[BD] « Papyrus », par Lucien De Gieter (33 albums)

24 avril 2023

Référence : Lucien De Gieter (dessin et scénario), Papyrus,Charleroi (Belgique), Dupuis, 1974-2013, 33 albums (série terminée).

L’histoire en deux mots

Papyrus est un jeune paysan qui vit en Égypte ancienne, au temps du pharaon Mérenptah. À la suite de sa première aventure, Papyrus se retrouve mêlé aux projets des dieux d’Égypte pour la fille du pharaon, Théti-Chéri. Il en devient l’ami, et même, au fil du temps, plus que ça. Grâce à son glaive magique et à son grand courage, Papyrus affronte bien des dangers en Égypte et dans tout le monde antique et jusqu’aux confins du monde divin.

Mon avis

Cette bande dessinée est pour moi un classique de la BD d’aventure historique et fantastique pour la jeunesse. Chaque album peut se lire indépendamment (même la trilogie « L’Odyssée de Papyrus » se compose d’aventures qui, dans l’ensemble, sont compréhensibles isolément).

La série oscille entre un cadre historique réaliste, avec des planches de reconstitution à tomber par terre au niveau des bâtiments et des costumes, et des éléments beaucoup plus fantastiques empruntés aux mythologies, mais avec une belle documentation derrière, ce qui fait qu’on reste plus dans l’historico-fantastique que dans la fantasy pure… du moins en général, car cela dépend des albums. Après être un peu passé à côté de la série dans ma jeunesse (je n’en avais lu que deux tomes), j’ai découvert le reste avec délice en médiathèque, et j’en profite encore mieux une fois adulte, puisque je vois tout le travail de documentation, de scénario, de dessin qu’il y a derrière.

La série s’est arrêtée il y a quelques années après pas moins de 33 tomes, par la volonté de l’auteur qui avait alors près de 80 ans. J’espère qu’une intégrale de la série paraîtra un jour, car elle le mérite. En attendant, j’ai lu toute la série en médiathèque (merci les médiathèques !). Au fil de mes lectures, j’ai laissé ci-dessous des avis de quelques lignes pour chaque album jusqu’au trente-troisième. Certains albums sont plutôt historiques et réalistes, d’autres franchement merveilleux. Certains sont effrayants, d’autres donnent plus dans la comédie. J’espère que mes avis vous aideront à vous orienter au sein de cette superbe série.

1. La Momie engloutie. Papyrus n’est qu’un petit paysan parti pêcher sur le Nil, lorsqu’il se trouve entraîné par le courant dans une forêt périlleuse. Au cœur de cette forêt, il découvre la momie engloutie du titre, qui n’est autre que Théti-Chéri, la princesse royale, fille de Pharaon. A eux deux, ils vont devoir batailler pour que Théti-Chéri revienne saine et sauve au palais royal. C’est au cours de ce premier album qu’on voit se mettre en place les bases de la série : les deux personnages principaux ainsi que le glaive magique de Papyrus, « toujours à la mesure de son courage ». Les épreuves qu’ils doivent affronter relèvent du merveilleux (il y a encore très peu d’éléments historiques).

2. Le Maître des trois portes. Le Nil se tarit, menaçant de laisser dépérir tout le pays. Papyrus et Théti-Chéri remontent le cours du fleuve pour tenter de découvrir l’origine du problème. Bien vite, ils sont confrontés à un ennemi puissant, et doivent se risquer au cœur de la montagne.
Waouh ! Pour voir que ce n’est que le deuxième album de la série, il met la barre très haut. Une aventure épique, du mystère, de l’exploration, un ennemi puissant et très classe, des décors très « fantasy » mais grandioses, et un suspense haletant tout du long… J’ai bien du mal à trouver des défauts à cet album. Simplement, la part de documentation historique reste restreinte : De Gieter récupère quelques éléments épars pour mieux inventer ses propres factions, décors et créatures, qui paraîtront donc parfois trop « carton-pâte » aux vétilleux qui chercheraient de la fiction historique pure. Mais c’est tellement bien dessiné et bien ficelé que je ne m’en formaliserai pas, et les quelques éléments directement empruntés à l’histoire et aux mythes égyptiens sont habilement utilisés (mention spéciale à l’identité du Grand Méchant). Ajoutons que l’album m’a fait penser tantôt à Thorgal (pour l’aspect fantasy épique) et tantôt à… Blake et Mortimer, à cause de son recours fréquent aux explications narrées en « voix off », mais aussi à cause de son ennemi doté de pouvoirs magiques qui font parfois furieusement penser à de la science-fiction rétro.

3. Le Colosse sans visage est une belle aventure basée sur la mythologie mais très orientée fantasy, un brin kitsch par ci par là, avec un Papyrus qui en bave pas mal et une épreuve où Théti-Chéri a la grande classe (même si la scène a un côté « pin-up »). Il s’en dégage une atmosphère de merveilleux premier degré et dépaysant vraiment savoureuse. Mais les personnages et les lieux restent en bonne partie de pures inventions de De Gieter, contrairement à ce qu’il fera quelques albums après.

4. Le Tombeau de pharaon prend directement la suite de l’album précédent. Après leur quête sur l’île des dieux, Papyrus et Théti-Chéri s’en retournent chez eux… pour découvrir que plus personne ne les reconnaît et qu’un inconnu est monté sur le trône de pharaon. Dix ans se sont écoulés et la famille de Théti-Chéri est morte… Nos deux héros vont avoir fort à faire pour inverser ce terrible sort réservé aux parents de Théti-Chéri, sur lesquels on en apprend davantage dans cet album. C’est toujours plein de magie, avec un combat mémorable entre Papyrus et le cobra de pharaon, sans oublier l’apparition des terribles lutins au nom imprononçable, les Chtiquechtaquelaguelacs !

5. L’Égyptien blanc. Tout semble rentré dans l’ordre pour Théti-Chéri et Papyrus, jusqu’au jour où, pendant une partie de chasse sur le Nil, ils tombent sur un Chtiquechtaquelaguelac inanimé. Décidément héros au grand cœur malgré les avanies que leur ont fait subir les maudits lutins dans sa précédente aventure, Papyrus et Théti-Chéri décident de ramener le malheureux chez lui. C’est le début d’une aventure où l’on en apprend davantage sur ce curieux peuple et sur la vallée où il vit. Mais le cœur de l’intrigue est formé par une réapparition de la déesse aux cheveux resplendissants, celle qui a donné son glaive à Papyrus dans sa toute première aventure. Et le dieu crocodile Sobek n’est pas loin.
C’est encore une aventure très « fantasy », avec énormément de magie et de métamorphoses et peu voire pas d’éléments historiques. Cet album-ci m’a paru un peu plus décousu dans ses péripéties au début, mais les choses s’améliorent dès lors qu’il est question de la vallée maudite. Le thème de la malédiction collective avait déjà été abordé dans Le Colosse sans visage, mais il y a assez de différences pour que celui-ci conserve un intérêt.

6. Les Quatre Doigts du dieu Lune. Retour aux intrigues politiques et religieuses avec cet album centré sur le temple de Thot, où il se passe de bien étranges choses avec un prêtre figé dont on ignore s’il est mort ou vivant. Il y a des interventions divines derrière tout cela, c’est certain… mais Papyrus a fort à faire pour tirer l’affaire au clair, entre le garçon Hapou toujours aussi illuminé et le frère de Pharaon qui tire prétexte des événements pour instaurer la loi martiale et, de facto, prendre le pouvoir !
Cet album introduit un personnage récurrent des aventures suivantes : Imhoutep, l’architecte unijambiste. On y rencontre aussi une belle brochette de voleurs qui vient renouveler les types de personnages explorés par la série. Théti-Chéri n’y joue qu’un rôle très effacé, ce qui est dommage.

7. La Vengeance des Ramsès. Décor grandiose et scènes spectaculaires sont au programme de cet album, qui se déroule entièrement dans le temple d’Abou-Simbel, connu pour ses quatre colosses assis. De Gieter reconstitue avec minutie le temple et ses différentes salles, pour mieux emmener Papyrus et Théti-Chéri dans des endroits secrets et, bien sûr, déchaîner de puissants sortilèges. Le point fort de cet album réside dans ces reconstitutions superbes et dans la scène spectaculaire qui forme le cœur de l’intrigue. Au chapitre des regrets, les deux héros ne font finalement pas grand-chose et semblent plutôt spectateurs de l’action, même si Théti-Chéri y est finalement plus dégourdie que Papyrus.

8. La Métamorphose d’Imhotep. Après La Vengeance des Ramsès qui avait injecté une dimension historique plus grande dans les aventures de Papyrus et de Théti-Chéri, La Métamorphose d’Imhotep me paraît atteindre l’équilibre idéal. Nos héros y évoluent à nouveau parmi des décors grandioses, bien réels et finement reconstitués (la pyramide à degrés de Djoser à Saqqarah, qui est la toute première pyramide éqyptienne). La magie est toujours présente, mais se trouve mieux reliée à la fois à la mythologie égyptienne et à l’Histoire, via la figure d’Imhotep, architecte de Djoser déifié après sa mort. Complots et fourberies côtoient des scènes d’action et d’exploration qui diversifient les péripéties et relancent constamment le suspense.
Bref, c’est une grande réussite à mes yeux, qui donne l’impression que la série atteint son rythme de croisière avec cet album. Et c’est aussi une aventure tout indiquée pour découvrir (ou faire découvrir) la série, si vous voulez directement commencer avec des dessins magnifiques.

9. Les larmes du géant. Anitti, une princesse hittite, une adolescente de l’âge de Papyrus et de Théti-Chéri, a été offerte comme épouse à Pharaon, qui se contentera de l’accueillir comme sa fille. Nos héros, accompagnés du jeune architecte Imhoutep, sont chargés d’aller au-devant de la princesse. Mais les ambitions d’un homme de l’ombre, et un redoutable secret technologique qui pourrait changer le destin de toute la région, vont changer cette rencontre diplomatique en point de départ d’une aventure périlleuse.
Secrets religieux et techniques, passages secrets et souterrains, complots, traquenards, combats et fuites éperdues : voici de nouveau un album riche en rebondissements, à l’intrigue particulièrement inspirée puisqu’elle s’enracine directement dans l’histoire des technologies antiques. Quant au décor, ici encore, il est grandiose : le temple des millions d’années d’Amenhotep III, dont les deux seuls vestiges actuels sont les colosses que les Grecs surnommaient « colosses de Memnon », deux gigantesques statues de pharaons assis. Le temple étant mal connu dans ses détails, De Gieter a toute liberté pour en imaginer l’architecture et les salles secrètes.
L’album se distingue par une intrigue particulièrement sombre (pour du Papyrus), dont la tonalité n’est parfois pas loin de la tragédie. De Gieter devait savoir qu’une bonne histoire n’est rien sans un « méchant » réussi, parce qu’une fois de plus, Papyrus et Théti-Chéri sont confrontés à des adversaires retors. Autre particularité de cet album : le merveilleux y est finalement très discret, ce qui fait d’autant plus ressortir les machinations des humains. Égypte ancienne oblige, la religiosité reste présente à chaque case. Le résultat est une aventure qui rappelle parfois Alix ou Blake et Mortimer, tout en restant bien reconnaissable dans la série des aventures de Papyrus. La présence un peu plus insistante de la narration « en voix off » est sans doute aussi en partie à l’origine de cette impression.
Bien que l’album puisse se lire indépendamment, son intrigue se prolonge dans le tome suivant, La Pyramide noire.
Le dessin est somptueux, tout simplement : décors et costumes regorgent de détails, et la mise en case met parfaitement en valeur les rebondissements et les temps forts de l’histoire.

10. La Pyramide noire prolonge et clôt l’intrigue des Larmes du géant. Théti-Chéri, bien amochée par l’album précédent, n’est pas dans son état normal et Papyrus, accompagné d’une escorte dépêchée par Pharaon, tente de trouver un moyen de lui faire reprendre ses esprits. C’est l’occasion pour Papyrus d’explorer l’Afrique noire au-delà de la troisième cataracte du Nil. L’ensemble est habilement introduit par le retour d’un personnage secondaire introduit dans le tout premier album de Papyrus, et qui est ici largement approfondi et rendu plus réaliste. La comparaison entre les deux albums est d’ailleurs éloquente sur l’évolution de la série et sur sa plus grande maturité : on passe d’une aventure pulp sympathique mais entièrement « carton-pâte » à une intrigue où l’effort de documentation historique et de pédagogie est bien plus visible, même si on reste loin d’un documentaire. On voit ainsi apparaître les Noubas de l’actuel Soudan et des dialogues en swahili (sous-titré). Si les ficelles de l’intrigue restent parfois assez enfantines, l’aventure ne manque ni de souffle ni de rythme, et les personnages secondaires s’avèrent bien campés et bien mis en valeur. J’ai aussi apprécié, dans cet album, l’aspect imprévisible de Théti-Chéri, qui, problème de personnalité oblige, ne se comporte pas du tout comme d’habitude.

11. Le Pharaon maudit est beaucoup plus historique que les précédents, puisqu’il tourne autour d’Akhetaton, la capitale d’Akhénaton, le pharaon maudit en question, dont la mémoire a été bannie après son court règne. L’intrigue tourne vite à la traque angoissante dans une ville en ruines, aux prises avec une bande de pillardes déterminées et retorses. Les références à la famille d’Akhénaton sont très précises, et certaines cases sont du vrai docu-fiction avec le plan des ruines de la ville au temps de Papyrus et de Théti-Chéri. Il y a tout de même quelques ficelles d’horreur, et j’ai d’ailleurs été surpris de trouver dans cet album paru en 1988 des scènes d’horreur qui m’ont beaucoup rappelé des détails présents dans le film La Momie de Stephen Sommers sorti en 1997. Mais il y a sans doute une inspiration commune.

12. Dans le tome 12, L’Obélisque, Papyrus accompagne Théti-Chéri sur le chantier de deux obélisques qui doivent être livrés à Pharaon pour le temple de Deir el-Bahari. Mais les secrets de la construction et de l’acheminement des obélisques ont été fragilisés par la perte de nombreux papyrus, et une rivalité s’élève entre deux architectes sur la méthode à employer. Aménopé, choisi par Pharaon, est confronté à la jalousie tenace de Hori, qui fait tout pour provoquer son échec afin de récupérer la direction du chantier. Imhoutep, jeune architecte ami de Papyrus et de Théti-Chéri, va travaille sur le chantier et a toute confiance en Aménopé. Mais les incidents se multiplient, provoqués par toutes sortes de péripéties, y compris Hapou, ce garçon dont l’esprit est « ailleurs ».

C’est une nouvelle fois un album très documenté : l’auteur remercie deux historiens en fin d’album, dont Jean-Claude Golvin, dessinateur historique auteur de nombreuses reconstitutions de bâtiments. L’intrigue constitue quasiment un docu-fiction, puisqu’on y assiste à toutes les étapes de la conception, de la fabrication et de l’acheminement d’un obélisque jusqu’à sa destination. La rivalité entre architectes sert en partie à mettre en scène les différentes hypothèses des historiens sur le sujet, mais elle fournit aussi une réelle galerie de personnages vivants, qui vont donner du fil à retordre aux héros. C’est davantage un album orienté enquêtes et relations personnelles, en dépit de quelques moments d’action pour faire bonne mesure.

