[Film] « Icare », de Carlo Vogele

22 Mai 2022

Référence : Icare, réalisé par Carlo Vogele, produit par Rezo Productions, Luxembourg, Belgique et France, 2022, 77 minutes.

L’histoire

Comme le titre le laisse attendre, ce film d’animation adapte un mythe grec. Nous suivons donc le jeune Icare, qui travaille aux côtés de son père, l’inventeur Dédale, dans une maison sculptée dans la falaise au bord de la mer, près de Cnossos, en Crète. Icare n’imagine pas sa vie autrement que comme la reprise de l’atelier de son père, qui fournit au palais des sculptures et des poteries, mais aussi des inventions très variées. Pourtant, une étrange rencontre faite dans une salle désaffectée du palais bouleverse son existence. Il rencontre Astérion, une curieuse créature mi-garçon, mi-taureau, dont les cornes luisent à certains moments, et qui est capable de parler dans sa tête (oui, le Minotaure est télépathe ! enfin, un peu). Petit à petit, il lève le voile sur une sombre affaire dont le souvenir ronge les habitants du palais.

L’histoire se concentre sur une demi-douzaine de personnages (Dédale et Icare, Minos et Pasiphaé, Ariane et Thésée, et bien entendu le Minotaure). Tous ressemblent à des archétypes, mais s’avèrent plus nuancés qu’ils n’en ont l’air, tout comme leurs relations (par exemple, même si Minos a tout de même une bonne tête de méchant, il a ses raisons et il est sincèrement attaché à sa fille).

L’originalité de l’histoire vient d’abord de son parti pris : le Minotaure n’est pas une brute bestiale, les vrais monstres sont des humains embarqués dans un cycle de violence.

Mais le film m’a aussi étonné par sa capacité à prendre le mythe à plusieurs niveaux. Le Minotaure apparaît ainsi comme un personnage mystérieux et pratiquement mystique, qui rend possible une lecture symbolique de toute l’intrigue. La fin, que tout le monde connaît, donne lieu à des images somptueuses et très émouvantes.

J’ai aussi apprécié les dialogues parfois très littéraires et poétiques prêtés à certains personnages, en particulier Ariane et Thésée. Il y a même parfois des rimes. Les ados et les adultes saisiront aussi les allusions présentes dans certains de leurs échanges, qui se paient parfois le luxe de loucher vers l’érotisme sans vulgarité. Ce n’est pas dans un blockbuster parfaitement lissé qu’on entendrait des dialogues pareils.

Passionné de mythologie, j’ai beaucoup apprécié le fait que toutes ces inventions apportées à l’histoire se font sans trahir le mythe, car en dehors de l’idée centrale (la nature du Minotaure) le film reste extrêmement fidèle aux mythes grecs antiques, y compris dans ses aspects tragiques (le destin de Pasiphaé, du Minotaure, d’Icare) et dans ses personnages parfois très ambivalents (l’attitude de Thésée). Le scénario met parfois en scène des détails du mythe peu repris au cinéma, comme l’anneau de Thésée ou l’énigme du fil à passer dans un coquillage, qui sortent tout droit des textes antiques. Chapeau !

Le dessin et l’animation

Les dessins et l’animation montrent ce même soin. C’est coloré, chaleureux, visiblement documenté au sujet de l’architecture minoenne et inspiré des superbes fresques de cette période. Certaines scènes (notamment les flashbacks ou les scènes du Labyrinthe) adoptent un dessin plus épuré qui met encore plus en avant les ambiances de couleurs. L’ensemble a certainement utilisé des images de synthèse, mais le rendu final marie tout cela très bien dans une allure de peinture en 2D.

Bref, un film réussi et audacieux (mais sans doute pas pour les tout petits)

Le film est donc à mes yeux une grande réussite, bien plus originale et audacieuse que ce que j’aurais imaginé. En contrepartie, il risque de perdre ses spectateurs les plus petits. Ce n’est pas une aventure gentillette et un peu formatée où les grands frères/soeurs et les parents peuvent accompagner le petit de 6 ans en craignant de baîller un peu pendant la séance : c’est un film à plusieurs niveaux de lecture, étonnamment dense pour sa durée, où ados et adultes trouveront de quoi se mettre sous la dent, avec quelques passages franchement énigmatiques qui font qu’il supportera très bien plusieurs visionnages pour en saisir toutes les subtilités. Mais son propos, avec ses évocations allusives de certains événements, ses transitions parfois rapides et certains dialogues très travaillés, risque de paraître un peu difficile aux plus petits enfants, à qui il faudra peut-être raconter le mythe avant la séance pour s’assurer qu’ils comprennent bien.
De ce point de vue, le film aurait peut-être pu rester plus accessible en s’assurant de bien prendre les plus jeunes par la main pour leur expliquer l’histoire plus clairement. D’un autre côté, franchement, je n’imaginais pas voir ça au cinéma un jour : ce film est un petit miracle. Je ne peux donc que vous le recommander.

Dans le même genre…

Le plus ancien texte que je connaisse qui ait eu l’idée de mettre en scène un Minotaure « gentil » est une nouvelle de Jorge Luis Borges, « La Demeure d’Astérion », parue dans un magazine en 1947 et traduit en français par Roger Caillois dans le recueil L’Aleph en 1967. C’est une réécriture du mythe du Minotaure du point de vue de ce dernier, qui n’est pas la créature sanguinaire montrée par les textes antiques. Nombre de réécritures mythologiques plus récentes jouent sur ce même ressort (toutes ne connaissent sans doute pas le texte de Borges). Citons notamment un livre pour la jeunesse récent, bien adapté aux plus jeunes spectateurs potentiels d’Icare : il s’agit de Moi, le Minotaure de Sylvie Baussier, paru chez l’éditeur jeunesse Scrinéo en 2020, au sein d’une série de volumes sur le même principe (un mythe réécrit du point de vue d’un « monstre »). Ce roman, dont le style poétique et le rythme posé ont été de belles surprises, et qui bénéficie en outre de jolies illustrations, ne modifie cependant pas les événements de la trame générale du mythe, et se termine donc tristement – mais cela fait aussi partie de son originalité.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum Elbakin.net le 4 avril 2022 avant de le reprendre et de l’approfondir ici.


[Film] « Josep », par Aurel

17 janvier 2022

Référence : Josep, réalisé par Aurel, France, Belgique, Espagne, 2020, 71 minutes.

Résumé diffusé par le studio

« Février 1939. Submergé par le flot de Républicains fuyant la dictature franquiste, le gouvernement français les parque dans des camps. Deux hommes séparés par les barbelés vont se lier d’amitié. L’un est gendarme, l’autre est dessinateur. De Barcelone à New York, l’histoire vraie de Josep Bartolí, combattant antifranquiste et artiste d’exception. »

Mon avis

Les réfugiés d’hier

C’est l’un de ces films grâce auxquels un cinéaste nous prend la tête et nous tourne les yeux vers des zones d’ombre de l’Histoire peu reluisantes, que beaucoup préfèreraient oublier, mais dont il faut parler pour ne pas reproduire les erreurs commises en ces temps-là. L’affaire n’est pourtant pas si ancienne, et on pourrait penser qu’en France, l’un des principaux pays impliqués dans la Seconde Guerre mondiale, le travail de mémoire serait tel que tout le monde en connaîtrait déjà par coeur les moindres détails. Eh bien non. L’invasion de la Pologne en 1939, on connaît. La dictature franquiste en Espagne et la guerre civile espagnole à l’issue de laquelle Franco opprime tout le pays dans le sang, on connaît un peu aussi. Ce qu’on oublie, c’est que des Républicains espagnols, fuyant la dictature franquiste, sont massivement venus en France durant la guerre, confiants dans cet allié, ce pays des droits de l’Homme, pour les aider à sauver leur vie et leur République. En dépit des efforts du socialiste Léon Blum en 1936, l’opposition de la droite, des radicaux d’Herriot et du président Lebrun avaient abouti à une politique de non-intervention officielle que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ne respectèrent nullement, multipliant les soutiens militaires à Franco. La France finit par opter pour un soutien discret en laissant s’organiser un trafic d’armes international favorable aux Républicains espagnols ; ce ne fut pas assez.

De 1936 à 1939, les réfugiés affluèrent vers tout le sud de la France. Ils furent accueillis très diversement. En 1939, le gouvernement les parque dans des centres de contrôle, puis dans des camps de concentration. Ils y souffrent de conditions de vie déplorables, froid, faim, brimades diverses dues aux tensions parfois vives entre réfugiés et entre les réfugiés et les habitants de la région. C’est cette année-là que se situe l’action de Josep.

Le bon côté de l’Histoire

N’importe quelle évocation d’une période aussi polarisée que la Seconde guerre mondiale éveille en nous des questions faussement simples. Comment des régimes totalitaires aussi abjects ont-ils pu se mettre en place et trouver tant de soutien parmi les populations des pays concernés ? Comment les autres pays n’ont-ils pas agi plus vite pour mettre ces dictatures hors d’état de nuire ? Pourquoi tout le monde n’a-t-il pas été résistant en France ? Pourquoi tout le monde n’a-t-il pas aidé les Juifs et, plus généralement, les déportés ? Et enfin : qu’auriez-vous fait, vous, dans un conflit pareil ?

On entend parler de ces conflits à l’école, au collège, au lycée, éventuellement pendant les études ensuite. On regarde des documentaires à leur sujet, des oeuvres de fiction qui se situent à ces époques, films, BD, romans, séries, jeux vidéo parfois. Enfant puis adolescent, les choses étaient claires : des dictatures pareilles, il fallait tout faire pour lutter contre. On ne voyait que trop bien ce que ça donnait si on ne s’en inquiétait pas ! Nos familles, les adultes, les survivants et survivantes, les spécialistes de l’Histoire du XXe siècle, tout le monde nous a averti : n’oubliez pas, ça a été très grave, il ne faut pas que ça se reproduise. Soyez vigilants.

Puis on grandit, et on commence à creuser le sujet. L’aspect humain, comme on dit (quand on parle de ça, on veut généralement dire : l’aspect humain en dehors du fait que des millions de gens se sont fait tuer). Alors on s’intéresse aux zones grises. Les foules de Français qui n’ont été ni résistants, ni franchement collaborationnistes. Les gens ordinaires, ce fameux « Français moyen » qui n’est qu’une construction imaginaire, mais rassurante. On regarde d’autres fictions, d’autres documentaires qui nous rappellent que la vie était difficile pour tout le monde et qu’en plus, à l’époque, vraiment, ce n’était pas si simple de savoir qui étaient les gentils. Il est vrai que des crimes contre l’humanité tels que les camps d’extermination nazis ont été mis en oeuvre en secret (ce qui ne veut pas dire que les espions alliés n’ont pas été au courant). Et tout paraissait si énorme, si monstrueux, si incroyable, que beaucoup de gens préféraient ne pas y croire.

