[Film] « Vesper Chronicles », de Kristina Buozyte et Bruno Samper

27 mars 2023

Référence : Vesper Chronicles, réalisé par Kristina Buozyte et Bruno Samper, avec Raffiella Chapman (Vesper), Rosie McEwen (Camiella) et Eddie Marsan (Jonas), France, Lituanie, Belgique, 2022, 114 minutes.

L’histoire en quelques mots

Le film relate les (més)aventures de Vesper, une jeune génie de la génétique sans le sou, dans les milieux pauvres d’un futur post-apocalyptique où les animaux ont disparu et où l’humanité survit tout juste, avec d’énormes inégalités de richesse. Les Citadelles, où vivent les plus aisés, contrôlent la production agricole à l’aide de graines modifiées génétiquement pour ne livrer qu’une seule récolte, ce qui maintient le reste de la population dans la dépendance à leur égard. Hors des Citadelles, le monde est un mélange de marais et de forêts peuplées de nombreuses formes de vie végétales, certaines attendrissantes et d’autres salement hostiles. Le père de Vesper, paralysé, reste cloué au lit chez eux et survit grâce à des machines. Il parle à Vesper par l’intermédiaire d’un drone volant déglingué. L’oncle de Vesper, Jonas, dirige une exploitation agricole et divers trafics à la tête d’une bande de jeunes gens. Riche et cupide, il fait partie des rares dans la région à pouvoir se payer un serviteur cloné. Cet équilibre précaire va voler en éclats lorsque Vesper découvre un vaisseau récemment écrasé non loin de leur maison, et dans l’épave duquel elle trouve et sauve Camiella, une jeune femme venue de la Citadelle voisine.

Mon avis

Pour un film de ce budget, Vesper Chronicles tire vraiment le meilleur parti de ses moyens au service de son univers visuel et de son ambiance. La mise en avant de la végétation, qui est vraiment au cœur de l’intrigue, donne lieu à toutes sortes de trouvailles visuelles intéressantes et emmène souvent le film hors des sentiers battus.

L’intrigue reste à petite échelle et repose davantage sur les interactions entre personnages que sur l’action (il ne faut pas y aller pour les explosions). On a droit à peu de personnages, mais tous assez approfondis pour être intéressants. Mention spéciale à la manière dont le drone est utilisé dans le scénario : on est à mille lieues d’un Star Wars (à côté du monde de Vesper, la vie sur Tatooine est une promenade de santé).

L’ambiance est angoissante à souhait. Le film n’est clairement pas un blockbuster calibré pour être regardable par tout le monde : je le déconseille aux moins de 13 ans, car, même si les scènes vraiment « gore » sont quasi inexistantes, il y a une violence psychologique et un climat angoissant diffus qui peuvent être difficiles à supporter pour les plus jeunes. Dans l’ensemble, il m’a rappelé les films de Caro et Jeunet, mais avec peu d’humour et une atmosphère qui oscille entre le cauchemar et le conte noir, avec tout de même une touche d’espoir.

J’ai été très convaincu par les actrices et les acteurs, que je ne connaissais pas du tout et qui livrent de belles prestations, ce qui ne contribue pas peu à l’ambiance. Les deux héroïnes sont très crédibles et le méchant est glauque à souhait.

Mes seuls regrets portent sur les dialogues, parfois trop limités ou un peu creux par endroits, alors qu’ils auraient pu aider à approfondir encore les personnages. Mais il y a aussi, visiblement, un parti pris de laisser l’attention se concentrer sur l’image et sur le jeu des actrices et acteurs. L’ambiance y gagne ce que les personnages y perdent.

Dans l’ensemble, cela reste une bonne surprise et je recommande volontiers ce film : ce n’est pas tous les jours qu’on a des films de SF indépendants aussi réussis. Si vous préférez un film de SF français indépendant réussi, mais avec de l’humour, voyez plutôt Le Visiteur du futur de François Descraques (d’après sa websérie), sorti à peu près à la même période et qui a été pour moi une autre bonne surprise. Qui a dit que le cinéma français se portait mal ? Quelqu’un qui n’a pas vu ces deux films-là, en tout cas.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum du site Elbakin.net avant de le reposter ici.


[Film] « The Woman King » de Gina Prince-Bythewood

27 février 2023

Référence : The Woman King, réalisé par Gina Prince-Bythewood, produit par TriStar, Welle Entertainment, JuVee Productions, Jack Blue Productions et Entertainment One, États-Unis, 2022, 126 minutes.

L’histoire en quelques mots

The Woman King, réalisé par Gina Prince-Bythewood, est un film d’aventure et d’action librement inspiré par l’histoire des guerrières du Dahomey, les Agojiés (surnommées les « Amazones » par les colons).

On suit donc Nawi, une ado rebelle qui finit vendue au roi par son père adoptif qui n’arrive pas à la marier. Là, elle découvre le quotidien des Agojiés, les guerrières d’élite, qui vivent dans le palais du roi et qu’aucun homme n’a le droit de regarder ou d’approcher. Subjuguée, Nawi est résolue à suivre l’entraînement le plus rude pour devenir une Agojiés. Ce qui tombe bien, parce qu’avec les ambitions grandissantes de son grand rival, le royaume d’Oyo, le Dahomey n’aura pas de trop de toutes ses guerrières pour ne pas finir dépecé entre ses voisins. Sans parler du système esclavagiste qui affaiblit les royaumes africains au profit de marchands européens pas gênés pour jouer de leurs rivalités histoire de faire marcher le commerce.

À noter que, même si c’est un film d’action historique, on n’est parfois pas loin de la fantasy, entre les combats de cape et d’épée et la touche de fantastique amenée par un rêve prémonitoire ; mais cela reste discret.

Mon avis

Je suis allé voir ce film sans attente particulière, avant tout par envie de voir un film inspiré de l’histoire africaine, ce qui n’arrive pas tous les jours. Et finalement, même si le film n’est pas parfait (ça reste du Hollywood avec des ficelles hollywoodiennes), il m’a bien plu !

Rien que pour le décor, le costume et le sujet, le film vaut la peine d’être vu. Jusqu’à présent, pour voir des conflits entre royaumes africains mis en scène de manière un tant soit peu épique, le mieux dont on disposait était l’extension africaine de Age of Empires II version remastérisée… qui ne portait pas sur la même époque. Et là, bam, on a un film à grand spectacle, certes avec « seulement » 50 millions de dollars de budget, donc petit par rapport aux grands blockbusters du genre (c’est un quart du budget de Black Panther), mais sans comparaison avec ce qui s’était vu au cinéma sur le même thème. D’où des beaux décors, des costumes soignés et des scènes d’action épiques.

Mais le film est aussi porté par sa distribution, une brochette d’actrices qui m’ont globalement convaincu. Mention spéciale à Viola David, qui dégage une présence et une puissance impressionnantes dans le rôle de Nanisca, cheftaine des Agojiés. Mais la jeune actrice qui joue Nawi s’en sort très bien, et Lashana Lynch est sympathique en diable en Agojié dure à cuire et pleine d’empathie pour la jeune recrue. Et dans le rôle du roi du Dahomey, on retrouve John Boyega (Finn dans la dernière trilogie Star Wars).

La bande-annonce m’avait laissé craindre un curseur de violence trop élevé pour moi (pas mon truc). Finalement, ça reste assez grand public, avec pas trop de sang visible. Ça se regarde comme un film d’aventure ou de cape et d’épées avec des guerrières africaines en héroïnes. C’est le point fort du film et ça tombe bien, parce que c’est le cœur de son projet. Je n’y connais pas grand-chose, mais les combats m’ont paru lisibles et très bien chorégraphiés.

Ajoutons quelques personnages bien développés (en particulier Nanisca, mais aussi Nawi et Izogie), quelques choix bienvenus (pas d’intrigue amoureuse envahissante, par exemple) et une bande originale plutôt réussie (dommage que les paroles des chansons de guerre des Agojiés ne soient pas sous-titrées).

Au chapitre des défauts :

L’intrigue repose en bonne partie sur des ficelles hollywoodiennes de film épique assez classiques : une jeune recrue rejoint un groupe d’héroïnes fortes et courageuses qui se dresse contre un ennemi retors afin de défendre de bonnes causes (leur royaume, leurs compagnes d’armes, la lutte contres les colons et l’esclavage).

Il y a quelques longueurs au milieu, avec des personnages secondaires pas tous bien développés (l’entourage du roi au palais aurait pu avoir un peu plus de consistance) et quelques tropes agaçants (il faut toujours que les gens s’échangent des objets).

Le contexte, y compris le recours des royaumes africains à la capture de prisonniers de guerre pour alimenter le commerce des esclaves, est bien restitué, mais le personnage de Nanisca ne correspond à aucune Agojié réelle, puisque cet ordre guerrier n’a jamais pris de positions abolitionnistes, et la fin est assez anachronique par endroits. Mais ce n’est vraiment pas pire que ce qu’on trouve dans pas mal d’autres films épiques hollywoodiens sur d’autres sujets. Idéaliser un ordre guerrier en le présentant comme défenseur de la liberté alors qu’en réalité c’étaient tous d’affreux esclavagistes, ça s’était déjà vu, à une tout autre échelle, avec 300 et ses Spartiates qui en plus étaient présentés comme de gentils démocrates, ce qui est du pur délire par rapport à la réalité historique (Sparte était la cité la plus esclavagiste et la plus violente avec ses esclaves en Grèce à l’époque classique).
D’ailleurs, la réalisatrice présente bien son projet comme un film de divertissement (dans la lignée de Braveheart, Gladiator, etc. qui ne sont pas du tout conçus pour être des monuments d’exactitude historique), et son but est de donner envie de se renseigner sur cette période historique.

Conclusion

Bref, il ne faut pas trop en demander à ce film, mais il faut bien voir qu’il représente déjà un petit miracle en soi, au vu de la lourdeur des contraintes de ce type de production. J’espère qu’il aura assez de succès pour convaincre les financeurs (qui n’ont pas attendu les restrictions de chauffage pour être frileux) de monter d’autres productions de ce genre. Et qu’il incitera les gens à aller lire des trucs sur l’histoire africaine, qui le mérite bien.

Dans le même domaine, si la culture de l’actuel Bénin vous intéresse, j’avais chroniqué ici le recueil de Christine Grimagnon-Adjahi, Le Forgeron magicien. Contes fon du Bénin (L’Harmattan, 2008). Sur la question de l’esclavage, je ne saurais trop vous conseiller le volume Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, dirigé par Pauline Ismard et coordonné par Benedetta Rossi et Cécile Vidal, paru au Seuil en 2021, qui retrace l’histoire de l’esclavage partout dans le monde depuis l’Antiquité. Ne vous laissez pas impressionner par son volume : il est divisé en chapitres courts, à la mise en page claire, ce qui le rend facile à découvrir en picorant ici et là si vous ne vous sentez pas de vous lancer d’emblée dans sa lecture complète (ce qui finira sans doute par arriver, tant ce livre est passionnant).

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum du site Elbakin.net avant de le reposter ici.


[Film] « Agora », d’Alejandro Amenábar

16 août 2021

Référence : Agora, réalisé par Alejandro Amenábar, Espagne, 2009, 126 minutes.

L’histoire en deux mots

L’histoire se déroule à Alexandrie, en Egypte, au IVe siècle après J.-C. Fille du directeur de la bibliothèque d’Alexandrie, Hypatie bénéficie d’une éducation poussée. Elle se passionne pour les mathématiques et l’astronomie, et elle reprend bientôt la charge d’enseignement dispensée par son père aux élèves qui s’instruisent à la bibliothèque. Mais tandis qu’Hypatie part en quête des secrets du mouvement des astres, les tensions s’accumulent à Alexandrie. La population, comme dans tout l’empire romain, est divisée entre les tenants du polythéisme traditionnel d’une part et les chrétiens d’autre part. Le christianisme, autrefois confidentiel, s’affirme peu à peu au grand jour, défiant la religion officielle. Il tente beaucoup les plus pauvres, notamment les esclaves d’Hypatie à la bibliothèque. Si beaucoup de chrétiens sont pacifiques, des fanatiques prêchent une vision radicale et violente du christianisme, ce qui n’arrange pas la défiance qu’éveille cette religion vis-à-vis de la population. Les troubles se multiplient et gagnent en violence, menaçant l’existence même de la bibliothèque.

Mon avis

Agora est le deuxième réel péplum historique des années 2000 après Alexandre. Le film, une réalisation espagnole co-produite avec un studio maltais, évoque en effet la vie d’une astronome du IVe siècle, Hypatie d’Alexandrie, dans le contexte des conflits entre le paganisme et le christianisme qui tend à s’imposer à l’époque. L’intrigue suit parallèlement la vie d’Hypatie, la progression de ses recherches en astronomie, et le destin de plusieurs de ses élèves, divisés par leurs fois religieuses divergentes.

Entre reconstitution historique et réflexion politique

Par le choix de son sujet (une époque assez peu représentée au cinéma, un personnage inconnu du grand public) le film surpasse aisément en originalité tous les autres dont je parle ici, et c’est là sa première qualité. La deuxième réside dans le traitement de ce sujet, qui accorde une large part aux scènes de vie quotidienne, à l’enseignement d’Hypatie et aux discussions, en limitant la place dévolue aux scènes d’action. Évaluer la fidélité de la reconstitution historique réclamerait une analyse de détail et une connaissance de cette époque bien plus approfondie que ce à quoi je peux prétendre maintenant, mais l’ensemble (vêtements, mobilier, représentation de la bibliothèque d’Alexandrie et des papyri, relations entre maîtres et esclaves, etc.) paraît soigné.

Le respect du détail des événements, en revanche, a suscité davantage de critiques. Cela tient à la nature double du projet d’Amenábar. En effet, le réalisateur n’a pas seulement, voire pas principalement en tête de réaliser une simple biographie d’une astronome antique ; il prend son sujet avant tout comme un prétexte à une réflexion sur le fanatisme religieux, la façon dont il se développe, ses conséquences sur la vie politique et sur l’histoire des idées. Une fois encore, ce péplum se réfère autant aux réalités contemporaines qu’à l’époque dont il traite : Amenábar dénonce vigoureusement le fanatisme religieux, ce qui ne peut que faire penser le spectateur à l’islamisme, mais avec cette torsion intéressante qu’à l’époque dont parle le film, les fanatiques sont chrétiens (plus précisément la confrérie des parabolani qui à l’origine accomplissaient volontairement des tâches ingrates et dangereuses comme les soins aux malades contagieux), ce qui permet d’étendre cette dénonciation aux mécanismes généraux du fanatisme, quelle que soit la religion concernée.