13. Le Labyrinthe commence de manière très historique avec une ambassade crétoise reçue par Théti-Chéri et une mission confiée par Papyrus envoyé en mission en Crète pour tenter d’éviter un incident diplomatique. Les reconstitutions des navires, des costumes crétois et de la vie en Crète minoenne sont tout bonnement magnifiques. L’utilisation faite du taureau d’Apis, avec sa légère dose de fantastique, m’a paru particulièrement habile. Puis nous basculons en pleine mythologie avec le fameux Labyrinthe… et enfin en pleine fantasy, puisque le Labyrinthe en question ainsi que son minotaure sont réinventés avec une belle originalité ! J’ai été particulièrement marqué par le concept imaginée par l’apparence du Labyrinthe, qui repose sur une idée simple et géniale.

14. L’Île Cyclope forme la suite directe du Labyrinthe et revisite à son tour un fameux mythe grec, d’une façon assez bizarroïde et parfois bien kitsch, mais avec là encore un bel effort d’originalité, entre explications géologiques et horreur « organique » (une sorte d’Il était une fois la vie version terrifiante !). Contrairement à l’album précédent, Théti-Chéri est elle aussi du voyage avec Papyrus dans leur exploration de la mer Égée.

15. L’Enfant hiéroglyphe est une enquête de Papyrus et Théti-Chéri sur un chantier de construction dirigé par leur ami Imhoutep près de Karnak. Le scénario est juste correct, mais il y a quelques belles trouvailles, notamment le postulat de départ et les scènes mythologiques grandioses du début, et certaines planches sont à couper le souffle.

16. Le Seigneur des crocodiles. Ce n’est pas la première fois que Papyrus a affaire aux crocodiles, mais, cette fois-ci, le final est encore plus spectaculaire. Mais reprenons au début : Papyrus et Théti-Chéri sont faits prisonnier par des esclavagistes ! Ils se trouvent embarqués de force dans une aventure en plein désert, où ils font notamment faire la rencontre du nain bédouin Pouin et de son âne, de sympathiques compagnons qui reviendront dans les albums suivants. J’ai trouvé le scénario un brin plus décousu par endroits (la rencontre avec l’aveugle et l’intrigue qui s’ensuit sortent de nulle part), mais ça ne nuit pas au plaisir de la lecture.

17. Toutankhamon, le pharaon assassiné. Voici Papyrus et Théti-Chéri aux prises avec une délicate affaire de pillage de tombes dans la Vallée des Rois, non loin de Thèbes. Cet album se démarque des précédents par une structure originale et des informations sur l’histoire familiale de Papyrus qui n’y avait encore jamais eu droit : un flashback nous montre un de ses ancêtres au service de l’épouse de Toutankhamon, Ânkhésenamon. Les personnages secondaires, amis comme ennemis, m’ont paru bien campés et marquants. Et Pouin et son âne sont toujours impayables !

18. L’œil de Rê. C’est la fête de l’Opet, le Nouvel an en Égypte ancienne, et tout le monde a un peu trop bu… mais voilà que la barque d’Amon sombre, et que la statue du dieu est mutilée ! Nos héros vont devoir retrouver la partie manquante à temps pour éviter le discrédit à Pharaon au moment du pinnacle de la cérémonie à laquelle la statue doit prendre part.
Le dessin est superbe, mais le scénario m’a paru un peu plus léger. Finalement, les dieux font le plus important, ce qui donne a posteriori l’impression que les courses-poursuites des personnages n’ont pas vraiment d’enjeu. Quant à l’humour, il est plus « cartoonesque » que d’habitude : ce n’est pas désagréable, mais ça détone un peu par rapport aux albums précédents. Sans être un grand cru, cela reste une lecture sympathique.

19. Les Momies maléfiques. Pas d’enquête ou d’exploration de monuments dans cet album, place au frisson et à l’action ! Le titre et la couverture résument très bien l’intrigue de cet album, qui prend en grande partie la forme d’une course-poursuite avec les momies en question. Sa cause tient un peu du prétexte, et renoue avec le côté fantasy carton-pâte des tout premiers albums de la série. Que les gens aisément impressionnables se rassurent : l’humour reste présent, très présent même, et donne à l’ensemble un côté parfois un peu grand-guignol, plus léger que les scènes d’angoisse des autres albums. Bien qu’on connaisse quelques histoires de momies mécontentes dans la véritable littérature égyptienne antique, il y a ici une volonté visible d’emmener Papyrus et Théti-Chéri du côté des histoires des films de momies d’Hollywood, nettement moins subtiles ! L’ensemble ne m’a pas paru inoubliable, mais fait passer un bon moment et a aussi le mérite d’essayer des directions et un rythme un peu différents de ce que De Gieter avait déjà fait. Y compris dans la mise en cases, avec ses plans larges joliment cinématographiques.

20. La Colère du grand sphinx. Théti-Chéri a disparu et Papyrus doit la retrouver. Classique, mais l’enjeu et les adversaires m’ont paru très convaincants, tout comme le cadre historique : on oublie parfois que l’Égypte ancienne a une histoire si longue que nombre de ses monuments ont eu le temps de tomber en ruines ou d’être ensablés et d’être restaurés ou redécouverts par certains pharaons. C’est cela qui sert d’enjeu à cet album et cela m’a paru bien trouvé. Et en plus, on voit se dessiner un arc narratif de longue haleine de la série sur les relations entre les personnages principaux !

21. Le Talisman de la grande pyramide. Papyrus et Pouin ont maille à partir avec des êtres surnaturels rôdant dans les tombes. Dans le cas de Papyrus, il s’agira de la plus grande d’entre elles : la grande pyramide de Khéops ! Changé en chauve-souris le temps de s’y introduire, notre infortuné héros aura bien du mal à en ressortir vivant. Un album sympathique et qui nous fait parcourir un monument archi célèbre, mais il ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, sans doute en raison d’une ambiance un peu trop légère par rapport aux périls encourus.

22. La Prisonnière de Sekhmet. Un ennemi retors dissimulé dans le palais même de pharaon, Théti-Chéri emprisonnée (encore) et une bonne coopération entre les héros pour vaincre le danger, qui vient de la déesse Sekhmet (avec laquelle Papyrus et Théti-Chéri avaient déjà eu maille à partir dans les tomes 9 et 10). Un album qui commence comme une intrigue de cour et se termine de manière un peu plus spectaculaire, avec un bon équilibre entre enquête et action, Histoire et magie, intrigue autonome et approfondissement des personnages (en particulier Pouin, décidément bien sympathique). Un bon cru à mes yeux.

23. L’Odyssée de Papyrus 1. Le Cheval de Troie. Voilà Papyrus et Théti-Chéri embarqués bien malgré eux par des pirates esclavagistes. Lorsqu’ils atteignent les côtes de l’Asie Mineure, ils découvrent la fameuse ville de Troie, mais Troie après la guerre de Troie. Réduite à l’état de ruines, la ville est déchirée par des luttes entre les derniers représentants du peuple troyen et des pillards bien décidés à tirer parti du déclin de la cité. Un parti pris original, où l’on croise quelques figures mythologiques grecques célèbres dans des situations inédites. Malheureusement, les adversaires manquent terriblement de panache et le traitement est très orienté vers le comique, ce qui a pour effet d’ôter une bonne partie de son ampleur à l’histoire.

24. L’Odyssée de Papyrus 2. La Main pourpre. Voici Papyrus et Théti-Chéri en Phénicie, et ils découvrent les réalités effrayantes qui se cachent derrière le commerce de la pourpre. Le postulat est passionnant (partir d’une réalité artisanale et économique pour en donner une vision « à la Papyrus » avec du merveilleux). Mais la structure du scénario est étrange : l’adversaire le plus terrible est expédié dans les premières pages et la suite se perd parfois un peu dans des courses-poursuites avec des gags assez faciles. Il y a pourtant quelques belles pages d’intrigue de cour et des bases posées pour l’album suivant, avec le retour de Pouin.

25. L’Odyssée de Papyrus 3. Le Pharaon fou. J’ai bien aimé cet album où Pouin joue un rôle important, ce qui aide le scénario à se renouveler un peu. Nos trois héros sont plus que jamais pris entre des périls surnaturels et de sinistres complots, liés cette fois aux relations diplomatiques entre l’Égypte et la Phénicie. L’entrelacement entre le contexte historique et l’aspect fantasy m’a paru mieux ficelé, tout comme la structure de l’intrigue. Le dessin nous réserve quelques beaux décors et planches effrayantes. Globalement, cette trilogie de L’Odyssée de Papyrus n’est pas incontournable, mais elle a l’avantage d’aller en se bonifiant d’album en album.

26. Le Masque d’Horus. De retour en Égypte, Papyrus est convoqué par la mère de Théti-Chéri, la Grande Épouse Royale, qui lui révèle un lourd secret de famille. Et voici Papyrus embarqué seul dans une quête improbable, sous la menace particulièrement intimidante d’Horus. Le scénario s’inspire fortement d’une légende non égyptienne, mais je ne pourrais pas dire laquelle sans divulgâcher aussitôt le scénario. Les gens qui reconnaîtront l’inspiration trouveront sûrement l’album un peu facile. De mon côté, j’ai tout de même bien apprécié le résultat et les péripéties qui l’accompagnent, parce que l’album apporte du neuf à la série. Dommage que la couverture soit moins détaillée que d’habitude, mais il vaut mieux que ce soit la couverture qui pèche que l’album lui-même !

27. La Fureur des dieux. Voici Papyrus lancé dans une tentative désespérée pour sauver son ami Imhoutep et récupérer… un papyrus. Mais pas n’importe lequel : un papyrus du Livre des Dieux, grâce auquel l’un de ses pires ennemis divins pourrait devenir le plus puissant des dieux. Cet album m’a paru très bon, notamment grâce à ses adversaires farouches (rien de tel qu’un bon méchant pour faire une bonne BD d’aventure) et par la manière habile dont il utilise les détails de l’architecture égyptienne antique pour imaginer de nouveaux dangers – ce pour quoi De Gieter est particulièrement bien placé.

28. Les Enfants d’Isis. L’événement principal de cet album est dévoilé dès la couverture : Papyrus et Théti-Chéri se mettent en couple dans cet album ! Cela soulève des enjeux importants pour la famille de Pharaon, et, visiblement, tout le monde ne voit pas la nouvelle d’un bon œil… pas même certains dieux. En dehors de cette avancée majeure dans l’univers de la série, l’intrigue m’a parue sympathique, sans plus. Il faut dire que je ne supportais pas le personnage en forme de momie miniature… mais c’est une question de goûts. Et l’album reste un « must » pour quiconque veut comprendre les grands pivots de l’intrigue de la série.

29. L’Île de la reine morte. Attention, âmes sensibles : voici un nouvel album franchement orienté « horreur » ! Papyrus et Théti-Chéri ont affronté toutes sortes de dangers, parfois franchement répugnants, au cours des albums précédents, mais cette histoire d’insectes leur réserve quelques-unes des pages les plus terrifiantes de la série (et l’un des pires sorts subis par Théti-Chéri). Après des albums parfois très légers, De Gieter revient à des intrigues plus éprouvantes pour les personnages, histoire de rappeler qu’il a toujours été doué pour fourrer ses héros dans des pétrins sans nom et pour nous faire très peur. L’intrigue est à classer sans ambiguïté du côté du merveilleux, loin des détails historiques qu’on trouvera plutôt dans l’album suivant.

30. L’Oracle. Cet album nous fait revenir au sein de la civilisation, pour mieux entraîner Papyrus et Théti-Chéri dans une nouvelle affaire de complot retors. Un album honorable, où De Gieter montre une nouvelle fois son inventivité quand il s’agit d’exploiter des détails de l’architecture et plus généralement de la civilisation égyptienne antique pour alimenter intrigues, mystères, rebondissements et détails ingénieux. La couverture n’est pas la mieux dessinée de la série ; heureusement, le dessin à l’intérieur, lui, s’en sort très bien.

31. L’or de Pharaon. Retour vers le merveilleux avec cet album qui déploie une nouvelle histoire de malédiction et lorgne à nouveau vers une ambiance inquiétante, sans pour autant renoncer à l’humour dans certaines scènes (avec une mémorable rencontre entre Papyrus et une autruche dans les premières pages). Un album correct, bien qu’il ne m’ait pas laissé un souvenir impérissable (après 30 tomes, je connaissais nécessairement bien les ficelles habituelles de la série).

32. Le taureau de Montou. Cet album, qui puise son inspiration dans les réalités historiques de l’Égypte ancienne (les temples, le clergé et les animaux sacrés), met aux prises Théti-Chéri et Papyrus avec le pouvoir d’un prêtre inflexible au sein d’un sanctuaire désargenté. Plus réaliste, l’intrigue reste riche de rebondissements. Plutôt un bon cru à mes yeux.

33. Papyrus pharaon. C’est le tout dernier album de la série, De Gieter ayant déclaré en 2013 que Papyrus s’arrêterait là. Une décision qui a dû nécessiter beaucoup de courage, pour un auteur qui a fait vivre 33 aventures à ses personnages pendant quarante ans (la série a été créée en 1974 et ce trente-troisième album est paru en 2015). Les fans qui s’attendent à une ultime aventure épique et grandiose seront sûrement déçus : l’intrigue, moitié complots de cour et moitié humour facile, contient quelques bonnes idées, mais aurait mérité davantage de maturation, car elle semble s’éparpiller et s’achève sur une ficelle éculée, sans mettre beaucoup en valeur les personnages récurrents. Elle ressemble davantage à une petite balade humoristique à prendre avec pince-sans-rire avant de laisser les héros goûter un repos bien mérité.
D’un autre côté, faut-il rappeler combien de séries de BD ont connu des fins bien plus atroces ? Faut-il évoquer le souvenir terrifiant du tout dernier album d’Astérix dessiné et scénarisé par Uderzo ? Finalement, Papyrus ne s’en sort pas trop mal. Faisons aussi la part de l’âge : De Gieter avait près de 80 ans quand il a achevé ce trente-troisième album. Bien d’autres n’auraient pas mieux tiré leur chapeau. On ne peut que refermer avec émotion ces dernières pages, en repensant aux merveilleuses heures de lecture que l’auteur nous a offertes aux côtés de Papyrus et de Théti-Chéri, d’Imhoutep, de Pouin et de tous les autres.
Au passage, vous avez remarqué que, sur la couverture de ce dernier tome, le cartouche de la série, en haut à droite, est pour la première fois écrit en hiéroglyphes ?

Conclusion

Papyrus a été la première série de bande dessinée franco-belge à plonger un jeune public dans l’Égypte ancienne. Rien que pour cette raison, elle mériterait une place dans l’histoire du neuvième art. Mais elle s’est également distinguée par sa qualité, avec plusieurs albums extraordinaires, et par sa longévité. Elle a sa place aux côtés d’Alix pour le monde romain, mais propose un univers bien différent, qui entremêle parfois très étroitement l’histoire, les mythes égyptiens antiques et les éléments de merveilleux propres à l’auteur.

Les principales qualités de cette série à mes yeux sont, d’une part justement cette capacité à puiser tantôt dans l’historique et tantôt dans le mythologique ou le merveilleux, d’autre part les décors souvent à tomber par terre, notamment les reconstitutions historiques, mais aussi certains décors inventés par l’auteur (à commencer par la cité souterraine du Maître des trois portes). Ajoutons une galerie de personnages récurrents bien campés et sympathiques, de grands voyages à travers le monde antique et une évolution cohérente et réaliste de la relation entre les deux héros sur le long terme.