Mais est-ce une raison ? Trop souvent, ces dernières années, je lis une rengaine étrange : « surtout, ne pas juger ». Ne pas juger trop vite, certainement. Mais ne pas juger du tout, se refuser à conclure que tel choix politique, telle attitude individuelle ont été insuffisants, lâches, coupables de déni voire de compromission avec les totalitarismes ? Cela, pardon, c’est nécessaire, c’est même indispensable si nous ne voulons pas trahir, un jour, la mémoire des masses de nos ancêtres et de nos confrères et consoeurs humains du XXe siècle qui ont souffert et qui sont morts en luttant contre ces dictatures. Alors, oui, il faut juger.

Les auteurs de fictions, de par leur formation, ont du mal avec tout ce qui peut s’apparenter à du manichéisme, des gentils louables contre de sales types détestables. Il paraît que c’est trop simple. Dans la réalité, pourtant, on voit tous les jours des histoires bien réelles avec ces deux types de personnages, mais dont le dénouement n’a rien de simple, surtout quand les sales types en question disposent de gros moyens économiques, militaires, etc. et que les gentils n’ont pas un rond. Mais le public, apparemment, risquerait de s’ennuyer, de trouver à redire à ce qu’on lui donne à voir quelque chose qui ressemble à une leçon. Autre rengaine étrange que je vois trop : « ne pas faire de morale ». Pourtant, sans un minimum de morale, il n’y a plus de sociétés humaines qui tiennent. Je parle ici de morale basique, du type « Ne tuez pas les autres, c’est mal » (OK, il y a 5% de cas où ça peut se discuter, mais enfin quand même).

Il y a pourtant bien des cas où, dans la réalité, le « bon côté de l’Histoire » n’est pas si difficile à trouver. Le plus difficile n’est pas nécessairement de déterminer le bon côté de l’Histoire : c’est d’agir pour qu’il prenne le dessus sur les mauvais. Le déni, le défaitisme, la paresse, l’avarice, la désorganisation, le manque d’union, ainsi bien sûr que diverses circonstances extérieures (météo, épidémies…), peuvent nuire à une bonne cause autant que ses pires ennemis ; et il y a là autant d’intrigues intéressantes à concevoir, il me semble, que dans les fictions actuellement à la mode où il faudrait absolument que personne ne soit plus ni complètement « méchant », ni complètement « gentil ».

Pour en revenir enfin à Josep après ce détour plus général, le film sacrifie en partie à cette tendance en nous offrant un récit-cadre sous la forme d’un dialogue entre un grand-père mourant et son petit-fils adolescent. Le grand-père, on nous l’assure, n’est pas un héros : il a été policier en 1939, chargé de garder les camps où étaient internés les réfugiés espagnols. Par chance, le film, qui tient à ne pas non plus plomber le moral de son public (car s’il ne faut pas trop de morale, c’est également mal vu de trop s’attaquer au moral), finit par en faire un type bien, vers la fin – seulement vers la fin. Dans l’intervalle, nous avons des nuances de gris à ne plus savoir qu’en faire : notre policier voit la faim, le froid, la misère, la souffrance, et il ne fait rien, ou alors si peu ! Il voit deux collègues se moquer des réfugiés, les brimer, les battre, les voler, leur pisser dessus, bref, se comporter comme des salopards, et il n’ose rien dire et rien faire. Difficile de ne pas réagir devant sa lâcheté, et c’est certainement ce type de réaction d’indignation que le film cherche à susciter en nous. Mais un peu plus tard, quand le personnage ose enfin réagir, c’est pour se faire tabasser à son tour. C’est dans ce genre de moment que le souci de la nuance déployé par le film menace de l’entraîner vers un autre genre de simplisme. En effet, notre homme a beau être timide et isolé, il reste un policier : il devrait avoir un minimum de formation militaire et de force physique, ainsi qu’une connaissance de base des lois et règlements de sa profession, qui interdisent évidemment ce type de brimades entre collègues. Mais non, rien à faire ! C’est, je trouve, l’une des quelques limites du scénario de Josep.

Trêve de râleries : Josep s’en tire tout de même fort bien dans son évocation de cette époque. Les nuances qu’il montre sont réelles et bien utiles, qu’il s’agisse d’une palette assez vastes de réactions de Français (policiers ou simples voisins) envers les réfugiés, ou d’une palette tout aussi vaste d’atttiudes de la part des résidents du camp, désunis par des tensions politiques (communistes, anarchistes, sympathisants du franquisme) ou diverses discriminations liés à la nationalité ou au colonialisme. Nous voyons des humains, non des saints. Quant au personnage du narrateur policier, il n’est après tout qu’un faire-valoir pour le véritable personnage central du film, Josep Bartolí, Républicain espagnol, combattant antifranquiste et dessinateur. Curieusement, Josep, quoique placé au centre du film, garde un aspect mystérieux. On ne saura pas tout de sa vie, ni avant ni après les guerres qu’il traverse. On ne le voit qu’à travers les yeux du policier qui devient son ami, puis de l’adolescent auquel, dans sa vieillesse, ce policier transmet la mémoire de Josep. Ce parti pris peut avoir quelque chose de frustrant pour qui s’attendrait à un film biographique en bonne et due forme. Mais Josep n’en est pas un. C’est autant, et même davantage, une évocation de l’oeuvre artistique de Josep que de sa vie.

Du dessin à l’animation

Josep trouve sa plus grande qualité dans la manière dont il évoque le rôle de l’art dans la mémoire historique. Josep Bartolí, interné dans un camp parmi des foules disparates de réfugiés, se voit offrir un carnet et un crayon par le policier qui nous narre ses souvenirs. Aussitôt il couvre des feuillets de dessins serrés, denses en détails, où il fixe sur le papier la réalité qu’il voit : les campements, les gens, leur souffrance, les policiers moqueurs qui s’adonnent aux brimades. Ces dessins existent hors du film, on les a conservés. Le réalisateur Aurel, comme il s’en explique dans les bonus du DVD du film, a pris le parti d’intégrer ces dessins à son film, non pas en les animant, mais en optant pour un intermédiaire entre dessin fixe et animation fluide. Les tout premiers plans de Josep nous montrent ainsi trois réfugiés avançant par saccades dans un paysage froid et neigeux, avec des gestes hachés, une progression par à-coups, comme si la bobine du film n’arrivait pas à tourner. On retrouve ce parti pris dans plusieurs scènes de la première moitié du film, aussi longtemps que Josep demeure dans le camp. Les couleurs sont à l’avenant : le beige de la feuille de papier et le trait noir du crayon dominent une palette de grisaille et de couleurs ternes, qui laissent brusquement place à une explosion de couleurs dès la guerre terminée, ou dans les quelques moments où Josep rêve de la peintre mexicaine Frida Kahlo.

J’ai trouvé ces choix pleinement convaincants et très réussis en termes d’animation : ce sont de vrais choix d’auteur qui apportent quelque chose au cinéma d’animation, sans se contenter de lisser les mouvements ou de sacrifier aux conventions d’un style assagi. Ces mouvements saccadés, qui n’arrivent pas à avancer, ne sont-ils pas aussi à l’image de ce passé historique qui ne passe pas, mais qui nous reste en travers de la gorge et du coeur quand nous le découvrons ?

Les réfugiés d’aujourd’hui

Des réfugiés fuient en masse leur pays et arrivent en France avec l’espoir d’y trouver un asile et des alliés pour défendre leurs droits humains contre des dictatures. Le parallèle avec les réfugiés actuels, parqués dans des camps comme celui de Calais, crève les yeux. On ne peut voir Josep sans être frappé par cette répétition de l’Histoire. Le film ne dit rien de bien militant : il se contente de montrer le choix du gouvernement de l’époque, la persistance d’une zone de non-droit où les droits des réfugiés sont constamment bafoués pendant que la population reste ignorante, détourne les yeux, préfère se réfugier dans ses préjugés pour se vautrer dans la xénophobie, ou bien, parfois, comprend, s’indigne et vient à leur aide. Le film ne fait que montrer la souffrance provoquée par nos choix politiques et par l’inaction qui laisse le champ libre à la haine ; les conséquences se déroulent, logiques, avec les souffrances et les morts. Et la honte pour tout notre pays, à jamais.

Devrions-nous nous repentir ? La France devrait-elle présenter des excuses à ces réfugiés maltraités, parfois morts à cause de leurs conditions d’internement déplorables ? Voilà une question que le film ne réclame pas, mais qui s’est posée depuis 1939 et qui continuera à se poser même si on cherche à la taire. Certains conspuent cette repentance comme une séance de flagellation inutile. Je dis, moi, qu’un pays qui sait regarder en face les erreurs de son passé et s’employer à y remédier est un pays plus grand que celui qui s’acharne à les nier. Je dis qu’une devise qui n’est pas appliquée n’est qu’une farce sinistre dont l’ombre pèse sur la conscience et sur le moral de toute la population. Je suis convaincu que le peuple français se porterait bien mieux, si nos gouvernants avaient le courage de se hisser, de nous hisser toutes et tous, à la hauteur des ambitions déployées par les plus idéalistes de nos prédécesseurs. Car l’Histoire montre aussi que les utopies d’hier, de l’abolition de l’esclavage au vote des femmes en passant par les congés payés ou la sécurité sociale, peuvent devenir les réalités d’aujourd’hui et de demain.

On ne peut pas regarder ce film sans être renvoyé au présent. Que faisons-nous pour les réfugiés actuels ? Quelle France voulons-nous ? Quelle existence voulons-nous pour notre pays aux yeux des autres ? Sur quelle base fonde-t-on cette communauté humaine qu’est un pays : sur l’exclusion du reste de l’humanité, ou sur un idéal ancien, exigeant, qui consiste à lui tendre la main et à réclamer, pour tout être humain, la satisfaction de ses nécessités vitales et de sa dignité ? Quels doivent être nos réflexes quand nous nous trouvons devant quelqu’un qui a faim, soif, froid et qui est traité comme moins que rien ? Ne devons-nous pas réclamer pour cette personne les mêmes soins que nous aimerions obtenir, nous, si un jour la misère, la guerre, une dictature ou une catastrophe quelconque nous jette hors de notre pays, parce que l’Histoire a prouvé que ce genre de chose n’arrive jamais qu’aux autres ?

