le sexisme, l’amitié en ligne ou les différentes formes de lutte et d’héroïsme – le tout dans une histoire que j’ai trouvée plaisante, accessible et vraisemblable. Une réussite à mes yeux, qui me confirme dans l’idée que Jen Wang est une auteure à suivre.


[BD] « Le Prince et la Couturière », Jen Wang

3 septembre 2018

WangPrinceCouturiere

Référence : Jen Wang (scénario, dessin et couleur), Le Prince et la Couturière, Talence, Akiléos, 2018, 270 pages (première édition : The Prince and the Dressmaker, New York, First Second Books, 2018).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Le prince Sébastien cherche sa future femme, ou plutôt, ses parents lui cherchent une épouse… De son côté, Sébastien est trop occupé à garder son identité secrète à l’abri des regards indiscrets. La nuit, il revêt les tenues les plus folles et part conquérir Paris sous les atours de l’époustouflante Lady Crystallia, l’icône de mode la plus courue de toute la capitale !

Sébastien a une arme secrète : sa couturière, Francès, une des deux seules personnes à connaître son secret, et sa meilleure amie. Mais Francès rêve de s’accomplir par elle-même, et rester au service du prince lui promet une vie dans l’ombre… pour toujours. Combien de temps Francès supportera‑t-elle de vivre dans le boudoir de Sébastien en mettant ses rêves de côté ? »

Mon avis

Le meilleur moyen qui me vienne pour présenter cette belle bande dessinée en quatre mots est : « un Disney vraiment progressiste ». Impossible en effet de ne pas penser aux studios américains quand on découvre ce conte aux graphismes ronds et expressifs, aux personnages peu nombreux mais bien campés, qui aborde des thèmes dont certains sont classiques (accomplir ses rêves en affrontant les traditions) et d’autres si actuels que Disney peine à s’en emparer (le travestissement d’un homme en femme). À bien des égards, j’ai eu l’impression que Jen Wang marchait volontairement sur les plate-bandes du royaume de Mickey, comme pour lui donner une leçon d’écriture de contes contemporains. En dépit de ses personnages féminins un peu plus affirmés et de grandes déclarations médiatiques régulières, Disney reste très conformiste. Le dessin animé le plus proche des thèmes de la BD de Wang, Mulan, met en scène une sorte de Jeanne d’Arc chinoise qui se travestit en homme. Mais aucun Disney n’aborde le travestissement inverse, celui d’un homme en femme, du moins jamais de façon sérieuse. Ne jetons pas la pierre à Disney, qui n’est coupable que de couardise : alors même que les femmes ont conquis de haute lutte le droit de porter des pantalons (c’est-à-dire de ressembler à des hommes), il est rare de voir des hommes se promener en robes et le sujet reste bizarrement sensible, aux États-Unis comme en Europe

La BD de Wang est résolument progressiste sur ce sujet, mais, par bonheur, son propos ne devient jamais pesant et reste toujours au service de l’histoire et des personnages. La figure du prince Sébastien, qui devient la nuit lady Crystallia, n’est en effet qu’un des deux personnages principaux. L’autre, celle qu’on découvre même en premier, c’est Francès, la couturière du titre. Et voici un autre thème à la fois classique et d’une belle originalité : on suit une jeune couturière d’origine humble qui rêve de devenir une grande créatrice, le tout dans un univers de conte à peine ancré dans le XIXe siècle européen pour les besoins de certains rebondissements. Une héritière féminine du vaillant petit tailleur du conte traditionnel, en quelques sorte, mais une tailleuse dont les talents pour la couture restent au centre des enjeux dramatiques tout au long de l’intrigue. Celle-ci narre donc un double apprentissage : celui du prince qui doit concilier son rêve et ses responsabilités envers ses parents et son royaume, et celui de la couturière, qui fait plus penser à un début de biographie de figure de la haute couture française façon Coco Chanel ou Yves Saint-Laurent (ce n’est d’ailleurs pas pour rien, je crois, si la couturière s’appelle « Francès », ce qui sonne presque comme « Française »). Ces figures du monde réel sont connues, mais pas si souvent abordées en BD, et l’idée de croiser un parcours de ce type avec le genre du conte est finalement d’une jolie originalité.

