[BD] Pénélope Bagieu, « Les Strates »

5 septembre 2022

Référence : Pénélope Bagieu (texte et dessin), Les Strates, Paris, Gallimard, collection « BD », 2021, 144 pages.

Présentation par l’éditeur

« L’autrice de Culottées, Eisner Award 2019, livre ici son premier récit autobiographique, où histoires d’enfance et d’adolescence composent le portrait de l’adulte qu’elle est devenue. »

Mon avis

Pénélope Bagieu est désormais l’une des autrices de BD les plus connues des médias français, mais comme cela ne veut pas dire que tout le monde la connaît, cela ne fait pas de mal de revenir rapidement sur son parcours. Elle est née en 1982 à Paris et elle a fait des études d’art à l’ENSAD puis à l’Université des arts de Londres. Elle a travaillé d’abord en tant qu’illustratrice – activité qu’elle poursuit de manière prolifique au gré des sollicitations et des collaborations – et a réalisé un court-métrage d’animation remarqué, Fini de rire, en 2006. Elle se lance ensuite dans l’aventure des blogs BD alors en pleine effervescence (avec d’autres comme Boulet, Maliki ou Reno et Melaka, pour ne citer que quelques noms). Son blog, Ma vie est tout à fait fascinante, raconte des tranches de vie avec humour. Il connaît une édition papier en 2008. Bagieu publie ensuite Joséphine, BD en trois tomes (2008-2010) qui est même adaptée au cinéma. Ses BD Culottées, qui présentent une galerie de portraits de femmes ayant marqué l’Histoire ou connu des parcours hors du commun, connaissent un grand succès (globalement mérité : j’aurai peut-être l’occasion d’y revenir dans un billet à part).

Les Strates est une BD récente et (du peu que j’aie pu en voir) moins discutée que les Culottées, par exemple. Elle mérite pourtant largement le détour, par la palette de sujets légers ou révoltants qu’elle aborde.

Comme la présentation de l’éditeur l’indique, il s’agit d’une BD autobiographique, qu’on pourrait a priori rapprocher du blog Ma vie est tout à fait fascinante. En réalité, le caractère autobiographique des récits en question est à peu près leur point commun avec le blog. Le reste diffère très nettement. Le dessin, outre l’expérience supplémentaire qu’il montre par rapport aux débuts de l’autrice, adopte une technique différente, fondée sur le crayonné, avec des ombres plus nombreuses. Ce choix graphique reflète visiblement une volonté de marquer un changement de ton : si l’humour est toujours présent, les sujets abordés sont loin de s’y cantonner et certaines planches sont même glaçantes. Si vous craignez les lectures capables de vous donner des cauchemars, je crois que vous pouvez vous rassurer : l’atmosphère générale reste à l’optimisme, mais un optimisme lucide et déterminé à l’action pour faire changer les choses.

Les Strates, son titre l’indique bien, ne forme pas un récit continu, mais une succession de récits courts ou brefs (allant de deux à une vingtaine de pages, en gros) où Pénélope Bagieu revient sur des souvenirs marquants de son enfance, de son adolescence ou des débuts de l’âge adulte. Les sujets abordés sont variés. Sa relation fusionnelle avec son premier chat (et avec les chats en général) fait l’objet d’un premier récit bien développé, qui aborde à la fin la question de la mort des animaux familiers. N’ayant personnellement jamais cohabité avec un animal familier permettant une relation très fusionnelle (on m’avait déconseillé de serrer trop longtemps contre moi mes deux poissons rouges), c’est un sujet que je ne connais que par ouï-dire, et, mine de rien, c’est important de pouvoir s’informer sur le vécu des gens qui sont passés par ce type de relation, pour ne pas sous-estimer l’amour et la souffrance qu’elle peut occasionner.

Plusieurs récits évoquent les premières amours, réciproques ou non. Je trouve qu’ils parviennent à saisir avec beaucoup de justesse le mélange de timidité, de pensée magique et de courage (voire d’imprudence) qui préside souvent aux émois de cette période de la vie. Pour l’autrice, c’est l’occasion de revenir sur une époque révolue de sa vie et de se réconcilier avec des souvenirs souvent embarrassants sur le moment. On la voit parfois s’adresser à elle-même plus jeune, dans une rencontre impossible entre les âges de la vie qui me semble être un thème assez récurrent chez les blogueurs et blogueuses de BD (Boulet a plusieurs fois fait ça aussi, par exemple). Je l’ai aussi vu mis en oeuvre dans certains mangas pour adultes, notamment chez Taniguchi. Ce serait intéressant de voir comment ce type de procédé graphique prolonge des procédés narratifs déjà présents, ou en germe, dans les autobiographies livresques (il faudrait voir si des auteurs comme Nathalie Sarraute ou Georges Perec ont tâtonné dans cette direction-là). Je me demande dans quelle mesure ces récits pourraient aussi plaire à un public d’ados. Je crois qu’ils seraient prenants et réconfortants à lire dès cet âge-là.