Josep montre un passé qui n’a cessé de se répéter, laissant chacun ressentir, réfléchir, et se forger sur ces questions une conscience intime et citoyenne.

Dans le même genre

Le film le plus puissant que je connaisse en matière de dénonciation du sort des victimes de guerre, c’est bien entendu Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata, chef-d’oeuvre de l’animation japonaise et du cinéma tout court. Un film à hauteur d’enfant, où l’on suit un frère et sa petite soeur dans le Japon ravagé par la Seconde guerre mondiale. Ils ne sont pas réfugiés ailleurs, ils sont dans leur propre pays, mais ils vont mourir et on le sait dès le début. Le recours à l’animation rend cette fiction solidement documentée encore plus poignante. Comment on peut ignorer ce type de problème après avoir vu un film pareil, je ne sais pas.

Sur le sujet des réfugiés de guerre, je n’ai pas vu beaucoup de films. J’ai vu en partie Welcome de Philippe Lioret (2009) qui évoque le sort d’un jeune migrant kurde en route pour l’Angleterre et qui se retrouve coincé à Calais, où il va lier une amitié inattendue avec un maître nageur en plein divorce. Le résultat, sans être magistral, semblait former une porte d’entrée intéressante vers ce sujet. Du côté des livres, je peux vous recommander Bienvenue à Calais. Les raisons de la colère, un tout petit livre créé par deux journalistes, dont l’un est dessinateur de presse et (à la façon de Josep, mais sans être réfugié lui-même) a dessiné le camp, les bidonvilles, les réfugiés, la police.

Si vous ne voulez vous documenter qu’avec quelques clics, plusieurs sites d’associations proposent des informations solidement étayées et proposent des moyens d’action pour aider les migrants. On peut ainsi aller voir le site de L’Auberge des migrants de Calais ou d’Utopia 56 qui proposent leur aide aux migrants arrivés à Calais. Des associations comme Sea Watch interviennent en mer pour éviter que les réfugiés ne meurent en chemin. Notons aussi le site Info migrants qui propose, en trois langues, des actualités sur et pour les migrants, réalisées par des journalistes professionnels de plusieurs pays (notamment RFI et France24 pour les Français du collectif). Sur les personnes sans-abris, migrantes ou simples SDF, citons l’Observatoire des expulsions collectives des lieux de vie informels, qui tente de dresser un panorama chiffré des expulsions pratiquées par la police contre des sans-abris établis dans des tentes et autres lieux de vie improvisés. Josep montrait des policiers en train de voler à des réfugiés leur nourriture et leurs quelques possessions ; rappelons que cela se produit encore quotidiennement en France, aussi bien contre des migrants que contre des SDF dont les tentes, les couvertures, parfois les bagages contenant tous leurs biens, sont confisqués et détruits sur ordre des préfectures.


[Film] « Le Peuple loup », de Tomm Moore et Ross Stewart

8 novembre 2021

Référence : Le Peuple loup (Wolfwalkers), réalisé par Tomm Moore et Ross Stewart, Irlande-Luxembourg-France, 2020, 103 minutes.

Une trilogie de légendes irlandaises

Le Peuple loup est le troisième film d’animation de Tomm Moore inspiré du folklore irlandais après Brendan et le cycle de Kells (2009) et Le Chant de la mer (2014). Brendan s’inspirait du livre de Kells, un fameux manuscrit médiéval, et de ses superbes enluminures, pour imaginer les aventures d’un petit moine dans la vaste forêt qui avoisine son monastère menacé d’invasion par les Hommes du Nord. Le Chant de la mer, comme son nom l’indique, abordait les croyances maritimes, dont les selkies, créatures féminines capables de se changer en phoques, ainsi que les légendes entourant le dieu celtique Manannan Mac Lir.

Le Peuple loup fait retour à l’univers des forêts, en s’inspirant cette fois de la légende irlandaise des wolfwalkers, un type local de loups-garous du folklore du sud-est de l’Irlande (connu surtout par la légende des loups-garous d’Ossory). L’intrigue se déroule à Kilnenny, au début du XVIIe siècle, au temps où les Anglais, dirigés par le Seigneur Protecteur (un seigneur chrétien fanatique qui ressemble furieusement à Cromwell), sont en train de conquérir l’Irlande païenne. La ville s’étend de plus en plus et, rompant le pacte ancien qui liait les bûcherons aux puissances de la forêt, les bûcherons sont sommés de déboiser toujours plus loin pour faire place aux cultures. Or la forêt abrite de nombreux loups, mais aussi les wolfwalkers, des êtres mystérieux, humains mais capables de se changer en loups la nuit, et dotés de pouvoirs de guérison.

Robyn est la fille d’un fameux chasseur de loups anglais venu en Irlande au service du Seigneur Protecteur. En Angleterre, elle s’était habituée à accompagner son père à la chasse. Elle tire déjà un peu à l’arbalète et elle se verrait bien devenir chasseuse de loups, comme lui. Mais voilà : depuis la mort de sa mère, les choses ne se passent plus aussi bien avec son père, et, maintenant qu’ils sont en Irlande, ce dernier s’est mis en tête de lui donner une éducation féminine plus convenable. Mais le père, avant tout, s’inquiète pour sa fille. Hors de question de s’aventurer dans la forêt, avec tous ces loups qui pullulent !

Naturellement, Robyn ne va pas tarder à désobéir, persuadée qu’elle peut aider son père à chasser les loups. Mais elle va vite perdre le contrôle de la situation, et elle va se trouver confrontée aux loups et à Mebh, une louve-garou. Alors que le fragile équilibre entre la ville et la forêt vole en éclats sous la coups de boutoir du Seigneur Protecteur et de ses soldats, les deux fillettes sont les seules à pouvoir trouver la solution à cette situation explosive.

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Mon avis

Le Peuple loup est une merveille. Visuellement et musicalement, le film arrive à être encore plus beau que les deux précédents du même réalisateur, qui plaçaient pourtant la barre bien haut. Les personnages sont basés sur des formes géométriques simples qui les campent de manière bien distincte, mais cela ne devient jamais rigide (à l’exception des soldats, dépeints délibérément comme des sortes de pantins anguleux). L’animation et la composition des plans utilisent à plaisir ces bases géométriques pour former de magnifiques tableaux vivants qui, une fois animés, sont d’une belle fluidité. Mais la force des graphismes qui frappe à chaque image, ce sont les décors fourmillant de détails, les paysages, la forêt, les bâtiments, les vêtements, dans la même veine celtique déjà si réussie dans Brendan et Le Chant de la mer et qui semble trouver ici un degré d’aboutissement supplémentaire. J’aurais voulu pouvoir figer l’image ou la ralentir pour mieux tout admirer, et j’ai hâte de revoir le film en DVD pour pouvoir le faire ! L’univers visuel du film comporte aussi des trouvailles bienvenues, notamment pour visualiser les sens spécifiques aux loups et aux wolfwalkers, comme l’odorat et la perception des esprits. C’est très compréhensible, c’est beau et cela enrichit nettement l’univers du film.

Le scénario est d’une redoutable ingéniosité. Les personnages sont attachants et bien développés – à commencer par le père de Robyn, qui n’a pourtant pas le beau rôle ensuite, ce qui rend l’histoire beaucoup plus intéressante et permet à tous les publics, enfants et parents, de s’identifier aux personnages (le dossier de presse du film le conseille « dès 8 ans »). On comprend à la fois la curiosité et l’envie d’être utile de Robyn, et le besoin que ressent son père de l’empêcher d’enfreindre les règles, de peur de la voir se mettre en danger et de s’attirer la colère des autorités du Seigneur Protecteur. Le sac de nœuds qui s’est noué à Kilkenny se resserre implacablement autour des héroïnes, qui vont avoir fort à faire pour s’en sortir. C’est bien rythmé, soutenu sans être frénétique, avec de l’action, beaucoup d’émotions, mais aussi des touches d’humour bienvenues (j’ai adoré la tête des moutons et des loups de la meute, tour à tour effrayants quand ils chassent et complètement délurés quand ils sont dans leur tanière).

Impossible aussi de ne pas évoquer la musique du film. Comme dans les deux films précédents de cette trilogie irlandaise, Tomm Moore a travaillé avec le compositeur français Bruno Coulais (primé à de multiples reprises, citons notamment Microcosmos, Himalaya : l’enfance d’un chef, Les Choristes ou encore Les Rivières pourpres, mais aussi, en animation, la bande originale déroutante et captivante du conte inuit L’Enfant qui voulait être un ours) et avec le groupe de musique celtique Kila. Le résultat est, une nouvelle fois, enchanteur. Se sont jointes à eux des chanteuses variables selon les films : cette fois, citons notamment Aurora, qui interprète une chanson préexistante, Running with the Wolves, très bien utilisée dans l’une des scènes marquantes du film.

A posteriori, je distingue les influences qui ont pu inspirer Le Peuple loup. Le film peut rappeler Princesse Mononoke par sa confrontation entre ville et forêt et par sa jeune femme chevaucheuse de loups : par certains aspects, Mebh est une sorte de Princesse Mononoke junior, mais alors avec le sourire dentu d’un Totoro (et la crinière et la vitesse d’un Sonic !). Difficile, bien sûr, de ne pas penser à Rebelle des studios Pixar, puisque les deux films partagent certains de leurs principaux thèmes : la transformation ey la parentalité. Malgré cela, Le Peuple loup ne se contente ni d’imiter ni de surfer sur une tendance. Solidement ancré dans la culture irlandaise, son histoire et ses légendes, il a également su bâtir un univers doté d’une personnalité bien affirmée. Cela passe en partie par les graphismes et la musique, qui approfondissent la veine entamée par Brendan et le secret de Kells, dont Le Peuple loup donne l’impression d’être une sorte de pendant féminin encore plus épique. Mais le scénario n’est pas en reste, avec par exemple son utilisation intelligent du thème du loup-garou (absent de Mononoke) et un tableau plus nuancé de la relation entre parents et enfants (le père de Rebelle paraît bien insouciant et assez peu approfondi à côté de celui de Robyn dans Le Peuple loup, et la mère de Mebh se sent bien mieux sous une peau d’animal que celle de Mérida !).