Je disais que l’histoire met en scène peu de personnages : ceux-ci s’en trouvent d’autant mieux fouillés et approfondis au fil des pages. Si les grandes lignes de l’histoire restent classiques et certains rebondissements raisonnablement prévisibles, le scénario nous réserve cependant quelques surprises, y compris de la part de personnages secondaires. L’ensemble dose habilement l’émotion et l’humour (mais sans la frénésie et les multiples compagnons animaux improbables coutumiers aux Disney, pour le coup).

Au-delà des bonnes idées que contient le scénario, c’est sans aucun doute la qualité graphique de cette BD qui en fait une telle réussite à mes yeux. J’ai évoqué ce que le dessin de Wang dans cette BD doit à l’univers rond et expressif de Disney (les cheveux ébouriffés du prince Sébastien me rappellent un peu le style de dessins animés Disney des années 1960 comme Les 101 Dalmatiens, avec leurs contours noirs différents des contours colorés des Disney plus récents). Mais ce serait très réducteur que cantonner son dessin à un pastiche de fan. D’abord parce qu’elle a prouvé dans ses autres BD qu’elle est capable d’adopter une variété étonnante de styles, ce qui prouve que l’aspect « disneyen » de celle-ci relève non pas d’une facilité ou d’un manque d’originalité mais d’un choix narratif. Ensuite parce que le dessin de Jen Wang n’emprunte pas qu’à Disney, mais mêle habilement d’autres influences, en les assimilant si bien que j’aurais bien du mal à reconstituer ce qui vient d’où. Les films d’animation de Pixar me viennent en tête pour des personnages comme celui du roi (le père de Merida dans Rebelle, par exemple). Il doit y avoir une influence du manga quelque part, certainement, avec des yeux souvent assez larges et quelques codes graphiques utilisés ici et là (pour les expressions de honte ou d’indignation, par exemple) ; mais Wang ne se laisse pas aller à reprendre ces codes à outrance et l’influence reste très discrète (par exemple, tous les personnages sont loin d’avoir de grands yeux). En revanche, le travestissement de manière générale est un thème volontiers abordé dans le manga, et je ne serais pas surpris que Jen Wang ait été lectrice de mangas comme La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda ou Princesse Saphir d’Ozamu Tezuka (à cela près que ces mangas, tout comme le Mulan de Disney, parlent d’une fille travestie en garçon et pas l’inverse, ce qui laisse donc toute son originalité au scénario de Wang).

Un point essentiel : les robes conçues par Francès sont aussi originales et somptueuses qu’on peut l’attendre d’une jeune créatrice talentueuse. Et cela n’a pas dû être évident à dessiner ! Je serais curieux de me pencher sur la documentation à laquelle l’autrice a eu recours pour cette partie de son travail, car il m’a semblé que les robes en question contenaient de belles idées. En tout cas, les amateurs et amatrices de belles robes devraient y jeter un œil.

Outre le dessin proprement dit, la mise en cases et la mise en page sont d’une grande habileté. Les cases sont grandes, il y en a peu sur chaque page et chaque double page comprend des dessins hors case, qui recouvrent même parfois les bords des cases précédentes ou suivantes et paraissent jaillir au premier plan sur la page. Cela confère un grand dynamisme à l’ensemble et cela met très bien en valeur le sens du mouvement qui se dégage des dessins. Les scènes où lady Crystallia se révèle aux yeux de son public dans une nouvelle robe conçue par Francès montrent de véritables danses graphiques, colorées, énergiques et d’une belle poésie. Au passage, elles me rappellent certaines des plus belles planches d’une biographie d’Isadora Duncan en bande dessinée scénarisée par Josépha Mougenot et dessinée par Jules Stromboni, parue chez Naïve en 2013 dans la collection « Grands destins de femmes » et que j’avais lue il y a quelques mois. Au début, je râlais un peu sur le peu de contenu narratif présent sur chaque double page, et je craignais que la BD ne « tire à la page » (270 pages, quand même). Finalement, les partis pris de mise en page s’avèrent cohérents et intelligents.