Un autre récit, très court, mais glaçant et qu’il faudrait faire lire à tout le monde, est l’évocation d’un viol subi entre l’adolescence et le début de l’âge adulte. L’histoire tient en quelques pages, avec peu de texte, ce qui renforce sa puissance graphique. Un autre encore, également sans paroles, montre des attouchements dans le métro parisien. Ni le mot « viol » ni le mot « attouchements » ne sont prononcés, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Pénélope Bagieu est née en 1982, elle avait quinze ans en 1997, elle est entrée dans l’âge adulte au début des années 2000, il y a une vingtaine d’années. On ne parle pas ici de je ne sais quelle époque lointaine et barbare : il s’agit de la France actuelle. Et on ne prétendra pas qu’en vingt ans, le degré de violence global de la société ait reflué à un tel point, et les combats pour les droits des femmes progressé à un tel point, qu’on puisse considérer ce type de témoignage comme une simple archive détachée du présent. Il n’y a pas besoin de beaucoup plus de lecture pour comprendre d’où sortent les revendications des mouvements féministes en général, d’où sort le mouvement #MeToo et ce qui a pu motiver l’engagement féministe de Pénélope Bagieu elle-même.

Les Strates reste un album court, mais révèle densité et nuance à la lecture, et montre un degré de maturité supplémentaire dans l’oeuvre de son autrice, décidément à suivre.


[Film] « Naissance des pieuvres », de Céline Sciamma

23 novembre 2020

Référence : Naissance des pieuvres, film français réalisé par Céline Sciamma, produit par Lilies Films, 85 minutes, sorti en France en 2007.

La bande annonce

Tous les films n’entretiennent pas les mêmes relations avec leur bande-annonce. Il y a les bandes-annonces qui, avides de bien montrer à quel genre le film appartient et à quel public il se destine, le découpent en morceaux et le réduisent à un alignement de poncifs qui donnent l’impression (parfois injuste) de l’avoir déjà vu cent fois. D’autres bandes-annonces, en général pour des films à gros budget, se contentent d’accumuler les explosions et les plans à effets spéciaux (et, souvent, les poncifs). Il y a toute une catégorie de bandes-annonces qui forment quasiment des courts-métrages d’une durée comprise entre une et trois minutes. Certaines en disent trop et montrent si bien l’intrigue du film qu’en arrivant au bout on a l’impression d’avoir découvert tout ce qu’il y a à voir, ce qui endort la curiosité au lieu de l’entretenir et dispense de voir le film complet. D’autres savent faire mieux : sans dévoiler l’intrigue, elles montrent juste ce qu’il faut pour se faire une idée du sujet et de l’esthétique du film.

La bande-annonce de Naissance des pieuvres est de celles-là. Une musique synthétique hypnotique, des groupes de filles en maillot de bain qui s’entraînent à la natation synchronisée, des jeux de regards et des variations lumineuses suggérant une relation, amitié ou désir… et c’est tout. Ce qui renforce l’impression d’un court-métrage quasiment autonome, dans le cas de cette bande-annonce, c’est qu’elle dispose de sa propre musique, absente de la bande originale du film, mais tout aussi réussie (l’ensemble a été composé par le DJ français Para One). Voilà donc ce qui m’a intrigué. Qu’en est-il du film ?

Le film

La bande-annonce donne un bon aperçu de l’esthétique du film (ce qui explique que je lui aie consacré tant de place au début de ce billet). Ce qui frappe dans Naissance des pieuvres, c’est d’abord l’économie de mots de son scénario. L’image, la musique, les ambiances sonores, et bien entendu le montage, occupent une place importante, proportionnelle au rôle du regard dans l’intrigue. Car c’est avant tout un film sur le désir et ses ambiguïtés, et le jeu des regards est l’un des principaux moyens de porter le désir.

Qui regarde qui ? Marie, une jeune fille brune, maigre et réservée, regarde un spectacle de natation synchronisée. Son attention est retenue par un groupe de nageuses, parmi lesquelles la capitaine, une jeune fille dans le genre blonde plantureuse, qui semble pleine d’assurance. Pendant ce temps, dans les vestiaires, Anne, une jeune fille mal à l’aise avec ses formes rondes, se fait reluquer accidentellement par un garçon, François. Voilà les quatre personnages principaux du film : non seulement il n’y en aura pas plus, mais François n’est guère qu’un enjeu peu développé à côté des trois filles, qui sont les véritables héroïnes. En fait de plongée, c’est une plongée dans l’univers des filles, loin des garçons qui se cantonnent à des plans de groupes mal dégrossis, loin aussi des adultes qui semblent perpétuellement absents, hors jeu, peut-être parce que ce n’est pas à eux qu’on veut se confier sur ces sujets et à cet âge. Tout est prêt pour un huis clos au sein d’un genre et d’une classe d’âge.