Autre qualité : les personnages secondaires sont étonnamment fouillés et bien mis en valeur par rapport aux grosses productions Disney ou Pixar. Le paysan qui apparaît dès la première scène et peut paraître n’être là que comme faire-valoir fugitif des wolfwalkers s’avère finalement une figure récurrente, qui joue son petit rôle dans l’intrigue. Le « grand méchant », le Seigneur Protecteur, agit de manière destructrice et implacable, mais il n’est pas réduit pour autant à une figure maléfique caricaturale et grimaçante : il se révèle par touches progressives et c’est au public de comprendre, peu à peu, qu’il a affaire à un conquérant fanatique et dangereux. Enfin, si le film met en scène des compagnons animaux (Merlin, le faucon de Robyn, et la meute des loups qui suivent Mebh et sa mère) qui, au premier regard, peuvent rappeler les familiers incontournables des classiques Disney, leur traitement dans l’intrigue se révèle d’un réalisme inhabituel. Les animaux ne parlent pas, ils sont dépeints d’une manière zoologiquement réaliste et les ambivalences de leurs relations avec les humains ne sont pas gommées (Merlin est un compagnon de chasse précieux mais s’avère vulnérable ; les loups suivent Mebh et l’aident à protéger certains humains, mais croqueraient volontiers les moutons et les paysans si les wolfwalkers ne les retenaient pas). Tout cela fait gagner l’ensemble en maturité, sans nous priver de moments de partage émouvants entre humains et animaux.

J’ai eu l’impression d’avoir affaire à un film grandiose et à une prouesse d’animation, comme au temps de la grande époque des Disney. Les multiples récompenses que le film a déjà raflées sont amplement méritées. Je souhaite qu’elles attirent l’attention du public sur les deux films précédents de Tomm Moore, car Brendan et le secret de Kells et Le Chant de la mer méritent eux aussi de rassembler un vaste public.

Un futur classique, à voir de préférence sur un grand écran pour bien profiter de la multitude des détails des images.

Dans le même genre, outre les deux films précédents de Tomm Moore, ce type d’intrigue merveilleuse en forêt me rappelle Le Jour des corneilles de Jean-Christophe Dessaint, qui semble être injustement passé sous les radars du grand public, et dont j’avais parlé ici. Si ce sont les histoires de loups-garous médiévaux qui vous attirent, je ne peux que vous recommander chaudement le court-métrage Bisclavret d’Emilie Mercier, qui est une petite merveille inspirée de l’univers visuel des vitraux d’églises médiévales ; j’en parle là. Enfin, une fois le public enfantin du Peuple loup devenu plus grand, il sera temps de lui faire voir Princesse Mononoke de Hayao Miyazaki, qui est un classique du cinéma, mais dont l’univers plus sombre et l’intrigue plus complexe le réservent à un public adolescent et adulte plutôt qu’enfantin.


[Film] « Le Grand Méchant Renard et autres contes », Benjamin Renner et Patrick Imbert

18 décembre 2017

2017, Le Grand Méchant Renard et autres contes, Benjamin Renner et Patrick Imbert

Référence : Le Grand Méchant Renard et autres contes, film réalisé par Benjamin Renner et Patrick Imbert, France/Belgique, 2017, 80 minutes.

Nous revoici dans le domaine du cinéma d’animation français avec Le Grand Méchand Renard et autres contes, un dessin animé comique co-réalisé par Benjamin Renner (très remarqué pour son adaptation d’Ernest et Célestine) et Patrick Imbert, le tout adapté de la BD de Benjamin Renner qui avait remporté plusieurs prix à sa parution en 2015. J’avais manqué le film en salles, mais il est sorti en DVD il y a peu.

Nous suivons donc les aventures d’un renard et de poules dans une ferme, mais aussi d’autres animaux, puisque le film se compose de trois relativement-courts-métrages qui sont assemblés sous la forme d’un spectacle de théâtre présenté par les personnages sur une scène avec rideau (les présentations et interludes étant naturellement l’occasion de gags supplémentaires).

Dans le premier et dans le troisième, un malheureux cochon a fort à faire avec les gaffes continuelles d’un canard et d’un lapin. Dans la première histoire, ils sont trompés par une cigogne flemmarde et se retrouvent avec sur les bras un bébé à livrer à la ville, chez les humains ; dans la troisième, le canard et le lapin font tomber accidentellement un père Noël en plastique la veille de Noël et sont persuadés d’avoir tué le vrai père Noël, ce qui les décide à tenter de distribuer les cadeaux eux-mêmes. Le canard et le lapin ayant le don de se placer dans une série de situations toutes plus périlleuses les unes que les autres pour eux et pour les autres, le cochon essaie de les arrêter, à ses risques et périls. Courses-poursuites, cliffhangers en série, humour slapstick avec moult cascades, chutes, collisions et bosses, mais aussi des raisonnements absurdes et naïfs qui m’ont parfois fait penser à une version jeunesse de Perceval et Karadoc dans Kaamelott. Comme avec ces deux autres compères, on hésite à s’attendrir pour ce canard et ce lapin ou à leur mettre une paire de baffes. Le cochon, en revanche, mérite toute notre compassion.

Très cartoonesques, ces deux histoires se déroulent à un rythme endiablé, avec des ficelles souvent classiques, mais aussi quelques jolies trouvailles, et sans jamais sombrer dans la frénésie (ce que je reproche en revanche à des films du type Moi, moche et méchant) ni dans l’éparpillement référentiel (il n’y a pas un clin d’œil, un hommage ou une allusion toutes les 30 secondes, ce qui renforce l’immersion dans l’histoire et confère davantage de personnalité au film en dépit du classicisme de ses ingrédients de base).

Le deuxième court-métrage, un peu plus long, est celui dont le renard est la vedette et qui donne son titre principal au film. Le renard essaie d’attraper des poules à la ferme, mais il est plus petit et plus faible qu’elles et se prend toujours des raclées, car il n’arrive pas à être grand et méchant. Coaché par le loup, il décide sur son conseil de voler des œufs afin d’élever des poussins pour les manger quand ils deviendront gros et gras. Ce à quoi il s’emploie, mais les poussins le prennent pour leur mère et le cœur du renard fond malgré lui. Sauf qu’il élève les poussins comme des renardeaux, d’où, à terme, problème. Là encore, le répertoire des personnages et des situations est classique, mais l’histoire est bien ficelée et les personnages approfondis. Les poules volontaires rappellent un peu celles de Chicken Run (en encore plus résolues).

Destiné à un public très enfantin (je le pense aisément regardable en dessous de 10 ans, voire en dessous de 8), ce dessin animé reste très divertissant pour des spectateurs et spectatrices adultes, grâce au soin apporté aux dessins (avec notamment des couleurs numériques soignées qui font parfois penser à de l’aquarelle) et à l’animation, vive et enlevée sans devenir illisible. Le tempo des gags est bien équilibré, il y a de petits temps plus calmes régulièrement et des moments émouvants ou poétiques. Le troisième court-métrage fait un mini-dessin animé « de Noël » tout indiqué pour les petits, où l’on retrouve les personnages des deux courts-métrages précédents (le renard et les poules y réapparaissent). Les voix sont aussi soignées et ne contribuent pas peu à l’ambiance et à l’humour. D’ailleurs : une bande annonce pour voir le style du dessin et les voix.

Bref, si vous voulez un beau petit dessin animé à voir en famille avec de jeunes enfants qui ne soit pas déjà une superproduction cynique façon Shrek, mais un cocktail de vraies histoires au premier degré, je vous recommande chaudement Le Grand Méchant Renard. Si vous êtes déjà adulte, je vous conseillerais plutôt Ernest et Célestine dont l’histoire est plus développée et ménage davantage de niveaux de lecture (sauf si vous l’avez déjà vu et que vous avez adoré le style de Benjamin Renner, auquel cas vous pouvez passer au Grand Méchant Renard sans crainte, ça va vous plaire aussi ! Rien que pour le plaisir, l’extrait avec la rencontre entre Ernest et Célestine).

J’ai d’abord posté cette critique sur le forum CasusNO le 4 novembre 2017 avant de la retravailler pour publication ici.


[Film] « Adama », de Simon Rouby

16 janvier 2017

2015-adama-simon-rouby

Un OVNI de l’animation française, cet Adama, mais globalement au meilleur sens du terme. Sorti en salles fin 2015 pendant les vacances de la Toussaint, ce film raconte l’histoire d’un jeune garçon d’un village d’Afrique dont le frère, Samba, un adolescent turbulent, quitte le village pour aller s’engager dans l’armée des mystérieux Nassara qui vivent au-delà des falaises qui entourent et enferment le village. Adama jure de retrouver son frère et de le ramener chez leurs parents. Mais plus Adama avance dans son voyage, plus le conte initiatique dépaysant se mêle de références à un passé historique bien connu du public français : l’armée des Nassara, c’est l’armée française, venu recruter des soldats noirs dans ses colonies ; la guerre, c’est la Première guerre mondiale ; et le front vers où Samba est en train d’être envoyé, c’est Verdun. On est en 1916.

La grande originalité du scénario du film consiste à adopter le regard d’Adama. Ce regard est d’abord celui d’un jeune garçon qui est encore un enfant et qui s’effraie encore du masque de l’esprit qui doit faire passer à Samba rite d’accession à l’âge adulte. C’est aussi celui d’un jeune Africain qui a toujours vécu dans un petit village rural isolé et qui n’a jamais eu le moindre contact avec une quelconque culture européenne. Son voyage n’est pas une rencontre entre deux cultures, c’est une collision à pleine vitesse au coin d’une rue. Ce choix de point de vue fait que le public comprend beaucoup de choses par-dessus l’épaule du héros  – essentiellement, qu’il est en train de foncer tête baissée vers un danger terrible.