Impossible en outre de ne pas penser à l’univers du dessin animé devant cette mise en page : outre son sens du mouvement, elle utilise aussi avec habileté les alternances de plans larges et de plans rapproches, les zooms sur les expressions des personnages, bref, un langage graphique qui emprunte volontiers au cinéma. De là à dire que Jen Wang a pondu une bande dessinée toute prête à fournir un sujet de film d’animation, il n’y a qu’un pas et ce serait une très bonne chose que des cinéastes s’en emparent.

Un mot sur l’édition française chez Akileos : elle bénéficie d’une reliure solide à couverture rigide, avec un dessin différent de celui de l’édition américaine et qui joue joliment sur l’ambiguïté du personnage de Sébastien/Crystallia. L’histoire est complétée, à la fin, par quelques dessins préparatoires avec des commentaires de l’autrice, qui permettent d’en savoir un peu plus sur son processus créatif (mais pas sur ses inspirations pour les robes, hélas).

Vous l’aurez compris, Le Prince et la Couturière m’a pleinement convaincu et je ne peux que vous en recommander la lecture, d’autant que son propos est accessible à tous les publics. Jen Wang est sans aucun doute une autrice de BD à suivre et j’espère que ses autres BD déjà parues seront bientôt traduites en français. Ah, je viens justement de voir que sa BD In Real Life a été également traduite chez Akileos il y a quelques années sous le titre IRL.

Avant Le Prince et la Couturière, Jen Wang avait publié notamment IRL. Dans la vraie vie, d’après une nouvelle d’anticipation proche de Cory Doctorow. Assez différente, résolument ancrée dans la culture vidéoludique, c’est une histoire qui évoque les jeux vidéo massivement multijoueurs, l’économie et les inégalités de richesse. Je l’ai lue et chroniquée ici.


[BD] « La Jeunesse de Picsou », de Don Rosa

28 juillet 2012

La couverture de La Jeunesse de Picsou en finnois. (Oui, je vais vous la trouver en français, une minute…)

Picsou, Donald et les Castors Junior sont quelques-uns des personnages les plus connus de l’univers de la firme américaine Disney. Ces personnages ont été inventés par le dessinateur et scénariste américain Carl Barks (1901-2000), qui a également inventé les Rapetou, Géo Trouvetou, Miss Tick et d’autres encore. Donald est né sous son crayon en 1934 au moment où Barks était employé par Disney comme dessinateur d’animation, et Picsou un peu plus tard en 1942. Mais connaissez-vous les BD de Don Rosa, admirateur et émule de Barks dans la réalisation d’aventures de Picsou ? Non ? Eh bien, vous manquez quelque chose.

Comment ça, la jeunesse de Picsou ?

Don Rosa, né en 1951, est un dessinateur américain et surtout un grand admirateur de Carl Barks. Il s’est très vite pris d’affection pour les histoires de canards, et particulièrement pour le personnage de Picsou. A partir des années 1980, il commence à dessiner pour Disney, et en vient à compiler toutes sortes d’informations sur la famille de Donald et de Picsou, en particulier à partir des allusions présentes dans les histoires de Carl Barks.

En 1991-92, il en tire une excellente série, The Life and Times of Scrooge McDuck, traduite en français sous le titre La Jeunesse de Picsou, qui compte à l’origine douze épisodes auxquels Rosa ajoute quelques épisodes intercalaires par la suite. Comme son nom ne l’indique pas, cette série raconte non pas seulement la jeunesse de Picsou mais une bonne partie de sa vie, dans l’ordre chronologique, en se concentrant sur les principales aventures au cours desquelles il amasse son immense fortune, depuis le tout premier sou.

