[Film] Retour sur… « Le Choc des titans », version de Louis Leterrier

31 août 2021

Référence : Le Choc des titans (Clash of the Titans), réalisé par Louis Leterrier, produit par la Warner Bros. et Legendary Pictures, Etats-Unis et Royaume-Uni, 2010, 106 minutes.

Histoire de prolonger un peu l’été, je poursuis ma petite rétrospective, entamée en juillet, sur quelques péplums de ces vingt dernières années. En 2010, même si le genre du film à l’antique avait ressuscité depuis dix ans (avec Gladiator de Ridley Scott, puis l’ambitieux Alexandre d’Oliver Stone et l’innovant Agora d’Alejandro Amenabar), les amateurs de mythologie n’avaient pas encore eu grand-chose à se mettre sous la dent : Troie, on l’a vu, s’obstinait à un historicisme fade, tandis que 300 donnait plus dans l’action et le gore que dans le merveilleux. Ce n’est donc qu’en 2010, avec Le Choc des titans, que votre serviteur mythophile eut le plaisir de voir enfin réapparaître dieux et monstres sur le grand écran. Ce n’était pas trop tôt ! En 2010, j’avais consacré au film un premier billet réunissant mes premières impressions. Onze ans après, voici une critique plus étoffée.

Le film fut raillé par la critique mais s’avéra un succès commercial. Il faut en convenir : ce premier retour au vrai péplum mythologique n’a rien de très mémorable. Encore faut-il, là aussi, prendre le temps de bien comprendre la nature du projet, afin de ne pas donner dans le faux procès et de faire au film les bons reproches.

L’aspect remake

L’affiche du premier Choc des titans réalisé par Desmond Davis en 1981.

Le Choc des titans est à l’origine un péplum réalisé par Desmond Davis et sorti en 1981, l’une des dernières grosses productions américaines du genre avant l’éclipse des années 1980-1990. L’histoire s’inspire librement du mythe de Persée, dont elle reprend les grandes étapes (l’enfance, la capture de Pégase, les Grées, l’affrontement contre Méduse, puis la victoire contre le monstre marin auquel devait être livrée Andromède) qu’elle réagence pour donner plus de cohérence à l’intrigue, non sans ajouter au passage quelques éléments spectaculaires (Méduse est un être mi-femme, mi-serpent ; le monstre marin est un Kraken mi-humanoïde, mi-poisson ; Persée affronte à un moment donné deux scorpions géants qui ne figurent pas dans le mythe antique ; les principaux monstres du film sont qualifiés de « Titans » malgré leur absence complète de lien avec les Titans mythologiques) et quelques personnages entièrement originaux (principalement Calibos, un homme difforme qui doit plus au Caliban de La Tempête de Shakespeare qu’aux écrivains grecs, et Bubo, une chouette-robot fabriquée par Héphaïstos à l’image de la chouette d’Athéna – la question de savoir si le R2-D2 de Star Wars a copié Bubo ou bien a été copié par elle est probablement l’une des controverses les plus passionnées de l’histoire du cinéma). Les effets spéciaux du film ont été réalisés par le fameux Ray Harryhausen, spécialisé dans l’animation de statuettes de monstres en image par image. L’ensemble, tant les acteurs que les effets spéciaux, a inégalement vieilli, mais conserve un charme certain.

Le Choc des titans sorti en 2010 est un remake de celui de 1981, du moins en principe. Garder cela en tête permet de moins s’exaspérer de certains des écarts par rapport au mythe antique : la présence de Calibos et des scorpions géants sont inexplicables autrement, de même que l’apparence de Méduse ou encore le caméo de Bubo dans une scène du film.