Le film s’inspire pourtant bel et bien d’une réalité historique : l’expérience vécue par les tirailleurs sénégalais engagés dans l’armée française pendant cette guerre (Samba et donc Adama se retrouvent dans le 31e bataillon). En dépit du fait que Verdun a eu lieu il y a cent ans maintenant, le sujet des soldats noirs parmi les « poilus » de l’armée française reste étrangement peu évoqué. En dépit des hommages, l’actualité fin décembre montrait encore que ces vétérans n’étaient pas toujours bien traités, puisqu’il a fallu une pétition en ligne et diverses démarches militantes indignées pour que, le 21 décembre 2016, le président François Hollande promette de faciliter les démarches pour ceux de ces tirailleurs (désormais des vieillards) qui demandaient à être naturalisés français : voilà donc des gens qui se sont battus pour le pays depuis maintenant un siècle et qui risquaient encore de se voir refuser l’accès à la nationalité française ! Bref, il y a largement de quoi dire sur le sujet, et la fiction a son rôle à jouer. On aurait donc pu attendre un utile et sage film de mémoire traitant son sujet sur un mode proche du docu-fiction…

… mais on se tromperait, car le film conserve de bout en bout ce regard enfantin et même magique, ou plutôt fantastique, qu’implique le choix du point de vue du jeune garçon. Le refus du traitement historique est très net : le village natal d’Adama n’est jamais nommé ni situé exactement, rien n’est dit ou montré sur le contexte colonial, et le scénario du film ne tiendrait pas debout une seconde s’il fallait le prendre sur un mode réaliste. Le dénouement confirme ce parti pris, puisqu’il reste largement ambigu et peut se comprendre de plusieurs façons. Le film brouille même parfois les pistes, puisqu’il es supposé s’inspirer de l’histoire des tirailleurs sénégalais mais montre un village dont certaines caractéristiques rappellent plutôt le pays dogon au Mali, avec ses hautes falaises et le nom d’Ogotemmêli donné à l’un des sages (nom qui fait certainement référence au griot qui narre la cosmogonie dogon réécrite par Marcel Griaule dans Dieu d’eau). Adama est donc un conte initiatique, et j’ai presque envie de dire que c’est un conte africain dans son esprit, tant le recours aux symboles et à différents niveaux de lecture y est constant. Le masque de l’esprit, les peintures à motifs en chevrons, l’albatros et d’autres images y forment des indices récurrents qui confèrent une cohérence non rationnelle à l’intrigue et l’ancrent fortement dans (au moins) le réalisme magique, voire (au plus) l’allégorie, dans un scénario qui parle peu, montre beaucoup et en laisse encore plus à deviner ou à interpréter. L’aspect initiatique du voyage d’Adama est subsumé par la figure du fou, qui se trouve là en apparence par hasard au début mais prend toujours plus d’ampleur au fil du film.

J’ai beaucoup parlé du scénario et encore assez peu de l’animation elle-même. Elle est hybride et expérimentale. Au premier regard, le film peut sembler animé en images de synthèse, mais le très grand niveau de détail des personnages principaux et leurs mouvements un peu saccadés font davantage penser à de l’animation en volume faite à partir de statuettes articulées. Il s’avère que la technique employée tient un peu des deux : les poses-clés des personnages ont été entièrement sculptées en terre cuite, puis les statuettes ont été scannées et animées. Le résultat a une « patte » artistique beaucoup plus affirmée que des personnages qui auraient été directement modélisés sur ordinateur. Ajoutons à cela des décors et arrière-plans amples et colorés… en 2D, et des effets spéciaux employant des techniques franchement expérimentales pour les dernières séquences du film, avec utilisation de ferrofluides pour les explosions et les nuages de gaz de Verdun, ainsi qu’une belle scène de cauchemar de guerre animée à la limaille de fer (je crois). Vous l’avez compris : Adama est à voir absolument pour tous les amoureux de l’animation qui se respectent.

Un mot sur les voix, qui comptent toujours énormément pour poser l’univers d’un film d’animation. Elles m’ont tout de suite plu : vivantes, énergiques, tour à tour enthousiastes, colériques, rugueuses, gouailleuses, elles sont en grande majorité des voix de Noirs, chose pas si fréquente au cinéma, y compris hors animation.

J’ai déjà dit beaucoup de bien du film, mais je termine par ce qui m’a rendu vraiment enthousiaste : la musique. Pablo Pico, qui n’est visiblement pas un débutant en la matière, contribue puissamment à installer l’atmosphère de conte initiatique du film. Usant tour à tour de percussions entraînantes, et même par moments épiques, et de parties beaucoup plus douces tendant vers l’atmosphère sonore à l’aide des cordes harpesques d’une cora, le tout traversé par les éclairs fugaces d’une flûte peule, il signe ici une bande originale magnifique, sur laquelle je me suis jeté et que je n’ai pas fini de réécouter tant elle est évocatrice. La chanson d’Oxmo Puccino, qui surgit au moment du générique de fin, m’a surpris car je ne connaissais pas du tout ce qu’il fait et connaissais encore assez mal le rap, mais elle m’a bien plu et c’est une découverte qui a encore renforcé mon envie de mieux m’intéresser au genre. Elle forme à la fois un commentaire et un contrepoint au film.

Adama, je l’ai dit en commençant, était un OVNI. C’est un OVNI qui a obtenu en partie la reconnaissance qu’il méritait, puisqu’il a obtenu un prix pendant sa conception, puisqu’il a été applaudi à Annecy et figurait parmi les quelques nominés qui ont rivalisé pour le Cristal du long-métrage, et puisqu’à sa sortie il a obtenu un bon accueil dans la presse. Hélas, l’OVNI n’a pas su attirer les foules, et c’est même sans doute le film d’animation français sorti fin 2015 qui s’en est tiré le moins bien au box-office. Disons-le : il méritait mieux, et c’est bien pour ça que j’en parle ici, dans l’espoir de l’aider à trouver son public à présent qu’il est disponible en DVD à l’achat et à la location, et sans doute aussi en vidéo à la demande.

Pourquoi ce rendez-vous manqué dans les salles ? Pour plusieurs raisons, je suppose, et j’aimerais détailler un peu mes idées à ce sujet. D’abord, le film lui-même, quand on y pense, est extrêmement original et audacieux : par son scénario, il échappe allègrement aux catégories habituelles (un film évoquant un événement historique, mais sur un mode résolument non réaliste, ce qui fait qu’il n’est classable ni tout à fait dans les contes africains façon Kirikou, ni dans les « films de mémoire », ni dans les films d’aventure familiaux génériques) ; par son animation hybride et son scénario très épuré, il ressemble plus à un court-métrage qu’à un film formaté pour le marché des salles. C’est, encore une fois, un OVNI comme le cinéma d’animation français sait en produire souvent et jamais similaires les uns aux autres : l’existence même de ce film est un pied de nez réjouissant aux contraintes écrasantes de l’industrie du cinéma et une preuve de bonne santé du domaine (cette année, cette preuve a été apportée par la sortie en salles de La Jeune Fille sans main, dont les choix d’animation casse-cou font passer Adama pour un sage dessin animé des familles).

Ensuite, par sa nature même, le film n’était pas facile à promouvoir en termes de publicité et de dossier de presse. Comment fallait-il le présenter ? Ma crainte est que la mention de l’inspiration prise auprès du témoignage d’un tirailleur sénégalais ait classé le film dans l’esprit des spectateurs potentiels comme un « film difficile » ou un « film sérieux », une de ces leçons d’histoire moralisantes dont l’existence est un bon signe mais qu’on regarde plus à la télévision qu’au cinéma… or Adama n’est rien de tout ça, il est complètement ailleurs que là où on semble avoir craint qu’il soit. Film au budget modeste, Adama pouvait difficilement prétendre en mettre plein la vue aux spectateurs comparé à je ne sais plus laquelle des grosses productions américaines animées à la chaîne qui sortait au même moment… et pourtant Adama regorge de belles images, de scènes cinématographiquement réussies et d’une animation qui sort des sentiers battus pour proposer autre chose au public.

Enfin, le contexte n’a malheureusement pas aidé Adama à se faire remarquer en salles. Outre la concurrence extrêmement agressive des grosses productions américaines, toujours précédées, accompagnées et suivies par un rouleau compresseur publicitaire nauséeusement omniprésent, Adama s’est trouvé en concurrence fin 2015 avec pas moins de trois autres films d’animation français, tous sortis peu avant ou pendant les vacances de la Toussaint, et tous à peu près destinés au même public (enfants, potentiellement familles) : Mune, le gardien de la Lune ; Phantom Boy et Adèle et le monde truqué. Trois autres films qui étaient tous au pire honorables et au mieux génialissimes, tous avec un univers graphique radicalement différent des autres, un imaginaire bien affirmé, une histoire prenante… et qui ont sûrement paru plus divertissants vus de l’extérieur. Si je tenais les diffuseurs qui ont eu la brillante idée de sortir à si peu de temps d’intervalle ces quatre films, qui méritaient tous la plus grande attention  des cinéphiles, je leur ferais passer un mauvais quart d’heure. Car ça a été en partie la mésaventure d’Adama, comme c’est régulièrement celle des films originaux à petit budget qui ne peuvent pas se permettre de se faire annoncer bruyamment par des torrents d’affiches et de clips promotionnels.

Adama mérite donc d’être vu, et j’espère bien vous avoir donné envie de lui donner sa chance !


[Film] « Le Jour des corneilles », de Jean-Christophe Dessaint (film d’animation, 2012)

18 Mai 2013

L'affiche définitive, pas très réussie à mon goût...

L’affiche définitive, pas à la hauteur des qualités du film à mon goût…

Coproduit par la France, le Canada, la Belgique et le Luxembourg, Le Jour des corneilles, premier film de Jean-Christophe Dessaint (qui a notamment travaillé à l’animation du Chat du rabbin), est une libre adaptation du roman fantastique du même nom de l’écrivain québécois Jean-François Beauchemin, paru en 2004. N’ayant pas lu le roman, je ne pourrai pas vous dire dans quelle mesure le film lui est fidèle : je me contenterai d’en parler en tant qu’œuvre autonome.

Le Jour des corneilles est donc un film d’animation au rendu de dessin animé « traditionnel », proche, par son style détaillé, des personnages du Chat du rabbin ou des décors des anime du studio Ghibli. Autant le dire tout de suite : sur le plan visuel, c’est une réussite complète. Les décors sont somptueux, les personnages adoptent un style cohérent qui demeure plus proche de la BD de ligne claire que du réalisme strict, et l’animation est soignée. Loin des imperfections d’un Zarafa par exemple, on a affaire ici à un travail de qualité porté par un univers visuel abouti.

Qu’en est-il de l’histoire ? Un jeune garçon maigre, agile et curieux de tout, qui n’a pas vraiment de nom au départ, vit dans une grande forêt en compagnie de son père, un colosse irascible à l’immense barbe grise et à la force herculéenne, qui a tout d’un ogre de conte et se tient à l’écart des hommes. Le garçon fréquente innocemment des fantômes, muets et bienveillants, qui ont la forme d’hybrides humains à tête d’animaux (ainsi sa mère a l’aspect d’une femme-biche). Le père, lui, vit dans la peur et la haine de « l’outremonde », et notamment des orages. Il a élevé le garçon dans la certitude que le monde s’arrête aux limites de la forêt. Mais lorsque son père se casse la jambe en tombant du toit, le garçon doit chercher quelqu’un pour le guérir. Sur le conseil des fantômes, il s’aventure en dehors de la forêt… et découvre le village voisin, où il ne tarde pas à tomber sur un médecin débonnaire (doublé par Claude Chabrol) et sur sa fille Manon. Dès lors, le jeune garçon découvre à la fois la vie en société et l’histoire de sa famille.