…le film choisit de ne pas choisir

Sur le plan précis de cette réflexion politique, le film est une grande réussite, et contient en particulier des scènes de discussion qui mettent en évidence la rhétorique du fanatisme à l’œuvre, ses sophismes, ses amalgames, ses procédés faciles pour impressionner, emporter l’adhésion et galvaniser les foules contre les ennemis qu’il désigne. Mais cette réussite va de pair avec une faiblesse, dans la mesure où la représentation des parabolani et de leurs affrontements avec les païens et les juifs finit par risquer un certain manichéisme : la part de pamphlet politique finit par nuire à la fidélité de la reconstitution historique, ce qui est dommage dans le cas d’une époque très peu connue du grand public, et pour laquelle les sources et ouvrages permettant de connaître le déroulement réel des faits ne sont pas toujours très accessibles pour le premier venu. De même, quelques libertés ont été prises avec ce que l’on sait des travaux réels d’Hypatie : il semble probable qu’elle ne fit jamais la découverte majeure que le film lui attribue dans le dénouement. C’est dommage de forcer la note là encore, car l’absence de grande découverte marquante n’ôtait rien au caractère pionnier de ses recherches. Cependant, une fiction, même historique, reste une fiction, et le film garde ce gros avantage d’attirer pour la première fois l’attention générale sur une époque et un personnage jamais représentés auparavant au cinéma. C’est même une invitation idéale à la découverte d’Hypatie et de l’Égypte du IVe siècle.

En termes de spectacle, le film a su présenter un univers visuel qui n’a rien à envier, en termes de décors et de costumes, à celui des grosses productions. La reconstitution d’Alexandrie et de sa légendaire bibliothèque est superbe. Le jeu des acteurs est satisfaisant, et même solide dans le cas de plusieurs rôles principaux (Hypatie est jouée par Rachel Weisz et son père Théon par Michael Lonsdale). La réalisation s’autorise quelques audaces, en particulier les travellings avant et arrière qui, depuis l’espace, plongent vers la Terre jusqu’à la bibliothèque d’Alexandrie. La musique ne m’a pas spécialement marqué pendant la projection, ni en bien ni en mal ; à la réécoute, elle s’avère réussie et plus subtile que bien des bandes originales de péplums.

Conclusion : un renouvellement bienvenu

Rétrospectivement, Agora s’avère de très loin le péplum le plus original et le plus audacieux de ces vingt dernières années. C’est le seul film que je connaisse à accorder le premier rôle à une femme de l’Antiquité qui ne soit ni Cléopâtre, ni Messaline. C’est l’un des rares péplums à oser rompre avec la tradition cinématographique américaine et italienne qui, de longue date, a idéalisé le christianisme antique. C’est l’un des trop rares films du genre qui s’intéressent à autre chose qu’à la guerre et à la vengeance. Et ce n’est pas pour autant un documentaire, mais bel et bien une fiction et un film d’auteur, porteur d’une vision du monde et d’une réflexion pertinente sur notre époque. Par tous ces aspects, Agora apporte un renouvellement bienvenu au genre du péplum et a le mérite de montrer qu’on est très loin d’en avoir épuisé les possibilités, dès lors qu’on s’écarte de l’imaginaire de Hollywood et des péplums italiens du milieu du XXe siècle, qui ont voulu réduire le genre au grand spectacle à effets spéciaux et à l’étalage de prouesses physiques. Rien que pour ça, les passionnés d’Antiquité feraient bien de remercier Alejandro Amenábar.


[Film] « 300 », de Zack Snyder

2 août 2021

Référence : 300, réalisé par Zack Snyder, d’après le comic de Franck Miller, produit par Legendary Pictures, Virtual Studios et Cruel and Unusual Films, États-Unis, 2006, 115 minutes.

Résumé

Né dans la cité de Sparte, en Grèce centrale, au Ve siècle avant J.-C., Léonidas est formé par l’éducation militaire dispensée à tous les jeunes garçons de la ville. Après avoir triomphé des épreuves de l’agôgè, il gravit les échelons jusqu’à devenir roi. Une fois au pouvoir, Léonidas se trouve confronté aux émissaires envoyés par le puissant empire perse, qui s’étend en Asie Mineure, de l’autre côté de la mer, à l’est de la Grèce. Xerxès, le Grand Roi de Perse, réclame l’allégeance des cités grecques, sans quoi il les soumettra par la force. Léonidas refuse et fait massacrer les émissaires : c’est la guerre. Après avoir cherché en vain le soutien du conseil des éphores, le roi reçoit une prophétie d’une oracle peu vêtue. Pour arrêter l’armée des Perses, très supérieure en nombre, la seule solution consiste à choisir habilement le champ de bataille : ce sera le défilé des Thermopyles, une étroite bande de terrain entre la mer et une chaîne de montagnes abruptes.

Léonidas rassemble trois cents guerriers d’élite pour accomplir cette mission-suicide dont ils n’ont aucune chance de revenir vivants. Il est déterminé à faire la fierté de leur ville et à impressionner les autres Grecs. Tandis que le roi et ses guerriers se couvrent de gloire au combat, les dangers se multiplient pour Sparte, tant de la part d’une recrue refusée par Léonidas en raison de son handicap que de la part de Théon, un politicien spartiate sensible à la corruption des Perses et qui a des vues sur la reine Gorgô, la femme de Léonidas.

Mon avis

« Un film basé sur un roman graphique, qui était basé sur un autre film, qui était basé sur la propagande grecque antique, qui était basé sur une histoire vraie ! » (Bande annonce parodique de 300 sur la chaîne Youtube Honest Trailers)

Après Gladiator en 2000 et Troie (dont je parlais l’autre jour) en 2004, 300, sorti en France en 2007, a été le troisième péplum des années 2000 à remporter un grand succès au box-office. Encore une fois, il importe de prêter attention à la nature précise du projet afin de bien comprendre et donc de juger convenablement le film.

Le sujet général de 300 est de type historique : la résistance héroïque de trois cents guerriers spartiates face aux troupes d’invasion du roi perse Xerxès à l’occasion de la bataille du défilé des Thermopyles, pendant la seconde guerre médique, en 480 av. J.-C. Mais, contrairement à Alexandre d’Oliver Stone, 300 n’est pas du tout un film historique. C’est une adaptation d’un comic américain (plus précisément d’un roman graphique, c’est-à-dire grosso modo d’un récit autonome plus long que les bandes dessinées américaines classiques) dessiné et scénarisé par Frank Miller et paru chez Dark Horse en 1998, en cinq épisodes rassemblés en une intégrale l’année suivante.

Miller reprend, consciemment ou non, une tradition de « nu héroïque » antique illustrée notamment par Léonidas aux Thermopyles de Jacques-Louis David en 1814. A cette différence que Miller ajoute de gros calebutes en cuir. Pas des pagnes, non. Surtout pas. Des slips. Pour faire masculin. Et pas en tissu : en peau de bête. Pour faire plus masc… bon, vous saisissez l’idée. Subtil, n’est-ce pas.

La bande dessinée

Première source de confusion : bien qu’elle se fonde sur un sujet historique, la bande dessinée de Miller n’est pas une fiction historique, mais un récit fantastique librement inspiré d’une base historique et inspirée au départ par un film (La Bataille des Thermopyles réalisé par Rudolph Maté en 1962). Le roman graphique de Miller élabore un univers visuel nettement affranchi de la simple reconstitution et qui donne dans le fantastique ou le fantasmatique (un peu comme l’univers exubérant de l’adaptation en BD du roman Salammbô de Flaubert par Philippe Druillet, sauf que Druillet transpose le roman de Flaubert dans un univers de science-fiction). De là des éléments purement imaginaires, comme les piercings dorés du roi Xerxès, la représentation des éphores de Sparte en bossus libidineux, celle des Perses comme des espèces d’assassins enturbannés (les Immortels, soldats d’élite, portant quant à eux des masques et des épées d’allure japonisante), ou encore l’aspect fantastique de certaines créatures présentes dans l’armée perse.

Plus gênant : Miller centre toute l’intrigue sur le roi spartiate Léonidas et sa troupe de trois cents guerriers, en occultant complètement le rôle joué par Athènes et les autres cités grecques pendant cette phase de la guerre. Or c’est une déformation partisane de la réalité historique. Léonidas n’aurait rien pu faire sans les autres cités grecques, qui vont au combat avant Sparte, et avec beaucoup plus de troupes. Les Spartiates ne rejoignent l’alliance grecque qu’assez tard, officiellement en raison d’un rituel religieux à terminer… ce qui ne les empêche pas de réclamer de prendre le commandement de l’armée. Non seulement Miller ne dit rien de tout cela, mais il ne montre les autres Grecs que par les yeux des Spartiates, en se moquant de la pédérastie des Athéniens… alors que, dans la réalité, ce type de pratique existait aussi à Sparte (quoique de façon moins ouverte). Bref, Miller adopte un point de vue partiel et partial afin de faire l’éloge de Sparte et de ses guerriers. Pouvoirs surnaturels à part, les trois cents apparaissent pratiquement comme un personnage collectif de super héros, impression renforcée par leur équipement standardisé dans la BD (ils ont tous une lance, un bouclier, un casque et surtout une cape rouge très super-héroïque, mais dont l’exactitude historique me semble des plus limitées…). Leur glorieuse carrière militaire se termine en martyre, puisqu’ils finissent par succomber sous le nombre, cuisante défaite relatée dans le cinquième et dernier épisode… que Miller a intitulé toutefois « Victoire ». (Désolé de révéler la fin, mais la bataille a eu lieu il y a plus de 2500 ans… et ce n’est pas son issue qui fait l’intérêt du scénario.) Cela fait beaucoup de déformations pour pas grand-chose, et cela soulève une question toute simple : pourquoi s’entêter à se fonder sur un événement historique pour le respecter aussi peu ? Pourquoi ne pas avoir simplement inventé l’histoire de toutes pièces ? La réponse se trouve dans le projet de l’auteur, et c’est là que le bât blesse.

Frank Miller est un auteur de comics reconnu aux États-Unis, auteur de plusieurs chefs-d’œuvre du genre, dont plusieurs ont été adaptés au cinéma (par exemple Sin City, qu’on peut traduire par La Cité du péché ou, en gardant l’allitération dont les anglophones sont friands, La Ville des vices ou Le Patelin du péché – si cela vous rappelle les titres des films des années 1930, c’est le but, puisque le récit s’en inspire, mais les publicitaires du film en France n’ont pas dû juger que cela aiderait le film à attirer du public et ont préféré ne pas traduire le titre). L’une des principales qualités de la bande dessinée 300 réside dans son art achevé du récit visuel, notamment d’impressionnants dessins en pleine page. Le scénario, en revanche, s’il est porté par un souffle épique indéniable, m’a laissé sceptique par sa simplicité manichéenne et par l’idéologie implicite qui gouverne ses choix dans les libertés prises avec l’Histoire, des choix que Miller a effectués en pleine connaissance de cause puisqu’il s’est documenté sur la bataille avant d’écrire son scénario. Un tel univers, où la Grèce est entièrement éclipsée à l’exception d’une Sparte héroïsée dont le gouvernement aristocratique et eugéniste (les bébés malades ou handicapés sont jetés du haut d’une falaise – détail macabre mais, pour le coup, conforme à la réalité historique) fait de la vie civique une machine de guerre, où les Perses sont décrits comme une foule bigarrée de barbares décadents gouvernés par leur sensualité débridée et menés par un roi-dieu tyrannique, où l’apparence dit tout sur les qualités morales (les gentils sont beaux, les méchants sont laids et vice-versa), atteint un degré de fidélité inédit à son sujet dans la mesure où il pourrait être directement le produit de l’imagination d’un Spartiate du Ve siècle écrivant un texte de propagande pour glorifier sa cité !

Mais nous sommes au XXIe siècle, et héroïser Sparte au XXIe siècle n’a plus exactement le même sens. Rappelons que la cité de Sparte s’est caractérisée par l’un des régimes aristocratiques les plus durs de Grèce, par l’éducation la plus violente et par le pire traitement de ses esclaves, les hilotes. Il est quelque peu embarrassant de choisir cette cité en particulier comme parangon de l’héroïsme. Qui plus est, une telle reprise s’inscrit dans la lignée de nombreux « laconophiles » (admirateurs de Sparte), qui, en majorité, n’ont pas exactement été de fervents partisans de la démocratie. Démocratie que les Spartiates détestaient, d’ailleurs, comme ils le montrent bien pendant la guerre du Péloponnèse qui les oppose à Athènes entre 430 et 404 avant J.-C. : victorieuse, Sparte abolit le régime démocratique athénien et y impose un régime aristocratique policier et brutal, la Tyrannie des Trente, heureusement renversé au bout d’un an environ.

Frank Miller est très loin d’ignorer cela, et ses convictions politiques personnelles l’ont peu à peu rapproché de ce que les États-Unis comptent de plus extrémiste en matière de patriotisme violent, pour ne pas dire fascisant. Ses interviews sont éloquentes sur le degré de non-subtilité de sa vision du monde, en particulier du monde arabe, et elles confèrent une signification politique assez consternante aux anachronismes volontaires qu’il commet dans sa représentation des Perses de 300, montrés comme des combattants islamistes actuels dans un contexte qui n’a rien à voir (rappelons que l’empire perse était une monarchie avec suzerains et vassaux assez proche d’un empire médiéval européen dans ses mécanismes politiques, et non une organisation terroriste oeuvrant en marge des gouvernements ; quant à l’islam, il est apparu grosso modo mille ans après les guerres médiques…). Peu après l’adaptation en film de 300, un autre comic en date du monsieur, Holy Terror, paru en 2011, qu’il présente lui-même comme « un outil de propagande », mettait en scène un super-héros, le « Réparateur », partant en guerre contre Al-Qaida ; et ce qui aurait n’être qu’un récit médiocre sur le modèle de vieux comics de propagande du type Superman vs. Hitler, ou bien un joyeux défoulement lisible au second degré, s’est avéré un torchon gavé de l’islamophobie la plus primaire, qui a déconcerté et rebuté nombre de ses amis dans le métier et toute une partie de ses anciens fans. Bref, les choix de 300 en matière de liberté créative ne vont pas sans relents nauséabonds.