Du côté des défauts, je trouve De Gieter plus à l’aise avec les décors, les objets et les véhicules qu’avec les personnages, dont les visages ne sont pas toujours très bien caractérisés, bien que toujours expressifs. En termes d’intrigue, comme je l’ai souvent dit en commentant chaque album, je regrette que l’humour ait parfois tendance à nuire au caractère épique des aventures de Papyrus et de Théti-Chéri, mais cela dépend des albums et cela reste une affaire d’appréciation personnelle.

La série a-t-elle vieilli ? En termes de dessin, je ne crois pas : malgré les changements de mode, le style de De Gieter me semble moins marqué par les dadas de son époque que le dessin très académique d’un Alix par exemple, et elle ne souffre pas non plus des changements de goût en matière de quantité de texte dans les encadrés (contrairement à Blake et Mortimer ou aux premiers Alix qui tiennent parfois du roman illustré). Sans oublier que les décors fabuleux de l’Égypte ancienne n’ont pas pris une ride. Ce qui a le plus vieilli dans la série est finalement la place de Théti-Chéri. Quoique active et dotée d’un caractère bien trempée, l’héroïne se retrouve beaucoup plus souvent placée dans le rôle d’enjeu à sauver ou à libérer que Papyrus lui-même, bien qu’il arrive aussi à la princesse de le sauver. Les couvertures des albums sont particulièrement surannées de ce point de vue, avec une Théti-Chéri presque toujours en détresse, ficelée et réduite au rang d’enjeu de la prouesse de son compagnon. Les couvertures la font d’ailleurs paraître bien plus sexualisée et plus passive qu’elle ne l’est réellement dans les albums. Au moins, Papyrus reste moins habillé qu’elle, puisqu’il ne porte qu’un pagne et il n’est pas une montagne de muscles, c’est déjà ça ! Et sur les couvertures, c’est toujours Papyrus qui protège ou sauve Théti-Chéri, alors que la réciproque arrive bel et bien dans plusieurs albums. Bref, les couvertures ne rendent pas justice à la variété des intrigues, même si Théti-Chéri reste effectivement moins active que les héroïnes de BD actuelles.

Par où commencer pour découvrir cette série ? Par le premier tome, tout simplement ! Il est indispensable pour comprendre les pouvoirs de Papyrus et son statut particulier de simple pêcheur devenu protecteur de la fille de Pharaon. Ensuite, tout dépend de vos préférences, selon que vous vous intéressez davantage aux récits réalistes avec complots et voyages dans le monde antique, ou bien à la mythologie et au merveilleux. Mes indications sur chaque album devraient vous aider à vous orienter.

Voici mes albums préférés (puisqu’il en faut bien) :

  • Aventures merveilleuses et fantasy : 1. La Momie engloutie, 2. Le Maître des trois portes, 3. Le Colosse sans visage, 4. Le Tombeau de Pharaon, 5. L’Égyptien blanc, 13. Le Labyrinthe, 16. Le Seigneur des crocodiles, 22. La Prisonnière de Sekhmet, 24 La Main pourpre.
  • Aventures avec décors historiques grandioses : 7. La Vengeance des Ramsès, 8. La Métamorphose d’Imhotep, 11. Le Pharaon maudit, 15. L’Enfant hiéroglyphe, 21. Le Talisman de la Grande Pyramide.
  • Complots et intrigues de cour : 6. Les Quatre doigts du dieu Lune, 9. Les Larmes du géant, 17. Toutankhamon, le pharaon assassiné, 20. La Colère du Grand Sphinx, 25. Le Pharaon fou, 32. Le Taureau de Montou.

Pour prolonger le plaisir de cette lecture, on peut par exemple se tourner vers la série télévisée d’animation Papyrus, diffusée pour la première fois en 1998 et actuellement visionnable sur sa chaîne Youtube officielle.

J’ai d’abord posté ces avis sur le forum Le Coin des lecteurs entre le 7 mars 2022 et le 15 janvier 2023 avant de les reprendre et de les corriger pour les rassembler ici.


Makiko Futaki, « Le Grand Arbre au centre du monde »

31 janvier 2023

Référence : Makiko Futaki, Le Grand Arbre au centre du monde, traduction française de Yacine Zerkoun, éditions Ynnis, 2022 (édition originale : Sekai no mannaka no Ki, 1989).

Présentation sur le site de l’éditeur

« Éditée pour la première fois en France, la splendide fable écologique écrite et illustrée par Makiko FUTAKI, animatrice emblématique du mythique Studio Ghibli !

À l’ombre du grand arbre au centre du monde, Sissi et sa grand-mère vivent paisiblement. Mais lorsqu’un superbe oiseau doré fait son apparition, leur existence s’en trouvera à jamais bouleversée. Déterminée à le poursuivre, Sissi se lance dans une ascension vertigineuse vers la cime de l’arbre. Au gré de rencontres insolites, la jeune fille devra faire face à une vérité à laquelle elle n’était pas préparée pour enfin comprendre son destin. »

Mon avis

Makiko Futaki était l’une des grandes animatrices du studio Ghibli, hélas morte en 2016. En 1989, elle a publié au Japon un beau livre illustré pour la jeunesse : Le Grand Arbre au centre du monde. Il vient seulement d’être traduit en français, en octobre dernier, par les éditions Ynnis, qui font un gros travail pour faire connaître en France les romans et albums jeunesse dont s’inspirent les films d’animation japonais (Ghibli et autres).

L’histoire commence dans une vallée encaissée au pied d’un arbre gigantesque qui rythme les saisons et prodigue toutes sortes de bienfaits à Sissi et à sa grand-mère. Un jour, Sissi entrevoit un grand oiseau doré volant au-dessus de l’arbre, et elle conçoit le désir de grimper au tronc pour trouver cet oiseau. Ce voyage éprouvant va la placer face à des périls qui menacent le peu qu’elle et sa grand-mère possèdent, mais il lui fera aussi faire d’étonnantes rencontres.

La quantité de texte reste limitée, ce qui rend le livre accessible à un public jeune : à vue de nez, je dirais 8-10 ans, voire moins s’il y a un adulte à côté pour faire la lecture ou se charger des passages un peu longs.

Le livre est au format A5, avec une solide couverture rigide et un titre doré, et un papier de bonne qualité. Tout cela met bien en valeur les illustrations, qui sont extrêmement nombreuses (le dessin prime sur le texte) et joliment détaillées. Makiko Futaki aime dessiner les paysages et son style aquarellé, logiquement proche de son travail pour Ghibli, déploie des nuances de couleurs qui entretiennent l’ambiance à merveille. Les environnements colorés et la lumière varient au fil des péripéties et ménagent des atmosphères changeantes qui servent bien le récit. La mise en page varie de même, alternant les illustrations en pleine page, les dessins sur fond blanc jouxtant de petits blocs de texte, et parfois même des pages qui ne sont pas loin de la page de manga, divisées en deux ou trois grandes cases où le texte est inséré dans le dessin (mais avec des dessins en couleur bien plus travaillés, et sans utiliser de bulles).

Un aperçu d’une double page au tout début du livre (p.8 et 9). Le style graphique rappelle beaucoup les art books des films d’animation du studio Ghibli, mais les dessins sont plus achevés et les couleurs, systématiques, sont très soignées.

Disons-le tout de suite : c’est vraiment un album pour la jeunesse, et son intrigue repose sur des bases qui peuvent paraître classiques en 2023. Mais il faut garder en tête que ce livre est traduit plus de 30 ans après sa parution initiale ! Il a été écrit en 1989, peu après la sortie de Nausicaä, du Château ambulant, de Mon voisin Totoro et des premiers classiques du studio Ghibli, pendant qu’aux États-Unis, la fantasy, c’était Dark Crystal, Labyrinthe et Willow, et que Disney venait de sortir La Petite Sirène, tandis qu’en France c’est Le Roi et l’Oiseau, Gandahar et les dessins animés Astérix. Quant aux livres pour la jeunesse, en 1989, ce sont, en France, les albums de Pef (Le Monstre poilu, Le Prince de Motordu) et les traductions des romans d’Astrid Lindgren (Fifi Brindacier, Ronya fille de brigand). Les romans jeunesse avec des univers de fantasy complexes, ça n’existe pas, en dehors du Hobbit de Tolkien.

Dans ce contexte, Le Grand Arbre au centre du monde apparaît plus novateur. Son histoire repose résolument sur les ressorts d’une quête initiatique, où le merveilleux n’est jamais loin du cauchemardesque. Il rappellera immanquablement aux fans de Ghibli l’atmosphère de films comme Le Château ambulant et Nausicaä. Mais les différences sont nettes. D’abord, l’univers reste ancré dans la fantasy plutôt que dans la science-fiction : en termes d’univers on est finalement plus proche de Princesse Mononoké (sorti huit ans après ce livre), mais avec une optique intimiste et non pas une grande épopée collective. Ensuite et surtout, il ne faut pas s’attendre à une de ces intrigues à l’anglo-saxonne conçues comme des mécanismes d’horloge où le moindre détail trouve une explication limpide avant la dernière page. Non, Le Grand Arbre au centre du monde est une histoire énigmatique, dont certains aspects resteront nimbés de mystère. On pourra trouver cela frustrant, ou bien (c’est mon avis) estimer le résultat d’autant plus évocateur qu’il reste encore de quoi s’interroger et rêver une fois le livre refermé. Au fond, la logique de l’histoire est moins réaliste que symboliste. Ça aussi, ça se fait moins actuellement qu’en 1989, mais ce type d’histoire présente l’avantage à mes yeux de moins affaiblir la part de merveilleux et de magie propre à la fantasy que les univers où on nous assène dans les moindres détails tous les rouages des sortilèges ou le fonctionnement en style pseudo-scientifique du système digestif des griffons.

Lu en 2023, le livre frappe par ses préoccupations écologiques, qui sous-tendent toute l’intrigue. Il exprime le même attachement à la nature sauvage qui transparaît dans les films du studio Ghibli, et paraît plus que jamais actuel.

Si vous aimez ce que fait le studio Ghibli, vous pouvez vous procurer ce livre les yeux fermés en sachant qu’il vous fera passer un très bon moment de lecture, ou bien qu’il fera un beau cadeau pour initier un enfant à la fantasy écologique (et à l’illustration de fantasy). Si vous ne connaissez pas les univers de Ghibli, prenez le temps de voir ce que vous pensez du style graphique en aquarelles, mais je vous le recommande quand même : il est fin et nuancé, et au service d’un superbe conte.

J’ai posté une première version de cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs avant de l’étoffer pour le poster ici le même jour.


[BD] Tardi, « Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-sec » (t. 1 à 6)

25 avril 2022

Référence : Jacques Tardi, Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, Bruxelles, Casterman, depuis 1976. Tomes 1 à 6 : 1976-1985.

Mon avis

Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec doit être la série la plus connue de Tardi en dehors de son travail d’adaptation de Nestor Burma ou sur des BD historiques variées. Je la découvre en ce moment en médiathèque. C’est une bande dessinée inspirée par les romans-feuilletons du tournant du XXe siècle, et ses histoires successives ont elles-mêmes connu une première parution par épisodes en revues, la plupart des B.D., l’Hebdo de la BD dans les années 1970-1990, puis plus récemment dans Télérama en 2006-2007. Adèle vit à Paris, où elle se trouve rapidement mêlée à une série d’imbroglios abracadabrants impliquant bandits, savants fous et policiers bornés.

Le moins qu’on puisse dire est que cette BD combine du classique avec de l’original.

Des ingrédients classiques…

Commençons par le classique. La série se passe dans les années 1910, à Paris, dont les rues et monuments sont d’ailleurs représentés en détail, ce qui fait qu’on peut très vite se reconnaître dans les déplacements des personnages. On croise d’ailleurs quelques personnalités reprenant des célébrités réelles de l’époque, ou qui s’en inspirent fortement (comme l’actrice Clara Benhardt, dont le nom ressemble furieusement à celui de Sarah Bernhardt).

Cet aspect historique est très vite équilibré par une bonne dose de fantastique et de surnaturel. En effet, Adèle Blanc-Sec se trouve confrontée à une série de mystères impliquant toutes sortes de phénomènes étranges et lugubres, de monstres, de créatures variées et de technologies expérimentales louchant fortement vers la magie ou le spiritisme. L’ambiance est volontiers inquiétante et les personnages, Adèle comprise, sont souvent malmenés.

Toujours dans le côté « classique », les aventures d’Adèle Blanc-Sec font beaucoup penser aux romans-feuilletons du tournant du XXe siècle, comme Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, avec de nets souvenirs de Jules Verne ou d’Edgar Poe. Le côté « feuilleton » est omniprésent : le suspense est présent à chaque page, les rebondissements, secrets et révélations sont nombreux, tout comme les gredins déterminés à tuer, enlever ou décérébrer notre héroïne. Les fils narratifs démarrés dans le premier album se poursuivent dans les suivants, ce qui fait que, même si chaque album forme une intrigue à peu près close, on peut voir resurgir de nombreux personnages, factions et créatures dans les tomes suivants.

… mais un mélange original

Tous ces ingrédients classiques sont mélangés et réappropriés par Tardi d’une manière qui, finalement, élabore quelque chose d’original, un cocktail unique qui peut plaire plus ou moins, mais qui n’a aucun équivalent. En effet :

1) le dessin de Tardi est unique en son genre : on dirait de la ligne claire, mais avec une « patte » bien différente des Tintin, Blake et Mortimer ou Spirou. Les formes rondes des personnages n’empêchent pas l’ensemble de poser une ambiance ambiguë, souvent plus inquiétante et fantastique que bon enfant. L’usage des ombres et de la couleur doit y être pour quelque chose.

2) le personnage d’Adèle Blanc-Sec se détache nettement des autres héroïnes de BD que je connais. Non seulement elle n’a pas froid aux yeux, mais elle est loin d’être entièrement honnête et toute une partie de ses aventures consiste à échapper à des règlements de compte entre malfrats. Farouchement indépendante, elle a aussi un côté grognon. Là encore, on peut ne pas aimer, mais je ne lui vois aucun équivalent (du moins pas à l’époque où la BD a été lancée).

3) le ton de la série est assez particulier.

  • D’un côté, c’est du mystère et de l’aventure, souvent angoissante avec ses monstres, ses savants et cultistes fous, etc. D’un autre, les situations deviennent vite si rocambolesques qu’on ne peut pas tout lire au premier degré et qu’il s’en dégage une sorte d’humour pince-sans-rire qui n’empêche pas de s’inquiéter pour les personnages.
  • D’un côté, cela pourrait ressembler à n’importe quelle BD fantastique avec des dinosaures, des momies et des sectes occultes… et, de l’autre, l’aspect historique, le cadre parisien et l’angle choisi par Tardi pour évoquer la police et la politique donnent au résultat un aspect très français, ancré dans la contre-culture populaire du début du XXe siècle avec sa manière de ridiculiser la police et les autorités en général, un zeste d’anarchisme et une certaine sympathie pour les figures en marge de la loi.
  • D’un côté, le scénario est ficelé de manière virtuose avec ses multiples protagonistes qui croisent leurs machinations dans tous les sens. D’un autre, l’histoire devient vite si embrouillée, et Tardi nous donne si peu de moyens pour essayer de deviner le dénouement, qu’on n’a d’autre choix que de se laisser emporter par les événements, d’autant plus que les scènes d’action sont nombreuses.