La rencontre cocasse entre le jeune garçon et la jeune fille ordinaire « civilisée » fait d’abord penser à une histoire d’enfant sauvage ou à un Tarzan miniature ; elle occasionne des scènes naïves et drôles, et a l’avantage de ne pas (trop) donner dans le poncif de la découverte de l’amour. Les origines du jeune garçon, elles, dévoilent peu à peu un vrai « roman familial », quelque part entre le conte et le roman de terroir. Mais le récit garde une dimension symbolique omniprésente et une subtilité qui lui donne assez de force pour s’affranchir souvent des stéréotypes du dessin animé familial.

L’histoire s’oriente assez rapidement vers la question suivante : ce terrible père est-il un homme ou un ogre, et aime-t-il réellement son fils ? On voit facilement tout l’arrière-plan symbolique, psychanalytique, etc. qui peut sous-tendre l’histoire, ainsi que toute la symbolique qui peut naître de l’opposition entre la forêt, espace des marges affranchie des contraintes et des tromperies de la vie sociale, et le village, qui semble le seul endroit où la vie et l’amour peuvent réellement se développer, dans leur force et leur fragilité.

Tout cela est classique et pourrait donner lieu au meilleur comme au pire. La grande qualité du film consiste à préserver habilement la dimension fantastique de l’histoire. L’ensemble de l’intrigue, dénouement compris, se prête en effet à une double lecture, l’une surnaturelle et heureuse, l’autre terre à terre, pour ne pas dire sordide. Selon leur âge, les spectateurs percevront plus ou moins cette double interprétation possible, qui a l’avantage de rendre le film intéressant pour un large public. Dans ce film qui relate la découverte, par des enfants avec leur regard d’enfants, d’une histoire familiale entre adultes pas toujours très reluisante, mais aussi de la réalité de la mort, une autre réussite du scénario est d’avoir su doser habilement l’humour, le drame et le pathétique, ce qui lui permet de planter un véritable univers de conte, où la fantaisie et la cruauté, l’insouciance et les grands problèmes du monde coexistent et se mêlent étroitement.

Les critiques se sont gargarisées de références à Miyazaki sous prétexte qu’il y a dans le film une forêt et du surnaturel. Ce n’est pas rendre justice au film, qui tient plus des contes de Grimm, des gravures de Gustave Doré et des paysages-états-d’âmes romantiques que de Princesse Mononoké (et encore moins de Mon voisin Totoro). C’est plutôt la bande originale du film, classique mais efficace, qui rappelle les compositions de Joe Hisaishi pour le studio Ghibli. Il faut aussi dire un mot sur les dialogues savoureux ponctués de québécismes ou de purs néologismes, qui sont une autre qualité du scénario. Malheureusement, diktat des majors anglo-saxonnes oblige, les mouvements de lèvres sont animés pour des dialogues… anglais, et ne correspondent donc même pas à la « vraie » VO.

Le Jour des corneilles m’a donc fait l’effet d’un très bon film, qui n’a pas obtenu en salles la diffusion et le succès qu’il mérite. Peut-être a-t-il été desservi par une affiche pas spécialement réussie, qui ne montre pas les plus belles qualités visuelles du film ? Toujours est-il que le film vient de sortir en DVD : j’espère qu’une bonne carrière en vidéo lui permettra de se faire connaître sur le moyen et long terme.

... et l'affiche provisoire, beaucoup plus envoûtante.

… et l’affiche provisoire, beaucoup plus envoûtante, vue sur le site d’animation Catsuka dès avril 2011 en même temps que plusieurs images du film.

Cette critique a été publiée pour la première fois dans la revue Disharmonies n° 38 en avril 2013.


[Film] « Ernest et Célestine », de Benjamin Renner, Stéphane Aubier et Vincent Patar

1 janvier 2013

2012, Ernest et Célestine, Benjamin Renner

Ernest et Célestine, c’est l’adaptation d’une série d’albums pour la jeunesse écrits et dessinés par Gabrielle Vincent, et racontant l’amitié inattendue entre un gros ours, Ernest, et une petite souris, Célestine. Le film, produit par les Armateurs (connus notamment pour avoir produit les Kirikou), est une coproduction franco-belge. Trois réalisateurs : un Français qui fait ses premières armes en long métrage, Benjamin Renner, et deux Belges plus expérimentés, Stéphane Aubier et Vincent Patar, connus pour la série puis le film animés Panique au village (2009). Le scénario et les dialogues sont signés Daniel Pennac (romancier, mais aussi plus récemment scénariste en BD pour deux Lucky Luke).

Je ne connaissais pas bien la série originale, je laisse donc les gens qui la connaissent faire la comparaison. À vue de nez, le film fait le choix d’une tonalité légèrement plus sombre que les albums, ce qui permet au film de s’adresser à un public familial plus large. En contrepartie, les vraiment-tout-petits risquent de ne pas tout comprendre, même si le film reste largement accessible aux jeunes enfants (j’ai lu quelque part « Dès 3 ans »… heu, non. Sans être parent, je dirais quand même plutôt à partir de 4-5 ans à vue de nez).

L’histoire

Célestine est une petite souris élevée dans un orphelinat où la surveillante effraie les enfants avec l’histoire du Grand Méchant Ours. Dans ce monde, les rongeurs vivent dans une cité souterraine tandis que les ours vivent en haut, dans la ville. Mais Célestine ne croit pas qu’un ours soit nécessairement méchant. Elle n’a pas non plus envie de devenir dentiste comme tout le monde : elle préfère dessiner. Mais dès qu’elle grandit un peu, elle est envoyée avec les autres petites souris faire la collecte des dents de lait sous les oreillers dans les maisons des ours. Hélas, elle ne réussit pas très bien à sa tâche… c’est au cours de sa mission qu’elle rencontre l’ours Ernest.
Ernest, de son côté, fait l’homme-orchestre dans les rues pour essayer de gagner un peu d’argent sans se faire apercevoir par les gendarmes. Mais il n’y parvient pas et commence à mourir de faim… il a tellement faim qu’il pourrait bien manger Célestine. Mais celle-ci ne se laisse pas faire, et l’aide à trouver à manger à la place.
Une amitié toute naturelle naît peu à peu entre l’ours et la souris, mais les deux amis facétieux risquent de gros ennuis auprès de leurs peuples respectifs…

Mon avis

Je reviens de le voir, et j’ai beaucoup aimé.
D’abord parce que c’est un très beau film, au sens où les images et l’animation sont magnifiques. C’est de l’animation en 2D imitant des dessins à l’aquarelle, très fidèles aux illustrations des livres, et avec un côté volontairement « pas fini » dans les couleurs et un trait mouvant qui donnent une impression de spontanéité : on voit presque les coups de crayon… Ne nous y trompons pas, un rendu pareil a dû demander énormément de travail, mais le résultat est vraiment très beau, et chaque image du film ferait une belle illustration à part entière.
L’animation des personnages est magistrale, habilement rythmée, et sert très bien l’humour ou l’émotion du film (qui alternent parfois à quelques instants d’intervalle).
Même réussite sur le plan du son. Les voix sont bien choisies et fonctionnent très bien, notamment celles des deux personnages principaux (Lambert Wilson fait très bien l’ours mal léché et Pauline Brunner campe une Célestine vive et touchante, sans tomber dans des sonorités trop cliché). La musique, jamais envahissante, choisit une instrumentation rappelant un peu la musique de rue que joue Ernest et accompagne l’animation avec un bon sens du rythme. Elle contrebalance parfois les scènes plus dramatiques en leur redonnant une touche de légèreté, sans en faire trop non plus. Les thèmes sont plaisants à écouter et donnent envie de réécouter la musique pour elle-même.
Venons-en au scénario. Comme je l’ai dit, il installe un univers étonnamment sombre par rapport à ce que l’affiche peut laisser penser. Le monde où évoluent Ernest et Célestine emprunte beaucoup de ses traits à la bonne société rigide de la fin XIXe s. et parfois du milieu du XXe, et Pennac en profite pour réaliser au passage une satire sociale qui annonce les thèmes centraux du film : l’acceptation de l’autre et la remise en question des préjugés conservateurs.
Le traitement que fait Pennac de l’histoire est plus ambitieux mais aussi plus risqué qu’une simple affirmation d’un vague message lénifiant. Ernest et Célestine sont des hors-la-loi, et ils passent une bonne partie du film avec la police aux trousses. Il faut pourtant les réconcilier avec la société à la fin, dans un dénouement qui confine à l’allégorie, de sorte que l’ensemble pourrait facilement sombrer dans le démonstratif. Pourtant, il m’a semblé que le résultat passait très bien.
D’abord parce qu’on reste dans un message assez général : il n’y a pas d’allusion explicite au monde politique réel, même si les adultes n’auront aucun mal à comprendre ce que les auteurs ont en tête – et le message est social autant que politique.
Ensuite et surtout, tout ça reste avant tout très drôle ! Les déboires des deux amis avec les représentants de l’ordre se placent dans la grande tradition du comique et font penser à Charlot ou à Laurel et Hardy (et non aux Guignols de l’info : on ne trouve pas de ces « clins d’œil » trop fréquents dans les doublages des films d’animation, qui nuisent à la cohérence de la fiction en transformant l’histoire en simple suite de références).
Et puis, l’ensemble est bien ficelé, avec là encore un rythme bien maîtrisé : l’intrigue avance à un bon train, et ralentit tout juste ce qu’il faut de temps en temps pour ménager quelques séquences paisibles et très belles chez Ernest, lorsque les deux amis peuvent vivre tranquillement quelque temps avant de devoir de nouveau se coltiner le reste du monde.

Bref, en deux mots, c’est un fort beau film, qu’il serait dommage de manquer pendant qu’il est encore sur les écrans.

Message posté sur le forum du site Elbakin.net le 30 décembre 2012, rebricolé depuis.


[Film] « Kirikou et les Hommes et les Femmes », de Michel Ocelot

13 novembre 2012

Vu il y a quelques semaines Kirikou et les Hommes et les Femmes de Michel Ocelot, le troisième film d’animation consacré à Kirikou après Kirikou et la Sorcière (sorti en 1998) et Kirikou et les Bêtes sauvages (sorti en 2005). J’étais allé le voir sans attente particulière, et même avec une légère appréhension, ayant été un brin déçu par le précédent film d’Ocelot, Les Contes de la nuit (sorti à l’été 2011) — non parce qu’il était mauvais, mais parce que, tout en présentant les mêmes qualités que les précédents contes du réalisateur, il versait un peu dans la facilité en reproduisant une même forme sans tenter de se renouveler.

Par bonheur, ce troisième Kirikou contient à mes yeux assez de nouveauté pour présenter autant d’intérêt que les deux premiers, en approfondissant encore d’une manière différente l’univers de conte africain qui caractérise Kirikou. Détaillons un peu.