Peu de mots, mais ils sonnent juste. Ayant maintes fois subi les tentatives piteuses de séries télévisées ou de téléfilms pour faire parler des personnages d’adolescents de manière réaliste, j’ai été impressionné par la capacité du film à montrer des adolescentes crédibles. Le scénario de Céline Sciamma n’y est pas pour rien (il a d’ailleurs été primé, tout comme plusieurs de ses scénarios suivants) : il excelle à reproduire la syntaxe entrecoupée des dialogues familiers, le laconisme mi-timide, mi-cruel des échanges où chaque coin de phrase peut ménager un retournement de situation, l’irruption d’une tension ou la révélation d’un attachement, des traits d’esprit étincelants ou assassins, une poésie fugace. Mais le meilleur scénario ne pourrait rien sans le talent des actrices, toutes marquantes, chacune dans un registre distinct.

Dès les premiers plans, on est invité à tenter de cerner les relations entre les personnages. Et on n’y arrive jamais vraiment, tant le film ménage de non-dits et d’ambiguïtés savantes. La seule chose qui devient claire (assez vite pour que j’en parle sans vous divulgâcher l’intrigue) est l’amour de Marie pour Floriane. Mais tout le reste demeure dans un flou remarquable, ouvert à toutes vos interprétations personnelles. Marie et Anne sont-elles amies ou davantage au début du film ? Que deviennent-elles ensuite ? Que ressent Floriane au juste, et pour qui ? Ce qui est remarquable dans ce jeu des désirs et des silences, c’est la manière dont le film, tout en feignant de présenter les choses de manière claire (trois filles célibataires qui cherchent à sortir avec des garçons), fait éclater allègrement les catégories toutes faites en matière de couple et d’orientation amoureuse et sexuelle. Selon la manière dont vous comprenez tel échange de regards, tel geste ou telle réplique à tel moment donné, vous ne penserez pas la même chose sur qui désire qui, qui sort avec qui et qui faire entrer dans les sacro-saintes catégories de l’hétérosexualité et de l’homosexualité – auxquelles ajouter la catégorie de la bisexualité n’est qu’un faible moyen de commencer à répondre à ces multiples ambiguïtés.

Autant que de désir ou de sentiment, l’emprise est un thème primordial dans ce film. Rarement film aura dépeint de manière aussi patente les jeux de pouvoir qui se nouent entre adolescentes à la faveur de cette étape de la vie où l’on est plus fragile et plus exposé que jamais face face au groupe et à ses attentes, face à une autre personne à la psychologie différente. C’est en termes d’emprise, de domination psychologique, que je comprends personnellement le titre du film, Naissance des pieuvres. Les pieuvres, ce sont ces gens qui mettent les autres sous leur coupe, profitent d’eux, les manipulent et parfois leur font beaucoup de mal. La « pieuvre » par excellence, en apparence, c’est Floriane, avec son corps plus adulte que ceux des autres, son aplomb et sa sensualité affichée, provocante, qui intimide terriblement Marie, la brunette osseuse et introvertie. Par bonheur, le film dépasse ces archétypes, qui se révèlent n’être que des apparences. Chacune, au fond, peut être la pieuvre de quelqu’un, et le mot pourrait même s’appliquer aux hommes.

Pour autant, ce n’est pas impossible de comprendre le titre de manière plus littérale, si on considère que les pieuvres sont un terme flatteur pour désigner les nageuses. Sans être un « film de sport » (on n’en verra jamais beaucoup la technique), le film ménage d’impressionnants aperçus du travail d’un groupe de natation synchronisée. Il fait voler en éclats les clichés nés des vieilles comédies musicales hollywoodiennes comme La Première Sirène (Mervyn LeRoy, 1952) en montrant la force physique et le travail acharné qui se dissimulent derrière ces numéros tout en grâce et en sourires.

Une autre prouesse m’a frappé en repensant à ce film : la manière dont il adopte résolument le point de vue de certains personnages plutôt que d’autres (celui de Marie et d’Anne plutôt que de Floriane, ceux des filles à l’exclusion de ceux des garçons)… sans pour autant nous donner accès clairement à leurs pensées et à leurs sentiments. Le personnage de Marie, qui est celui que l’on suit du plus près du début jusqu’à la fin, n’est pas le moins énigmatique. C’est une grande différence du cinéma avec la littérature : autant, dans un roman, on peut exprimer les pensées et les moindres ressentis d’un personnage en adoptant une focalisation interne, autant, au cinéma, il est toujours difficile de montrer la pensée ou l’émotion intime, car tout doit passer par l’image, c’est-à-dire par les surfaces (l’expression du visage, la posture, les gestes), ou par le son, c’est-à-dire déjà une expression (même une voix off reste une parole), sans moyen d’aller chercher la pensée à sa source. Céline Sciamma retourne cette limite pour en faire une force, en nous rappelant à plusieurs reprises, par les réactions inattendues d’un personnage, que cette adolescente qu’elle nous donne à voir depuis une demi-heure ou une heure, nous ne la connaissons toujours pas si bien, si tant est qu’elle se connaisse elle-même.