Tout cela forme un mélange unique, alors que chacun des ingrédients pris séparément aurait pu donner quelque chose de classique.

Cela explique aussi qu’après avoir lu quatre albums, je ne savais toujours pas exactement si j’aimais ou non, mais je les dévorais et j’avais envie de lire la suite.

Finalement, la seule BD que je vois qui pourrait se rapprocher des aventures d’Adèle Blanc-Sec, avec un ton et une démarche un peu voisines, ce serait un comic : la Ligue des gentlemen extraordinaires d’Alan Moore et O’Neil. Mais elle reste quand même assez différente, avec ses graphismes aussi anguleux que ceux de Tardi sont ronds, son accumulation quasiment pédante de références littéraires là où Tardi se contente de reprendre une ambiance et d’inventer ses propres figures, et son cadre anglo-américain victorien là où Tardi situe son intrigue au coeur de la France du XXe siècle commençant.

Une précision s’impose au sujet du tome 5, Le Secret de la salamandre. En effet, dans cet album, l’intrigue devient impossible à suivre si l’on n’a pas lu d’autres BD qui ne font pas partie de la série des Adèle Blanc-sec, notamment tout ce qui concerne le personnage de Brindavoine, mais pas seulement. Il y a une, voire deux autres BD à rattraper pour profiter pleinement de l’intrigue. Trouver ça dans un Marvel, je m’y attendais, mais chez Tardi, où va le monde ! D’un autre côté, la construction de l’album est habile, avec son choix de faire une parenthèse le temps de la Première Guerre mondiale (une période chère à Tardi) et sa véhémente plaidoirie pacifiste qui dénonce le patriotisme bon teint avec une énergie impressionnante.

Bref, c’est une BD où je vous recommande de mettre le nez pour vous faire un avis, en lui donnant une chance sur au moins deux tomes, le temps de saisir son univers si particulier. Et, si vous tenez à tout comprendre sur les parcours des différents personnages, mieux vaudra faire une pause dans la série après le tome 4, le temps de lire Adieu Brindavoine.


Dans le même genre…

Notez qu’il y a eu une adaptation en film par Luc Besson en 2010, qui mélangeait des éléments du tome 1 (Adèle et la Bête) et du tome 4 (Momies en folie). J’ai beau détester ce que fait Besson en général, ce film-ci était très regardable et presque pas trop infidèle à la BD… à cela près qu’étant réalisé en prises de vue réelles, il balance aux oubliettes toute l’originalité graphique du style de Tardi. Pour un film à l’ambiance proche, mais qui conserve l’univers visuel de Tardi, je vous recommande plutôt Avril et le monde truqué, film d’animation sorti en 2015 qui développe un univers d’uchronie steampunk assez différent du cadre des aventures d’Adèle, mais avec une ambiance et des personnages assez voisins.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs le 13 mars 2022 avant de le reprendre et de le modifier pour le publier ici.


[BD] Florence Cestac (dessin et scénario), « Filles des Oiseaux, t. 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! »

28 février 2022

Référence : Florence Cestac (dessin et scénario), Filles des Oiseaux, tome 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! Paris, Dargaud, 2016.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Il y a une cinquantaine d’années, les familles aisées envoyaient leurs jeunes filles un peu rebelles chez les sœurs pour les remettre dans le droit chemin. Marie-Colombe en fait partie et pour Thérèse, qui n’habitait pas loin, c’était pratique. Âgées de 13 ans, ces deux filles qui n’avaient rien pour se rencontrer au départ vont se lier d’une amitié à toute épreuve et faire les 400 coups dans cette vénérable institution catholique d’Honfleur. »

Mon avis

J’avais chroniqué il y a quelques mois la bande dessinée autobiographique de Florence Cestac, Un papa, une maman, une famille formidable, où elle évoque son enfance et son adolescence au sein d’une famille aisée typique de la France des « Trente Glorieuses ». Filles des Oiseaux, de son côté, n’est pas une BD autobiographique au sens strict, mais davantage une autobiographie romancée en BD. Cestac a bel et bien été scolarisée dans un pensionnat catholique d’Honfleur dans les années 1950-1960, mais elle ne se met pas en scène directement : son nom et ceux de ses amies et professeures de l’époque sont changés, et elle se laisse un peu de latitude au niveau des événements. Si l’album commence à l’arrivée au pensionnat de Thérèse, adolescente issue d’une famille rurale pauvre et peu éduquée, c’est davantage dans le personnage de Marie-Colombe, la jeune fille issue d’une riche famille urbaine, qui rappelle le milieu social natal de Florence Cestac. L’ensemble paraît rester proche de l’expérience vécue de l’autrice, et l’album inclut d’ailleurs quelques photos d’époque, accompagnées d’abondants remerciements à ses anciennes copines de pensionnat.

N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! a beau être le premier album d’un diptyque, je ne m’étais même pas rendu compte qu’il disposait d’une suite avant d’entreprendre l’écriture de ce billet : c’est dire si l’album peut être lu de manière indépendante. Il forme une intrigue close, centrée sur l’amitié qui se noue entre Thérèse et Marie-Colombe, les deux pensionnaires issues de milieux sociaux complètement différents. Je n’ai pas encore lu le deuxième album, paru deux ans après le premier, mais je vais me faire un plaisir de mettre la main dessus. D’après son titre (à rallonge : Hippie, féministe, yéyé, chanteuse, libre et de gauche, top-model, engagée, amie des arts, executive woman, maman, business woman, start-upeuse, cyber communicante… what else ?), il prend la suite chronologique du premier et s’inspire sans doute des années de jeune adulte de Cestac à l’époque de mai 1968.

L’album aborde plusieurs thèmes classiques, mais remarquablement bien traités et entrecroisés. Le premier qui saute aux yeux est l’accession à l’âge adulte : à son arrivée au pensionnat, Thérèse meurt de solitude et d’angoisse dans le grand dortoir où elle découvre qu’elle a ses premières règles. Sous l’influence de Marie-Colombe, Thérèse forme peu à peu son esprit critique face aux excès tant des bonnes soeurs que de sa propre famille puis de celle de Marie-Colombe, jusqu’à s’émanciper et trouver sa propre voie. Dans l’intervalle, il y a l’adolescence, ses pulsions, ses élans, son besoin de s’épanouir dans son corps, sa soif de justice et de sociabilité, tout cela bien mal compris par l’institution et par les familles.

Un deuxième thème central est, logiquement, la rencontre entre les milieux sociaux. L’intrigue rappelle par endroits le film La Vie est un long fleuve tranquille d’Étienne Chatiliez (1988) avec son portrait mordant des travers des riches et des pauvres (les Le Quesnoy d’un côté, les Groseille de l’autre). Comme dans le film, de nombreuses situations évoquent le choc de la découverte mutuelle de ces milieux l’un par l’autre : Thérèse se perd dans l’immense appartement familial de Marie-Colombe et se fait remarquer par sa façon de manger bruyante, Marie-Colombe se laisse séduire par le frère de Thérèse et tombe enceinte. Mais le portrait des deux milieux brossés par Cestac s’avère infiniment plus nuancé que les archétypes très tranchés du film et, finalement, plus abouti, en dosant avec habileté l’humour et l’émotion, la caricature et le réalisme historique et sociologique. On y voit ainsi la honte de classe qu’éprouve souvent Thérèse face au regard de Marie-Colombe, et les réactions inattendues de cette dernière, qui trouve un soulagement bienvenu dans la fréquentation d’un milieu moins rigide et collet monté que le sien.

Enfin, la critique de l’éducation catholique dispensée au pensionnat d’Honfleur apparaît régulièrement dans les pages de l’album. Le pensionnat est montré comme un cadre étouffant, dont la pédagogie autoritaire s’adosse à une religion rabaissée à un ressassement de rituels et de principes moraux grandiloquents que les sœurs ne semblent en réalité guère mettre en pratique auprès de leurs pensionnaires. Les heurts récurrents entre les adolescentes et les sœurs paraissent exemplifier l’époque et préparer le grand branle-bas de mai 1968.

En somme, une nouvelle fois, le travail de Cestac m’a rappelé celui de l’écrivaine Annie Ernaux dans sa démarche de restitution d’une époque, mais avec une esthétique toute différente, qui recourt beaucoup plus à l’humour. Cestac joue aux montagnes russes avec nos émotions, de l’éclat de rire à la tendresse en passant par l’horreur scabreuse quand elle aborde au passage des sujets tels que les violences familiales, les avortements clandestins ou le suicide. L’air de rien, de gag en anecdote, elle brosse un portrait ambitieux de la France des années 1950-1960, acide sans tourner au vitriol, satirique sans tomber dans la pure caricature. Autour des traits rondouillards et amusants des personnages, les habits, les bâtiments, les usages et le langage de l’époque sont bien restitués. L’art de Cestac ne paye pas de mine – on pourrait même dire qu’il cache son jeu, ou qu’il cache son sérieux sous le jeu – mais ne vous y trompez pas : on y on en ressort plus instruit et plus humain. Pour paraphraser un slogan soixante-huitard : « Sous les gros nez, l’Histoire ».


Tehanetorens (Ray Fadden), « Légendes iroquoises »

14 février 2022

Référence : Tehanetorens (Ray Fadden), Légendes iroquoises, traduit de l’anglais par Berthe Fouchier-Axelsen, avec des illustrations de John Kahionhes Fadden, Montréal (Québec), Alias, collection « Alias poche », 2020 (édition originale : Legends of the Iroquois, Book Club Co., 1998).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les Iroquois, anticipant leur totale disparition dans le grand courant nord-américain, se mirent à recueillir les récits de leur peuple. Mais avant que Ray Fadden commence son travail vers 1930, aucun véritable effort continu n’avait été fait pour connaître les légendes et les traditions iroquoises qui feraient comprendre aux jeunes générations les us et coutumes de leurs ancêtres. Le présent ouvrage offre une sélection significative des récits recueillis auprès de son peuple par Fadden dans les années 1930 et 1940. Il s’agit d’une merveilleuse occasion pour le lectorat contemporain de découvrir une riche partie de l’imaginaire de la nation iroquoienne.

Berthe Fouchier-Axelsen nous restitue ici ces légendes dans leur puissante simplicité, alors que Nadine N. Jennings, dans son avant-propos, les replace dans le contexte de l’époque en rappelant l’histoire de la Confédération iroquoise.

Le livre est magnifiquement illustré par John Kahionhes Fadden. »

Mon avis

Voici un petit livre qui m’a donné l’impression de rencontrer un peuple. En France, peu de gens ignorent le nom des Iroquois, qui comptent parmi les peuples nord-amérindiens les plus célèbres. Combien, cependant, ne les connaissent que par les images d’Epinal massivement diffusées par les westerns sous diverses formes, films, BD ou vieux romans d’aventure et mélangent allègrement les unes avec les autres les peuples des diverses régions des Etats-Unis et du Canada, Apaches, Cheyennes, Sioux et quelques autres, en laissant dans l’ombre une réalité infiniment plus riche et diverse ? Trop souvent, quand on s’intéresse au sort de ces Amérindiens, on évoque leur génocide par les colons européens (peut-être plus facilement de ce côté-ci de l’Atlantique), mais on oublie de préciser qu’une partie d’entre eux a survécu, de même que leur culture. Commémorer les morts en oubliant de mentionner les survivants, c’est enterrer ces derniers à l’avance, ce qui n’est pas beaucoup mieux.

Autant amateur de contes, de légendes et de mythes à l’âge adulte que je l’étais enfant, j’ai gardé l’habitude de découvrir peu à peu, par ce biais, des cultures des quatre coins du monde. C’est de cette manière que j’ai craqué pour ce recueil, à la Librairie du Québec, à Paris, où j’avais trouvé quelques mois plus tôt Kamik (Chasseur au harpon), de l’écrivain inuit Markoosie Patsauq, dont j’ai parlé dans un autre billet.

Ces Légendes iroquoises forment un recueil très court : 120 pages au format poche, écrit gros, avec des illustrations. Et pourtant ! Dans ces pages, on trouve tout ce qu’il faut pour découvrir non seulement les légendes iroquoises, mais aussi l’histoire et la culture de ce peuple et de ses six tribus, ainsi que l’auteur, Tehanetorens (Ray Fadden de son nom canadien), figure majeure de la préservation et de la transmission de la culture iroquoise.

Qu’on en juge. Après une brève préface à l’édition française par l’illustrateur (le livre est d’abord paru en anglais en 1998) vient un avant-propos de Nadine N. Jennings, docteure en études anglaises et professeure adjointe au Suny Canton College of Technology, dans l’Etat de New York. En trois ou quatre pages, Jennings présente l’histoire et la culture des Iroquois, qui se nomment eux-mêmes les Haudenosaunee, Ceux de la maison longue, du nom des bâtiments où ils vivent et dont elle présente l’organisation matérielle et politique, marquée par l’union de cinq tribus (auxquelles se joint une sixième en 1715) à l’instigation du pacificateur Dekanawidah. Elle évoque brièvement le système d’écriture iroquois, les pictogrammes, que le chapitre suivant, « Clefs pour les pictogrammes des Six-Nations », présente plus en détail, de leurs conditions matérielles d’écriture (par exemple directement sur les arbres, ou sur des objets d’écorce, ou encore sur les ceintures appelées « wampums ») jusqu’à leur sens et leur symbolique. Claire, concis, ce passionnant chapitre ainsi que les deux suivants (« Symboles des Six-Nations » et « Les clans des Six-Nations ») sont illustrés de nombreux exemples de pictogrammes avec l’histoire de leur reconstitution.

Un poème en prose est placé en tête des légendes : « La conservation de la nature telle que l’Indien la voyait ». D’une actualité brûlante, il met en avant les dégâts causés par la colonisation européenne aux écosystèmes de l’Amérique du Nord et la nécessité pour « l’homme blanc » de renoncer à l’avidité et au gaspillage dénoncés par le Grand Esprit, afin de changer de mode de vie pour préserver la vie autour de lui. Un second texte en prose poétique, « Souvenirs », clôt le volume et répond au premier, puisque les souvenirs qu’il évoque de manière vivace montrent une attention constante portée aux paysages, aux arbres et aux animaux autres que les humains.

Commencent alors les légendes à proprement parler. La plupart sont à vocation étiologique, c’est-à-dire qu’elles expliquent l’apparition d’une réalité qui existe toujours aujourd’hui : la médecine (« Le don du Grand Esprit »), la maîtrise du feu (« Une tradition : la découverte du feu »), l’invention de l’arc (« L’invention de l’arc et de la flèche »), l’origine d’une constellation (« L’histoire de la Grande Ourse », « Les sept danseurs ») et même l’apparition des moustiques actuels (« Pourquoi nous avons des moustiques »). Les premières légendes montrent également des divinités apparemment centrales dans la culture iroquoise, comme le Sat-kon-se-ri-io, aussi appelé le Grand Esprit, et l’Enfant-tonnerre (dont la légende du même nom relate la naissance et le destin), ou encore l’ancêtre des Iroquois (« Sa-go-ia-na-wa-sai, notre aïeul »).