Selon l’expression accoutumée : « ils ont dû s’amuser pendant le tournage ». Le réalisateur Zack Snyder face à Gérard Butler, dont on se demande ce qu’il venait faire là (sans doute payer ses factures, comme tout le monde).

…et son adaptation

Revenons-en au film. Zack Snyder est un fan de comics, qui a déjà signé plusieurs adaptations toutes caractérisées par un recours abondant aux effets spéciaux numériques : ses films font partie de ces grosses productions récentes où la frontière entre prises de vue réelle et animation n’existe pratiquement plus, tant les images des acteurs sont lourdement retouchées. L’adaptation de 300 par Snyder se veut très fidèle à l’univers visuel du comic, et en accentue encore la dimension fantastique. Ciel d’encre, contrastes accentués, taches rouges des capes et des gerbes de sang, éclats métalliques des armes et des boucliers : les images du film sont autant de tableaux qui rappellent l’art pompier du XIXe siècle. La réalisation use et abuse des ralentis esthétisants hérités du bullet time de Matrix pour donner à voir (admirer ?) les corps des guerriers en plein élan, les corps d’ennemis transpercés, le sang qui gicle. Certains plans s’inspirent par ailleurs des procédés de mise en scène des jeux vidéo d’action, comme le défilement en parallaxe horizontale, qui donne à voir le personnage avançant pour tuer l’un après l’autre des ennemis qui se présentent en face de lui, tandis que le décor défile au rythme de sa course (ces scènes sont reconnaissables au sentiment de profonde frustration éprouvé alors par le spectateur du film, qui cherche en vain la manette de jeu). La bande originale du film, quant à elle, recourt moins à l’orchestre symphonique qu’à la guitare électrique. Il faut avouer qu’une bataille de hoplites sur fond de heavy metal, il fallait le faire, et cet anachronisme musical frappant joue paradoxalement en faveur du film, parce qu’il en souligne les écarts avec la réalité historique en rappelant à tout moment qu’on a affaire à un film d’action décomplexé.

Le film apporte plusieurs modifications au scénario de la bande dessinée. La reine de Sparte, Gorgô, a un rôle beaucoup plus développé. Et surtout, le film me paraît autoriser davantage de distance critique envers les Spartiates que le comic de Miller : l’introduction donne un tableau très sombre de l’eugénisme spartiate, et un certain nombre de répliques montrent que les Spartiates ne sont pas tellement meilleurs que les Perses qu’ils combattent. Malheureusement, le fond ne change pas beaucoup : même exaltation des Spartiates, mêmes moqueries envers les Athéniens avec « leurs philosophes et leurs amateurs de mecs », même manichéisme et même simplisme dans le partage entre des héros à la plastique sculpturale et des méchants invariablement dépeints comme laids, handicapés, monstrueux ou décadents. Le résultat atteint un tel degré d’outrance qu’il en devient difficilement tenable. Par exemple, il faut bien garder à l’esprit que ces Spartiates, si prompts à se moquer de la sexualité de leurs camarades athéniens, sont tous bodybuildés comme des Hercule de péplum italien des années 1950, et se promènent tous vêtus en tout et pour tout de sandales, d’une cape rouge, d’un casque et d’un… slip en cuir complètement anachronique, sorti de nulle part pour dérober au public puritain américain la vue de leurs organes génitaux (on pouvait imaginer de leur mettre des pagnes, plus proches de la réalité historique, mais Miller semble nourrir une peur panique de tout ce qui pourrait même lointainement ressembler à une jupe sur un corps d’homme). Une telle moquerie dans la bouche d’un Spartiate est donc plus comique qu’autre chose dans un film qui a établi un nouveau record en termes d’homoérotisme refoulé sur le grand écran.

Ce film est à mon sens l’exemple typique d’un récit qui peut être regardé et compris de multiples façons différentes selon le niveau d’éducation du spectateur et le type de références culturels dans lequel il a baigné auparavant. On peut le regarder comme un pur divertissement, et y voir soit un horrible nanar, soit un film d’action réussi, indépendamment de son manque complet de subtilité. Mais le contenu du film, comme celui du comic, rend parfaitement possible d’admirer au premier degré la violence qu’il esthétise et l’idéologie guerrière qu’il promeut, voire de le regarder comme un authentique appel à un choc des civilisations, idéologie dont Franck Miller se réclame. Des spectateurs particulièrement mal informés risquent même de prendre pour argent comptant les déformations historiques auxquelles recourt le scénario pour exagérer le rôle de Sparte au détriment de celui des autres cités. Autrement dit, comme toujours, une mauvaise connaissance de l’Antiquité expose à toutes les récupérations politiques et idéologiques.

Par bonheur, le film est si outré qu’il a donné lieu immédiatement à d’innombrables parodies, sur Internet (le fameux cri de Léonidas « This is Sparta ! » en tuant l’émissaire perse est devenu un « mème ») et aussi en film, puisqu’une parodie québécoise, Spartatouille, est sortie en 2008. De quoi rassurer un peu sur les risques de prendre le film trop au sérieux. D’ailleurs, si vous comprenez l’anglais, je vous recommande l’hilarante « bande-annonce honnête » de 300, sur la chaîne Youtube Honest Trailers, qui se fait un plaisir de récapituler les excès du film.


[Film] « Alexandre », d’Oliver Stone

19 juillet 2021

Référence : Alexandre (titre original : Alexander), réalisé par Oliver Stone, produit par la Warner Bros., États-Unis, 2004, 175 minutes (version cinéma).

L’histoire en deux mots

Le film retrace les périodes les plus marquantes de la vie d’Alexandre le Grand, roi macédonien et grand conquérant du IIIe siècle avant J.-C. Relatée dans un ordre non chronologique, sa vie est présentée par l’un de ses anciens généraux, Ptolémée, devenu pharaon d’Egypte après la mort d’Alexandre et les guerres entre ses successeurs (les diadoques).

Mon avis

La même année que Troie de Wolfgang Petersen, sortait Alexandre d’Oliver Stone, qui relève d’un genre encore différent au sein des péplums. Oliver Stone ressuscite pour l’occasion le péplum franchement historique, et propose une biographie d’Alexandre le Grand (il trouve un prédécesseur en Robert Rossen, dont le Alexander the Great remonte à 1956). Que de mauvaises critiques j’ai pu lire ou entendre à propos de ce film ! Certes, il est loin d’être sans défaut, mais il a été reçu avec une injustice criante. Et même ses détracteurs les plus acharnés devront lui concéder une démarche autrement plus ambitieuse que celle de Gladiator ou de Troie qui font figure de cinéma pantouflard à côté. Pour résumer mon avis sur ce film, j’ai bien envie de reprendre une phrase que Ptolémée y prononce à propos d’Alexandre : « Son échec domine bien des réussites ».

Un film ambitieux

Qu’on en juge. Ptolémée, ancien général d’Alexandre, fait coucher par écrit ses mémoires qu’il dicte à un esclave dans les bâtiments de la bibliothèque d’Alexandrie. Le film, ponctué par la voix off de Ptolémée, jongle hardiment avec la chronologie, alternant une progression générale chronologique et des flashbacks renvoyant à différents moments de la jeunesse d’Alexandre.

Le travail de reconstitution historique, les décors, les costumes, sont spectaculaires et donnent parfois lieu à de superbes images (comme la bataille de Gaugamèles ou les scènes se déroulant à Babylone). Les principaux épisodes de la jeunesse d’Alexandre, comme l’éducation auprès d’Aristote, la relation avec Héphaestion, l’apprivoisement du cheval Bucéphale, les rapports orageux entre Philippe II et la reine Olympias et les rapports tout aussi orageux entre Alexandre et ses deux parents, sont présents et traités de façon parfois très fidèle aux sources antiques (c’est particulièrement flagrant pour ce que j’avais pu lire dans Plutarque au moment de la sortie du film). Les quelques scènes de bataille sont conçues pour rendre aussi lisibles que possible les tactiques employées et montrent un soin certain dans la représentation des techniques de guerre de l’époque, en particulier la fameuse phalange macédonienne. Cependant, un certain nombre d’épisodes sont passés sous silence, et quelques libertés sont prises avec le détail des faits : on reste dans la fiction historique et non dans la pure reconstitution.

A ce travail, caractéristique du genre du film historique, vient s’ajouter une double ambition, sur le fond et sur la forme.

Sur le fond, Oliver Stone prend deux partis clairement énoncés par rapport à la matière biographique sur laquelle il travaille, afin d’en présenter une interprétation personnelle bien définie. D’une part, il fait le choix de sacrifier le détail des événements (certaines batailles décisives ne sont pas représentées) et de s’attarder sur la psychologie d’Alexandre, en particulier dans ses rapports avec ses parents : le film comporte une dimension psychanalytique très développée. On en pensera ce qu’on veut, mais elle confère une profondeur incontestable aux personnages et à la narration, sans comparaison avec nombre d’autres péplums aux personnages aussi plats que leurs muscles sont bombés. D’autre part, il prend acte des incertitudes qui entourent les circonstances de la mort d’Alexandre et prend parti, dans le cadre du film, pour l’une des explications possibles.

Sur la forme, Stone fait des choix de réalisation audacieux, dans ces multiples flashbacks, mais aussi dans la réalisation en général : la vie d’Alexandre devient une sorte de rêve de guerre, une course effrénée qui se termine par le massacre qu’est la bataille de l’Hydaspe contre les éléphants de guerre du roi Poros. Les ambitions d’Alexandre, son vertige de conquête, ou les vertiges des sens, de l’alcool, de la danse, se lisent tour à tour dans les mouvements de la caméra, et le rouge qui envahit l’écran pendant la bataille de l’Indus vient concrétiser à la fois le bain de sang qu’est cette bataille et l’inconscience où sombre Alexandre après avoir été blessé. La bande originale composé Vangelis, avec tout ce qu’elle a de planant, renforce encore cette atmosphère. Le spectateur pense ce qu’il veut de ces multiples choix – et de fait, beaucoup de spectateurs et de critiques ont été troublés, parfois enthousiastes, parfois sceptiques – mais au moins il y a un vrai cinéaste au travail.

…malgré de réelles faiblesses

Outre ces audaces pas toujours bien reçues, un gros défaut, moins contestable et nettement plus gênant, dessert le film : son acteur principal, Colin Farrell. Il est enlaidi par une absurde teinture de cheveux blonde qui ne lui va pas vraiment, mais ce n’est qu’une anecdote à côté du fait qu’il joue ici terriblement mal. Est-ce l’effet de la direction d’acteur ou du jeu personnel de Farrell ? Son Alexandre a l’air cruche, jamais à l’aise, et, lorsqu’il est enfin sûr de lui, recourt à des trucs d’acteur débutant éculés, dont le fameux « hochement de tête avec front plissé » que tous les mauvais acteurs américains casent chaque fois qu’ils veulent paraître intelligents, ou virils, ou pleins d’honneur, ou peut-être un peu tout cela à la fois. Farrell est aussi visiblement mal à l’aise dans les scènes avec Héphaestion (Jared Leto, qui s’en sort bien mieux). Heureusement, le reste de la distribution compte des acteurs et des actrices virtuoses, notamment Angélina Jolie, qui campe une Olympias ambitieuse et manipulatrice, aux allures d’Agrippine, ou encore Anthony Hopkins en Ptolémée.

En dépit de sa documentation et de la forte personnalité de cinéaste dont il témoigne, le film n’échappe pas aux écueils de nombreux péplums américains, en particulier dans son traitement de l’Orient. Certes, à côté des abîmes de stupidité où s’est vautré 300 trois ans après sur le même thème, Alexandre est solide comme une thèse de doctorat ! Mais quelques détails, quoique discrets, ne sont pas anodins. Les Perses sont montrés comme une armée de peuples asservis et d’esclaves. Des mouches volettent près du visage de Darius. Roxane, la princesse de Bactriane, est dépeinte comme une sorte de tigresse, avec une scène de sexe qui arriverait à être érotique si elle n’était pas précédée d’une sorte de séance de pugilat nu passablement téléphonée et ridicule. Ces clichés sont contrebalancés par d’autres aspects plus nuancés et/ou plus proches de la réalité historique, comme la mise en scène de l’utilisation par Alexandre du mythe de la conquête des Indes par Dionysos (peu connu du grand public, ce mythe a pourtant donné lieu à une épopée-fleuve, les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis), ou la belle reconstitution de Babylone… ville où, certes, Alexandre est accueilli comme un libérateur avec des pluies de pétales de rose, ce qui m’a laissé sceptique en termes de vraisemblance.

Le film est sans doute confus par endroits, surtout pour qui n’est pas à l’aise avec les intrigues non linéaires. Il aborde un sujet trop peu connu du grand public pour pouvoir se permettre une construction aussi alambiquée, qui aurait été mieux tenable dans un roman que sur le grand écran. Ou alors, il aurait peut-être fallu faire preuve d’un peu de didactisme, en systématisant l’affichage des dates et des lieux à chaque changement d’époque. C’est d’ailleurs apparemment ce qu’a tenté de faire Oliver Stone dans les versions Director’s cut en 2005 (167 minutes) puis Revisited en 2007 (214 minutes), qui adoptent un ordre plus chronologique.