Cependant, le remake de Leterrier est tout sauf servile envers sa source : il apporte à son tour beaucoup de modifications à sa matière, la principale étant l’ajout d’un adversaire principal de Persée en la personne du dieu Hadès. Ce n’est plus Zeus (comme dans le film de 1981) mais Hadès qui lâche les Titans, c’est-à-dire surtout le Kraken, contre l’humanité en général et Persée en particulier ; et sa principale motivation est le désir de supplanter Zeus. Hadès cherchant à libérer des Titans monstrueux pour supplanter Zeus : cela ne peut que faire penser à l’Hercule de Disney, même si l’idée reste relativement générique. Autre élément nouveau : Persée se voit remettre une épée qui se change en simple bâton lorsque tout autre que lui s’en empare. Autre péripétie nouvelle : la place accordée aux scorpions géants, qui naissent ici de la main coupée de Calibos, est plus développée, et il faut une alliance originale entre les guerriers de Persée et des djinns du désert pour vaincre puis apprivoiser les monstres, qui deviennent les montures temporaires d’une caravane merveilleuse. Les modifications apportées au mythe sont donc beaucoup plus importantes que dans le film original : si Le Choc des titans de 1981 pouvait encore être qualifié d’adaptation à l’écran d’un mythe antique, celui de 2010 s’en écarte franchement pour basculer dans la fantasy mythologique.

On voit que, dans ce projet hybride, la réappropriation des inventions du film de 1981 n’est pas inintéressante, en particulier la transformation du rôle accordé aux scorpions. On observe aussi la résonance politique de l’apparition des djinns du désert, qui ont l’allure d’êtres ligneux aux yeux brillants, enveloppés dans des voiles bleus comme des touaregs, et dont on ne comprend pas la langue ; la séquence insiste sur la méfiance des Grecs envers ces démons orientaux, mais débouche sur une alliance, au terme de laquelle l’un des djinns ira jusqu’à se sacrifier pour aider Persée dans sa lutte contre Méduse, en se faisant exploser en une gerbe d’énergie bleutée (!). Difficile de ne pas y voir une allusion, consensuelle sur le fond mais résolument ludique dans la forme, à la peur américaine du terrorisme proche-oriental. Regardé au premier degré, c’est aussi une joyeuse rencontre entre mythologies comme on aimerait en voir plus souvent…

Le reste

Voilà pour l’aspect remake. Mais tout cela ne suffit pas à faire un bon film. Qu’en est-il du reste ? Sur le plan visuel, nous assistons enfin au grand retour des dieux de l’Olympe et des créatures mythologiques à l’écran. Si l’Olympe est un peu fade, l’aspect des dieux adopte un parti pris assez convaincant bien qu’éloigné de ses sources : celui de représenter les dieux dans des armures scintillantes tout droit héritées de la série d’animation japonaise Saint-Seiya (Les Chevaliers du Zodiaque). L’aspect des monstres est quant à lui réussi dans l’ensemble, et très conforme à la mode actuelle du réalisme sombre. Pégase lui-même a abandonné son habituelle couleur blanche pour une robe d’étalon noir. Charon, lui, a fusionné avec son navire pour former une entité de bois hautement antipathique. Si Méduse conserve l’apparence qu’on lui connaissait dans le film de 1981, le Kraken, de son côté, se rapproche de la représentation habituelle des krakens comme des calmars géants en se dotant de tentacules dont ne disposait pas son modèle harryhausenien (c’est probablement un effet du succès du mythe de Cthulhu, création de l’auteur américain H. P. Lovecraft remontant aux années 1930, dont le dieu monstrueux a mis à la mode les humanoïdes à tentacules).

Le seul grand reproche qui a été fait au film sur le plan visuel ne réside pas dans sa réalisation proprement dite mais dans sa conversion à la 3D relief, faite à la va-vite et qui semble avoir rendu certaines scènes pratiquement illisibles (le film est même devenu un exemple-type des ratages que peut entraîner une mauvaise conversion 3D). Mais pour qui regarde le film en 2D, le problème ne se pose pas, sauf dans les effets clinquants du générique, kitschissime.

Là où le bât blesse, c’est dans le détail du scénario et dans les dialogues. Un parti pris dans la lignée de Troie montre (il y en aura d’autres exemples) le consensus qui paraît régner à Hollywood dans la représentation du paganisme : le héros n’aime pas les dieux, dont le pouvoir lui paraît tyrannique et l’implication dans la justice sur Terre très insuffisante, et la question de savoir s’il va faire ou non quelque chose pour eux constitue donc le grand dilemme qui l’occupe pendant une bonne partie du film. Nous sommes bien entendu à des années-lumière de la mythologie antique, où la question ne se poserait même pas. Mais cela pourrait donner quelque chose d’intéressant si le personnage de Persée et sa relation avec Zeus étaient bien développés. Malheureusement, tout cela reste très schématique. Tout aussi schématique est le personnage d’Io (qui n’a rien à voir avec la vierge puis génisse du même nom) qui finit évidemment avec Persée. Les dialogues sont d’une platitude consternante, frappés eux aussi par la brevitas pontifiante hollywoodienne.