Les nombreux plans silencieux en extérieur, ainsi que les silences entre personnages dans les chambres, les vestiaires ou les boîtes de nuit, entretiennent ce jeu d’ambivalences. La musique, quant à elle, renforce la confusion jusqu’à son point de rupture. Les compositions électroniques de Para One installent des ambiances insidieuses, lourdes de mal-être ou pesantes d’hypnose, des compositions sans mélodie claire, où l’on se perd comme en apnée sous l’eau après le tout premier plongeon. Dans la seconde moitié du film, au contraire, la musique fait pulser des rythmes jusqu’à la transe, exprimant à mon sens l’ivresse du désir, de l’amour fou, le moment de tous les possibles en boîte de nuit. Ce recours à la musique électronique et cette esthétique du ravissement, du vertige par le rythme, m’a rappelé les films de Xavier Dolan comme Laurence Anyways, à cette différence que Céline Sciamma opte en général pour des musiques purement instrumentales, sans paroles.

N’espérez pas que la fin du film vous livre toutes les réponses aux questions qu’il soulève. Céline Sciamma, scénariste, ne doit pas être une grande adepte de la Poétique d’Aristote, ni des arcs narratifs actuels où chaque personnage est censé partir d’un point A bien défini pour se rendre jusqu’à un point B tout aussi clair (la mort ou la vie, le célibat ou le couple, le bonheur ou la misère) et si possible satisfaisant (« Et ils vécurent heureux… »), où le public peut le laisser en toute tranquillité d’esprit au moment de quitter la salle sur fond de générique. En ce qui me concerne, je trouve que ce n’est pas plus mal et que la fin ouverte du film, paradoxalement, clôt son univers sur lui-même en une bulle d’émotions fortes qui ne perdra jamais son énergie, ni son intérêt. Le microcosme de Naissance des pieuvres devient ainsi une sorte de jardin de masques troublants, un genre contemporain de Fêtes galantes cinématographiques dont les images ne sont pas près de cesser de me hanter. Ce film est à mes yeux une leçon de cinéma, précisément parce qu’il montre une maîtrise complète des procédés du medium, doublée d’une capacité à les tordre au service d’un récit personnel pour mieux parler du réel.

Dans le même genre

De Céline Sciamma, j’ai vu aussi Tomboy (2011) qui m’a paru bien beau sans me faire non plus l’effet d’un chef-d’oeuvre, ainsi que l’excellent film d’animation Ma vie de Courgette, plus travaillé dans son évocation de l’enfance et de ses différentes facettes, et dont Céline Sciamma a signé le scénario, avec Claude Barras à la réalisation (2016). Je n’ai pas encore vu Bande de filles ni Portrait de la jeune fille en feu, mais je compte bien combler ces lacunes très bientôt. Au passage, l’ensemble des films de Céline Sciamma, outre les DVD, sont disponibles en vidéo à la demande sur la foisonnante plate-forme UniversCiné, que l’on peut utiliser par achats ponctuels de visionnages ou de téléchargements ou bien par abonnement.

En matière de belles histoires d’amour entre femmes, j’ai eu l’occasion d’évoquer ici la bande dessinée de Julie Maroh Le Bleu est une couleur chaude (parue en 2010). Au cinéma, j’ai parlé de deux films sur des écrivaines : Colette de Wesh Westmoreland (2019), avec Diane Kruger dans le rôle-titre, et Vita et Virginia de Chanya Button (2019 aussi), sur Virginia Woolf et Vita Sackville-West. Aucun des deux n’est parfait, mais les deux valent largement le détour.

Du côté des hommes, si vous cherchez une évocation de la naissance de sentiments ambigus à peu près au même âge que les personnages de Naissance des pieuvres, je ne peux que vous recommander le magistral roman Les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte (1972), qui se situe cependant davantage du côté de la belle prose classique et de la vieille France que des élans très actuels de la cinématographie de Sciamma. Pour quelque chose de plus récent, mais aussi de plus romantique – et si vous lisez l’anglais – je vous recommande la belle BD en ligne Prince of Cats de Kori Michele.