Conclusion

Le film semble avoir été plombé par la critique américaine pour des motifs tenant davantage de la morale que de la critique cinématographique. Le fait que Stone ait représenté la bisexualité antique de façon assez réaliste ne lui a hélas pas valu que des félicitations à l’époque, y compris de la part de certains Macédoniens actuels (honte à ces gens, qui accomplissent l’exploit d’avoir davantage de préjugés absurdes que leurs propres ancêtres 2300 ans plus tôt !). Parmi les critiques et les avis mieux argumentés, signalons un ouvrage universitaire collectif dirigé par Paul Cartledge et Fiona Rose Greenland : Responses to Oliver Stone’s Alexander: Film, History, and Cultural Studies, paru chez University of Wisconsin Press en 2010.

Malgré ses défauts réels par ailleurs et la piètre performance de Colin Farrell, je ne peux pas m’empêcher de penser que ce film a été sous-estimé. Il se distingue en tout cas par son ambition et son envergure dans le contexte de films à l’antique souvent beaucoup plus consensuels ou « faciles » dans leurs choix narratifs et esthétiques. Remarquez que j’ignore ce que valent les versions suivantes du film réalisées par Oliver Stone par la suite pour les ressorties au cinéma et/ou les versions DVD, car je ne les ai pas (encore) vues.

Et si vous préférez lire…

Si Alexandre le Grand vous intéresse, je ne peux que vous recommander de vous plonger dans l’une des biographies plus ou moins détaillées qui existent à son sujet (un livre court et très accessible, écrit par un spécialiste du sujet, est Alexandre le Grand. De la Grèce à l’Inde, de Pierre Briant, paru chez Gallimard dans la collection de poche abondamment illustrée « Découvertes Gallimard » en 2006). Je vous recommande aussi d’aller lire à Vie d’Alexandre dans les Vies parallèles de Plutarque (par exemple dans l’édition très claire et bien annotée parue chez Gallimard dans la collection « Quarto », avec une traduction d’Anne-Marie Ozanam). Plutarque étant l’une des principales sources d’inspiration du film, c’est intéressant de retrouver nombre d’épisodes semi-légendaires comme les origines divines d’Alexandre ou le domptage de Bucéphale, par exemple. Et si vous voulez plonger à fond dans la légende, allez donc mettre le nez dans l’une des nombreuses versions du Roman d’Alexandre, ce grand corpus épique qui réimagine la vie du conquérant avec force mélanges d’époques et force magie (une version possible : Le Roman d’Alexandre traduit du grec par Aline Tallet-Bonvalot, GF-Flammarion, 1994 – sans doute pas la plus connue, mais c’est péplumesque en diable dès la première page).


[Film] « Troie », de Wolfgang Petersen

5 juillet 2021

Référence : Troie, film réalisé par Wolfgang Petersen, produit par la Warner Bros., États-Unis, 2004, 163 minutes.

L’histoire en deux mots

Achille est le meilleur guerrier de Phthie, peut-être de la Grèce entière. Bien qu’engagé au service d’Agamemnon, le puissant roi de Mycènes, Achille n’en fait qu’à sa tête ; les deux hommes ne s’apprécient guère. Ménélas, frère d’Agamemnon et roi de Sparte depuis son mariage avec la belle Hélène, vient de conclure un traité de paix avec la lointaine Troie, opulente ville de la côte de l’Asie Mineure. Mais voilà que Pâris, prince de Troie, s’éprend d’un amour réciproque avec Hélène : tous deux s’enfuient à Troie. Priam, le père de Pâris, et Hector, son frère, meilleur guerrie de Troie, sont furieux, mais il est trop tard. Agamemnon ne laisse pas passer cette occasion d’envahir une ville rivale aussi riche que puissante. C’est le début de la guerre de Troie, qui durera dix longues années.

Très librement adapté du cycle épique de la guerre de Troie, le film s’inspire des résumés connus des Chants cypriens qui relatent le déclenchement de la guerre, puis saute directement à l’intrigue de l’Iliade, avant de montrer la fin de la guerre, connue par les flashbacks présents dans l’Odyssée qui résument l’histoire du cheval de Troie. Le scénario est fortement centré sur Achille et sur sa recherche de gloire.

Mon avis

Troie, c’est LE péplum que tous les antiquisants ont vu quand il est sorti en 2004. C’est aussi leur souffre-douleur, en raison de ses très nombreux écarts par rapport à la matière antique dont il s’inspire (le cycle épique de la guerre de Troie). Il a cependant des mérites, dont le premier a été d’exister et d’avoir assez de succès pour achever de convaincre les producteurs (dont l’extrême prudence, pour ne pas dire la couardise, est bien connue) que parler d’Antiquité et de mythologie pouvait leur rapporter des sous. Bref, Troie a transformé sur le terrain grec l’essai de Gladiator (Ridley Scott, 2000) en pays romain. Le problème, c’est qu’en termes de cinéma et plus encore de mythologie au cinéma, le résultat laisse effectivement sur sa faim.

Les partis pris du film : une guerre de Troie « historicisée »

La démarche du film est la suivante : prendre pour base l’histoire classique de la guerre de Troie (non pas seulement les événements couverts par l’Iliade, mais l’ensemble de la guerre, de ses origines – l’enlèvement d’Hélène – à sa fin – la prise de Troie) et en relater les grandes lignes dans un film qui se rattache au genre de l’épopée, mais évacue entièrement la part de merveilleux propre aux épopées homériques, au profit d’une lecture « historicisée » du récit qui fait la part belle au politique. On ne voit donc aucun dieu dans Troie, ni aucune créature surnaturelle, et les personnages sont des humains dépourvus de tout pouvoir particulier. Pourtant, les héros de l’Iliade, Achille et Hector surtout, sont là en vedettes. Mais de la conception de l’héroïsme proposée par l’épopée homérique, le film ne retient qu’un message hollywoodien plein de mâle grandeur : l’homme accède à l’immortalité par ses actes qui le font entrer dans la légende. Sur ce point, ce n’est pas si mal, car après tout il y a de ça dans le destin de l’Achille et de l’Hector d’Homère.

C’est le reste qui tient moins la route. Car en dehors de l’éviction des dieux et du merveilleux, le film conserve (très globalement) la trame narrative de sa matière antique… non sans certains paradoxes. L’apparition de la mère d’Achille, Thétis, au beau milieu d’une étendue d’eau, n’a plus le moindre sens puisque le film oublie sa nature de déesse, et la scène tourne au ridicule (on ne sait pas du tout ce que Thétis fait dans cette eau). Un épisode comme le cheval de Troie, en particulier, perd beaucoup (à mon sens) à être repris en dehors de son contexte merveilleux. Et surtout, pourquoi avoir donné à ce cheval, supposé être une offrande à Athéna, l’allure d’un collage de morceaux d’épaves ? On ne le saura peut-être jamais. Le fait est que l’éviction des dieux n’était qu’un début : la vision que donne le film de la religion est terriblement négative. En général, lorsque quelqu’un prie (au hasard Priam ou Andromaque), non seulement ses vœux ne se réalisent pas, mais il (ou elle, ou la personne qui faisait l’objet de la prière) finit par se faire tuer, parfois dès la scène d’après. Je n’ai jamais vu un film aussi athée que ce premier néo-péplum de mythologie grecque. Un comble ! … mais un choix esthétique possible, qui tiendrait la route si le film avait pris plus franchement ses distances avec sa matière et su proposer une réinterprétation plus complète du mythe antique. Or ce n’est pas le cas.

Un résultat médiocre

Le résultat est un film de guerre vaguement mâtiné d’intrigue politique (elle se résume en réalité à dépeindre Agamemnon comme un politicien cynique, dont la coalition rassemblée sous un prétexte de point d’honneur mais guidée en réalité par des intérêts impérialistes, pouvait rappeler à l’époque la guerre du président Bush contre l’Irak – mais l’allusion reste bien sage). L’intrigue – héritage de son modèle antique – n’est pas sans qualités, notamment dans son absence de manichéisme, chaque camp étant présenté comme également valeureux et également miné par ses propres dissensions internes. Hélas, les dialogues sont frappés au coin de la mode hollywoodienne de la brevitas pontifiante et se résument trop souvent à des échanges de formules creuses déjà entendues et réentendues dans de nombreuses autres grosses productions (et que l’on a ré-réentendues ensuite dans d’autres néo-péplums au cours des années suivantes…).

Quant aux écarts du scénario par rapport aux variantes les plus répandues du mythe antique, certains sont explicables par la volonté de ne pas multiplier les personnages et fonctionnent assez bien (ainsi le film fait d’Hector celui qui tue Patrocle, alors qu’il est avant tout blessé par Euphorbe dans l’Iliade ; Achille, qui meurt dans le cycle épique bien avant la prise de Troie, survit ici jusqu’au moment du sac de la ville). Mais beaucoup d’autres aboutissent à passer sous silence des épisodes intéressants, et les remplacent par des péripéties dont je comprends assez mal l’intérêt.

Par exemple, pourquoi ce guet-apens avec de grosses boules enflammées projetées contre les navires achéens, et pas simplement une attaque particulièrement dangereuse d’Hector menaçant d’incendier lui-même les navires comme dans l’Iliade, ou bien une reprise de la Dolonie, autre épisode de l’Iliade ? Pourquoi faire mourir Ménélas et Agamemnon à Troie ? Pourquoi faire faire une apparition à Énée en faisant de lui un jeune inconnu alors que c’est un fameux chef troyen, et faisant de lui l’héritier d’une « épée de Priam » qui sort littéralement de nulle part ? Autant de questions sans réponse, autant de maladresses qui trahissent un manque de cohérence du projet. Le film se montre par ailleurs très timoré en choisissant de faire de Patrocle un « jeune cousin » d’Achille, et non son amant, alors que cette variante, même si sa présence effective dans l’Iliade fait l’objet de débat parmi les hellénistes, a connu une postérité abondante pendant et après l’Antiquité, et avait tout à fait sa place dans une adaptation du début du XXIe siècle. Cet « hétérowashing », qui évince les intrigues entre personnages de même sexe, est hélas une constante dans les péplums, et les exceptions sont bien rares (la principale parmi les péplums du XXIe siècle étant Alexandre d’Oliver Stone, sorti la même année que Troie).

Les connaisseurs et connaisseuses en matière d’Antiquité grecque n’ont pas eu de mal à repérer toutes sortes de raccourcis au mieux maladroits, par exemple le fait que Sparte, ville continentale par excellence, se trouve ici téléportée au bord de la mer et dotée d’un port, ou encore ce lever de soleil sur la mer vu depuis la plage de Troie, alors que cette dernière donne vers l’ouest. Je comprends l’intérêt d’accélérer le récit de la fuite d’Hélène et de Pâris, mais les libertés prises avec la géographie grecque atteignent ici des extrêmes embarrassants. On a déjà tout dit sur les problèmes posés par l’écart entre le mythe de Troie et la réalité historique de cette ville et sur le bizarre mélange d’époques auquel donne lieu l’architecture hollywoodienne de Troie (Achille et Patrocle s’entraînent ainsi dans les ruines d’un temple grec de style classique, style complètement anachronique par rapport aux époques dont s’inspire l’Iliade). Personnellement, ce type de détail me gêne moins que les écarts inutiles avec le mythe antique, surtout quand ces écarts débouchent sur une histoire pataude et des personnages plus plats que des peintures de vases grecs (lesquels, au moins, étaient incurvés).

Le casting, bardé de stars, a été taillé pour attirer le public : Brad Pitt dans le rôle d’Achille, Diane Kruger en Hélène et Orlando Bloom en Pâris, mais aussi un Eric Bana très convaincant en Hector et Peter O’Toole mémorable en Priam. Les décors et les costumes sont soignés, mais quelque peu austères et à la limite un peu fauchés par rapport à ce qu’on aurait pu attendre d’une grosse production. La musique de James Horner fait son travail pour installer une ambiance « archaïque » sans beaucoup de subtilité, en usant et en abusant des ficelles « tribales » (ah, les voix de femmes aux plaintes inarticulées…). J’ai appris plus tard qu’une première bande originale du film avait été commandée par la Warner à un autre compositeur, Gabriel Yared, avant d’être refusée au dernier moment, ce qui a obligé James Horner à en livrer une autre en un temps très restreint. Cela me rend plus indulgent envers la musique de Horner, qui aurait sans doute fait mieux s’il avait bénéficié de davantage de temps… mais cela fait encore baisser dans mon estime la Warner Bros., qui, non contente de refuser brutalement un travail sans même laisser à son compositeur la possibilité d’y apporter des modifications, est passée à côté d’une superbe musique, publiée depuis (on en trouve aussi de larges extraits sur Internet) et qui aurait donné au film une toute autre grandeur.

Il faut dire aussi dire un mot de la représentation des combats, qui ne correspond absolument à rien et mélange allègrement tout et n’importe quoi : on voit ainsi Achille et ses Myrmidons former une tortue romaine pendant leur débarquement sur la plage de Troie, ou encore Achille et Hector se battre en maniant leurs lances comme des espèces de bâtons. Quant aux chorégraphies, elles inaugurent un inlassable retour des mêmes procédés que l’on retrouve invariablement par la suite dans les autres néo-péplums : Hollywood doit former davantage de maîtres d’armes, ou ses scènes de combat seront condamnées à être toutes identiques… En termes de réalisation, enfin, Troie se situe dans la lignée de Gladiator par son approche assez classique (académique ?) des scènes de combat, qu’elle filme sans effets gore, ni ralentis ou procédés du même genre, dans une optique plus proche des films d’aventure que des films d’action ou d’horreur. Un parti pris qui apparaît a posteriori rafraîchissant à côté des litres d’hémoglobine et de l’ultraviolence absurde de films ultérieurs comme 300 ou Les Immortels : Troie, lui, peut se montrer sans problème à un public familial très large.

Dans le même genre…

Pour une adaptation « historicisante » plus réussie du cycle de la guerre de Troie, je ne saurais trop vous recommander de lire le comic L’Âge de bronze d’Eric Shanower. Parti du même postulat que le film de Petersen (ne jamais montrer explicitement les dieux ou le surnaturel), Shanower suit scrupuleusement la matière antique. Il donne ainsi vie et visages à la foule de personnages du cycle troyen et s’appuie sur une documentation historique abondante pour imaginer la Grèce et les principaux lieux de l’histoire. Il a le bon goût de restituer avec réalisme les croyances religieuses des personnages (qui peuvent ainsi avoir des visions, des cauchemars prémonitoires, ou croire reconnaître des signes divins). Le seul reproche que je trouve à lui faire est qu’il surcaractérise les différences physiques et culturelles entre les Achéens et les Troyens, en assimilant ces derniers à des Hittites, alors que, dans l’Iliade, les Troyens ont davantage de points communs que de différences avec leurs assaillants.