Les autres légendes donnent une large place aux récits de chasse surnaturelle, un quotidien âpre où les humains n’ont pas toujours le dessus sur les animaux ou créatures rencontrées. Ainsi, dans « La tête volante », un malheureux chasseur tombe sur une entité apparemment invulnérable. Plusieurs récits mettent en oeuvre le motif du changement de taille, et il est difficile de ne pas penser à Alice au pays des merveilles ou aux Voyages de Gulliver en les lisant (tout particulièrement dans « La bête féroce »). D’autres récits mettent en scène des animaux locaux, lors de rencontres rares et privilégiées avec des humains (« La danse des lapins ») ou dans leur vie entre bêtes (« Le chant de la grive solitaire »).

Ces récits sont courts, voire très courts (certains dépassent à peine deux pages), et illustrés par John Fadden, dont les crayonnés soignés, détaillés et très évocateurs contribuent pleinement à nous immerger dans l’univers de ces légendes en donnant à voir l’apparence des personnages et des créatures, les vêtements, les coiffures, l’équipement des chasseurs.

Le chapitre final, d’une quinzaine de pages, est consacré à la vie et à l’oeuvre de l’auteur, Tehanetorens, Ray Fadden de son nom d’état civil fédéral. Durant un XXe siècle qui voit les Iroquois en butte à des Etats déterminés à les « civiliser » (comprendre : à faire disparaître leur culture dans une éducation uniquement « états-unienne »), Tehanetorens entreprend, avec une persévérance remarquable et salutaire, de recueillir, de préserver et de transmettre la culture iroquoise. Il poursuit cette tâche dans les années 1930-1940 et jusqu’à sa mort (survenue en 2008, selon sa notice sur le catalogue de la Bibliothèque nationale de France).

Deux choses m’ont frappé à la lecture. La première est la persistance d’une logique de génocide du peuple iroquois et d’effacement délibéré et systématique de la culture iroquoise de la part des Etats à des époques très récentes, bien après la Deuxième guerre mondiale. Ce sont des crimes qu’il faut faire connaître, faire reconnaître aux Etats, et pour lesquels il faut rendre justice aux Iroquois et aux autres peuples concernés, si nous voulons définitivement tourner la page de la colonisation et entrer pleinement dans une ère démocratique.

La deuxième chose qui m’a frappé est la manière privilégiée par Tehanetorens pour sauver la culture iroquoise. Des folkloristes européens se seraient contentés de tout recueillir par écrit, dans des recueils de contes, des lexiques et des grammaires de langues menacées de disparition, comme cela s’est beaucoup fait en Europe et en France, dans nos régions, aux XIXe et XXe siècles. Tehanetorens, lui, ne semble pas avoir publié beaucoup de livres. Il a privilégié la mise en place d’une organisation (l’Akwesasne Mohawk Counselor Organization) et de structures vivantes, propres à organiser une transmission du savoir entre les générations, par la mise en contact des jeunes avec leurs aînés et des tribus entre elles. Ainsi son travail a donné naissance au Musée amérindien des Six-Nations (Six Nations Indian Museum), à Onchiota, en 1954, et ses écrits les plus nombreux ne sont pas des livres mais du matériel pédagogique, livrets, cartes, fresques murales. Cela s’explique en partie par l’urgence, à l’époque, de résister à la politique de scolarisation et d’éducation forcée « à l’américaine » que le gouvernement de New York tente d’imposer avant de renoncer devant la résistance de la population iroquoise.

Sans l’action de gens comme Tehanetorens, les jeunes Iroquois, séparés de leurs parents, auraient été entièrement élevés dans la culture dominante des colons et n’auraient jamais eu accès à leur culture natale, qui aurait entièrement disparu. Au lieu de cela, cette culture a survécu et reprend doucement du poil de la bête. Mais l’attitude des gouvernements successifs, tant au Canada qu’aux Etats-Unis, demeure changeante et trop ambiguë, marquée par un déni persistant. A ceux qui trouvent à redire aux études décoloniales, et qui prétendent que ce type de démarche revient à remuer inutilement ce qui ne serait que de mauvais souvenirs bien révolus aujourd’hui, il est important de faire comprendre que la colonisation n’est pas terminée. Elle ne le sera pas tant que les Amérindiens ne seront pas traités sur un pied d’égalité avec les autres citoyens et citoyennes des pays où ils vivent.

Conclusion

Ces Légendes iroquoises sont une merveille à lire et à regarder. Les légendes, avec leurs textes courts, limpides et illustrés, sont accessibles à un très jeune public, de même que les poèmes et la présentation de l’écriture pictographique. Les uns comme les autres feraient de belles ressources pédagogiques pour faire découvrir la culture iroquoise au-delà des clichés des westerns, où qu’on se trouve dans le monde. Les préfaces et la notice consacrée à Tehanetorens, quant à elles, semblent davantage destinées à un lectorat adulte et constituent une mine d’informations sur l’histoire et les luttes des Iroquois. Elles m’ont rendu extrêmement curieux d’en apprendre davantage sur ces sujets.

Dans le même genre, je peux vous conseiller plusieurs autres livres. Il y a quelques années, j’avais été marqué par la lecture du Fripon divin de C. G. Jung, C. Kerényi et P. Radin, consacré aux mythes des Winnebagos, autre peuple d’Amérique du Nord. Ces mythes, déroutants et réjouissants, valent la lecture. Les interprétations proposées dans le même ouvrage ont plus ou moins bien vieilli. J’en parle en détail dans ce billet.

William Camus, autre écrivain iroquois (son nom iroquois est Ka-Be-Mub-Be), a publié plusieurs recueils de contes amérindiens recueillis et traduits par lui (ainsi que d’autres livres variés, notamment des romans de science-fiction). Le seul que j’ai lu pour l’instant est Légendes de la Vieille-Amérique, paru chez Bordas en 1979 et réédité en 1996 chez Pocket junior dans la collection « Mythologies ». J’ignore s’il est encore disponible en neuf, mais il doit pouvoir se trouver d’occasion. Le recueil rassemble des contes et légendes de peuples amérindiens très variés : Menomini, Navajo, Oglala, Cheyenne, Zuni, Hopi, Chippeway, Wishita, Athabaska, Kato, Fox et Iroquois, ces derniers étant représentés par le conte « Le vieillard atteint de toutes les maladies », qui est une autre version de la légende de l’invention de la médecine relatée sous le titre « Le don du Grand Esprit » dans Légendes iroquoises. Ces Légendes de la Vieille-Amérique sont un trésor qui mérite amplement une réédition.

Sur les Premières Nations au sens plus large, je ne peux que vous conseiller (je n’ose dire « chaudement ») le récit Kamik, plus connu sous le titre Chasseur au harpon, de l’écrivain inuit Markoosie Patsauq, dont je parlais il y a quelques semaines dans cet autre billet.

Parmi les écrivains de culture amérindienne encore actifs aujourd’hui, j’ai entendu parler de l’écrivaine et musicienne Joy Harjo, américaine et creek, couronnée en 2019 « Poet Laureate » (poétesse lauréate), la plus haute distinction que puisse recevoir un poète dans le monde anglo-saxon. Son autobiographie poétique, Crazy Brave, relate son enfance et son parcours et le peu que j’en ai grignoté est plus que prometteur.

Je n’ai pas encore lu d’ouvrages d’histoire ou d’anthropologie consacrés aux Amérindiens, mais cette lecture m’a donné envie d’en lire.


Jâmi, « Medjnoûn et Leïla »

31 janvier 2022

Référence : Jâmi, Medjnoûn et Leïla, traduit du perse (Afghanistan) par Antoine Léonard de Chézy, Paris, Libella, coll. « Libretto », 2018. Le livre n’indique pas qu’il consiste en une simple réédition d’une traduction parue en 1807, notes comprises (voyez plus bas).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Cette histoire d’amour populaire dans tout le Moyen-Orient raconte les péripéties du poète bédouin Keïs et de sa cousine, la belle Leïla.

Ils évoluent au rythme d’une vie nomade caractéristique des Arabes de cette époque. Du fait de leur proximité, les campements qui s’établissent dans les oasis propices au repos sont un cadre idéal pour que les jeunes hommes et les jeunes filles de tribus différentes voient naître parfois les passions les plus vives. Mais la nécessité de changer régulièrement de lieu afin de trouver sa subsistance contrariait ces amours naissantes

Le récit tragique de ces deux amants, aussi fameux au Moyen-Orient que Tristan et Iseult ou Roméo et Juliette en Occident, est d’une simplicité extrême. Il a été mis en littérature par les plus grands poètes arabes, turcs, persans… La version ici proposée a été composée en 1487 par le poète Jâmi. Elle sera la source d’inspiration revendiquée par Louis Aragon pour son recueil Le Fou d’Elsa. »

Mon avis

Une mauvaise édition

Ah, la belle couverture tentante que cette miniature persane de Mirak Tabriz montrant Medjnoûn dans le désert ! Le beau petit livre en moyen format, facile à trimballer ! Le prix… le prix, on y reviendra. Un grand classique que ce texte, nous dit le quatrième de couverture, qui a raison… mais sur la qualité de cette édition elle-même, l’enchantement n’a guère duré. Si vous n’avez pas beaucoup de temps, voici la version courte : c’est une mauvaise édition, à la limite de la malhonnêteté, lisez plutôt le texte dans une autre édition ou lisez autre chose. Voilà. Si vous avez le temps, voici les raisons qui me font penser que c’est une mauvaise édition. Ce sera un peu long, mais parfois amusant (ou navrant, selon votre tempérament).

Tout commence par des notes de bas de page d’un genre assez particulier. Dès la première page du texte proprement dit, en page 11, la note 1, qui compare le début du texte à ceux d’autres poèmes composés dans d’autres langues, évoque une traduction due à « la plume élégante de M. Th. Law ». Plus loin, la même note mentionne des vers de Virgile en latin, sans les traduire, puis explique des mots persans en donnant leur équivalent… en latin. Personne ne fait ça dans une édition annotée destinée au grand public. Personne, du moins, de nos jours. Ayant eu souvent l’occasion de fouiner dans des éditions anciennes, je n’ai pas tardé à subodorer la réédition à l’identique d’une édition du XIXe siècle. Une rapide recherche avec le nom du traducteur sur le catalogue de la Bibliothèque nationale de France a confirmé mon intuition : le brave Antoine-Léonard de Chézy est mort en 1832 et il a publié cet ouvrage en 1807. C’est sa traduction, ainsi que ses notes, qui sont reproduites ici. Autrement dit, Libretto a proposé au lectorat de 2018 de redécouvrir un texte âgé de plus de six siècles (cette version de la légende date de 1487, selon la note de l’éditeur), mais avec une traduction et des explications elles-mêmes âgées de plus de deux cents ans.

Or, s’il paraît que le vin se bonifie en vieillissant, c’est rarement le cas des notes de bas de page. Qu’on en juge. En page 63, une note expliquant que la Kaba est la « Laison (sic) carrée de la Mecque » nous renvoie à ce sujet à la Description de l’Arabie de Niebhur, un ouvrage hautement à jour puisque paru en 1774. La note de la page 64 nous réserve une référence bibliographique devenue incompréhensible à tout autre que des initiés (« Voir R. labb. Gol. Lex., p.2091 », Libretto pensait sans doute organiser un jeu-concours pour récompenser les gens qui arriveraient à comprendre). La note de la page 67 renvoie à une Chrestomathie de « M. de Sacy » indiquée comme encore à paraître : il s’agit de l’Arabische Chrestomathie de Silvestre de Sacy, dont la traduction française semble être parue en 1806. A la page 101, une note est convaincue que les Arabes bédouins du XVe siècle avaient encore les mêmes tentes qu’ « au temps de Salomon » et renvoie à ce sujet à Pietro della Valle, voyageur des XVIe-XVIIe siècles (tant qu’à faire). Cela devient presque touchant aux pages 111-112, lorsque notre traducteur nous renvoie aux Mémoires sur l’Egypte dans leur édition parue chez Didot, à Paris, « en l’an 8 », c’est-à-dire les Mémoires sur l’Égypte, publiés pendant les campagnes du Général Bonaparte dans les années 1798 et 1799, bref, les comptes-rendus savants de l’expédition d’Egypte de Napoléon Ier. Vous l’aurez compris : ces notes sont complètement obsolètes sur le plan scientifique, et sont souvent elles-mêmes incompréhensibles, au point qu’il faudrait des notes sur les notes.

Tout aussi surannée est la conception du monde du traducteur. De Chézy emploie un style fleuri, des protestations de modestie et des éloges hyperboliques au sujet de ses collègues dont les universitaires actuels ont appris à se passer (ou à les rendre moins voyants). En homme du XIXe siècle commençant, il y va allègrement de son male gaze sur la beauté des personnages féminins du récit, en en appelant à une supposée complicité de son lectorat, sans oublier la misogynie ordinaire de la note de la page 126 (Leïla explique qu’elle n’a pas couché avec Medjnoûn. Commentaire de De Chézy : « Leïla fait là un léger mensonge ; mais quelle est la femme qui ait jamais dit la vérité sur ce point ? »). De manière plus anecdotique, aux pages 25-26, au sujet d’un détail gentiment érotique portant sur la taille des seins de Leïla, la note 1 se croit contrainte de se lancer dans une circonvolution compliquée et de citer Martial en latin (toujours sans traduction), simplement parce que notre pauvre homme tient à nous expliquer que « les Orientaux » aiment les femmes aux petits seins, mais, vivant au XIXe siècle, ne se sent pas autorisé à l’écrire clairement. Bref, il est de son époque et ses propos ont mal vieilli par endroits.

Je ne sais pas vous, mais, en ce qui me concerne, je ne suis nullement spécialiste de la poésie de l’empire timouride du XVe siècle. J’aurais donc été preneur d’un véritable apparat de notes et de commentaires, propre à m’éclairer sur l’oeuvre, son auteur et son contexte avec un savoir et des références à jour. Si la traduction de De Chézy revêt une importance particulière dans l’histoire littéraire française, qu’à cela ne tienne, mais, dans ce cas, que l’on ajoute des commentaires sur la traduction : ce n’est pas infaisable, et même, cela se fait régulièrement (je pense par exemple à la traduction en vers des Géorgiques de Virgile par l’abbé Delille, que Gallimard, dans l’édition parue en « Folio classique » en 1997, a pris soin de faire précéder d’une introduction conçue par une latiniste actuelle, Florence Dupont).

Rien de tel chez Libretto. Non seulement il n’y a aucun effort de remise en contexte de cette traduction, mais l’éditeur n’indique nulle part sa date de parution d’origine, pas plus que les dates de naissance et de mort d’Antoine-Léonard de Chézy, ni aucun autre renseignement à son sujet. Pourquoi avoir omis ces informations basiques, pourtant cruciales pour la compréhension et l’appréciation du texte ? C’est à la limite de la malhonnêteté.

Il y a pire. Au début du volume, une « note de l’éditeur » est censée nous renseigner sur l’auteur et le contexte. Elle est présentée sans signature, au point que j’en suis venu à me demander si elle datait de l’édition Libretto ou d’une autre édition plus ancienne. Elle est en tout cas postérieure à 1963, année de la parution du Fou d’Elsa d’Aragon, qu’elle mentionne. Je suis tout de même allé voir l’édition de 1807 en ligne sur Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France… Oui, parce que, naturellement, cette traduction, datant de 1807, est depuis belle lurette dans le domaine public, et elle est même consultable gratuitement sur Gallica (voyez ici la première partie et là la seconde).

Et la comparaison s’est révélée instructive. Premièrement : l’éditeur semble parfois paraphraser, sans aucun recul critique, un développement de De Chézy sur les coutumes des Arabes bédouins qui figure dans son premier volume aux pages XXV et suivantes.