Le jeu des acteurs est probablement ce qui achève de plomber le film. Sam Worthington, en particulier, qui incarne Persée, est d’une inexpressivité qui tient de la prouesse. Quant à la musique, elle fait vaguement son travail d’accompagnement et d’entretien du suspense, mais son écoute à part du film m’a hélas confirmé qu’elle ne valait pas grand-chose en elle-même.

Conclusion

Que retenir de ce remake ? Pour ma part : quelques beaux paysages (la ville de Joffa, le désert), quelques beaux plans (la chevauchée sur les scorpions géants), un bon acteur (Ralph Fiennes en Hadès) et quelques idées récupérables pour une partie de jeu de rôle sur table, par exemple l’ébauche de cross-over trop brève entre la mythologie grecque et les djinns des croyances pré-islamiques qui viennent en aide à Persée contre les scorpions géants. On pourrait citer la scène avec Méduse, mais je continue à lui préférer celle de l’original de 1981, dont le rythme est plus lent, mais contribue mieux à poser une ambiance angoissante. Tout cela fait bien peu, et je dois dire que c’est un film que je n’ai même pas spécialement eu envie de revoir depuis le premier visionnage en DVD, c’est dire. Il faut lui reconnaître le mérite d’avoir fait redécouvrir le synopsis du premier Choc des titans à une nouvelle génération… mais avec un scénario bien plus simpliste que celui de l’original. Faut-il donc plutôt revoir le film de 1981 ? Pour son scénario, sans doute, qui était plus fouillé et plus intelligent (notamment le personnage de Calibos, l’une des multiples inventions du film). Mais ses effets visuels ont inégalement supporté le passage du temps (si la scène avec Méduse reste très regardable, les apparitions de Pégase font sourire) et il faut reconnaître que les acteurs et actrices de l’époque n’avaient rien de mémorable non plus : Harry Hamlin n’était guère plus expressif que Sam Worthington.

Alors ? Disons que les deux films sont à réserver aux cinéphiles soit très indulgents, soit prêts à supporter du cinéma plan-plan pour compléter leur culture sur le genre du péplum. Pour les autres, vous pouvez retourner lire un bon livre ou une bonne BD sur la mythologie grecque… ou carrément un roman de fantasy mythologisant comme ceux de l’Espagnol Javier Negrete (Le Regard des Furies, Alexandre le Grand et les aigles de Rome, Le Mythe d’Er…).

J’ai d’abord publié ce billet sur le blog « Dans l’univers universitaire » le 24 décembre 2011 avant de le remanier pour le republier ici.


[Film] « Agora », d’Alejandro Amenábar

16 août 2021

Référence : Agora, réalisé par Alejandro Amenábar, Espagne, 2009, 126 minutes.

L’histoire en deux mots

L’histoire se déroule à Alexandrie, en Egypte, au IVe siècle après J.-C. Fille du directeur de la bibliothèque d’Alexandrie, Hypatie bénéficie d’une éducation poussée. Elle se passionne pour les mathématiques et l’astronomie, et elle reprend bientôt la charge d’enseignement dispensée par son père aux élèves qui s’instruisent à la bibliothèque. Mais tandis qu’Hypatie part en quête des secrets du mouvement des astres, les tensions s’accumulent à Alexandrie. La population, comme dans tout l’empire romain, est divisée entre les tenants du polythéisme traditionnel d’une part et les chrétiens d’autre part. Le christianisme, autrefois confidentiel, s’affirme peu à peu au grand jour, défiant la religion officielle. Il tente beaucoup les plus pauvres, notamment les esclaves d’Hypatie à la bibliothèque. Si beaucoup de chrétiens sont pacifiques, des fanatiques prêchent une vision radicale et violente du christianisme, ce qui n’arrange pas la défiance qu’éveille cette religion vis-à-vis de la population. Les troubles se multiplient et gagnent en violence, menaçant l’existence même de la bibliothèque.