J’ai d’abord publié ce billet sur le blog « Dans l’univers universitaire » le 24 décembre 2011 avant de le remanier pour le republier ici.


[Film] « When Night Is Falling », de Patricia Rozema

1 février 2021

Référence : When Night Is Falling, film réalisé par Patricia Rozema, Canada (Québec), 1995, 94 minutes.

Présentation du film (sur Universciné)

« Camille enseigne la mythologie dans un collège religieux. Elle aime Martin, théologien dans la même institution mais ne se sent pas prête pour une union qu’on leur demande de légaliser au plus vite. Sa rencontre avec Petra, irrésistible jeune femme, acrobate dans un cirque ambulant, lui fait découvrir un monde chaotique et vibrant, peuplé de créatures étranges. Dans cet univers merveilleux et imprévisible où elle oublie prudence et raison, elle bascule dans une nouvelle façon d’aimer… Après la révélation du Chant des sirènes, le troisième long-métrage de la réalisatrice a remporté, en 1995, les Prix du Public aux Festival de Londres, Berlin, Melbourne, Sidney et Créteil ainsi que le Grand Prix du jury Outfest à Los Angeles. »

Mon avis

Une vie calme, où « studieuse » rime avec « pieuse » : voilà ce qui semble attendre Camille, que nous découvrons au début de ce film. Le désordre s’installe avec un malheur d’allure anecdotique : son chien s’échappe inexplicablement en son absence et elle le retrouve inanimé, apparemment mort. Ce n’est pas raisonnable d’avoir beaucoup de chagrin pour un chien, semble dire la société. Ce serait raisonnable d’épouser son collègue et compagnon Martin afin qu’ils puissent tous les deux prendre la direction du collège de théologie que leur supérieur va bientôt quitter. Mais dans cette vie bien réglée, les émotions, et bientôt la passion, vont venir faire voler en éclat un quotidien peut-être justement trop réglé. Toute l’histoire de Camille est celle d’un dérapage incontrôlé dont le catalyste est Petra l’acrobate, rencontrée elle aussi dans des circonstances apparemment anecdotiques. Un proverbe dit que la vie, c’est ce qui arrive pendant qu’on est occupé à autre chose : c’est particulièrement vrai de cette aventure amoureuse où Camille, paradoxalement, doit se perdre et ne plus se comprendre afin de mieux se retrouver. Le virage est vertigineux comme un saut d’acrobate, et ce n’est pas la personnalité de Petra, semblant tout l’opposé de Camille, qui lui facilite les choses. La beauté de cette histoire provient en partie de cette qualité de son scénario : la manière dont il s’efforce d’imiter les hasards, les détours de la vie et la capacité des événements à voler en escadrille, passant en quelques jours d’une période de calme à une succession de péripéties et de nouveautés déconcertantes. Après tout, qui n’a pas déjà vécu cela ?

C’est donc un scénario réaliste, mais pas seulement. Le film de Patricia Rozema tend aussi vers un certain symbolisme. En témoigne tout un réseau de sens et de correspondances que l’on comprend sans grande difficulté au fil du film. Le cours de mythologie que donne Camille au sujet des métamorphoses et du changement présenté comme une part indispensable de l’existence est évidemment une annonce de la métamorphose qui l’attend elle-même dans la suite de l’histoire. Les numéros d’équilibrisme que Camille contemple avec une crainte mêlée de fascination la première fois qu’elle découvre le cirque où travaille Petra renvoient aussi à l’équilibre délicat qu’elle va devoir retrouver dans sa propre vie. Quant à la décision bizarre de Petra de conserver au frigo le cadavre de son chien, elle revêt elle aussi un sens tout symbolique vers la fin du film, où l’on s’aperçoit que ce cadavre rigide conservé dans le froid peut aussi bien renvoyer à Camille elle-même et à la rigueur mortifère de la morale religieuse où elle baigne. Ce symbolisme est un parti pris qu’il vaut mieux accepter, sous peine de trouver certaines transitions étranges, voire de juger invraisemblables certains détails du dénouement qui ne prennent sens que dans ce réseau de symboles.

L’image, la musique et les partis pris de réalisation portent assez bien ce symbolisme du scénario pour que l’ensemble ne paraisse pas forcé. Allié à la grande beauté des images et au romantisme du sujet (une liaison passionnée, inattendue et en butte à toutes sortes d’obstacles), ce symbolisme participe à la naissance d’une vraie poésie à l’écran.

C’est que la première qualité de When Night is Falling est la beauté de ses images. Un grand soin est apporté aux décors, aux textures, aux lumières. L’austérité de la faculté de théologie et de l’appartement que partagent Camille et Martin laisse bientôt place à l’univers bigarré et mouvant du cirque, que le film se fait un plaisir d’évoquer à travers des jeux d’ombres et de lumières, de silhouettes, de déguisements. Cette poésie annonce, accompagne et alimente la sensualité des rencontres entre Camille et Petra, pour produire certaines des plus belles scènes érotiques qu’il m’ait été donné de voir au cinéma. C’est ici l’érotisme au meilleur sens du terme, tout l’opposé de la pornographie. Le film en montre juste assez pour éveiller l’imagination, et aussitôt la suggestion et le symbole (oui, ici aussi) prennent le relai, tissant un jeu de comparaisons et de correspondances d’une grande beauté, comme cette scène d’amour entre Camille et Petra où les plans sur leurs corps enlacés alternent avec un numéro de trapèze où deux femmes évoluent parallèlement dans un numéro de symétrie savante – une scène qui mériterait de figurer dans une anthologie de l’amour au cinéma. La musique, discrète et enveloppante, renforce la volupté de ces scènes et garantit la continuité de cette sensualité sous-jacente qui envahit Camille et dont elle prend conscience très progressivement. Comparées aux scènes d’amour de When Night Is Falling, les scènes de sexe de La Vie d’Adèle (la mauvaise adaptation à l’écran par Kechiche de la belle BD Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh) paraissent encore plus grotesques et ont des allures de publicité pour Decathlon. Filmer la volupté n’a rien de facile et Patricia Rozema s’en sort de manière remarquable.

Les performances des deux actrices et de l’acteur qui forment le trio amoureux central du film renforcent encore ses qualités. Il faut dire que le scénario leur offre trois personnages disposés en deux couples qui fonctionnent chacun très bien, tout en étant menacés chacun par des faiblesses et des tensions différentes, où les zones d’ombre de chaque personnage ont leur part. Le calme et la pondération de Camille (Pascale Bussières) dissimulent et refoulent un besoin de sensualité et d’aventure que lui révèle brutalement sa rencontre avec Petra (Rachael Crawford). Cette dernière, rentre-dedans et tête brûlée au possible, doit accomplir un mouvement inverse pour laisser voir sa part de douceur à Camille, se mettre à l’écoute de son calme et comprendre ce par quoi elle passe. Or Camille s’accorde à merveille avec son compagnon Martin (Henry Czerny), et c’est toute l’habileté du scénario que de ne pas montrer celui-ci sous un jour caricatural. Martin n’est pas « le méchant de l’histoire » : Camille et lui partagent non pas seulement le goût des études théologiques, mais aussi une complicité charnelle bien réelle que le film montre aussi. Or la situation est telle que Camille se retrouve confrontée à une situation de crise, c’est-à-dire, étymologiquement, de choix à trancher : elle peut accepter le mariage et le poste à l’université de théologie, ou non. Il n’y a pas de compromis ou de demi-mesure possible. Le choix n’en est que plus difficile pour elle. Les trois acteurs incarnent remarquablement bien les tensions à l’oeuvre dans leurs personnages respectifs.

When Night Is Falling évoque un trio amoureux où chacun des personnages a une orientation sexuelle différente. Martin, hétérosexuel, se retrouve à endosser le rôle coercitif de l’institution sociale et religieuse. Petra, lesbienne et artiste de cirque, incarne la contre-culture, elle-même associée à une conception du monde et à un mode de vie radicalement différents, marqués par l’art et le nomadisme (son cirque est ambulant), mais aussi par la pauvreté et par la souffrance due aux discriminations qu’elle subit en tant qu’artiste de cirque, lesbienne et métis. Camille, elle, s’est crue hétérosexuelle et, de ce fait, a cru pouvoir passer toute sa vie à l’abri de l’institution ; mais elle se découvre bisexuelle et, de ce fait, se retrouve littéralement entre deux mondes qui, en se rejetant l’un l’autre, la contraignent à choisir entre eux dans un temps restreint qui forme l’unité temporelle du drame, et qui pourrait déboucher tout aussi bien sur une tragédie.

Une chose que j’ai beaucoup appréciée dans ce film, c’est sa façon de se concentrer sur son histoire et ses personnages, sans tenter d’injecter trop de généralités dans ses dialogues ou dans la conception de ses personnages. Les trois figures centrales de When Night Is Falling peuvent correspondre en partie à des types (je viens d’en parler), mais ce ne sont pas des stéréotypes pour autant. Martin n’est pas n’importe quel homme blanc et hétérosexuel : c’est un professeur de théologie. Camille n’est pas n’importe quelle femme supposée hétérosexuelle : elle étudie la mythologie, et tout le film porte l’empreinte de son regard sur le monde, un regard logiquement chargé de symboles et de correspondances. Petra n’est pas n’importe quelle lesbienne : son caractère et ses goûts personnels sont fortement affirmés. Le film ne contient presque aucun échange général sur « l’homosexualité » ou « la bisexualité ». La seule scène qui s’en approche est un entretien professionnel où Camille prend en pleine face la réprobation de l’homosexualité inhérente à l’Eglise ; et même cette scène est nuancée par la suite au moyen d’un dialogue là encore dénué de caricature avec le doyen de la faculté. Tout est au service de l’histoire, et le résultat n’en est que plus cohérent et bien ficelé.

Qu’ai-je à redire à ce film ? Il est sans doute trop rapide. Son propos, sa distribution, ses qualités visuelles et musicales sont telles, et recelaient un tel potentiel, que j’aurais bien pris une bonne demi-heure supplémentaire pour approfondir et rendre encore plus progressive la rencontre et l’apprivoisement mutuel entre Camille et Petra. En l’état, le choc entre leurs deux personnalités apparaît très rude, au point qu’on se demande parfois comment Camille peut céder si rapidement à sa passion. Ce qui sauve la vraisemblance de ses réactions à mes yeux, c’est l’idée (introduite très vite dans le film) qu’elle a obéi toute sa vie à une éducation stricte qui lui a fait refouler toutes sortes de choses et que ce carcan craque d’un coup au moment où elle rencontre Petra. Mais je comprendrais qu’on puisse juger leur romance un peu précipitée. Autre problème possible : l’esthétique du film pourra justement sembler un peu trop esthétisante à certains, mais le résultat m’a paru si beau que je le défends volontiers. Enfin, le destin final du chien de Camille aura de quoi surprendre et, même en comprenant tout le réseau de symboles que le film déploie tout du long, il pourra paraître « too much« .

Ces quelques limites n’empêcheront pas When Night Is Falling de figurer parmi les plus beaux films d’amour entre femmes et parmi les films les plus nuancés sur la bisexualité que je connaisse pour le moment. Quand on se rappelle qu’il est sorti en 1995, au temps où ce type de sujet commençait à peine à se répandre au cinéma, cela donne envie de saluer encore davantage la qualité de son propos.

Le film existe en DVD et peut également se visionner en ligne, notamment sur Universciné (qui propose des achats au visionnage ou au téléchargement en dehors de ses formules d’abonnement). Le site complète le visionnage par un grand entretien sur le film et dispose de plusieurs films de la réalisatrice.

Qu’est-ce qui existe dans le même genre ?

Parmi les films sur des sujets approchants dont j’ai eu l’occasion de parler ici, le premier auquel je pense est Vita et Virginia de Chanya Button (2019), différent puisqu’il s’agit d’un « biopic » – un film biographique – sur la relation entre les écrivaines britanniques Virginia Woolf et Vita Sackville-West, mais qui se rapproche de When Night Is Falling par la sensibilité de ses portraits de personnages et par son aspect un peu expérimental dans l’élaboration d’une poésie visuelle (poussée moins loin qu’ici). Dans une moindre mesure, cela vaut la peine de mentionner aussi Colette de Wash Westmoreland (2018), sur les débuts de l’écrivaine française, plus formaté, mais injustement boudé par le public français à sa sortie malgré la présence de la convaincante Keira Knightley dans le rôle-titre. En matière de portraits psychologiques et de découverte de l’amour entre femmes, mais cette fois avec des personnages d’adolescentes, le tout avec une « patte » cinématographique bien affirmée, il est impossible de passer à côté du magistral Naissance des pieuvres de Céline Sciamma (2007) dont je dis tout le bien que j’en pense par ici.

En matière de livres, maintenant, si vous cherchez une évocation poétique et très sensible de la découverte de sa bisexualité par une adolescente, je vous conseille la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh (2010). Si vous cherchez plutôt une histoire de relation entre personnes du même sexe dans un contexte très marqué par une éducation religieuse, je vous conseille le superbe Les Relations particulières de Roger Peyrefitte (1943), qui met en place lui aussi tout un réseau de symboles et dépeint magistralement les jeux d’influence et de pouvoir plus ou moins dangereux qui se nouent entre adolescents et prêtres dans une école catholique du milieu du XXe siècle. Et toute l’oeuvre d’André Gide.


[Film] « Naissance des pieuvres », de Céline Sciamma

23 novembre 2020

Référence : Naissance des pieuvres, film français réalisé par Céline Sciamma, produit par Lilies Films, 85 minutes, sorti en France en 2007.