Deuxièmement : la Note de l’éditeur de l’édition Libretto omet d’indiquer que la traduction de De Chézy est largement incomplète. Certes, elle indique que De Chézy omet les louanges à Mahomet que Djâmi place en tête de son récit selon la tradition de son époque. On pourrait, d’ailleurs, se demander pourquoi ne pas les réintégrer à une édition actuelle : après tout, nous nous farcissons bien les multiples lettres de compliments des dramaturges et romanciers de l’Ancien Régime adressées à leurs protecteurs ou protectrices ou au Roy… En plus, De Chézy affirmait en son temps dans sa préface (page XXXI) : « Ces morceaux renferment sans contredit des beautés du premier ordre »… Mais où avais-je la tête ? Cela aurait supposé de payer un traducteur encore vivant pour compléter la traduction de De Chézy ! Et il y a encore pire. En lisant un peu plus loin, je me suis aperçu que De Chézy prévenait, dans sa préface, qu’il avait aussi « omis plusieurs morceaux sans nul intérêt dans le corps de l’ouvrage, et diverses réflexions philosophiques qui le terminent ». De Chézy est si conscient du caractère personnel de ses choix qu’il se dit prêt à accepter que son ouvrage soit considéré comme « une imitation » plutôt que comme une traduction à proprement parler. Toutes nuances dont l’édition Libretto ne fait nulle mention. Libretto commercialise donc une traduction qui n’en est pas une, accompagnée de notes largement obsolètes, en les faisant précéder d’une « Note de l’éditeur » qui plagie deux paragraphes de la préface du traducteur et omet toutes sortes d’informations essentielles sur la date et la nature du texte.

Troisièmement, et de manière plus accessoire : dans l’édition de 1807, les notes du traducteur ne figurent pas au bas des pages, mais en fin de volume, ce qui explique qu’elles soient parfois très longues puisque De Chézy n’avait pas de contrainte particulière de place. L’édition Libretto les transforme en notes de bas de page, d’où des notes parfois démesurées qui s’étalent sur deux ou trois pages et prennent plus de place sur la page que le texte principal (par exemple en page 12 ou, pire, aux pages 68-69).

Quel était l’intérêt de rééditer cette version du texte ? Tel quel, le livre interdit de profiter pleinement du récit, à moins d’être un érudit en matière de littérature persane. Mais les universitaires qui travaillent dans ce domaine peuvent consulter directement les éditions anciennes en bibliothèque, et tout le monde peut consulter Gallica. Il n’y avait pas besoin d’en réimprimer tout un tirage. S’agissait-il de faire redécouvrir un classique oublié ? Mais dans ce cas, pourquoi le faire dans de si mauvaises conditions, plutôt que d’en faire faire une traduction nouvelle, ou au moins d’inclure une préface écrite par un spécialiste actuel de la littérature persane, afin de remettre le texte de Jâmi et sa traduction dans leurs contextes respectifs ? La démarche aurait été bien plus honnête et le résultat, bien plus intéressant.

Qu’un éditeur comme Libretto ne souhaite pas prendre la peine d’élaborer une traduction nouvelle, je peux l’admettre. Mais cela leur aurait-il coûté une telle fortune de demander à un ou une universitaire spécialiste du sujet de fournir une préface qui resitue tant l’oeuvre que la traduction dans leurs contextes respectifs ? Non. C’est donc une édition pingre, facile, de la réimpression au kilomètre sous une couverture aguicheuse, bref, une mauvaise édition.

En un mot comme en cent : n’achetez pas cette édition si vous voulez comprendre quelque chose au texte, et tournez-vous plutôt vers d’autres ouvrages mieux édités, plus respectueux de leur lectorat, qui vous permettront de découvrir la littérature persane ancienne dans de meilleures conditions.

Un grand texte

Il est grand temps d’en venir à l’oeuvre elle-même. Une précision sur son auteur, d’abord, dont « Jâmi » est une manière ancienne de transcrire le nom. J’ai l’impression qu’actuellement, on le transcrit plutôt « Djami ». Son nom complet est Abd al-Raḥmān ibn Aḥmad Nūr al-Dīn Ǧāmī et il vit de 1414 à 1492, la plupart du temps à Hérat, dans ce qui est maintenant l’Afghanistan et qui, à l’époque, faisait partie de l’empire timouride. Ses écrits sont marqués par le soufisme, dont les conceptions sur la sagesse transparaissent apparemment dans Medjnoûn et Leïla, mais je serais bien en peine de savoir comment au juste puisque cette édition a été incapable de me renseigner là-dessus.

Medjnoûn et Leïla est une histoire d’amour comme peu de gens oseraient en publier de nos jours. A nos yeux de gens du XXIe siècle, tout paraît excessif et hyperbolique dans ce récit. « Medjnoûn », un peu comme le Tristan de nos légendes médiévales, est marqué par un destin inscrit dans son nom, encore qu’il s’agisse ici d’un surnom que les bergers lui donnent quand ils contemplent les débuts de ses amours contrariées. « Medjnoûn » signifie en effet « l’infortuné » voire « le fou » (fou d’amour, naturellement). Une simple rencontre avec une belle et spirituelle jeune femme d’une tribu rivale, Leïla (« nuit »), suffit à provoquer chez les deux jeunes gens un coup de foudre dont les conséquences scelleront leur destin. La suite est, pour aller vite, une histoire à la Roméo et Juliette, à savoir un amour contrarié qui mène les amants à la mort… à cette différence que Roméo fait figure de tigre mangeur d’hommes à côté de Medjnoûn, que son amour rend pacifique jusqu’à l’extrême. Il en vient même à cesser de manger de la viande et à protéger une gazelle qui lui rappelle Leïla, y compris lorsque son ami et lui-même sont sur le point de mourir de faim dans le désert !

Cette intrigue est relatée dans un style si fleuri et enthousiaste qu’on pourrait le recommander à toute personne qui n’aurait pas le moral, en dépit du triste dénouement de l’histoire. Leïla est ainsi appelée « cette tendre fleur du jardin parfumé de la confiance, cette rose éclatante du printemps de la vie, cette jeune gazelle, dont les grâces enchanteresses eussent subjugué les coeurs les plus indomptables », et le reste est à l’avenant. Les personnages sont tous forts, beaux et intelligents, ce qui n’empêche pas ensuite que certains commettent des erreurs crasses (en particulier les pères qui font obstacle aux amours de leurs enfants). C’est une histoire d’amour qui m’a beaucoup rappelé le genre d’histoire d’amour qu’on peut trouver dans les romans grecs et romains de l’Antiquité (Chéréas et Callirhoé de Chariton, ou bien, pour citer un exemple un peu moins oublié, Daphnis et Chloé de Longus) et qu’on retrouve au XVIIe siècle dans des écrits comme Le Conte des contes de Giambattista Basile ou dans les nouvelles incluses par Cervantès dans la première partie de son Don Quichotte : on y trouve la même rhétorique hyperbolique sur la beauté et les autres qualités des personnages, les mêmes passions échevelées, les mêmes rebondissements romanesques devenus depuis des clichés du genre. Mais je ne sais pas du tout quels liens on pourrait (éventuellement) établir entre ces oeuvres. Pour le savoir, il aurait fallu demander à un ou une vraie spécialiste d’écrire une préface et/ou des notes…

Le contexte où évoluent ces personnages a quelque chose d’exotique à nos yeux : un univers de Bédouins plus ou moins inspiré du XVe siècle, mais en réalité assez atemporel, car en dehors de la mention du calife et du pèlerinage à la Mecque, on ne sait pas grand-chose du lieu et de l’époque précis où se déroule l’histoire. Ce ne sont pas les Mille et une nuits pour autant : il n’y a pas de surnaturel, seulement des passions excessives.

Vus depuis notre XXIe siècle trop porté au cynisme et à l’ironie, les personnages atteignent une telle plénitude dans leurs sentiments que leur romantisme débridé en devient rafraîchissant. Un peu de premier degré fait parfois du bien – quand bien même je me doute que le poète s’inscrit dans une longue tradition littéraire dont j’ignore les codes (j’aurais pu en apprendre un peu plus, si l’édition avait été mieux faite… pardon, j’arrête). Quant à vous, je ne sais pas si cela peut vous plaire : disons qu’il ne faut pas avoir peur des sucreries, mais ce sont des sucreries succulentes, de la première qualité.

Conclusion

Conclusion, eh bien, c’est un texte magnifique, mais qui mérite une véritable nouvelle édition, et même une traduction nouvelle en bonne et due forme, afin de donner à lire un texte entier (et non le texte coupé de partout de la « traduction » de De Chézy), de mettre à jour un certain nombre de traductions de vocables qui ont donné du fil à retordre au traducteur du XIXe siècle (c’est lui-même qui le dit dans plusieurs notes) et de mettre à jour introduction et notes pour refléter l’état actuel des connaissances. J’ai l’air d’en demander beaucoup ? Pas du tout : le grand public a le droit de s’instruire et il n’y a aucune raison de ne lui donner que des réimpressions tiédasses de traductions obsolètes annotées avec des connaissances obsolètes. Il faudra peut-être passer d’abord par une édition universitaire avant d’en venir à de meilleures éditions grand public. Cela implique, naturellement, une recherche française et francophone de qualité, dotée des moyens nécessaires, ce qui est toute une affaire en soi, les politiques ayant une fâcheuse tendance à ne rien connaître au fonctionnement de la recherche (surtout en littérature et en sciences humaines – quoique je doute qu’ils seraient plus à leur aise devant un accélérateur de particules). Mais je ne peux qu’appeler de mes voeux de nouveaux travaux sur ce beau récit, qui mérite sa place dans les classiques littéraires disponibles en français.

Dans le même genre, je ne connais pas grand-chose en littérature persane ou plus ou moins persane, hormis Les Mille et une nuits. En matière de bergers amoureux, il y a bien sûr les Bucoliques de Virgile et Daphnis et Chloé de Longus dans notre coin du monde, mais leurs amours restent assez sages par rapport à la folle passion de Medjnoûn. Dans le monde arabe, à une époque plus ancienne, j’avais lu il y a un bon moment L’épopée de Antar, dont G. Rougier a donné une édition aux éditions Bachari en 2006. Ça se lit bien, mais c’est une épopée plus qu’un roman d’amour pur, avec de nombreux épisodes guerriers (à base de razzias sur des troupeaux, un peu comme certains exploits de jeunesse de Nestor dans l’Iliade). Plus récemment, et dans un autre coin du monde encore, je ne peux pas ne pas penser à Devdas de Sarat Chandra Chatterjee, ce Roméo et Juliette d’Inde paru au début du XXe siècle, dont je parle dans un billet ici, et à ses multiples adaptations cinématographiques, dont celle de 2002 avec Ashwarya Rai et Sharukh Khan dans les rôles principaux. Il y a dans tout le cinéma amoureux bollywoodien un lyrisme achevé tout aussi amusant et rafraîchissant (à mes yeux) que dans ce Medjnoûn et Leïla. Dans les deux cas, ces histoires d’amour s’inscrivent dans des sociétés aux attentes très contraignantes, un peu comme les idylles des jeunes premiers de Molière dans la France pleine de mariages forcés du XVIIe siècle.


Markoosie Patsauq, « Kamik. Chasseur au harpon »

3 janvier 2022

Référence : Markoosie Patsauq, Kamik. Chasseur au harpon, texte établi et traduit de l’inuktikut par Valerie Henitiuk et Marc-Antoine Mahieu, La-Roche-sur-Yon, Dépaysage, 2020 (première édition : ᐊᖑᓇᓱᑦᑎᐅᑉ ᓇᐅᒃᑯᑎᖓ, Uumajursiutik unaatuinnamut, Canada, 1968).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Quelque part au nord du monde. Le froid, la faim. Un campement attaqué, des chiens éventrés. Un ours devenu fou. L’expédition punitive tourne mal, le sang rougit la banquise. Un jeune chasseur armé d’un simple harpon se retrouve seul à suivre les traces du redoutable carnassier. Mais en vérité, qui traque qui ?

Rédigé dans une langue sobre, d’une rare intensité, Kamik est l’histoire cruelle de cette chasse au long cours, à la fois haletant récit d’aventures et quête initiatique. C’est aussi le tout premier roman publié par un Inuit du Canada, un geste d’une portée historique et sociale considérable. Traduit fidèlement depuis l’inuktitut, Kamik est un classique de la littérature autochtone nord-américaine.

Markoosie Patsauq est un écrivain inuit du Canada, né en 1941 dans la toundra près d’Inukjuak (Nunavik), au sein d’une famille semi-nomade, à une époque où le mode de vie traditionnel est encore possible. Il devient pilote d’avion, se fait connaître dans le monde entier par ses textes de fiction et ses autres écrits, puis joue un rôle politique en tant que leader communautaire. Il est décédé en mars 2020.

Le texte original, en inuktitut, a été établi puis traduit par Valerie Henitiuk (université Concordia à Edmonton) et Marc-Antoine Mahieu (Inalco).

La préface, le cadrage critique et le mot de l’auteur ont été traduits de l’anglais au français par Charles Gounouf.

Les illustrations des première et quatrième de couverture sont l’œuvre de l’artiste Olivier Mazoué. »

Mon avis

Si, comme moi, vous ne connaissez rien à la littérature inuit contemporaine et que vous avez envie de la découvrir, Le Chasseur au harpon de Markoosie Patsauq est un grand classique. Cette réédition a l’avantage de former une traduction plus fidèle à l’original et d’être présenté par des spécialistes de ce domaine, le tout joliment présenté dans un format pratique (plus grand que du poche, mais légèrement plus petit que du A5). J’ai découvert au passage les éditions Dépaysage, dont les publications, liées aux cultures autochtones et à l’anthropologie, ont l’air diablement intéressantes. Bref, j’ai acheté le livre en confiance, et j’y ai trouvé tout ce que j’y cherchais : une bonne remise en contexte, une présentation de l’auteur et par l’auteur (puisqu’un mot de l’auteur figure en tête du livre) et le récit lui-même. Pas de scories de style ni de fautes d’orthographe. La mise en page est claire, la reliure solide. Naturellement, je ne suis pas en position de donner un avis sur la traduction depuis l’inuktikut, mais, pour tout ce dont je peux juger, c’est une édition de qualité. La seule chose que je n’ai pas bien comprise, c’est la raison qui a poussé le traducteur ou l’éditeur à ne faire figurer en couverture que le titre Kamik alors que le titre original (comme l’indique l’introduction elle-même) semble être Le Chasseur au harpon ; mais ce n’est pas bien méchant.