Mon avis

Agora est le deuxième réel péplum historique des années 2000 après Alexandre. Le film, une réalisation espagnole co-produite avec un studio maltais, évoque en effet la vie d’une astronome du IVe siècle, Hypatie d’Alexandrie, dans le contexte des conflits entre le paganisme et le christianisme qui tend à s’imposer à l’époque. L’intrigue suit parallèlement la vie d’Hypatie, la progression de ses recherches en astronomie, et le destin de plusieurs de ses élèves, divisés par leurs fois religieuses divergentes.

Entre reconstitution historique et réflexion politique

Par le choix de son sujet (une époque assez peu représentée au cinéma, un personnage inconnu du grand public) le film surpasse aisément en originalité tous les autres dont je parle ici, et c’est là sa première qualité. La deuxième réside dans le traitement de ce sujet, qui accorde une large part aux scènes de vie quotidienne, à l’enseignement d’Hypatie et aux discussions, en limitant la place dévolue aux scènes d’action. Évaluer la fidélité de la reconstitution historique réclamerait une analyse de détail et une connaissance de cette époque bien plus approfondie que ce à quoi je peux prétendre maintenant, mais l’ensemble (vêtements, mobilier, représentation de la bibliothèque d’Alexandrie et des papyri, relations entre maîtres et esclaves, etc.) paraît soigné.

Le respect du détail des événements, en revanche, a suscité davantage de critiques. Cela tient à la nature double du projet d’Amenábar. En effet, le réalisateur n’a pas seulement, voire pas principalement en tête de réaliser une simple biographie d’une astronome antique ; il prend son sujet avant tout comme un prétexte à une réflexion sur le fanatisme religieux, la façon dont il se développe, ses conséquences sur la vie politique et sur l’histoire des idées. Une fois encore, ce péplum se réfère autant aux réalités contemporaines qu’à l’époque dont il traite : Amenábar dénonce vigoureusement le fanatisme religieux, ce qui ne peut que faire penser le spectateur à l’islamisme, mais avec cette torsion intéressante qu’à l’époque dont parle le film, les fanatiques sont chrétiens (plus précisément la confrérie des parabolani qui à l’origine accomplissaient volontairement des tâches ingrates et dangereuses comme les soins aux malades contagieux), ce qui permet d’étendre cette dénonciation aux mécanismes généraux du fanatisme, quelle que soit la religion concernée.

…le film choisit de ne pas choisir

Sur le plan précis de cette réflexion politique, le film est une grande réussite, et contient en particulier des scènes de discussion qui mettent en évidence la rhétorique du fanatisme à l’œuvre, ses sophismes, ses amalgames, ses procédés faciles pour impressionner, emporter l’adhésion et galvaniser les foules contre les ennemis qu’il désigne. Mais cette réussite va de pair avec une faiblesse, dans la mesure où la représentation des parabolani et de leurs affrontements avec les païens et les juifs finit par risquer un certain manichéisme : la part de pamphlet politique finit par nuire à la fidélité de la reconstitution historique, ce qui est dommage dans le cas d’une époque très peu connue du grand public, et pour laquelle les sources et ouvrages permettant de connaître le déroulement réel des faits ne sont pas toujours très accessibles pour le premier venu. De même, quelques libertés ont été prises avec ce que l’on sait des travaux réels d’Hypatie : il semble probable qu’elle ne fit jamais la découverte majeure que le film lui attribue dans le dénouement. C’est dommage de forcer la note là encore, car l’absence de grande découverte marquante n’ôtait rien au caractère pionnier de ses recherches. Cependant, une fiction, même historique, reste une fiction, et le film garde ce gros avantage d’attirer pour la première fois l’attention générale sur une époque et un personnage jamais représentés auparavant au cinéma. C’est même une invitation idéale à la découverte d’Hypatie et de l’Égypte du IVe siècle.