La bande annonce

Tous les films n’entretiennent pas les mêmes relations avec leur bande-annonce. Il y a les bandes-annonces qui, avides de bien montrer à quel genre le film appartient et à quel public il se destine, le découpent en morceaux et le réduisent à un alignement de poncifs qui donnent l’impression (parfois injuste) de l’avoir déjà vu cent fois. D’autres bandes-annonces, en général pour des films à gros budget, se contentent d’accumuler les explosions et les plans à effets spéciaux (et, souvent, les poncifs). Il y a toute une catégorie de bandes-annonces qui forment quasiment des courts-métrages d’une durée comprise entre une et trois minutes. Certaines en disent trop et montrent si bien l’intrigue du film qu’en arrivant au bout on a l’impression d’avoir découvert tout ce qu’il y a à voir, ce qui endort la curiosité au lieu de l’entretenir et dispense de voir le film complet. D’autres savent faire mieux : sans dévoiler l’intrigue, elles montrent juste ce qu’il faut pour se faire une idée du sujet et de l’esthétique du film.

La bande-annonce de Naissance des pieuvres est de celles-là. Une musique synthétique hypnotique, des groupes de filles en maillot de bain qui s’entraînent à la natation synchronisée, des jeux de regards et des variations lumineuses suggérant une relation, amitié ou désir… et c’est tout. Ce qui renforce l’impression d’un court-métrage quasiment autonome, dans le cas de cette bande-annonce, c’est qu’elle dispose de sa propre musique, absente de la bande originale du film, mais tout aussi réussie (l’ensemble a été composé par le DJ français Para One). Voilà donc ce qui m’a intrigué. Qu’en est-il du film ?

Le film

La bande-annonce donne un bon aperçu de l’esthétique du film (ce qui explique que je lui aie consacré tant de place au début de ce billet). Ce qui frappe dans Naissance des pieuvres, c’est d’abord l’économie de mots de son scénario. L’image, la musique, les ambiances sonores, et bien entendu le montage, occupent une place importante, proportionnelle au rôle du regard dans l’intrigue. Car c’est avant tout un film sur le désir et ses ambiguïtés, et le jeu des regards est l’un des principaux moyens de porter le désir.

Qui regarde qui ? Marie, une jeune fille brune, maigre et réservée, regarde un spectacle de natation synchronisée. Son attention est retenue par un groupe de nageuses, parmi lesquelles la capitaine, une jeune fille dans le genre blonde plantureuse, qui semble pleine d’assurance. Pendant ce temps, dans les vestiaires, Anne, une jeune fille mal à l’aise avec ses formes rondes, se fait reluquer accidentellement par un garçon, François. Voilà les quatre personnages principaux du film : non seulement il n’y en aura pas plus, mais François n’est guère qu’un enjeu peu développé à côté des trois filles, qui sont les véritables héroïnes. En fait de plongée, c’est une plongée dans l’univers des filles, loin des garçons qui se cantonnent à des plans de groupes mal dégrossis, loin aussi des adultes qui semblent perpétuellement absents, hors jeu, peut-être parce que ce n’est pas à eux qu’on veut se confier sur ces sujets et à cet âge. Tout est prêt pour un huis clos au sein d’un genre et d’une classe d’âge.

Peu de mots, mais ils sonnent juste. Ayant maintes fois subi les tentatives piteuses de séries télévisées ou de téléfilms pour faire parler des personnages d’adolescents de manière réaliste, j’ai été impressionné par la capacité du film à montrer des adolescentes crédibles. Le scénario de Céline Sciamma n’y est pas pour rien (il a d’ailleurs été primé, tout comme plusieurs de ses scénarios suivants) : il excelle à reproduire la syntaxe entrecoupée des dialogues familiers, le laconisme mi-timide, mi-cruel des échanges où chaque coin de phrase peut ménager un retournement de situation, l’irruption d’une tension ou la révélation d’un attachement, des traits d’esprit étincelants ou assassins, une poésie fugace. Mais le meilleur scénario ne pourrait rien sans le talent des actrices, toutes marquantes, chacune dans un registre distinct.

Dès les premiers plans, on est invité à tenter de cerner les relations entre les personnages. Et on n’y arrive jamais vraiment, tant le film ménage de non-dits et d’ambiguïtés savantes. La seule chose qui devient claire (assez vite pour que j’en parle sans vous divulgâcher l’intrigue) est l’amour de Marie pour Floriane. Mais tout le reste demeure dans un flou remarquable, ouvert à toutes vos interprétations personnelles. Marie et Anne sont-elles amies ou davantage au début du film ? Que deviennent-elles ensuite ? Que ressent Floriane au juste, et pour qui ? Ce qui est remarquable dans ce jeu des désirs et des silences, c’est la manière dont le film, tout en feignant de présenter les choses de manière claire (trois filles célibataires qui cherchent à sortir avec des garçons), fait éclater allègrement les catégories toutes faites en matière de couple et d’orientation amoureuse et sexuelle. Selon la manière dont vous comprenez tel échange de regards, tel geste ou telle réplique à tel moment donné, vous ne penserez pas la même chose sur qui désire qui, qui sort avec qui et qui faire entrer dans les sacro-saintes catégories de l’hétérosexualité et de l’homosexualité – auxquelles ajouter la catégorie de la bisexualité n’est qu’un faible moyen de commencer à répondre à ces multiples ambiguïtés.

Autant que de désir ou de sentiment, l’emprise est un thème primordial dans ce film. Rarement film aura dépeint de manière aussi patente les jeux de pouvoir qui se nouent entre adolescentes à la faveur de cette étape de la vie où l’on est plus fragile et plus exposé que jamais face face au groupe et à ses attentes, face à une autre personne à la psychologie différente. C’est en termes d’emprise, de domination psychologique, que je comprends personnellement le titre du film, Naissance des pieuvres. Les pieuvres, ce sont ces gens qui mettent les autres sous leur coupe, profitent d’eux, les manipulent et parfois leur font beaucoup de mal. La « pieuvre » par excellence, en apparence, c’est Floriane, avec son corps plus adulte que ceux des autres, son aplomb et sa sensualité affichée, provocante, qui intimide terriblement Marie, la brunette osseuse et introvertie. Par bonheur, le film dépasse ces archétypes, qui se révèlent n’être que des apparences. Chacune, au fond, peut être la pieuvre de quelqu’un, et le mot pourrait même s’appliquer aux hommes.

Pour autant, ce n’est pas impossible de comprendre le titre de manière plus littérale, si on considère que les pieuvres sont un terme flatteur pour désigner les nageuses. Sans être un « film de sport » (on n’en verra jamais beaucoup la technique), le film ménage d’impressionnants aperçus du travail d’un groupe de natation synchronisée. Il fait voler en éclats les clichés nés des vieilles comédies musicales hollywoodiennes comme La Première Sirène (Mervyn LeRoy, 1952) en montrant la force physique et le travail acharné qui se dissimulent derrière ces numéros tout en grâce et en sourires.

Une autre prouesse m’a frappé en repensant à ce film : la manière dont il adopte résolument le point de vue de certains personnages plutôt que d’autres (celui de Marie et d’Anne plutôt que de Floriane, ceux des filles à l’exclusion de ceux des garçons)… sans pour autant nous donner accès clairement à leurs pensées et à leurs sentiments. Le personnage de Marie, qui est celui que l’on suit du plus près du début jusqu’à la fin, n’est pas le moins énigmatique. C’est une grande différence du cinéma avec la littérature : autant, dans un roman, on peut exprimer les pensées et les moindres ressentis d’un personnage en adoptant une focalisation interne, autant, au cinéma, il est toujours difficile de montrer la pensée ou l’émotion intime, car tout doit passer par l’image, c’est-à-dire par les surfaces (l’expression du visage, la posture, les gestes), ou par le son, c’est-à-dire déjà une expression (même une voix off reste une parole), sans moyen d’aller chercher la pensée à sa source. Céline Sciamma retourne cette limite pour en faire une force, en nous rappelant à plusieurs reprises, par les réactions inattendues d’un personnage, que cette adolescente qu’elle nous donne à voir depuis une demi-heure ou une heure, nous ne la connaissons toujours pas si bien, si tant est qu’elle se connaisse elle-même.

Les nombreux plans silencieux en extérieur, ainsi que les silences entre personnages dans les chambres, les vestiaires ou les boîtes de nuit, entretiennent ce jeu d’ambivalences. La musique, quant à elle, renforce la confusion jusqu’à son point de rupture. Les compositions électroniques de Para One installent des ambiances insidieuses, lourdes de mal-être ou pesantes d’hypnose, des compositions sans mélodie claire, où l’on se perd comme en apnée sous l’eau après le tout premier plongeon. Dans la seconde moitié du film, au contraire, la musique fait pulser des rythmes jusqu’à la transe, exprimant à mon sens l’ivresse du désir, de l’amour fou, le moment de tous les possibles en boîte de nuit. Ce recours à la musique électronique et cette esthétique du ravissement, du vertige par le rythme, m’a rappelé les films de Xavier Dolan comme Laurence Anyways, à cette différence que Céline Sciamma opte en général pour des musiques purement instrumentales, sans paroles.

N’espérez pas que la fin du film vous livre toutes les réponses aux questions qu’il soulève. Céline Sciamma, scénariste, ne doit pas être une grande adepte de la Poétique d’Aristote, ni des arcs narratifs actuels où chaque personnage est censé partir d’un point A bien défini pour se rendre jusqu’à un point B tout aussi clair (la mort ou la vie, le célibat ou le couple, le bonheur ou la misère) et si possible satisfaisant (« Et ils vécurent heureux… »), où le public peut le laisser en toute tranquillité d’esprit au moment de quitter la salle sur fond de générique. En ce qui me concerne, je trouve que ce n’est pas plus mal et que la fin ouverte du film, paradoxalement, clôt son univers sur lui-même en une bulle d’émotions fortes qui ne perdra jamais son énergie, ni son intérêt. Le microcosme de Naissance des pieuvres devient ainsi une sorte de jardin de masques troublants, un genre contemporain de Fêtes galantes cinématographiques dont les images ne sont pas près de cesser de me hanter. Ce film est à mes yeux une leçon de cinéma, précisément parce qu’il montre une maîtrise complète des procédés du medium, doublée d’une capacité à les tordre au service d’un récit personnel pour mieux parler du réel.

Dans le même genre

De Céline Sciamma, j’ai vu aussi Tomboy (2011) qui m’a paru bien beau sans me faire non plus l’effet d’un chef-d’oeuvre, ainsi que l’excellent film d’animation Ma vie de Courgette, plus travaillé dans son évocation de l’enfance et de ses différentes facettes, et dont Céline Sciamma a signé le scénario, avec Claude Barras à la réalisation (2016). Je n’ai pas encore vu Bande de filles ni Portrait de la jeune fille en feu, mais je compte bien combler ces lacunes très bientôt. Au passage, l’ensemble des films de Céline Sciamma, outre les DVD, sont disponibles en vidéo à la demande sur la foisonnante plate-forme UniversCiné, que l’on peut utiliser par achats ponctuels de visionnages ou de téléchargements ou bien par abonnement.

En matière de belles histoires d’amour entre femmes, j’ai eu l’occasion d’évoquer ici la bande dessinée de Julie Maroh Le Bleu est une couleur chaude (parue en 2010). Au cinéma, j’ai parlé de deux films sur des écrivaines : Colette de Wesh Westmoreland (2019), avec Diane Kruger dans le rôle-titre, et Vita et Virginia de Chanya Button (2019 aussi), sur Virginia Woolf et Vita Sackville-West. Aucun des deux n’est parfait, mais les deux valent largement le détour.

Du côté des hommes, si vous cherchez une évocation de la naissance de sentiments ambigus à peu près au même âge que les personnages de Naissance des pieuvres, je ne peux que vous recommander le magistral roman Les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte (1972), qui se situe cependant davantage du côté de la belle prose classique et de la vieille France que des élans très actuels de la cinématographie de Sciamma. Pour quelque chose de plus récent, mais aussi de plus romantique – et si vous lisez l’anglais – je vous recommande la belle BD en ligne Prince of Cats de Kori Michele.


[Film] « Vita et Virginia », de Chanya Button

5 août 2019

Button-Vita-et-Virginia

Référence : Vita et Virginia (Vita and Virginia), film britannique et irlandais réalisé par Chanya Button, produit par Mirror Productions, Blinder Films et Sampsonic Media, 110 minutes, sorti au Royaume-Uni le 5 juillet 2019 et en France le 10 juillet 2019.

Une démarche originale

J’ai eu l’occasion d’évoquer plusieurs films biographiques récents consacrés à des écrivaines contemporaines, dont le remarqué Mary Shelley de Haifaa al-Mansour (2018) et l’original Colette de Wash Westmoreland, absurdement peu promu en France. Ces deux films mettaient en avant la lutte d’écrivaines des XIXe et XXe siècles pour prendre leur indépendance et se créer un nom sur la scène littéraire de leur pays, dans un contexte de domination masculine. C’étaient essentiellement des récits de formation, racontant la naissance d’une écrivaine et ses premiers succès. Colette avait pour point fort une évocation explicite (quoique un brin facile) de la bisexualité de l’écrivaine, souvent mise sous le tapis jusqu’à une époque récente.

Vita et Virginia a en commun avec ces films de mettre en  scène des écrivaines ; comme Colette, il évoque la bisexualité souvent occultée ou minimisée dans des films biographiques plus anciens. Mais il  adopte une approche très différente et assez rafraîchissante, pour quatre raisons.

D’abord parce qu’il s’intéresse à un couple d’écrivaines britanniques du début du XXe siècle, Virginia Woolf et Vita Sackville-West, dont la seconde a connu le succès avant la première. C’est donc un film d’amour, qui a le bon goût de commencer et de se terminer en même temps que la relation qu’il retrace : nul récit de formation ici, puisque les deux femmes sont des écrivaines confirmées et connues du public (même si Woolf n’est pas encore célèbre), et on n’y verra pas non plus un énième suicide de Virginia Woolf (dont une certaine image d’Epinal discrètement méprisante ferait presque oublier qu’elle a été vivante et a fait une ou deux choses intéressantes dans sa vie avant de se suicider). La tendance universellement exaspérante des films biographiques à projeter la vie des auteurs sur le contenu de leurs œuvres est ici cantonnée dans des limites raisonnables et, surtout, ne force pas la réalité historique : Vita Sackville-West est montrée comme l’inspiration principale du livre Orlando de Virginia Woolf, ce qui est exact. Par bonheur, on n’essaie pas d’en faire le modèle secret de Mrs Dalloway, du Phare, des Vagues ou des œuvres complètes de Woolf !