[BD] « Prince of Cats », par Kori Michele

14 octobre 2019

Michele-PrinceOfCatsChapitre1Couverture

Référence : Kori Michele Handwerker (dessin et scénario), Prince of Cats, auto-édition  sur le site princeofcatscomic.com, du 1er janvier 2012 au 7 décembre 2014, environ 450 pages. Actuellement disponible sur l’Internet Archive à cette adresse (état du site le 22 janvier 2019).

Synopsis sur la page « About » du site (traduite par mes soins)

« Lee a dix-sept ans, une coupe de cheveux bébête et le pouvoir d’entendre parler les chats. Il est aussi amoureux de son meilleur ami. Ce dernier problème pourrait être assez simple à résoudre, mais ce n’est pas le fait qu’ils soient du même genre ou de couleurs de peau différentes qui pose problème : c’est leur inégalité économique qui joue le plus sur leurs malentendus.

Le Prince des chats se déroule en l’an 2003, dans un comté situé sur la frontière entre la Pennsylvanie et le New Jersey, près du fleuve Delaware. C’est une histoire du type « tranche de vie » qui couvre une année de leur drame lycéen. »

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La première planche de Prince of Cats (janvier 2012).

Portraits subtils d’adolescents à l’aquarelle

Comme je le disais il y a un ou deux billets, je vais inclure parmi les BD dont je parle sur ce blog quelques BD disponibles gratuitement en ligne, car j’en lis régulièrement et certaines atteignent une qualité tout à fait honorable. Après Comme convenu qui était une BD en ligne française autobiographique sur le monde du travail, j’aimerais vous dire un mot d’une BD en ligne américaine relevant du drame psychologique : Prince of Cats (Le Prince des chats). Il s’agit là encore d’une BD terminée, mise en ligne entre 2012 et 2014 et toujours disponible sur un site dédié à l’heure où j’écris. MISE A JOUR le 5 juin 2022 : le site ne fonctionne plus. Mais la BD reste disponible sur l’Internet Archive à cette adresse (état du site le 22 janvier 2019).

Commençons par dissiper un flou rendu possible par le titre : quel rôle jouent exactement les chats dans cette histoire ? Comme le synopsis le montre, il ne faut pas attendre ici un récit de fantasy avec des chats anthropomorphes à la façon du film d’animation Le Royaume des chats de Hiroyuki Morita. Ce n’est pas non plus une histoire de vie quotidienne tournant en bonne partie autour des chats, comme le blog BD de Maliki. Non, les chats apparaissent peu, quoique régulièrement et de manière remarquée, puisque l’un des deux personnages principaux, Lee, a le pouvoir de les comprendre. Cet élément fantastique reste étonnamment discret, et c’est l’une des originalités et des finesses de Prince of Cats : au fil des planches, on pourrait l’oublier parfois tant le propos de la BD se veut avant tout réaliste, mais le fantastique revient ourler les marges du récit et, parfois, fait irruption au centre de la scène, de sorte que les propos des chats et leurs interventions font écho aux doutes des personnages dans les moments de crise. Un fantastique discret, mais décisif dans l’intrigue, donc — d’une façon que je me garderai bien d’expliquer, pour ne pas dévoiler des rebondissements importants de l’histoire.

Un mot sur le dessin, ensuite. Là encore, Prince of Cats me semble original par la technique employée : Kori Michele a travaillé à l’aquarelle. Le dessin, d’abord tracé au marqueur, opte rapidement pour le simple crayon à papier, qui met davantage en valeur les couleurs. Couleurs qui, autre originalité, ne sont qu’au nombre de deux : du marron terre de Sienne et du bleu outremer très délavé tirant sur le turquoise. C’est un moyen élégant de résoudre la contrainte technique de la mise en couleur, que tous les auteurs de BD en ligne redoutent car colorier une planche prend toujours plus de temps que de la laisser en noir et blanc, ce qui prend toute son importance lorsqu’on s’impose un rythme soutenu pour la mise en ligne des planches en question. Mais c’est aussi un choix esthétique qui confère sa personnalité à l’univers graphique de la BD.  Notez que Kori Michele ne se prive pas de réaliser des dessins pleinement en couleurs pour les couvertures des quatre chapitres qui composent le récit et pour divers autres endroits, dont la bannière du site. Le dessin proprement dit, très prometteur dès les premières planches, gagne rapidement en précision et en finesse, au point de donner lieu à des planches magnifiques.

Michele-PrinceOfCatsPage304

La planche n°304 (novembre 2013). Le style a gagné en finesse. Les deux seules couleurs utilisées ménagent malgré tout une large palette de nuances.