Et ce n’est pas rien, car Picsou, avant d’être un vieil oncle aigri veillant sur son immense fortune, a vécu une enfance sans le sou au sein d’un clan écossais réduit à la plus extrême pauvreté, et a dû très vite commencer à travailler pour nourrir sa famille. À ce moment-là, c’est encore un canard adorable, aussi généreux que vaillant. Il gagne son premier sou, et, quelque temps après, s’embarque pour les États-Unis dans l’espoir d’y faire fortune. L’Amérique de Picsou, c’est alors celle de Tom Sawyer et de Jack London : celle des navires à vapeur du Mississippi, de la conquête de l’Ouest, et bientôt de la ruée vers l’or, qui entraînera Picsou au Klondike. Le jeune canard affronte les pires difficultés pour se sortir de la misère, lui et sa famille. C’est au fil de ces péripéties, puis, par la suite, pendant qu’il voyage dans tous les coins du monde pour bâtir son empire financier, qu’on le voit devenir peu à peu l’infâme grippe-sou que l’on connaît.

Voilà. La première publication en français dans laquelle j’ai lu cette série : le hors-série de Picsou Magazine paru en avril 1998.

 Picsou selon Don Rosa

Le style graphique des BD de Don Rosa est un peu différent de la BD disneyenne de base telle qu’on peut la feuilleter dans Le Journal de Mickey. Il est plus détaillé et un peu plus réaliste (Don Rosa a commencé sa carrière dans les BD humoristiques pour adultes, mais il reste très fidèle à l’esprit et à l’allure générale des canards de Disney). Son dessin est très soigné, et surtout il a un grand sens du détail, qui rend ses BD particulièrement riches et agréables à lire et à relire. Les couleurs ne sont pas moins travaillées, mais sont souvent modifiées selon les (ré)éditions, en particulier dans les magazines : mieux vaut se référer à des intégrales pour les contempler telles que l’auteur les a prévues.

Les scénarios sont eux aussi très soignés : les aventures de Picsou et de Donald y sont replacées dans un univers vaste et foisonnant, avec ses héros, ses généalogies et sa chronologie interne, mais l’ensemble ne devient jamais trop rigide, et Don Rosa s’amuse à multiplier les allusions à des épisodes précédents, en premier lieu aux histoires de Barks (par exemple le pays des œufs carrés). De ce fait, les personnages de Picsou, Donald et compagnie prennent davantage de profondeur, et leurs aventures se changent en une véritable épopée.

Et en parlant d’épopée, Don Rosa, pour ne rien gâcher, est aussi un grand amateur de mythes, et dans les autres aventures de Picsou qu’il a dessinées en dehors de ce cycle, il ne rate jamais une occasion de confronter ses personnages à des personnages des mythologies et des folklores du monde entier, qu’il s’agisse des mythes récents (ceux du Far West américain et de la ruée vers l’or) ou des mythes antiques (Picsou est-il vraiment plus riche que Crésus ? Il va le vérifier, évidemment ! Les trésors magiques du Kalevala ? Ils ont été voir aussi). La chose devient particulièrement jouissive quand les Castors Juniors s’en mêlent.

La première page du premier épisode, « The Last of the Clan McDuck », paru en 1992. Nous y découvrons Picsou enfant en 1877.

Un Picsou compatible adultes (ou du moins plus que d’habitude)