J’avais découvert l’imaginaire inuit par des recueils de contes et de légendes, qui m’avaient frappé par leur aspect sombre. Les souffrances et la mort y figurent en bonne place… mais, réflexion faite, pas nécessairement plus que dans les mythes et légendes d’autres cultures géographiquement plus proches de mon pays, comme les mythologies grecque, romaine ou nordique. La dureté de certains thèmes abordés ressort simplement davantage lorsqu’on découvre l’histoire entièrement, plutôt que lorsqu’on y a été habitué peu à peu depuis l’enfance. Kamik, le Chasseur au harpon relate un destin qui, à mes yeux, pourrait être qualifié de tragique au sens que le théâtre grec donnait à ce mot, à cette différence que la notion de destin et les divinités n’y sont pas du tout convoquées. Nous ne voyons que des êtres humains aux prises avec un environnement âpre et à des passions humaines, dans un réalisme très terre-à-terre. Le premier auteur auquel je puisse penser pour vous donner une idée de l’ambiance de ce livre est Jack London, avec ses aventuriers livrés aux aléas des éléments et d’une faune sauvage. Mais la ressemblance a ses limites. D’abord, les personnages du Chasseur au harpon ne cherchent pas d’or ou de gloire : ils cherchent simplement à survivre, chez eux et dans les environs, et c’est en cherchant seulement à se nourrir au quotidien qu’ils encourent des périls mortels. Ensuite, on ne trouve pas, chez Kamik, les généralisations théoriques sur la survie du plus fort ou sur le retour à la vie sauvage qu’on croise abondamment dans les pages de L’Appel de la forêt.

Le style, surtout, s’avère très différent. Il donne l’impression d’un texte écrit par un auteur n’ayant aucune culture littéraire commune avec la plupart des auteurs actuels. C’est ce qui peut le rendre déroutant, mais c’est aussi ce qui fait son originalité et, dans une certaine mesure, sa force. Le Chasseur au harpon peut s’avérer une expérience de lecture déceptive et non pas décevante, c’est-à-dire qu’elle peut amener une déception chez quelqu’un qui ne pourrait ou ne voudrait pas surmonter la simplicité apparente de son style. Mais cette simplicité sert si bien l’intrigue, elle exprime si pleinement, en creux, la conception de la vie que l’auteur veut mettre en avant, qu’elle permet au récit d’atteindre à une épure impressionnante, qui m’a parfois rappelé certaines épopées.

Le Chasseur au harpon est un récit relativement court, quelque part entre la novella et le court roman. Ce format, ainsi que la limpidité de son style, en font une porte d’entrée commode dans la littérature inuite. Je ne connais pas encore d’autres auteurs inuits ou des peuples voisins des inuits, mais, dans le même genre, je peux vous recommander de vous intéresser aux contes et aux légendes inuites. Un bon ouvrage pour commencer, accessible à un jeune public autant qu’aux adultes, est Grand Nord. Récits légendaires inuit de Jacques Pasquet, paru aux éditions Hurtubise, collection « Atout », en 2004. Sous un format petit et pratique, il regroupe une douzaine de récits groupés en trois thèmes : le monde des origines, les liens entre les humains et le monde animal, et les liens avec le monde des esprits, les géants et les nains. Du côté du cinéma, même s’il ne s’agit apparemment pas d’un mythe « authentique » mais d’un scénario qui s’en inspire librement, je ne saurais trop vous recommander le petit bijou qu’est le film d’animation L’Enfant qui voulait être un ours, réalisé par Jannick Astrup en 2001. Les graphismes s’inspirent dans une certaine mesure des arts inuits, le scénario est bien ficelé et la musique a été composée par un Bruno Coulais en pleine forme.


Audur Ava Olafsdóttir, « Rosa candida »

20 décembre 2021

Référence : Audur Ava Olafsdóttir, Rosa candida, roman traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Paris, Zulma, 2007.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« En route pour une ancienne roseraie du continent, avec dans ses bagages deux ou trois boutures de Rosa candida, Arnljótur part sans le savoir à la rencontre d’Anna et de sa petite fille, là-bas, dans un autre éden, oublié du monde et gardé par un moine cinéphile.

« Un humour baroque et léger irradie tout au long de cette histoire où rien décidément ne se passe comme il faut, ni comme on s’y attend. » – Anne Crignon, Le Nouvel Observateur.

« Tant de délicatesse à chaque page confine au miracle de cette Rosa candida, qu’on effeuille en croyant rêver, mais non. Ce livre existe, Auður Ava Ólafsdóttir l’a écrit et il faut le lire. » – Valérie Marin La Meslée, Le Point.

Roman traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson »

Mon avis

Voici un curieux petit livre qui ne paye pas de mine. Sous une de ces couvertures abstraites dont les éditions Zulma raffolent et que je déteste (au cas où : non, ces cercles concentriques orange, vert pomme et gris déprime n’ont pas le moindre rapport avec le contenu du roman), se trouve une histoire qui commence comme une tranche de vie quotidienne des plus banales, avec des phrases simples enfilant les détails terre-à-terre. Et puis, sans qu’on s’en rende compte, on se trouve entraîné dans un univers tout à la fois réaliste, touchant et à l’occasion poétique, où les déboires d’un jeune homme propulsé dans la paternité de manière imprévue se teintent d’un humour autodérisoire et pince-sans-rire pour former un mélange en somme savoureux, mâtiné d’un art de raconter solidement maîtrisé, qui cachait bien son jeu.

Reprenons : Arnljótur vit avec son père en Islande, de nos jours. Il a perdu sa mère, morte dans un accident de voiture, quelques années plus tôt. Célibataire malgré des relations sans lendemain, il peine encore à se sentir à l’aise auprès des autres et en particulier des femmes. Elevé dans une serre, rompu u jardinage, il ne se sent bien que parmi les fleurs ou lorsqu’il en parle. Ses recherches sur les roses le conduisent un jour à quitter la demeure de ses parents pour entreprendre un assez long voyage jusqu’en France, dans un lieu indéterminé où un monastère recèle l’une des plus grandes roseraies d’Europe. Mais une paternité imprévue le rattrape bientôt. Une amie, Anna, avec laquelle il a fugacement fait l’amour dans la roseraie quelques mois plus tôt, a accouché d’une petite fille, Flora Sol, qu’elle élève sans rien lui demander. Jusqu’au moment où mère et fille font à leur tour le voyage jusque dans le minuscule village de montagnes où les deux jeunes gens et le bébé apportent une bouffée de vie soudaine au quotidien bien réglé des moines.

Voilà à peu près comment on peut présenter l’intrigue, mais ce genre de synopsis ne dit pas grand-chose des charmes du livre. Le captivant de la chose provient en effet en bonne partie de l’agencement des informations, du caractère des personnages et, par-dessus tout, de la voix du narrateur, qui alterne entre des descriptions factuelles sans être simplistes et des interrogations personnelles reconnaissant bien volontiers qu’il est toujours devancé par les événements, par les réactions des autres et même par son propre comportement. C’est ce personnage gentiment désaxé, tenté par l’irresponsabilité et par la solitude pour mieux se retrouver surpris par l’amour, qui confère son ambiance particulière à ce roman.

Les maîtres mots de l’ensemble demeurent la nuance et la subtilité. Je ne peux pas parler d’émerveillement, le terme serait trop fort, mais il y en a – une forme d’émerveillement placidement accepté, presque tacite. Dire que le narrateur est dépassé ou surpris serait également trop fort : mieux vaut parler d’un personnage souvent déconcerté et songeur, face à un quotidien où les péripéties les plus minuscules revêtent quelquefois, de manière inattendue, la solennité symbolique d’un mystère qui lui échappe, le déborde et l’envahit. Le réalisme magique ne serait pas loin, le romantisme non plus, mais l’originalité du livre consiste justement à ne jamais y tomber et à tenir ce jeu d’équilibriste, plus savant qu’il n’en a l’air, pour s’aventurer pas loin sans quitter le réalisme. Il y a quelque chose de déceptif dans cet univers romanesque, une sorte de fêlure ou d’échec qui plane sur l’ensemble, mais sans non plus revêtir les atours grossiers du désespoir ou de la tragédie : si quelque chose hante le narrateur, c’est une mélancolie diffuse plus que du chagrin. Ce dosage savant tient bon jusqu’à la fin, non pas triste mais en demi-teinte.

Sur le moment, j’ai bien aimé ce roman, sans en être passionné, et je n’aurais pas pu dire qu’il m’a bouleversé ou qu’il a changé ma vie, encore moins qu’il m’aurait mis une claque, métaphore bien brutale pour de la littérature et trop souvent employée par les gens pour signifier leur enthousiasme. Ce n’est vraiment pas le genre de ce livre. Et pourtant, il s’avère vite évident qu’Olafsdóttir possède un art consommé du roman. Je ne serais pas surpris que ce livre revienne planer dans ma mémoire aux jours et aux heures qui lui plairont, et que ses personnages se découpent encore nettement parmi mes souvenirs de lecture dans plusieurs années. Là encore, « inoubliable » paraît un mot trop fort, mais « un souvenir durable » ou « entêté », peut-être. Le temps le dira. En attendant, si vous aimez ce genre d’intrigue faussement banale et ce genre d’atmosphère toute en nuances, loin des effets voyants et des sentiments violents relatés à coups de grosse caisse, Rosa candida a une promenade à vous faire faire.


Odile Weulersse, « Disparition sur le Nil »

6 décembre 2021

Référence : Odile Weulersse, Disparition sur le Nil, Paris, Hachette jeunesse, Le livre de poche jeunesse, 2006 (lu dans une réédition de 2007).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Rouddidite, la femme du nain Penou, a disparu. Qui l’a enlevée ? Où la retrouver ? Tétiki, Penou et le singe Didiphor partent à sa recherche dans le désert de l’Ouest, dans les mines d’or de Nubie et jusqu’au pays de Kousch (sic, pour « Koush »). Naufrage, emprisonnement, forteresse imprenable et ruse de la perfide espionne Makaré jalonnent cette poursuite, où Tétiki va encore faire preuve de tout son courage. »

Mon avis

Après Les Pilleurs de sarcophages et Le Secret du papyrus, que j’ai tous deux chroniqués ici, Disparition sur le Nil forme le troisième volet de la trilogie de la romancière pour la jeunesse Odile Weulersse consacrée aux aventures de Tétiki et Penou en Égypte ancienne, au temps du pharaon Ahmôsis Ier. S’il reste possible de le lire indépendant des autres, on en profite nettement mieux en ayant d’abord lu les deux volumes précédents, puisqu’il met en scène les mêmes personnages principaux, qui ont encore grandi et accédé à de nouvelles responsabilités, et qui vont se trouver confrontés à leurs vieux ennemis.

Ma lecture de ce volume a commencé par une surprise désagréable : les images intérieures sont de mauvaise qualité, très pixélisées. Cela rend la lecture de la carte géographie qui ouvre le livre plus difficile (certains noms écrits en petite taille en deviennent illisibles). C’est aussi très gênant pour les illustrations, puisque, contrairement aux deux volumes précédents, celui-ci ne contient aucune illustration en pleine page, mais uniquement des images de petite taille en tête de chapitre… dont les détails délicats sont massacrés par la pixélisation, donc. Une négligence coupable de la part de l’éditeur, au point que j’aurais envisagé de ne pas acheter le livre si je m’en étais rendu compte avant l’achat (je n’ai pas eu l’occasion de le feuilleter avant de l’acheter). Comme, en plus, le roman est bien intéressant, je lui souhaite de bénéficier d’une réédition qui corrigera ces manquements fâcheux !

Notons que le livre se termine par deux pages de vulgarisation historique et géographie au sujet du Nil, dont les personnages remontent le cours au fil des chapitres.

Comme dans les deux romans précédents, l’aventure et le voyage restent les maîtres-mots de l’intrigue, qui s’ancre avec précision dans le temps et l’espace de l’Égypte ancienne. Cette fois, nos héros se dirigent vers le Sud, au sein d’une expédition militaire d’Ahmôsis, déterminé à reprendre le contrôle des mines d’or de Nubie et des forteresses égyptiennes conquises par le royaume de Koush, avec lequel l’Égypte voisine au sud, pendant la période de la domination hyksôs. Les différentes forteresses et les mines correspondent à des localités antiques réelles ayant donné lieu à des fouilles archéologiques. L’annexe en fin de livre indique que certaines forteresses ont été englouties dans le lac Nasser au moment de la mise en service du barrage sur le Nil dans les années 1960 (contrairement au temple d’Abou Simbel, qui a été déplacé moyennant d’énormes travaux et a ainsi pu être préservé).

En dehors de ces visites de lieux célèbres, l’intrigue se renouvelle avec des événements jamais vus dans les deux volumes précédents, notamment une inondation qui scelle le sort d’un personnage récurrent de la trilogie. Plusieurs animaux sauvages dépaysants interviennent également dans l’histoire, avec, parfois, un rôle important.

Les personnages, quant à eux, sont encore approfondis par rapport au roman précédent, moins dans leurs relations que dans les détails de leur histoire personnelle. Tétiki a bien entamé sa dix-septième année et est donc presque adulte ; son rôle dans les dernières péripéties du Secret du papyrus l’a engagé fermement dans une carrière militaire. J’ai trouvé qu’on ne savait pas grand-chose de ses émotions ou de ses réflexions sur ce sujet (cela m’avait un peu manqué dans le final du roman précédent, mais c’est dans celui-ci que l’absence de ce type de détail m’a le plus manqué). Ses liens affectifs avec Penou, Rouddidite et Ramose sont mieux évoqués. Je me suis parfois demandé comment Tétiki et Penou parvenaient à rester amis puisqu’ils n’arrêtent pas d’être en désaccord et de se chambrer l’un l’autre sans beaucoup d’humour ; au moins, leur inquiétude l’un pour l’autre en cas de péril rend leur amitié plus sensible. Tétiki garde un côté jeune premier générique un peu décevant par rapport au degré d’approfondissement dont il bénéficiait dans le premier volume. Rouddidite, de son côté, se trouve moins mise en avant que dans Le Secret du papyrus où elle apparaissait pour la première fois, et le rôle peu glorieux de femme enlevée qu’elle endosse dès les premières pages m’avait laissé craindre le pire, mais elle arrive à faire deux ou trois choses importantes.

Le personnage qui bénéficie de tous les soins de l’auteur dans ce volume reste visiblement Penou, qui a bien mérité sa place sur la couverture. Quand on sait qu’Odile Weulersse n’avait pas planifié dès le départ d’écrire une trilogie, on ne peut que constater à quel point elle tire ingénieusement parti des détails sur l’histoire personnelle des héros qu’elle avait semés dans le premier roman puis dans Le Secret du papyrus. C’est en effet grâce à son passé d’esclave que Penou se trouve être le personnage qui connaît le mieux la région où il doit se hasarder de nouveau, cette fois accompagné de Tétiki. Ses sentiments pour Rouddidite sont, en outre, toujours aussi vifs, et il joue un grand rôle à plusieurs moments de l’intrigue où il se trouve séparé de Tétiki. Après Penou, le personnage le mieux utilisé m’a paru être Didiphor, qui n’a pas fini de montrer son intelligence, mais devient aussi parfois un enjeu dramatique en tant qu’animal vulnérable (la maltraitance gratuite d’animaux étant un moyen classique et efficace de montrer la méchanceté d’un « méchant » dans un roman d’aventures).

En dépit du côté un peu routinier que prennent les aventures de Tétiki et Penou quand on en enchaîne la lecture en peu de jours, j’ai donc trouvé que Weulersse parvenait à se renouveler en termes d’intrigues, et ce n’est pas sans émotion que j’ai assisté à leur confrontation finale avec leurs derniers ennemis et au dénouement qui les voit accéder au statut d’adultes.