La deuxième raison qui fait l’originalité de la démarche du film est que les hommes, dans la vie des deux femmes et dans le film, adoptent des postures beaucoup plus variées que la simple expression d’un sexisme ambiant : et pour cause, puisque Woolf (et, pendant un temps, Sackville-West) évoluent dans les milieux progressistes et marginaux du Bloomsbury Group, où l’on parle socialisme, pacifisme, abolition de la distinction des classes sociales, émancipation des femmes, couples non exclusifs et acceptation des relations amoureuses avec des personnes du même sexe, toutes choses qui « scandalisent la Nation », comme le disent ironiquement Vita Sackville-West et son mari Harold Nicholson au début du film.

Une troisième raison est que le scénario de Vita et Virginia constitue une adaptation d’une pièce de théâtre du même nom écrite par Eileen Atkins (qui co-signe le scénario du film), qui s’appuie elle-même précisément sur la correspondance entre les deux écrivaines. Si le film évite sainement le risque du théâtre filmé pour adopter un langage visuel proprement cinématographique, on y retrouve une mise en scène régulière des lettres échangées par Woolf et Sackville-West, ainsi que de nombreux extraits de lettres insufflés dans les dialogues. Cela augmente encore le cachet littéraire du résultat, et donne envie d’aller lire la correspondance en question.

Dernière raison d’apprécier l’originalité de Vita et Virginia : ses multiples tentatives en matière de réalisation, de musique et d’effets visuels, qui cherchent à rompre avec un certain académisme facile du film biographique pour essayer d’élaborer quelque chose d’un peu plus neuf en termes de cinéma. Autant le dire tout de suite : je n’ai pas été entièrement convaincu par le résultat, loin de là. Mais une tentative originale aboutissant à un semi-échec reste plus digne d’éloges à mes yeux qu’un produit cinématographique formaté.

Des réussites…

Après ces mises au point nécessaires pour bien comprendre la démarche du film, voyons ce que donne le résultat. Le résultat, c’est d’abord un beau film, au sens où les décors et les costumes magnifiques se succèdent sans discontinuer, et, quand ils discontinuent, c’est pour montrer avec justesse les conditions de vie plus précaires du Bloomsbury Group, opposées aux milieux aristocratiques où évoluent Vita Sackville-West et son mari Harold Nicholson. Bien sûr, la qualité des décors et des costumes fait partie du minimum attendu pour un film d’époque, mais c’est un travail important et c’est toujours bon à dire.

Les actrices et acteurs des rôles principaux forment la deuxième grande qualité du film. C’est un aspect qui a inégalement satisfait les critiques de presse, mais, en ce qui me concerne, j’ai été pleinement convaincu tant par la prestation vivace et nuancée de Gemma Arterton en Vita Sackville-West (qui donne une bien meilleure idée de son talent dans ce type de rôle que dans l’affligeant remake du Choc des titans) que par le travail d’Elizabeth Debicki en Virginia Woolf (le traitement du personnage m’a posé quelques problèmes, et j’en parlerai plus loin, mais à mon sens cela ne tient pas à la prestation de l’actrice). Les rôles secondaires, en particulier les maris des deux écrivaines, sont tout aussi aboutis (et cette fois grâce à un traitement lui-même abouti des personnages par le scénario). L’ambiguïté profonde de la personnalité de Sackville-West, entre débordement amoureux et libertinage égoïste, les facettes contrastées et déroutantes de celle de Woolf entre fulgurances littéraires et mal-être ancien, et la grande proximité que chacune a entretenue avec son mari, de deux manières bien différentes, constituent un terrain rêvé pour les actrices et acteurs qui nous portent d’une émotion à l’autre avec adresse.

Un autre aspect qui m’a paru très réussi est l’évocation de la vie amoureuse et sexuelle des deux écrivaines et de leurs maris. Le film se concentre sur la relation amoureuse entre Vita Sackville-West et Virginia Woolf, la première ayant servi de modèle à la seconde pour sa biographie fictionnelle Orlando. Techniquement, il s’agit d’une liaison adultérine, puisque les deux femmes sont mariées ; mais elle est tolérée, voire, à certains moments, encouragée, par leurs maris, dans le cadre d’une conception ouverte du mariage qui prévaut tant dans le couple formé par Sackville-West et son mari qu’au sein du Bloomsbury Group. Vita et son mari Harold considèrent leur relation comme un « bon voisinage », ce qui ne les empêche pas de développer un fort attachement mutuel. Harold Nicholson est lui-même bisexuel, mais ne veut pas vivre sa bisexualité au grand jour et recommande la prudence à sa femme. Leonard Woolf, le mari de Virginia, encourage son indépendance dans tous les domaines, l’écriture aussi bien que la vie amoureuse, et ne fait pas obstacle à ses amours féminines tant que Vita ne menace pas l’équilibre fragile de la santé de Virginia. On voit enfin le couple ouvert formé par la sœur de Virginia, Vanessa, et son mari Clive Bell, tous deux peintres.

Une telle réflexion autour d’une conception ouverte du mariage n’est pas entièrement nouvelle à l’époque (Mary Shelley évoquait justement les écrits progressistes des parents de Mary sur le sujet, écrits que son père n’a pas voulu laisser sa fille mettre en pratique quand elle s’est éprise de Percy Shelley) mais elle reste novatrice, très mal considérée et marginale. Une évocation juste des époques passées ne doit ni nier les discriminations et les différences de mentalités par rapport au présent, ni confondre des siècles entiers dans un portrait de sexisme sans nuance : à cet égard, cette évocation de l’avant-garde qu’était le Bloomsbury Group m’a paru nuancé et passionnante, même si elle ne forme pas le centre du propos du film.

Last but not least, le film accorde une place très importante à Vita Sackville-West, de loin la moins connue des deux aujourd’hui, mais qui était à l’époque la grande écrivaine à succès, avant que la postérité ne la délaisse au profit de Virginia Woolf. Ce n’est pas tous les jours qu’un film remet à ce point en lumière une écrivaine oubliée : c’est très intéressant et cela donne envie de lire Sackville-West.

Dans certaines des meilleures scènes du film, les deux écrivaines évoquent ensemble leur conception de l’écriture et de l’inspiration, elles commentent mutuellement leurs écrits, se chambrent, se critiquent, s’admirent : bref, forment un couple d’artistes. C’est dans ces moments que Vita et Virginia atteint le sommet de son innovation : dans sa capacité à montrer l’émulation tout à la fois amoureuse et artistique entre ces deux écrivaines britanniques dans les années 1920-1930. Je doute que cela ait déjà été fait auparavant.

… et des échecs…

Autant le film brosse un portrait vivant et fouillé de Vita Sackville-West, autant il paraît peiner à redonner au personnage dont on s’attendrait à ce qu’il soit le plus soigné du film, à savoir Virginia Woolf. Dans sa critique du film pour Libération, Camille Nevers met le doigt sur une partie du problème : un problème de choix du point de vue, ce qu’on appellerait en littérature la focalisation. Tout le début du film nous place du point de vue de Vita Sackville-West dans sa découverte progressive de Virginia Woolf, avec ses surprises, ses frustrations, ses agacements et sa fascination croissante. Mais par la suite, quand le film tente d’adopter le point de vue de Virginia Woolf, les choses commencent à coincer. Le scénario ne parvient pas du tout à donner à Woolf la même profondeur de sensibilité qu’à Vita, un comble quand on connaît la profondeur et la richesse de nuances que déploie Woolf dans ses romans et ses essais. Les aspects les plus tarte à la crème de la vie de Woolf, à savoir ses troubles mentaux et sa dépression, sont assez bien rendus, tant par l’actrice que par le scénario et la réalisation. Mais où sont passés l’esprit, l’humour, la joie de vivre qu’on trouve indéniablement chez l’auteur d’Orlando ?

Le scénario avait certainement la tâche plus facile avec Sackville-West, une auteure moins connue, moins intimidante et qui se coule sans grande difficulté dans l’archétype très actuel de la femme indépendante et bonne vivante. Dans le cas de Virginia, tout se passe comme si le scénario s’empêtrait dans la volonté de montrer un autre archétype, le Génie. Virginia parle, et aussitôt on sort les citations des tiroirs, de préférence des fulgurances impressionnantes qui donnent lieu à des temps de silence afin que les autres personnages et le public puissent réfléchir à la phrase qui vient d’être prononcée. Cette première impression, tout en artifice et en raideur, tout en sérieux mortel aussi, est certes là pour être dépassée puisqu’ensuite les deux femmes se rapprochent, s’apprécient, plaisantent… mais la progression semble forcée, car Virginia savait vivre et avoir de l’humour avant de rencontrer Vita. Et, sans avoir encore lu de biographie de Woolf ou sa correspondance, je me permets de douter que les conversations avec Virginia Woolf aient ressemblé à ces rites d’exégèse de la Pythie dont le film donne l’impression. Je force le trait, pour montrer que le film aussi, mais le ratage n’est pas complet : il reste des choses intéressantes dans le portrait de Woolf et Elizabeth Debicki livre une prestation tout à fait honorable, seulement desservie par les faiblesses du scénario dans le traitement de son personnage (et peut-être par la direction d’acteurs).

Hormis cette maladresse dans la représentation de Virginia Woolf, je n’ai trouvé qu’un défaut réellement agaçant : les choix de la bande-son dans certaines scènes de rencontre censées évoquer l’éveil de la sensualité entre les deux femmes. Alors que nous avons droit à un film en costumes d’une belle qualité visuelle, bien joué, soutenu par un scénario capable d’une belle finesse, voilà que dans deux ou trois scènes je ne sais qui a cru bon de souligner lourdement les échanges de regards entre Vita et Virginia par des bruits de souffles féminins qui seraient plus à leur place dans un clip pornographique des années 1990. Idée crétine ! Faute de goût abominable ! L’espace d’un instant, l’univers bascule et je me retrouve avec effroi devant La Vie d’Adèle, ses parties d’aérobic nu, son sexisme voyeuriste à la papa, son incompréhension totale de l’homosexualité, de la bisexualité, de la sexualité, de l’amour, des femmes, de la BD que le film prétendait adapter, de tout. Bref, l’horreur. Rien que pour ne plus s’abîmer, même quelques secondes, dans ces tréfonds de la catastrophe cinématographique, Vita et Virginia mériterait une version director’s cut sans ces bruitages grotesques, qui font instantanément perdre aux scènes en question toute crédibilité. À voir le son coupé avec les sous-titres, du coup. Le plus étrange est que les scènes d’amour en elles-mêmes sont réussies (c’est-à-dire que ce ne sont pas des scènes de sexe) et que la bande originale du film, le reste du temps, s’avère capable d’un lyrisme délicat tout à fait approprié. Qu’est-ce qui a pu se passer ? Mystère. J’aimerais croire que c’est le résultat d’un copier-coller de fichiers mp3 accidentel au moment de boucler le montage sonore et non le produit d’un réel choix artistique.

Deux autres aspects du film m’ont rétrospectivement posé problème, dans une moindre mesure. Le premier est sa représentation du passage du temps. En sortant de la séance, j’avais l’impression que la relation amoureuse entre Vita et Virginia avait dû durer quelque chose comme un an ou deux. En consultant des articles et ouvrages sur Virginia Woolf après avoir vu le film, j’ai vite appris qu’elles s’étaient rencontrées en 1922 et avaient rompu en 1935, treize ans après ! Le film ne donne pas du tout idée d’une telle durée.

Un deuxième aspect quelque peu problématique sans être catastrophique : si le contexte social, la morale de l’époque et la condition des femmes sont bien rendues, le film ne dit rien sur le contexte politique, en dehors de quelques généralités intéressantes mais vagues sur les idées politiques du Bloomsbury Group au début. Or tant Vita Sackville-West que Virginia Woolf étaient nettement engagées en politique. Leurs divergences sur la question du réarmement (et les réserves du couple Woolf à l’égard des choix politiques de Harold Nicholson, qui se rapproche un temps du fascisme) ont participé à leur éloignement au début des années 1930, même si elles sont restées en contact. Un film ne peut pas tout raconter, mais je trouve dommage que cet aspect ait été si peu abordé au profit d’une peinture purement sentimentale de la correspondance entre les deux femmes.

… mais aussi des tentatives louables, à défaut d’être toujours abouties

J’ai évoqué longuement, au début de ce billet, l’originalité du film dans son approche de la vie des deux écrivaines. L’un de ses aspects originaux réside dans sa volonté d’éviter la facilité en matière de réalisation. Beaucoup de films biographiques sont de simples films en costumes à la réalisation impeccablement classique : ils se regardent bien, ils peuvent être beaux et instructifs, mais ce ne sont certainement pas eux qui apportent du neuf à la réalisation audiovisuelle. Vita et Virginia essaie de ne pas s’en tenir là. Mais cela fonctionne plus ou moins bien.

La musique du film, dont j’ai un peu parlé plus haut, s’écarte délibérément de l’orchestration classique généralement associée aux films à costume pour adopter des sonorités plus synthétiques. Le parti pris est inhabituel (à défaut d’être inédit) et peut déplaire. Il a le mérite de la cohérence : souligner, par la musique, l’état d’esprit avant-gardiste des personnages. La plupart du temps, une fois la première surprise passée, la musique parvient bien à accompagner l’intrigue sans se faire trop envahissante et à en amplifier les scènes de bonheur amoureux. Le seul problème, par bonheur ponctuel, réside dans les étranges bruits de souffle dont j’ai parlé plus haut, mais j’ignore encore si ce sont des bruitages ou s’ils font pleinement partie de la bande originale.