Une affaire d’attentes

D’abord, il faut savoir que vos attentes et vos exigences envers ce film peuvent varier énormément selon que vous avez déjà vu ou non un ou plusieurs autres films d’animation de Michel Ocelot et que vous savez déjà bien ou non quel genre de films il fait. La filmographie de Michel Ocelot est marquée par le genre du conte, qu’il maîtrise très bien et qu’il déploie sous différentes formes et dans différentes aires culturelles. Si vous ne connaissez pas du tout ses films, vous pouvez commencer sans risque par à peu près n’importe lequel d’entre eux. Princes et Princesses et Les Contes de la nuit sont des films-recueils de contes en ombres chinoises qui se passent dans toutes les parties du monde (et à toutes les époques, si je me souviens bien). Kirikou et la Sorcière et Azur et Asmar racontent chacun un grand conte, le premier se déroulant dans une Afrique de l’Ouest imaginaire (celle des contes africains), le second voyageant entre l’Occident et l’Orient médiévaux imaginaires. Kirikou et les Bêtes sauvages et Kirikou et les Hommes et les Femmes sont des films-recueils d’histoires courtes, mais se déroulent dans l’univers de Kirikou.

Vos attentes varieront aussi selon que vous avez ou non déjà vu l’un ou les deux autres films mettant en scène Kirikou. Un mot sur le contenu des trois films et sur leurs rapports entre eux. Le premier film, Kirikou et la Sorcière, raconte l’histoire principale de Kirikou, à savoir sa lutte futée contre la sorcière Karaba qui terrorise son village. Les deux autres films ne sont pas des suites, ni des préquelles, d’ailleurs : chacun raconte plusieurs histoires plus courtes qui se passent pendant les événements du premier film, sans s’y rattacher trop précisément (il s’agit simplement de reprendre le contexte général de la lutte de Kirikou contre la sorcière et d’y développer des historiettes autonomes). S’il faut ne voir qu’un seul de ces films, c’est bien entendu le premier. Les deux autres ne nécessitent pas d’avoir vu le premier film, mais on en profite un peu mieux si c’est le cas.

De manière générale, quelqu’un qui connaît déjà bien les films d’Ocelot peut s’interroger sur sa capacité à se renouveler avec ce troisième Kirikou dont la forme, une série d’histoires courtes, reprend donc un type de récit déjà abondamment exploré par Ocelot, voire « exploité », diront les plus sévères. En ce qui me concerne, je trouve intéressant et pas si fréquent de voir un réalisateur tenter d’approfondir une même forme avec une telle constance, et ce n’est pas si gênant dans la mesure où chacun des films pris individuellement est bon (voire très bon) ; mais le réalisateur risque effectivement de lasser ses spectateurs les plus fidèles en reprenant trop souvent les mêmes ficelles. Personnellement, les aspects nouveaux de ces cinq histoires du troisième Kirikou sont assez présents pour lui permettre d’échapper à la sensation de facilité que laissait Les Contes de la nuit.

Graphismes et musiques

Parlons d’abord un peu des graphismes. L’univers visuel est globalement le même que dans les deux premiers films : mêmes personnages, mêmes décors, mêmes ambiances de couleurs. Le gros changement réside dans le passage aux images de synthèse, contrairement aux deux films précédents qui étaient des dessins animés « traditionnels » à rendu de type celluloïd. Nul effet de mode là-dedans : Ocelot avait déjà recouru aux images de synthèse pour Azur et Asmar et n’en était pas moins revenu au dessin animé celluloïd pour ses films suivants (au moins pour le rendu final).

L’emploi de la technique du relief n’est pas non plus une nouveauté complète, puisqu’Ocelot l’avait employée dans Les Contes de la nuit, et il en fait à nouveau le même emploi un peu différent de ce qui se fait dans les grosses productions américaines : le relief consiste non pas en un « gonflage » des volumes mais en un effet de profondeur produit entre les différents plans d’une même image. Je ne sais pas si cela fonctionne bien : j’ai vu le film en 2D. En 2D, j’ai un peu regretté le côté « trop fini » que donnent les graphismes en images de synthèse aux apparences à présent bien connues des personnages de Kirikou.

L’ensemble reste beau et les ambiances de couleurs sont toujours bien travaillées, mais l’ensemble m’a paru un peu en deçà du premier Kirikou et sans doute aussi du deuxième en termes de variété et de détails dans les environnements (mais le deuxième mettait en scène des animaux du genre girafe, alors c’est tout de suite plus facile d’en mettre plein les yeux…). Je regrette un peu de ne pas avoir vu le film en relief : cela met peut-être mieux en valeur ce nouveau type de graphismes, mais il serait bon de pouvoir en profiter pleinement même en 2D.

J’avoue avoir été trop pris par le film pour faire très attention à la musique avant la dernière des cinq histoires, où elle joue un rôle important. La chanson du générique reprend l’air de Kirikou, l’enfant nu mais avec des paroles différentes : une chanson entièrement nouvelle aurait été préférable. Mais il faudrait avoir la BO du film sous l’oreille pour juger plus précisément de l’ensemble.

Les histoires

Et venons-en donc aux histoires elles-mêmes. Le premier Kirikou traitait déjà à sa manière de problèmes de vie commune et notamment de rapports entre hommes et femmes. Le titre de ce troisième film montre la volonté d’Ocelot de constituer une trilogie complète (il a affirmé que cette fois c’était vraiment le dernier film sur Kirikou) en explorant plus particulièrement le domaine des relations humaines après un premier recueil d’histoires consacré aux bêtes.

L’atout principal de ce troisième film, découlant directement de ce choix, est de mettre en avant des personnages secondaires qui, dans les films précédents, disparaissaient trop vite derrière le génie du petit garçon. Si Kirikou est toujours aussi doué, il n’a pas (et ne peut pas avoir) réponse à tout, et ne peut ni tout connaître, ni tout résoudre lui-même. Certaines histoires le mettent donc légèrement en retrait derrière d’autres personnages auprès desquels il s’instruit avec avidité : un jeune voyageur étranger, une griotte (une femme griot), ou bien la mère de Kirikou. Cela corrige le défaut potentiel principal des histoires de Kirikou, qui était de toujours mettre en scène un héros un peu trop parfait, et cela enrichit notablement la galerie des personnages.

Le deuxième intérêt nouveau du film est qu’il en dit davantage sur la société du village de Kirikou, mais aussi sur l’univers où il vit en général : un univers de conte, oui, mais directement en prise sur les cultures, les imaginaires et l’Histoire de l’Afrique. De ce point de vue, du haut des quelques éléments du film que j’ai pu reconnaître ou sur lesquels je me suis renseigné, je ne suis pas du tout d’accord avec les quelques critiques de presse qui ont parlé d’une « vision fantasmée de l’Afrique » à propos de ce film.

D’abord parce que c’est une critique à peu près aussi déplacée que si on reprochait au Petit Chaperon rouge ou à Raiponce de ne pas livrer un tableau fidèle des vêtements, de l’alimentation, des coupes de cheveux ou des modes d’habitat de l’Occident médiéval… encore une fois, c’est un conte, et cela ne prétend pas être autre chose.

Ensuite parce qu’on pourrait gratter sous ces reproches et y trouver probablement un occidentalo-centrisme sournois : au nom de quoi ne pourrait-on pas montrer les aspects les plus traditionnels de l’Afrique (car après tout, les femmes aux seins nus et les cases, Ocelot n’en parle pas sans savoir, il les a connues dans son enfance en Guinée, il en parle même dans les interviews et dans son livre Tout sur Kirikou) ? Qu’y a-t-il de colonialiste là-dedans (oui, il y a eu aussi au moins un triste sire je ne sais où sur Allociné pour parler de colonialisme) ? L’injustice n’est-elle pas plutôt dans le peu de diffusion médiatique que connaissent les cultures africaines en général en Europe et en France (ce qui fait qu’on associe trop souvent à « Afrique » des images de famines et de pauvreté, au mépris de tout ce qui s’y passe d’autre, un peu comme si on ne parlait de la Norvège qu’à propos de gens qui meurent de froid) ? On ne peut pas demander à un film de tout dire à la fois sur un continent.

Mais surtout, ce reproche est particulièrement infondé à propos de ce film-ci, car il contient des références bien précises à plusieurs cultures africaines. J’ai failli applaudir des mains et des pieds dans la salle de cinéma en en reconnaissant une : le jeune garçon qui s’égare près du village de Kirikou et qui s’avère être un Touareg a pour nom Anigouran, nom que porte l’un des principaux héros légendaires de la culture touareg, un héros fameux pour sa ruse et réputé l’inventeur de l’écriture touareg, le tifinagh.  J’avais découvert ce héros il y a quelques années dans le livre Contes touaregs du Niger rassemblé par Laurence Rivaillé et Pierre-Marie Decoudras et paru chez Karthala en 1993 et j’avais été marqué par les ruses d’Anigouran et par les histoires de djinns et de kambaltous. Même si l’allusion s’en tient à ce nom propre, quelle belle idée que cette rencontre entre Kirikou et un autre héros réputé pour son intelligence !

L’autre allusion la plus claire que j’aie pu déceler dans le film, je l’ai cherchée dans Wikipédia en rentrant : la griotte raconte aux villageois l’histoire de Soundiata Keïta, un empereur du Mali ayant vécu au XIIIe siècle et dont la vie a été changée par la suite en geste légendaire. Quelques semaines après, je suis tombé complètement par hasard sur un petit livre là-dessus l’autre jour : Soundiata, l’épopée mandingue, recueillie par D. T. Niane, chez Présence africaine (1960), et je m’y plongerai dès que j’aurai fini mes lectures actuelles. (EDIT le 9 janvier 2013 : J’ai donc lu Soundjata ou l’épopée mandingue et j’en parle ici.) Il faudrait aussi que je parle de ce livre sur les Touaregs qui était vraiment beau. Mais bref, il faut arrêter de s’imaginer que Michel Ocelot parle de l’Afrique sans la connaître. Dans combien de films européens récents accessibles à un public si vaste et bénéficiant d’une aussi large distribution trouverait-on mentionnés ces noms d’Anigouran et de Soundiata, sans parler des pratiques des griots africains ? S’il y a un film d’animation français récent qui parle de l’Afrique sans la connaître, ce serait plutôt le très moyen Zarafa.