Prince of Cats relate une relation amoureuse entre deux adolescents au cours de leur dernière année de high school, ce qui serait en France la Terminale, le moment où l’on se demande sérieusement sur l’avenir, les études, le travail. Lee, qui s’intéresse à la biologie et peut compter sur le soutien de sa famille, veut postuler dans de bonnes universités. Pour Frank, l’avenir s’annonce sous un tout autre visage : fils de fermiers, il tient à prendre la suite de son père et s’impose d’ores et déjà un travail éreintant à la ferme en plus de ses cours et de ses devoirs. En toute bonne logique, les deux jeunes gens vont devoir aller vivre loin l’un de l’autre, dans deux États différents. Or ils sont amis d’enfance. Et il y a plus : au fil des années, ils sont même devenus davantage que des amis, sans s’en rendre encore compte ou sans vouloir se l’avouer, ni chacun à lui-même, ni l’un à l’autre. Leur adolescence non plus n’a pas pris la même direction : autant Lee s’est ouvert aux autres et a pris part et plaisir aux réunions entre copains et à toute la vie bruyante des jeunes gens, autant Frank est resté dans son monde, silencieux, souvent mal à l’aise en collectivité, au point qu’ils se demandent à présent ce qu’ils peuvent bien se trouver et quelle est la nature exacte de leur relation. C’est à ce moment que Prince of Cats commence, au début de cette dernière année du lycée où Lee et Frank vont devoir mettre leurs idées et leurs sentiments au clair.

Les principales qualités de l’intrigue de Prince of Cats sont à mes yeux son parti pris de réalisme social et son approche avant tout psychologique de la relation amoureuse entre deux jeunes hommes. Quelques années après, ce type d’intrigue commence à exister davantage auprès du grand public, mais à l’époque cela demeurait rare et assez confidentiel en dehors de films pionniers comme Le Secret de Brokeback Mountain réalisé par Ang Lee en 2005. En France, à l’époque, il n’y pas encore grand-chose à se mettre sous la dent en matière de bonne BD sentimentale sur l’homosexualité ou même les sujets LGBT+ en général, hormis Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, qui évoque deux femmes. Pour une évocation de l’homosexualité dans le monde paysan en France, il m’a fallu attendre 2015 et le joli film La Belle Saison de Catherine Corsini, porté par Izïa Higelin et Cécile de France, pour une intrigue qui ait quelques aspects en commun avec Prince of Cats, mais là encore avec deux femmes. Bref, à sa mise en ligne, Prince of Cats était une petite merveille, et même si le thème est un peu plus souvent traité désormais, cette BD est loin d’être devenue cliché.

Kori Michele a en outre le mérite de s’écarter délibérément des codes du yaoi, ces mangas qui offrent une vision standardisée et assez irréaliste de l’homosexualité masculine. Si Lee montre davantage d’assurance que Frank en société, il souffre lui aussi de doutes profonds et aucun des deux ne montre davantage de confiance que l’autre au cours de leurs tête à tête. Autre écart par rapport au yaoi : il n’y a ni hypersexualisation de l’homosexualité dans Prince of Cats. C’est une histoire d’amour, mais qui, dans sa mise en cases et ses choix de points de vue, n’érotise même pas particulièrement les personnages. Frank et Lee ne sont pas des bombes de sexe au torse dénudé. Comme beaucoup d’histoires d’amour, la BD contient quelques scènes d’amour qui ne sont pas des scènes de sexe, ce qui ne les empêche pas d’être très belles. Mais on est à des années-lumières des multiples webcomics supposément érotiques et en pratique pornographiques ou quasi-pornographiques qui abondent sur la Toile, surtout de la part des très puritains Américains (défoulement nécessaire ? simple recherche du gain ? les deux ? difficile à dire).

Autour de Lee et de Frank s’étoile tout un groupe de personnages assez fourni pour donner vie à un univers crédible et assez limité pour ne pas étirer l’histoire en arcs narratifs multiples. Là encore, Prince of Cats affirme sa personnalité en choisissant de ne pas multiplier les intrigues secondaires. Kori Michele utilise les personnages secondaires pour aborder notamment les thèmes du coming out et de l’homophobie, mais n’y sacrifie pas le cœur de son propos : nous n’apprendrons pas tout de la vie des frères et sœurs, du passé des amis ou des parents, la BD ne cherche pas à rallonger la sauce comme le font trop de BD en ligne qui cherchent parfois à se changer en séries sans fin. L’histoire s’achemine vers sa fin d’un pas posé mais sûr. On peut avoir confiance en entament la lecture : en dépit de ses 450 pages, Prince of Cats garde une ampleur très modérée par rapport aux BD-fleuves du Net et vous offrira de beaux moments de lecture sans réclamer tout votre temps.

Sans être le chef-d’œuvre du siècle, Prince of Cats est une BD très joliment dessinée et à l’intrigue habilement menée à bien, dont la qualité est rehaussée par des choix originaux dans son univers graphique et dans son approche des thèmes qu’il aborde. Cela l’aide à se détacher parmi la masse des BD en ligne sentimentales sur le Web anglophone.