Une autre tentative louable, mais qui ne m’a pas entièrement séduit, réside dans les quelques effets spéciaux qui montrent à l’écran les visions dont souffre Virginia Woolf. Elles se seraient mieux intégrées à l’ensemble sans le problème de focalisation dont j’ai parlé, qui fait que j’ai été surpris de me trouver d’un coup devant des images qui rendaient manifestement le point de vue de Woolf alors que tout le début se plaçait du point de vue de Vita. Au fil du film, cela ne fonctionne pas si mal, mais ces effets restent extrêmement ponctuels (ils n’apparaissent que dans deux scènes, si ma mémoire est bonne), et surtout je n’ai pas bien compris ce qu’ils étaient censés montrer au juste. La première des deux scènes, où Virginia voit des plantes pousser dans sa maison, ne ressemble pas à un cauchemar ou à une vision traumatisante, mais paraît exprimer davantage une approche poétique du monde ou une tentative pour imaginer la perception unique dont elle aurait tiré son art narratif du stream of consciousness (le « flux de la conscience »). Si c’est bien cela qui est tenté ici, pourquoi l’avoir si peu montré et pourquoi ne pas l’avoir relié aux scènes où Vita parle de son inspiration et de ses écrits ? La seconde scène, elle, paraît relever bel et bien de l’hallucination cauchemardesque. Sa ressemblance avec une scène connue d’un film à suspense d’Hitchcock m’a laissé sceptique, mais il est possible qu’elle s’inspire d’un véritable moment de la vie de Woolf : pourquoi pas ? Dans l’un et l’autre cas, je reste peu à l’aise avec les images de synthèse et je regrette que le film n’ait pas plutôt opté pour des séquences en animation en 2D, comme dans Howl ou La Passion Van Gogh, qui tirent le meilleur parti possible de cette technique pour rendre la façon dont un artiste perçoit le monde et élabore son œuvre.

Conclusion

Vita et Virginia est à mes yeux une tentative originale aboutissant à un semi-échec honorable. Des spectateurs plus sévères pourraient y voir un film non pas mauvais mais raté (comme la critique de Libération). Je ne peux que vous laisser vous faire un avis selon vos idées et vos goûts. Ce qui est sûr, c’est que le film vaut la peine d’être vu, car il contient assez d’aspects réussis (décors, costumes, actrices, extraits des œuvres des deux écrivaines, et même la musique) pour faire passer un moment agréable et instructif. Et surtout, il donne envie de lire ou de relire Virginia Woolf, Vita Sackville-West et leur correspondance. Woolf est l’une des plus grandes écrivaines du XXe siècle et j’espère pouvoir évoquer ses livres ici bientôt, car chacun des quelques-uns que j’ai lus reste parmi mes meilleurs souvenirs de lectures tous genres et époques confondus. Ayant découvert son œuvre avec Orlando (il y a déjà de longues années), je ne peux que vous en conseiller la lecture : c’est un étonnant mélange de réalisme, de merveilleux, de satire sociale, de réflexion sur l’art, l’écriture et la critique littéraire. Le livre ne se résume pas à une évocation déguisée de Vita Sackville-West, mais cette dernière lui a bel et bien servi d’inspiration et le film m’a incité à examiner les quelques photographies qui émaillent le livre et auxquelles je n’avais pas du tout fait attention au départ. Un moyen de permet de (re)découvrir sous un autre angle un grand classique de la littérature britannique.


[Film] « Mary Shelley », de Haifaa al-Mansour

2 avril 2019

AlMansour-MaryShelley

Référence : Mary Shelley, film britannique réalisé par Haifaa al-Mansour, produit par Gidden Media, HanWay Films et Parallel Films, 120 minutes, sorti au Royaume-Uni le 6 juillet 2018 et en France le 8 août 2018.

Comment Mary Wollstonecraft Godwin devint Mary Shelley

Nous sommes en 1814. Mary Wollstonecraft Godwin est la fille d’une pionnière de la pensée féministe, Mary Wollstonecraft, qui a publié notamment une Défense des droits de la femme en 1792, et d’un homme de lettres, William Godwin. Femme hors du commun, la mère de Mary conspuait tant le patriarcat de son siècle que l’institution du  mariage ; elle n’avait pas hésité à avoir des liaisons et à concevoir un enfant hors mariage, sans craindre le scandale. Par malheur, la mère de Mary est morte quelques jours à peine après la naissance de la petite fille. Mary a donc été élevée par son père, qui s’est remarié quelques années après avec Mary Jane Clairmont, laquelle a déjà des enfants de son côté elle aussi et les favorise par rapport à ceux de son nouveau mari.

Mary a reçu une éducation inhabituellement poussée pour une jeune fille de son époque. Elle a dix-sept ans, elle est pleine de vivacité de de curiosité… et elle se passionne pour les romans gothiques : à vrai dire, elle écrit même des histoires d’horreur en secret. Elle apprécie peu sa belle-mère, mais s’entend bien avec sa belle-sœur, Claire Clairmont, avec laquelle elle partage lectures et confidences. Pendant ce temps, son père, libraire et éditeur, s’arrache les cheveux car ses affaires vont mal.

C’est dans ce contexte de tensions que Mary rencontre Percy Shelley. Un peu plus âgé qu’elle, il est cependant jeune, beau, poète, lecteur vorace, et il défie les conventions. C’est le coup de foudre. Mais voilà que le père de Mary s’avère beaucoup plus conformiste que sa défunte femme. Percy Shelley ? Mais il est déjà marié ! L’amour libre ? Hors de question ! Le scandale serait trop lourd à porter ! Mary finit ne plus y tenir : elle a trop envie de marcher sur les pas de sa mère, de mettre ses idées en pratique, de défier les mœurs rigides de son époque, de vivre une vie romanesque en même temps qu’elle lit et écrit. Elle s’enfuit de la maison paternelle en compagnie de Percy, en emmenant Claire Clairmont. Ce voyage est le premier pas d’une relation tumultueuse, qui l’amène à rencontrer de nombreux écrivains et hommes de lettres, dont le sulfureux poète Byron. C’est au cours d’un séjour en Suisse, sur les rives du lac Léman, deux ans plus tard, que Mary, inspirée par les soirées pluvieuses passées au coin du feu à parler d’histoires de fantômes avec Percy, Byron et leurs amis, conçoit l’idée qui aboutira en 1818 à la publication de son premier roman : Frankenstein ou le Prométhée moderne, considéré actuellement comme l’un des tout premiers romans de science-fiction.

Une rude époque

On peut dire qu’aux yeux du grand public, la réputation de Mary Shelley elle-même a été largement éclipsée par celle du personnage de Frankenstein, qui lui-même est très souvent oublié au profit de sa créature (Frankenstein étant le savant qui crée un être vivant, lequel n’a pas de nom), qui elle-même disparaît sous une multitude d’adaptations et de représentations monstrueuses très simplifiées par rapport au portrait nuancé qui est fait du « monstre » dans le roman de Shelley. Voilà pourquoi ce n’est pas un luxe de consacrer un film à Mary Shelley, de relater comment a-t-elle eu l’idée d’écrire Frankenstein et quelles difficultés elle a dû surmonter dans sa vie.

Et les difficultés n’ont pas manqué ! Comme beaucoup de films biographiques récents consacrés à des écrivains, Mary Shelley se concentre sur la genèse d’une plume, la période qui va de la jeunesse de l’autrice jusqu’au moment où son talent est reconnu. Dans le cas de Mary Shelley, c’est une période courte : quatre années à peine séparent sa rencontre avec Percy et la parution de Frankenstein. Mais ce sont de rudes années. La première chose que le film montre bien, c’est à quel point les protagonistes de cette (més)aventure sont jeunes. À dix-sept ans, Mary est encore une adolescente avec des rêves, des idéaux et de l’audace plein la tête, qui brave vaillamment la société sans prévoir à quel point le prix pourrait en être dur à payer (notamment dans la rupture avec son père). Quant à Percy, c’est certes un poète brillant, mais il s’avère être aussi un flambeur à qui l’argent semble brûler les doigts. Il veut mener une vie romanesque et pleine d’aventures, mais il comprend un peu tard que sa famille ne va pas continuer à financer tout ça sans rien dire, et qu’il va devoir trouver de l’argent pour nourrir et loger sa nouvelle famille, y compris le futur enfant de Mary…

Mary découvre aussi que Percy ne déborde pas non plus d’humanité envers les femmes qu’il séduit. Rappelez-vous : Percy est déjà marié quand il rencontre Mary. Et il se montre si odieux avec sa femme qu’il la pousse au suicide. De quoi susciter quelques questions chez Mary. Et ses amis ? Byron, par exemple ? Lui aussi est un bel homme, un noble plein d’assurance (c’est qu’il est Lord Byron, s’il vous plaît), un poète brillant (une véritable star de son vivant) et un homme qui défie les conventions (il ne séduit pas que des femmes)… mais il peut aussi s’avérer toxique. La malheureuse Claire Clairmont, qu’il a séduite, s’en rend compte à ses dépens.

La jeune Mary Shelley et son compagnon (ils se marient quelques années après) connaissent donc la détresse financière, la pauvreté et la précarité. Mary, enceinte, devient mère… pour peu de temps, par malheur. Le film évoque avec justesse cette horreur qui n’a rien de surnaturel et qui a frappé de plein fouet la jeune écrivaine. Une manière de rappeler qu’il n’y a pas toujours besoin d’aller chercher très loin pour savoir comment une jeune femme a pu concevoir l’envie et même le besoin de relater une histoire aussi sombre que celle de Frankenstein.

Les monstres naissent au sec sous la pluie

Cependant, le film s’adonne à l’exercice classique de la mise en scène de l’inspiration. Là aussi, on trouvera des rappels utiles sur le contexte de l’élaboration du roman, à commencer par la fascination générale de ce début de XIXe siècle pour l’énergie électrique, qu’on pense être à la source même de la vie. Mais Mary Shelley s’inscrit aussi dans la continuité du roman gothique qui s’est développé à la fin du XVIIIe siècle (l’un des premiers livres marquants du genre est Les Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe, que je n’ai pas encore lu, mais dont le seul titre emballe mon imagination : si le nom « Udolphe » ne vous semble pas l’archétype du nom propre évocateur pour une histoire de mystères, je ne sais pas ce qu’il vous faut). L’époque est aussi celle des premières histoires de vampires inspirées du folklore de la Hongrie, des Balkans et de la Grèce.

Les circonstances de la première idée de Frankenstein sont devenues fameuses, et sont dûment reconstituées : ce séjour en Suisse, sur les bords du lac Léman, pendant un été pourri en 1816, où pluie et orages contraignent tout un groupe d’amis, dont Mary, Percy, Byron et le docteur Polidori, à rester au sec et au chaud. C’est pour passer le temps plus agréablement que Byron décide de lancer un défi littéraire : écrire chacun une histoire fantastique. Sans cette météo infâme, la littérature britannique aurait été privée de plusieurs textes célèbres. Outre que c’est ce défi qui donne à Mary Shelley l’occasion d’écrire ce qui deviendra Frankenstein, le docteur Polidori, injustement oublié sous nos latitudes, écrit à cette occasion une nouvelle intitulée The Vampyre (Le Vampire, qu’on écrivait avec un y à l’époque : on aurait dû continuer, c’était très évocateur). Classique, me direz-vous ? Pas à l’époque : on est près de 75 ans avant la parution du Dracula de Bram Stoker et c’est The Vampyre qui, sans innover totalement, a le mérite d’avoir popularisé ce type d’histoire, avant d’être oublié au profit de personnages plus récents. Plus loin dans le film, Polidori et Mary Shelley se lient d’amitié et le docteur confie à la jeune écrivaine que le vampire lui a été inspiré par… mais enfin, vous verrez, c’est amusant. Cela paraît un peu trop bien ficelé pour être vrai, mais, à jeter un œil sur la documentation, il semble que ce soit bel et bien le cas.

La lutte pour la reconnaissance, encore et toujours

Le roman une fois écrit, de nouvelles épreuves attendent Mary Shelley. C’est qu’à cette époque, il n’est pas convenable pour une femme d’écrire, et surtout pas d’écrire une histoire aussi horrible. Pour faire paraître l’ouvrage, Mary doit renoncer à y faire figurer son nom. Que pensent les lecteurs ? Que c’est son mari Percy qui l’a écrit, bien sûr ! On pourrait songer un peu vite : « C’est normal, c’était il y a deux siècles ». Ce qui est terrible, c’est de se rendre compte que, de Sappho à Colette en passant par Anne-Marie du Boccage ou Georges Sand, les femmes ont bavé pendant des millénaires pour faire reconnaître leur travail et leur talent – et pour le faire reconnaître durablement.

En somme, Mary Shelley est un film biographique classique mais de très bonne facture. Les acteurs sont très convaincants (Elle Fanning et Douglas Booth, dans les rôles de Mary et Percy, suffisent à porter le film, mais les seconds rôles ne sont pas en reste). La reconstitution historique m’a semblé soignée, tout comme les ambiances de couleur et surtout de lumière, tout en clairs-obscurs.

Le film s’achève quelque temps après la parution de Frankenstein. Par rapport aux films précédents consacrés à Mary Shelley, celui-ci semble moins exclusivement centré sur les circonstances de la première rédaction du roman. D’ailleurs, un film ne peut pas parler de tout. Mais tout de même : c’est une nouvelle occasion manquée pour faire redécouvrir au grand public le reste de l’œuvre de Mary Shelley. Car Mary Shelley n’a pas écrit que Frankenstein. On lui doit plusieurs romans dans plusieurs genres, de la science-fiction philosophique (Le Dernier Homme, en 1826, raconte la fin de l’humanité) à l’étude psychologique réaliste (Falkner en 1837) en passant par la fiction autobiographique (Matilda en 1819), mais aussi deux récits de voyages, de nombreuses nouvelles, un conte pour enfants, des articles… Curieuse habitude de la postérité que de réduire bien des auteurs à une toute petite partie de leur œuvre !

Mais n’en demandons pas trop à un film qui, plus encore qu’un livre, doit se plier à de multiples contraintes : Mary Shelley est un film solide, prenant, instructif et plaisant à la fois, qui ne pourra pas manquer de vous donner envie de lire ou de relire Mary Shelley (j’ai justement consacré mon billet suivant à Frankenstein ou le Prométhée moderne), et pourquoi pas aussi Percy Shelley, Byron et Polidori.