Autant toute une partie des BD que j’avais pu lire dans Le Journal de Mickey ou Picsou Magazine me laissaient déjà un peu sceptique quand j’étais petit et ont désormais disparu corps et biens dans les brumes de ma mémoire, autant La Jeunesse de Picsou se distinguait par sa qualité. Bien des années plus tard, je me suis rendu compte que beaucoup des aventures que j’avais le plus appréciées étaient dues (outre Carl Barks) au crayon de Don Rosa, et j’ai découvert non pas seulement avec nostalgie, mais avec un plaisir renouvelé, quelques-unes de ses BD que je n’avais pas eu l’occasion de lire à l’époque. Ce sont des bandes dessinées d’aventure que l’on peut toujours apprécier à l’âge adulte, tant pour la qualité du dessin et les scénarios bien ficelés que pour les multiples allusions historiques et culturelles. Le travail de Don Rosa sur la généalogie de la famille de Picsou et sur la chronologie de ses aventures y est pour beaucoup : au lieu d’être intemporelles et perpétuellement adaptées au goût du jour, elles se trouvent ancrées solidement dans l’histoire mondiale réelle, celle du tournant des XIXe-XXe siècles.

C’est au point que Don Rosa s’est imposé de ne jamais dessiner Picsou au-delà d’une certaine époque : il ne le représente jamais avec un ordinateur ou un téléphone portable, par exemple, pour la bonne raison que, dans la biographie cohérente qu’il a construite à partir des BD de Barks, Picsou naît en 1867… par réalisme, Rosa a dû imaginer une date pour sa mort, et l’imagine mourir centenaire, en 1967 (mais sa mort n’est pas racontée dans ses aventures). Tous les dessinateurs Disney ne respectent pas cette chronologie, mais, dans l’œuvre de Don Rosa, elle fonctionne très bien.

Don Rosa apporte par ailleurs une plus grande attention à la psychologie des personnages, et ne recule pas devant des sujets sérieux voire tristes, notamment le deuil, que d’autres BD jeunesse préfèreraient éviter complètement. Conjugué au sens de l’épique et à l’humour débordant de Rosa, cette capacité à aborder des sujets sérieux confère à l’univers de Picsou et de Donald une plus grande richesse. Ajoutez à cela, dans certains albums, une volonté manifeste d’éveiller la curiosité des jeunes lecteurs pour l’histoire, les mythologies, la littérature et la culture en général, et vous obtenez d’excellentes BD jeunesse très compatibles avec un public adulte.

Vous l’aurez compris, Don Rosa a adopté une approche nouvelle, différente, érudite et presque « documentaire » envers l’univers de Picsou et les BD de Carl Barks en général au moment de réaliser sa propre série. Non que les précédents dessinateurs Disney n’aient pas eux aussi fait des allusions, des clins d’yeux, des hommages etc. dans les cases de leurs propres aventures (bref, eux aussi connaissaient déjà les joies secrètes de l’intertextualité, pour parler comme Gérard Genette), mais Rosa a été le premier à ma connaissance à placer ce travail savant au centre de son projet.  Ses propres BD s’appuient sur ce gros travail de rassemblement et d’organisation des informations préexistantes sur Picsou pour réaliser une mise en ordre systématisée de sa vie et de son univers en général. C’est une logique différente, disons une « logique d’univers », que Barks lui-même n’avait jamais adoptée à ce point, trop occupé sans doute à inventer ses personnages, à hésiter entre plusieurs possibilités, à partir dans plusieurs directions au fil de ses publications. L’avantage, c’est que les BD de Rosa y gagnent en cohérence d’ensemble. L’inconvénient, c’est que l’univers y perd sans doute un peu en liberté et n’a plus le même genre de richesse. D’une BD à l’autre on est sûr de retrouver la même version, la même chronologie, les allusions aux mêmes événements, aux mêmes personnages.

Ce côté très sérieux, très ordonné, très appliqué des BD de Rosa est sans doute le seul défaut qu’on puisse leur trouver. Pourtant, cela ne nuit pas vraiment au plaisir de la lecture. En dehors de La Jeunesse de Picsou, qui est la BD qui avait le plus besoin d’un tel travail (considérable, d’ailleurs), Rosa sait aussi écrire des aventures complètement différentes et inventer à son tour de nouveaux personnages. Et même à l’intérieur de La Jeunesse de Picsou, cette cohérence d’ensemble ne l’empêche pas de faire foisonner les détails, de mettre en scène des péripéties drôlissimes, de donner régulièrement dans l’absurde… bref, c’est vraiment par honnêteté que j’ai essayé de lui trouver un défaut !