Au chapitre des regrets, le style et l’approfondissement de l’intériorité des personnages m’ont paru inégaux selon les scènes. J’ai parfois eu le sentiment que Weulersse faisait avancer son histoire à marche forcée pour accumuler les péripéties. Par exemple, la fin d’un des personnages récurrents de la trilogie, qui survient dans les premiers chapitres, est relatée d’une manière assez abrupte et décrite sans grande émotion de la part des personnages par rapport à l’importance de l’événement. De ce point de vue, heureusement, le roman s’améliore dans sa seconde moitié, comme si la perspective de devoir dire au revoir à ses héros avait incité l’autrice à s’appesantir davantage sur leurs émotions. Enfin, si de manière générale Weulersse est toujours aussi habile à insérer dans ses histoires des détails de la vie quotidienne et de l’histoire antique, certains détails de l’intrigue pèchent par manque de vraisemblance, notamment l’absence de Rouddidite lors de la dernière grande scène avec Makaré, alors qu’elle a toutes les raisons de se trouver là, et le peu d’émotions qu’elle manifeste après cette confrontation. Je crois néanmoins que ce type de roman jeunesse doit probablement répondre à des contraintes fortes, notamment en termes de nombre de caractères, qui ne doivent pas faciliter un traitement régulier de tous les aspects d’une histoire.

En dépit de ces quelques réserves, j’ai eu beaucoup de plaisir à suivre Tétiki, Penou et Rouddidite dans ces trois romans. Je suis très heureux d’avoir pris la peine de revenir sur Les Pilleurs de sarcophages une fois adulte, car cela m’a permis de me pencher sur la manière dont Weulersse avait conçu ce roman et ses suites, et de prêter l’attention qu’il mérite à l’important travail de documentation et de conception d’intrigue qui préside à ce type de livre. Une fois un roman terminé, tout peut sembler s’enchaîner avec facilité, mais cela n’a en réalité rien de simple de conjuguer harmonieusement des aventures variées, crédibles et haletantes vécues par des personnages tout jeunes, la mise en scène d’une époque lointaine pas nécessairement plus favorable à la liberté de mouvement des jeunes gens que la nôtre, et un soin de vulgarisation historique constant qui ne relève pas du cours d’histoire mais se glisse à toute occasion dans les ressorts même de l’intrigue. Il faut un véritable talent de romancière pour y parvenir, et Weulersse possède sans aucun doute un grand talent dans ce domaine. Si elle n’est pas la meilleure sur le plan du style, peu d’auteurs parviennent aussi bien qu’elle à marier l’Histoire et le roman sous une forme aussi instructive, divertissante et accessible.


Odile Weulersse, « Le Secret du papyrus »

22 novembre 2021

Référence : Odile Weulersse, Le Secret du papyrus, Paris, Hachette jeunesse, 1998 (lu dans une réédition au Livre de poche jeunesse, 2001).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Une nouvelle mission s’offre à Tétiki : rapporter à Pharaon une pierre bleue très rare. Accompagné de ses amis Pénou (sic) le nain danseur, et Didiphor, le singe, il prend le chemin du désert… sans se douter que, dans l’ombre, des espions ne le quittent pas des yeux…

La célèbre trilogie d’Odile Weulersse, composée de : Les Pilleurs de sarcophagesLe Secret du papyrus – Disparition sur le Nil, s’est vendue à plus d’un million d’exemplaires. »

Mon avis

Ah, la faute d’accent sur le quatrième de couverture (« Pénou » alors que le nom du nain danseur est « Penou »)… et puis cette mention troublante : « Tome 2 », sous le titre, qui sème la confusion en laissant croire que Le Secret du papyrus serait formé de deux tomes, alors qu’il aurait fallu indiquer plus clairement : « tome 2 de la trilogie égyptienne ». Une relecture de plus n’aurait pas nui à ce quatrième de couverture ! Heureusement, le texte, lui, est bien relu, la reliure semble solide, et tant la couverture que les illustrations intérieures sont également de qualité tout à fait honorable.

Le Secret du papyrus est donc un roman historique pour la jeunesse situé en Égypte ancienne. Il peut être lu de manière autonome, mais on en profite mieux si on le lit après Les Pilleurs de sarcophages, dont il forme la suite et dont il reprend les principaux personnages. Ayant relu et chroniqué ici Les Pilleurs… il y a quelques semaines, je me suis plongé dans ce deuxième volume. Que vaut donc cette suite ?

Si Les Pilleurs de sarcophages se déroulait dans un nombre de lieux restreint (Éléphantine, Thèbes et la « vallée des nobles », actuelle Dra Abou el-Naga), le voyage forme le thème principal du Secret du papyrus. Byblos, le désert, la prestigieuse Babylone et la ville assiégée de Sharouhen, autant de destinations prestigieuses situées hors d’Égypte que Tétiki, Penou et le singe Didiphor vont découvrir au fil des pages dans une véritable petite odyssée terrestre. Le moins que l’on puisse dire est que le roman est riche en événements : l’intrigue est extrêmement dense, ce qui, de mon point de vue de lecteur adulte, donne presque l’impression de regarder une vidéo en accéléré, tant les situations se nouent et se dénouent rapidement, laissant place à de nouvelles destinations. Je préfère les romans qui prennent davantage le temps de décrire les lieux, de poser les scènes, d’installer une ambiance, avant de passer à la suite. De toute évidence, Weulersse, volontairement ou non, réduit les descriptions à la portion congrue – sans pour autant y renoncer tout à fait : même quand il n’y a que deux phrases ou trois mots pour brosser un paysage, les détails typiques de l’époque abondent, ménageant un dépaysement efficace, lui-même visiblement fondé sur un travail de documentation sérieux. Pour peu qu’on se contente de quelques mots pour imaginer le résultat, les paysages sont variés et grandioses. L’intériorité des personnages, sans passer à la trappe, m’a paru plus inégalement développée que dans le roman précédent, du moins pour ce qui concerne Tétiki, lequel, moins tourmenté que dans Les Pilleurs de sarcophages, paraît plus plat à côté de Penou et de Rouddidite.

Je me demandais comment Weulersse allait se renouveler pour un deuxième roman égyptien après Les Pilleurs de sarcophages, qui abordait les sujets les plus connus du grand public en matière d’Antiquité égyptienne, à savoir les tombes, les momies et le rapport à l’au-delà. Le renouvellement est complet en matière de décors et de types de dangers affrontés, puisqu’il n’est plus du tout question de tombeaux ou de momies dans Le Secret du papyrus, mais plutôt de diplomatie internationale, de commerce et, en filigrane, de rencontres entre les cultures. Avec, en prime, une évolution des deux héros, puisque Penou découvre l’amour. Quant aux ennemis mémorables du premier volume, ils sont de retour avec des rôles répartis différemment : tandis qu’Antef était le principal antagoniste de Tétiki dans Les Pilleurs…, c’est ici Makaré qui prend une importance beaucoup plus grande. Je ne serais pas surpris d’apprendre que l’écrivaine nourrit une certaine affection pour ce personnage retors et redoutablement doué, dont l’histoire et la famille, inconnues jusque là, se trouvent développées et utilisées pour le cœur de l’intrigue. Le fait est que Makaré forme une solide « méchante », et chacun sait que c’est un ingrédient essentiel pour un roman d’aventures réussi.

Mais à côté de ces personnages déjà connus des lecteurs des Pilleurs…, un nouveau personnage principal très marquant apparaît dans Le Secret… en la personne de Rouddidite, adolescente comme nos héros. Rouddidite apporte un rééquilibrage bienvenu en ajoutant un personnage féminin au duo des personnages principaux, qui devient un trio. Son défaut est de cumuler un peu trop de qualités à la fois (beauté, agilité, ruse, souplesse, moralité sans faille…), ce qui fait penser à un travers que nos amis anglophones appellent la « Mary Sue » (on consultera à ce sujet l’article du site TV Tropes si vous maîtrisez la langue de Star Trek). J’ai cependant trouvé son personnage bien intégré aux autres et l’intrigue qui la concerne bien ficelée.

Outre ces personnages principaux, des personnages secondaires variés ponctuent le voyage de Tétiki et Penou, mais pas en nombre excessif, ce qui ménage une lecture pas trop ardue aux jeunes lecteurs et lectrices qui auraient du mal à s’y retrouver avec des intrigues contournées. La structure de l’intrigue, sous forme de voyage aux étapes bien marquées, devrait également leur faciliter la compréhension du livre. La carte géographique, bien faite, fournie au début du roman ne sera tout de même pas de trop pour bien situer les différents lieux de l’intrigue.

L’habileté de Weulersse à tirer parti de sa documentation sur l’époque mise en scène ressort une nouvelle fois dans ce deuxième opus des aventures de Tétiki et Penou. J’ai apprécié le comportement des personnages, guidé par les croyances de l’époque (la consultation du kâ, la foi dans les dieux, dans les ancêtres et dans le pouvoir prémonitoire des rêves) ; la mise en scène de détails du quotidien qui montrent tout l’écart entre ce passé et notre présent (notamment la médecine antique qui a de quoi nous faire ouvrir des yeux ronds – sujet que je me souviens d’avoir aussi croisé dans Tumulte à Rome, autre roman de Weulersse) ; l’insertion des voyages de Tétiki et Penou dans la diplomatie complexe du Proche-Orient ancien où l’Égypte est à cette époque une puissance réémergente ; et la mise en scène d’innovations récentes à l’époque d’Ahmôsis Ier, comme l’utilisation de chars de guerre ou encore… les chevaux, eux aussi apportés en Égypte par les Hyksôs, mais utilisés jusque là par les Égyptiens comme animaux de bât pour tirer les véhicules et non comme montures. L’économie sans monnaie est également mise en scène dans plusieurs passages : il n’y a ni pièces, ni billets, tout repose sur le troc d’objets plus ou moins volumineux et précieux. Enfin, le jeune âge de nos héros n’est jamais oublié et constitue un obstacle en soi pour plusieurs de leurs démarches. Là encore, la façon dont ils se tirent d’affaire prend soin de rester à peu près crédible pour la société de l’époque (notamment grâce à l’aide de personnages adultes).

On pourra trouver à bon droit certains passages un peu clichés, en particulier ce qui concerne les Bédouins. L’élevage de moutons, la razzia, l’affabilité et les négociations commerciales, tout cela pourrait se passer facilement des siècles après, dans d’autres régions. Oui, mais… c’est assez normal, dans la mesure où la documentation sur les populations nomades des steppes de Syrie au XVIe siècle avant J.-C. reste très limitée ! Il en va de même de l’histoire politique de la vallée de l’Euphrate et de Babylone, que nos héros explorent dans ce roman : particulièrement embrouillée et mal connue dans le détail, quelque part entre l’invasion hittite et la mise en place de la dynastie kassite, cette période demeure passionnante à faire connaître à un vaste public, et Weulersse y case allègrement tout ce qu’on peut à peu près en savoir, des costumes à la religion jusqu’à la fameuse ziggourat (déjà construite à ce moment, selon toute probabilité). Pour ma part, je préfère largement un roman qui invite le lectorat à s’aventurer en esprit dans ces lieux et périodes encore peu mises en valeur auprès du grand public, en s’affrontant vaillamment aux limites de la documentation, plutôt que des romans qui se contenteraient de ronronner sur les périodes les mieux documentées et les plus vendeuses. Creuser la part de documentation de ce roman à l’occasion de ce billet de blog m’a montré toute la difficulté qu’a dû poser son écriture et m’a fait apprécier l’ambition louable d’Odile Weulersse de faire découvrir à son lectorat des périodes moins connues du grand public.

La mise en scène de l’époque trouve ses rares limites dans l’opposition assez simpliste entre « gentils » Égyptiens et « méchants » Hyksôs qui essaient d’envahir et de dominer l’Égypte. Comme je l’ai montré dans ma chronique des Pilleurs de sarcophages, il s’agit d’une vision des choses influencée par le discours des auteurs égyptiens antiques sur cette période, mais que les découvertes archéologiques ont conduit à nuancer fortement. Encore ce reproche est-il moins valable pour Le Secret du papyrus que pour Les Pilleurs…, puisqu’on y découvre un personnage qui, quoique hyksôs, va passer du côté de nos héros… en un retournement d’une subtilité moyenne, mais bien justifié dans l’intrigue.

D’autres détails semblent relever davantage d’une commodité scénaristique, comme la « fleur qui fait aimer », qui m’a davantage rappelé le philtre d’amour de Tristan et Yseut que l’Égypte antique, mais qui s’insère très bien dans l’imaginaire égyptien antique où les plantes forment des remèdes puissants, souvent à la limite de la magie. Comme souvent avec le surnaturel chez Weulersse, l’ambiguïté est savamment ménagée, de sorte qu’on peut considérer que ce sont les personnages qui s’autopersuadent de l’efficacité magique de tel ou tel expédient. Une autre ficelle narrative, assez voyante dès qu’on lit plusieurs romans de Weulersse, est le coup du héros accusé injustement et qui doit se disculper en faisant éclater lui-même la vérité. Je crois que cette situation dramatique typique doit figurer dans à peu près tous les romans de Weulersse que j’ai lus jusqu’à présent ! (Mais je suis loin de les avoir tous lus.) Moins grave, mais amusant à lire d’un point de vue méta : la présence bien pratique d’un vieillard qui conseille à plusieurs personnages d’aller à un même endroit, et dont le conseil est aveuglément suivi par tous ces personnages, alors que ce type n’est qu’un inconnu croisé dans la rue. Mais l’intrigue doit avancer vite et ne peut sans doute pas s’autoriser les détours, et donc les pages supplémentaires, qu’un roman pour adultes aurait le temps de prendre pour mieux ménager la vraisemblance. Enfin, le titre même du roman, Le Secret du papyrus, m’avait fait attendre une affaire de message crypté à déchiffrer ou de manuscrit ancien : il n’en est rien, et, bien qu’il ait une certaine importance dans l’histoire, le papyrus reste un élément assez discret par rapport à ce que le titre semblait annoncer. Un titre comme La Quête du lapis-lazuli aurait été plus approprié.

En dépit du sérieux global de l’intrigue, Weulersse n’oublie pas non plus l’humour et un certain sens du « méta » qui offre un regard plus ludique sur l’intrigue. C’est par exemple le cas de l’intervention de la harpiste Nofret, qui apparaît peu, mais de manière décisive, et qui émet à la fin du livre une remarque qui semble s’adresser au lectorat, comme pour dire : « Et vous, aviez-vous prévu que cela se terminerait de cette façon ? » Dans une moindre mesure, la scène de poursuite avec Didiphor à Babylone m’a irrésistiblement fait penser à une allusion à King Kong, mais c’est peut-être le fait de savoir que Weulersse a fait des études de cinéma avant de devenir romancière qui me fait penser à ça.

Les illustrations intérieures de Bruno David sont de bonne facture et mettent en valeur, d’une part les costumes et coiffures antiques, d’autre part le suspense (plusieurs illustrations sont scindées en deux cases, d’une manière qui évoque un storyboard de cinéma). J’ai été étonné de constater qu’elles présentent toutes une sorte de texture granuleuse, comme des nuages de sable superposés à l’image et qui ne sont parfois pas à leur place (dans l’illustration de la tempête de sable, ça va, mais pour l’entrevue au palais…). J’en suis à me demander s’il ne s’agit pas d’un problème à l’impression.

En somme, Le Secret du papyrus est un roman d’aventures plaisant, au rythme effréné, qui ménage une grande promenade dans le Proche-Orient antique et parvient à se renouveler suffisamment pour maintenir l’intérêt, y compris quand on a lu Les Pilleurs de sarcophages. La trilogie se clôt quelques années après avec Disparition sur le Nil, dont je vous parle dans cet autre billet.