Un mot sur l’auteur : Prince of Cats est la première BD en ligne de Kori Michele Handwerker, originaire de Brunswick, dans le Maine, aux États-Unis. Ayant une identité de genre non-binaire, l’auteur se désigne en anglais par les pronoms « they » ou « them » (usage habituel en anglais dans ces cas-là). Un équivalent en français qui me paraît convaincant serait l’usage du pronom « iel », qui suffit probablement à justifier la présence de défibrillateurs entre les murs de l’Académie française, mais que l’Office québécois de la langue française mentionne déjà sur son site dans un article de conseils pour désigner les personnes non-binaires sans s’en effaroucher outre mesure. Amies et amis québécois, je vous aime, vous sauvez l’honneur de la langue française ! Après avoir terminé Prince of Cats, donc, Kori Michele est devenu artiste indépendant. Iel a publié plusieurs autres BD en ligne, seul (Filed Away, A Lucid Date) ou en collaboration, comme l’anthologie Other Side, plus de nombreuses contributions à des zines.


[BD] « IRL. Dans la vraie vie », Cory Doctorow et Jen Wang

18 mars 2019

WangIRL

Référence :  Jen Wang (texte d’après la nouvelle Anda’s Game de Cory Doctorow, dessin et couleur), IRL. Dans la vraie vie, Talence, Akiléos, 2015, 192 pages (première édition : In Real Life, New York, First Second Books, 2014).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Anda aime Coarsegold Online, le jeu de rôle en ligne massivement multijoueur sur lequel elle passe le plus clair de son temps libre. C’est un endroit où elle peut être un leader, une combattante, une héroïne. Un endroit où elle peut rencontrer des gens du monde entier et se faire des amis. Mais tout se complique le jour où Anda se lie d’amitié avec un Gold Farmer, un enfant chinois pauvre dont l’avatar recueil[le] illégalement dans le jeu des objets de valeur pour les revendre aux joueurs des pays développés. Ce comportement va à l’encontre des règles de Coarsegold, mais Anda réalise rapidement que les questions de bien et de mal sont beaucoup moins simples quand la vie d’une personne réelle est en jeu. »

Mon avis

Ayant adoré Le Prince et la Couturière de la même auteure (j’ai vu avec plaisir que l’album avait obtenu un Fauve d’or à Angoulême fin janvier), j’ai lu avec beaucoup de curiosité IRL. Dans la vraie vie, dont l’histoire est assez différente. L’intrigue s’inspire d’une nouvelle ou courte novella, Anda’s Game, publiée le 15 novembre 2004 dans le magazine Salon par l’écrivain canado-britannique Cory Doctorow et reprise depuis dans plusieurs anthologies (vous pouvez trouver plus de détails sur la fiche de la nouvelle sur l’Internet Speculative Fiction Database ; en revanche, je n’en connais pas de traduction française). À cette histoire, Jen Wang apporte son talent de scénariste et de dessinatrice. On y trouve le trait rond, les visages expressifs et la mise en page très dynamique qu’elle a déployé par la suite dans Le Prince et la Couturière, mais avec deux types de décors bien distincts : le quotidien d’Anda (le collège, la maison familiale, les cybercafés) et l’environnement virtuel de Coarsegold Online (dont Jen Wang invente l’interface graphique et l’univers de fantasy).

Dès la préface, l’album développe un propos engagé : il s’agit de parler de jeux vidéo… et d’économie. On comprend vite en entamant la lecture de la BD proprement dite. De jeu vidéo, il en est question tout de suite, mais du point de vue de jeunes filles. Anda et ses camarades sont des joueuses passionnées de jeux vidéo, mais elles sont habituées à n’incarner que des personnages masculins par peur des réactions sexistes qu’entraînent invariablement les personnages féminins de la part des joueurs. Tout commence quand une représentante de la guilde des Farenheits,  un groupe exclusivement composé de joueuses, vient recruter plusieurs collégiennes pour les encourager à s’enhardir en ligne (… et leur vendre des abonnements à un jeu dont on apprend par la suite qu’il lui rapporte de l’argent). Ainsi, d’emblée, la BD s’inscrit dans les problèmes de société actuels, avec netteté mais sans prendre de gros sabots. Anda se porte volontaire et on repasse à des problèmes typiquement adolescents : la négociation avec sa mère pour se faire offrir l’abonnement, l’inscription, la socialisation en ligne, l’envie de faire ses preuves auprès des autres.