Quelle édition ?

Où trouver des BD de Don Rosa ? Eh bien, je les avais découvertes à l’époque dans le magazine pour enfants Picsou Magazine, où elles sont régulièrement rééditées (sinon, pillez vos petits frères et soeurs ou plongez dans vos archives). Mais on peut aussi les acheter sur Internet… ou en avoir un aperçu sur les sites, pages et groupes divers consacrés à l’auteur un peu partout sur la Toile.

L’idéal et le plus fiable, si vous lisez l’anglais, est de mettre la main sur une édition intégrale américaine. Celle que j’ai trouvée et qui me paraît vraiment bien faite a été publiée par Boom! Studio en 2010 sous le titre The Life and Times of Scrooge McDuck. Elle compte deux volumes, auxquels s’ajoute un troisième volume sous-titré Companion qui regroupe les épisodes intercalaires ajoutés par Rosa à la série d’origine.

Mais à l’heure où j’écris, j’ai appris via Comics Chronicles que la parution d’une intégrale Don Rosa chez Glénat est prévue pour décembre 2012, avec La Jeunesse de Picsou pour premier tome. J’espère qu’elle sera de bonne qualité, car ce serait autre chose que les énièmes rééditions dans Picsou Magazine à la qualité quelque peu aléatoire…

EDIT le 9 décembre 2012 : Le premier tome de l’intégrale Don Rosa chez Glénat est paru comme prévu, sous le titre complexe « Intégrale Don Rosa. La grande épopée de Picsou, tome 1 : La Jeunesse de Picsou 1/2 ». Le tome regroupe la série initiale des 12 épisodes et correspond donc au premier tome de l’intégrale américaine de Boom! Studio. Je suppose que le second tome regroupera les épisodes intercalaires. Mais ce titre complexe laisse attendre aussi les autres aventures de Picsou dessinées par Don Rosa, voire ses autres BD Disney mettant en scène Donald ou d’autres personnages encore… Ce serait une bonne chose : l’avenir nous dira si ce programme de publication ambitieux parviendra bien à son terme.

EDIT le 6 février 2013 devant de nombreux mots-clés aboutissant à cet article : non, je ne connais aucune adaptation de cette BD en film ou série animée pour le moment. Oui, il faudrait en faire une (mais en faisant les choses bien). En attendant, certains épisodes de la série animée La Bande à Picsou (DuckTales en VO) reprennent très ponctuellement des épisodes de la jeunesse de Picsou (mais seulement des éléments déjà évoqués par Barks, puisque la série animée date de 1987-1990 et est donc nettement antérieure à la BD de Don Rosa).

EDIT le 9 février 2013 : dans une réédition récente de l’ensemble de ses bandes dessinées chez Egmont, Don Rosa voulait insérer un texte expliquant les raisons qui l’ont amené à cesser de dessiner ; Disney ayant refusé l’insertion de ce texte dans le livre, Don Rosa a mis le texte en ligne sur le site career-end.donrosa.de. Si vous lisez l’anglais, c’est une lecture extrêmement instructive, à la fois sur le parcours personnel de Don Rosa et (surtout) sur ses conditions de travail et de rémunération chez Disney. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’a jamais touché de royalties pour les multiples rééditions de ses bandes dessinées… détail sur la page en question.

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Les couvertures des trois volumes de l’intégrale chez Boom! Comics (2010) et la couverture du premier tome de l’intégrale française chez Glénat parue en décembre 2012.

Écrit à l’origine le 23 août 2007, remanié et étoffé en juillet 2012. Édité le 9 décembre 2012 pour ajouter le visuel définitif de la traduction Glénat.


[BD] Jeff Smith, « Bone »

19 juillet 2012

Forum Le Coin des lecteurs, 27 avril 2009.