Un troisième attrait de ce Kirikou, moins important, est le changement inévitable de logique qu’amène la reprise répétée des mêmes personnages principaux (Kirikou et les villageois) et du même contexte : d’une logique de cadre servant purement l’histoire de départ, l’environnement où évolue Kirikou devient peu à peu un univers vivant au sens plein, où les personnages, la femme forte, le vieux grincheux, les enfants du village, la mère de Kirikou, et même Karaba, gagnent en profondeur et en nuances. Là où plusieurs n’étaient que des faire-valoir à Kirikou (surtout le vieux grincheux qui, dans le premier film, représentait la superstition et les mauvais aspects de la tradition), tous acquièrent qualités et défauts pour devenir plus crédibles, dans un monde qui était déjà bien moins manichéen au départ qu’il n’en avait l’air (le dénouement du premier film le montrait) et qui cesse définitivement de pouvoir être divisé en bons ou en méchants, pour devenir un monde plus réaliste à sa façon, c’est-à-dire un monde où personne n’est parfait et où personne n’est irrécupérable non plus.

Une bonne surprise

La caractéristique des fictions de Michel Ocelot est d’être à la fois naïves et exigeantes : naïves parce qu’elles ne s’effraient ni de créer des histoires lisibles au premier degré, ni de recourir au merveilleux, mais aussi exigeantes parce qu’elles en appellent à la capacité de chacun à s’améliorer malgré peur, ignorance ou paresse, et parce que leurs scénarios recherchent une simplicité d’épure beaucoup plus difficile à atteindre qu’elle n’en a l’air. Si ce troisième Kirikou est graphiquement un peu en deçà des précédents (en tout cas dans la version en 2D), il parvient, tout en conservant la dextérité habituelle des contes d’Ocelot, à renouveler l’univers de Kirikou en lui conférant une nouvelle profondeur. Il l’élargit aussi à des thèmes différents : la rencontre avec l’étranger, déjà abordée par Ocelot dans Azur et Asmar, mais aussi la transmission du savoir, grâce à la mise en abyme du conte que réalise l’histoire de la griotte.

Malgré mes doutes, je suis ressorti de ce film toujours aussi fan de ce que font Michel Ocelot et les studios avec qui il travaille. J’avoue aussi que je rêve de le voir un jour consacrer un long métrage à d’autres cultures d’Afrique ou d’ailleurs pas assez connues par chez nous. Les Contes de la nuit contenait déjà quelques belles invitations à découvrir diverses cultures et époques, et il faut reconnaître qu’Ocelot fait toujours ça aussi bien. Alors, à quand un prochain long métrage du type Kirikou ou Azur et Asmar, mais pour un autre coin du monde ou une autre époque ? Quoi qu’il en soit, Michel Ocelot semble en avoir bel et bien terminé avec Kirikou cette fois-ci, et on ne peut qu’être impatient de voir à quoi il va s’atteler ensuite.


[Film] « Zarafa », de Rémi Bezançon et Jean-Christophe Lie

19 juillet 2012

Affiche du film Zarafa, représentant l'enfant et le girafon à bord d'une montgolfière.

Critique sur le forum elbakin.net le 12 février 2012.

J’ai vu Zarafa il y a quelques jours. J’attendais sans doute trop de ce dessin animé (notamment à cause de l’affiche magnifique), du coup j’ai eu une légère déception en voyant que ce n’est pas le chef-d’oeuvre qui révolutionnera l’animation, mais « seulement » un honnête dessin animé d’aventure.

En fait, si on n’a pas la dent trop dure avec, c’est pas mal du tout. Il y a de beaux décors, les personnages ont bonne allure, l’ensemble est globalement bien animé. L’aventure est bien rythmée, riche en rebondissements, les personnages secondaires sont assez fouillés. En plus, il y a un méchant vraiment méchant qui fait des trucs de méchant, et c’est important pour un bon film d’aventure. Le film tente de garder un équilibre difficile entre l’aventure à bons sentiments un peu cartoonesque à la Disney et quelque chose de plus proche d’un film d’aventure réaliste (et ça aussi bien sur le plan visuel que sur le plan de l’histoire) : par moments ça jure un peu, mais dans l’ensemble ça marche pas trop mal, et c’est toujours intéressant. Et la musique est bien.

Le film s’adresse aux enfants, pas les tout petits parce qu’il y a quelques moments assez rudes, mais les assez jeunes (je suis nul en âges, mais je crois avoir lu quelque part que ça s’adresse aux enfants autour de 10 ans, peut-être à partir de 8-9 ans). Les adultes ne s’embêteront pas trop, notamment grâce à la satire de Charles X et de sa cour et à l’aspect vraiment réaliste de certains rebondissements.

Après, en tant que fan d’animation, je trouve le film loin d’être parfait :

D’abord, les visuels des personnages ont parfois du mal à adopter un style d’ensemble cohérent : Maki et Zarafa font très Roi Lion ou Kirikou, tandis que les principaux personnages secondaires ont des looks plus réalistes façon premiers dessins animés de Dreamworks en 2D (le genre Le Prince d’Egypte, Anastasia ou La Route d’Eldorado), alors que la cour de Charles X a l’air tout droit sortie de l’univers de caricatures d’un Sylvain Chomet (Les Triplettes de Belleville). Le résultat est un peu étrange. Mais il faut admettre que globalement ça ne fonctionne pas trop mal et surtout c’est original.

Au niveau de l’animation elle-même, les éléments en images de synthèse ne sont pas toujours hyper bien intégrés aux dessins 2D et il y a des fois où ça se voit vraiment, ce qui est un peu gênant. On n’est pas dans une production bien léchée du type Les Armateurs, La Fabrique ou Folimage.

Cela dit, là aussi, je pense qu’il faut relativiser : même si c’est seulement quelque chose de « moyen », ça montre aussi que la moyenne des dessins animés français a connu un bond qualitatif assez impressionnant en dix-quinze ans. Il y a quelque temps un dessin animé français « moyen », soit n’existait pas du tout, soit était franchement médiocre. Là, c’est quand même honorable. (On voit aussi que les films d’animation français ont de meilleurs budgets qu’avant, merci Kirikou et Persépolis…) Bref, ce n’est pas parfait, mais c’est loin d’être mauvais.

En fait, les défauts qui me gênent le plus concernent le scénario.

D’abord, il y a quelques trous curieux en termes de vraisemblance (je ne dis pas lesquels mais quand on y réfléchit deux minutes ça saute aux yeux).

Ensuite, il y a quelques problèmes de rythme : le film contient régulièrement des ellipses accompagnées par la voix off du narrateur, ce qui passe parfois bien, parfois moins bien quand ça vient résoudre d’un coup une scène où les personnages affrontaient apparemment une péripétie décisive (d’un coup, pouf, c’est terminé) : ça empêche de bien plonger dans l’intrigue et de bien s’attacher aux personnages.

Enfin, le message du film n’est pas entièrement cohérent : c’est supposé être un film contre le racisme, et à côté de ça on a des personnages et des passages qui reprennent des archétypes très vieillis sur les arabes (principalement le personnage du marchand arabe typique avec un gros nez et qui dit tout le temps « pas cher, pas cher »…).

Par ailleurs, j’ai parfois eu l’impression que le film était en fait un film d’aventure pour adulte mal engoncé dans les codes d’un film pour enfants : certains personnages secondaires, comme Hassan ou la pirate Bouboulina, sont tellement intéressants qu’ils finissent par voler la vedette à Maki et à Zarafa, tandis que Maki lui-même ne fait finalement pas grand-chose. Du coup, je ne sais pas si un jeune enfant qui s’identifie à Maki y trouvera grand-chose.

Bref, c’est parfois vraiment maladroit, et c’est dommage, parce qu’il y avait vraiment du potentiel avec une trame et des personnages pareils.

Bon, je bavarde parce que j’avais envie de réfléchir un peu sur ce film, mais, là aussi, le résultat n’est pas mauvais. Il y a de très belles scènes, et aussi des moments franchement désopilants (la péripétie qui aboutit à la rencontre entre Maki et les pirates est cultissime – et puis bon, des pirates grecs qui dansent le sirtaki, je ne peux qu’approuver).

Un bon film, avec des qualités pas négligeables et des défauts pas négligeables non plus, pour un résultat qui reste globalement honnête. Je suppose que ça dépendra aussi de l’âge des spectateurs.


[Film] « Le Tableau », de Jean-François Laguionie

19 juillet 2012

Affiche du film "Le Tableau", représentant un coin du tableau en contre-plongée et une jeune femme s'élançant hors du tableau dans le vide.

Message sur le forum elbakin le 2 décembre 2011.

Nouveau long métrage d’animation de Jean-François Laguionie, un habitué de la fantasy en animation puisqu’il a déjà réalisé Le Château des singes et L’Île de Black Mor (mais aussi plusieurs courts métrages fantastiques ou merveilleux plusieurs fois primés).

La division règne parmi les personnages d’un tableau inachevé. Les Tout-peints, seuls personnages terminés du tableau, vêtus de somptueux vêtements colorés, méprisent les personnages inachevés, les Pas-finis, à qui il manque quelques finitions, et les Ruffs, de simples esquisses. Le peintre reviendra-t-il un jour terminer son tableau ? On le pensait au début, mais ce n’est plus l’opinion des Tout-peints, qui, en vertu de leur beauté, s’arrogent le pouvoir sur les autres. Poursuivis par des Tout-peints, une Pas-finie et un Ruff, ainsi qu’un Tout-peint coupable d’être en couple avec une Pas-finie, s’égarent jusque dans la forêt interdite, réputée remplie de périls mortels. Ils décident alors de tenter le tout pour le tout : sortir du tableau, et retrouver le peintre pour lui faire terminer tous les personnages. Ils découvrent alors le monde réel, puis les autres tableaux du peintre, qui forment un univers visuel riche en plaisirs et en dangers. De tableau en tableau, ils font tout pour retrouver la trace du peintre… en espérant que ce soit vraiment la solution à leur problème.

J’ai beaucoup aimé ce film. Il est visuellement superbe, savoureux à regarder et à écouter. Les graphismes sont placés sous le signe de la peinture expressionniste ; les tableaux sont un réjouissant festival de couleurs (et parfois un festival tout court), semé de trouvailles créatives. L’animation utilise certainement des modélisations en image de synthèse pour les personnages, mais leur rendu 2D se fond bien dans les décors et l’ensemble a un « cachet » original par rapport à ce qu’on voit habituellement ces temps-ci. La musique et les bruitages sont également très soignés.

Le thème de l’histoire est un grand classique, une réflexion sur la création et sur la vie des personnages d’une création, mais l’intrigue évite les poncifs et traite ce thème connu d’une façon originale, qui donne à réfléchir et sait s’arrêter avant d’en faire trop, que ce soit dans la réflexion politique ou dans la mise en abîme. Le résultat est un fort beau film, dont on ne parle pas assez !