L’économie des jeux vidéo est loin de se résumer au paiement du jeu : pour nombre d’entre eux, et notamment les jeux vidéo de rôle massivement multijoueurs en ligne (les MMORPG) dont s’inspire Coarsegold Online, elle comprend l’usage de tout un tas de fonctionnalités payantes optionnelles, mais qui procurent vite des avantages aux joueurs les plus riches. À cela s’ajoute la pratique du farming (« culture » ou « exploitation en ferme », du verbe to farm signifiant « cultiver dans une ferme »). C’est une pratique d’optimisation d’un personnage qui relève pratiquement de la triche, puisqu’elle consiste à répéter la même action un grand nombre de fois dans le jeu à seule fin d’accumuler, selon les cas, des points d’expérience, des pièces d’or, etc. qui permettent au joueur de rendre son personnage plus puissant à coups de montées de niveau rapides. C’est cette pratique qu’Anda va découvrir dans Coarsegold Online.

L’équipe de supervision du jeu offre en effet de rémunérer des joueuses pour éliminer les personnages qui s’adonnent au farming. « Gagner de l’argent de poche supplémentaire en jouant ? Cool ! » se dit Anda, comme sans doute beaucoup d’ados le penseraient à sa place. Et de massacrer des personnages sans complexe… au début. Un jour, elle noue contact avec un de ces personnages et se rend compte qu’il est lui-même payé pour faire du farming pour le compte de joueurs riches. Sauf que lui ne gagne pas d’argent de poche : il gagne sa vie tout court. Autrement dit, ce qui n’est qu’un loisir pour la jeune fille aisée qu’est Anda forme le travail quotidien de ce joueur, non pas un ado mais un enfant, contraint de jouer des dizaines d’heures par semaine, au point qu’il en a mal au dos comme un vieillard.

En dépit du caractère fictif des personnages et du jeu vidéo Coarsegold Online, l’intrigue est très réaliste, puisqu’elle évoque des technologies et des situations très actuelles, du sexisme aux inégalités de richesse entretenues par l’économie des jeux vidéo, bien qu’on ne soit pas en reste de fantasy grâce aux scènes qui se déroulent dans l’univers du jeu. Derrière Coarsegold Online, on peut aisément reconnaître les classiques du MMORPG comme World of WarCraft. À vrai dire, en d’autres temps, le sujet n’aurait pas déplu à un Zola (le quotidien des farmers penchés sur leur écrans et devant tenir des cadences infernales n’est pas loin d’un véritable Germinal du virtuel) ou à un Maupassant, voire un peu avant, à un Voltaire (on aurait pu écrire : « C’est à ce prix que vous avez des XP en Europe »…). Il est abordé ici avec ce qui semble au prime abord être de la légèreté – un récit de formation coloré et optimiste d’une adolescente au départ un peu timide et embarrassée d’elle-même – mais qui devient vite sérieux à mesure qu’Anda découvre la réalité sordide qui se cache derrière les fonctionnalités payantes de Coarsegold Online et la pratique du farming. L’optimisme demeure, mais il se fait plus exigeant : dès lors qu’Anda veut rester intègre, elle prend conscience qu’elle doit essayer de changer les choses de son mieux… et que c’est loin d’être facile.

Bien ficelée, l’histoire développe un propos engagé et nuancé à la fois. Anda va de découverte en déconvenue, se trouve peu à peu en rupture vis-à-vis des Farenheits, de sa mère, voire de l’enfant qu’elle prétend aider, mais, loin de se désespérer, elle réagit, s’indigne, se documente, met en place des moyens d’agir… dans la vraie vie, puisque l’enjeu réel est là, même quand on joue à un jeu vidéo. IRL nous rappelle ainsi utilement l’ampleur des enjeux qui se cachent dans les coulisses de l’industrie du divertissement.

Que trouver à dire au chapitre des défauts ? Les esprits pessimistes pourraient reprocher à l’album son dénouement, les adeptes de l’originalité à tout crin y reconnaîtront des ficelles classiques, et les esprits chagrins jugeront peut-être la mise en page un peu trop aérée… Ce serait oublier que le but de l’album ne réside visiblement pas dans l’invention d’un parcours original, mais au contraire dans l’évocation d’une histoire réaliste, partant du quotidien d’un personnage comme vous et moi auquel on s’identifie aisément, et qui nous emmène sans aucune difficulté jusqu’à des questions d’économie dont on ne soupçonnait parfois pas même l’existence avant d’ouvrir l’album. Qu’on adhère ou non à l’optimisme de son propos, on ne peut que saluer l’habileté et le dynamisme avec lesquels l’album traite, avec clarté et subtilité, toute une palette de thèmes, de l’adolescence à l’économie et à la lutte pour les droits sociaux en passant par le sexisme, l’amitié en ligne ou les différentes formes de lutte et d’héroïsme – le tout dans une histoire que j’ai trouvée plaisante, accessible et vraisemblable. Une réussite à mes yeux, qui me confirme dans l’idée que Jen Wang est une auteure à suivre.