Or donc, dans cette bande dessinée américaine aux graphismes très « dessin animé en ligne claire en noir et blanc », les personnages principaux sont les cousins de la famille Bone : Fone Bone, le typique héros « gentil » ; Phoney Bone, l’arnaqueur-né, et Smiley, qui est juste, heu, lui-même. Le trio se retrouve propulsé dans la Vallée après un long voyage au cours duquel les Bone ont été littéralement noyés dans un nuage de criquets, puis séparés les uns des autres.

En arrivant dans la vallée, Fone Bone entrevoit un étrange dragon fumeur de cigares, puis rencontre une jeune fille, Thorn, dont il tombe aussitôt amoureux. Mais ce n’est pas facile d’aimer une jeune fille quand on est un Bone, c’est-à-dire un petit personnage à peine haut comme un hobbit, ressemblant plus à un toon qu’à un humain, et doté d’un gros nez rond…

Très vite entrent en scène les affreux, sales, méchants, et surtout stupides, stupides rats-garous, mais on devine peu à peu qu’une force plus puissante les manipule, le Seigneur des criquets en personne, qui poursuit des buts mystérieux et semble avoir besoin des Bone pour les accomplir.

Ce qui est très agréable avec cette BD, c’est d’abord son dessin – en noir et blanc dans l’édition que j’ai lue (mais elle est en train d’être republiée en couleur chez Delcourt, si j’ai bien compris). Ça fait furieusement penser à du graphisme de dessin animé, et certains personnages, surtout les Bone, font très cartoon, mais en même temps les humains, les monstres et les paysages sont dessinés de façon beaucoup plus détaillée (pour ne pas dire réaliste). Le trait fait très « ligne claire », mais est parfaitement maîtrisé, plein de détails ; les expressions des personnages, en particulier, sont variées et subtiles. D’ailleurs ça donne bien envie de voir une adaptation de la BD en film d’animation…

Il y a ensuite les personnages et l’atmosphère générale : pleine d’humour, elle laisse entrevoir assez vite des aspects plus sombres, qui prennent peu àpeu le dessus dans l’histoire sans éliminer complètement la légèreté du début. C’est d’ailleurs un point fort de la BD que de maintenir cet équilibre : on accroche d’autant plus à l’angoisse qui monte de tome en tome quand on se rend compte que les monstres assez benêts qu’on nous a montrés au début sont… vraiment des monstres dangereux.

Enfin, l’univers opère un mélange des genres assez réussi entre la grande épopée sérieuse façon Seigneur des Anneaux et une fantasy plus légère et humoristique, avec même des morceaux de fantasy animalière (la famille Possum).

Le gros reproche que je ferai à cette série après l’avoir terminée, c’est que l’univers ne se détache tout de même pas assez du simili-Tolkien, avec le Retour du Grand Méchant Caché, les gens à capuche, les prophéties, les rois, etc. etc. On aurait pu faire plus original, et l’intrigue principale en devient d’autant plus classique, pour ne pas dire prévisible. Mais il faut reconnaître qu’il n’y a ni elfes ni orques, que les gens à capuche ne sont pas toujours méchants, et qu’il y a toutes sortes d’éléments originaux plutôt rafraîchissants qui rendent la lecture bien agréable.
Bref, ce n’est peut-être pas un grand chef-d’oeuvre de la BD de fantasy, mais c’est une lecture très honnête : dès lors qu’on n’est pas trop exigeant sur l’univers au départ, on sera agréablement surpris.

Et puis c’est la BD qui a inventé les rats-garous mangeurs de quiches, et rien que ça, vous comprenez, ça justifie la lecture.

Dernière précision : la VF peut revenir un peu cher (quelque chose comme 11 tomes à couverture cartonnée). Il semble qu’il existe des intégrales en un tome, au moins en VO (et peut-être en VF aussi maintenant), ça vaut la peine de les chercher.

Pour ce qui est de la traduction française, elle m’a paru plutôt de bonne tenue (sauf le ou les derniers tomes, je crois, où certains noms n’étaient plus traduits de la même façon).