En termes de spectacle, le film a su présenter un univers visuel qui n’a rien à envier, en termes de décors et de costumes, à celui des grosses productions. La reconstitution d’Alexandrie et de sa légendaire bibliothèque est superbe. Le jeu des acteurs est satisfaisant, et même solide dans le cas de plusieurs rôles principaux (Hypatie est jouée par Rachel Weisz et son père Théon par Michael Lonsdale). La réalisation s’autorise quelques audaces, en particulier les travellings avant et arrière qui, depuis l’espace, plongent vers la Terre jusqu’à la bibliothèque d’Alexandrie. La musique ne m’a pas spécialement marqué pendant la projection, ni en bien ni en mal ; à la réécoute, elle s’avère réussie et plus subtile que bien des bandes originales de péplums.

Conclusion : un renouvellement bienvenu

Rétrospectivement, Agora s’avère de très loin le péplum le plus original et le plus audacieux de ces vingt dernières années. C’est le seul film que je connaisse à accorder le premier rôle à une femme de l’Antiquité qui ne soit ni Cléopâtre, ni Messaline. C’est l’un des rares péplums à oser rompre avec la tradition cinématographique américaine et italienne qui, de longue date, a idéalisé le christianisme antique. C’est l’un des trop rares films du genre qui s’intéressent à autre chose qu’à la guerre et à la vengeance. Et ce n’est pas pour autant un documentaire, mais bel et bien une fiction et un film d’auteur, porteur d’une vision du monde et d’une réflexion pertinente sur notre époque. Par tous ces aspects, Agora apporte un renouvellement bienvenu au genre du péplum et a le mérite de montrer qu’on est très loin d’en avoir épuisé les possibilités, dès lors qu’on s’écarte de l’imaginaire de Hollywood et des péplums italiens du milieu du XXe siècle, qui ont voulu réduire le genre au grand spectacle à effets spéciaux et à l’étalage de prouesses physiques. Rien que pour ça, les passionnés d’Antiquité feraient bien de remercier Alejandro Amenábar.


[Film] « 300 », de Zack Snyder

2 août 2021

Référence : 300, réalisé par Zack Snyder, d’après le comic de Franck Miller, produit par Legendary Pictures, Virtual Studios et Cruel and Unusual Films, États-Unis, 2006, 115 minutes.

Résumé

Né dans la cité de Sparte, en Grèce centrale, au Ve siècle avant J.-C., Léonidas est formé par l’éducation militaire dispensée à tous les jeunes garçons de la ville. Après avoir triomphé des épreuves de l’agôgè, il gravit les échelons jusqu’à devenir roi. Une fois au pouvoir, Léonidas se trouve confronté aux émissaires envoyés par le puissant empire perse, qui s’étend en Asie Mineure, de l’autre côté de la mer, à l’est de la Grèce. Xerxès, le Grand Roi de Perse, réclame l’allégeance des cités grecques, sans quoi il les soumettra par la force. Léonidas refuse et fait massacrer les émissaires : c’est la guerre. Après avoir cherché en vain le soutien du conseil des éphores, le roi reçoit une prophétie d’une oracle peu vêtue. Pour arrêter l’armée des Perses, très supérieure en nombre, la seule solution consiste à choisir habilement le champ de bataille : ce sera le défilé des Thermopyles, une étroite bande de terrain entre la mer et une chaîne de montagnes abruptes.

Léonidas rassemble trois cents guerriers d’élite pour accomplir cette mission-suicide dont ils n’ont aucune chance de revenir vivants. Il est déterminé à faire la fierté de leur ville et à impressionner les autres Grecs. Tandis que le roi et ses guerriers se couvrent de gloire au combat, les dangers se multiplient pour Sparte, tant de la part d’une recrue refusée par Léonidas en raison de son handicap que de la part de Théon, un politicien spartiate sensible à la corruption des Perses et qui a des vues sur la reine Gorgô, la femme de Léonidas.

Mon avis

« Un film basé sur un roman graphique, qui était basé sur un autre film, qui était basé sur la propagande grecque antique, qui était basé sur une histoire vraie ! » (Bande annonce parodique de 300 sur la chaîne Youtube Honest Trailers)

Après Gladiator en 2000 et Troie (dont je parlais l’autre jour) en 2004, 300, sorti en France en 2007, a été le troisième péplum des années 2000 à remporter un grand succès au box-office. Encore une fois, il importe de prêter attention à la nature précise du projet afin de bien comprendre et donc de juger convenablement le film.

Le sujet général de 300 est de type historique : la résistance héroïque de trois cents guerriers spartiates face aux troupes d’invasion du roi perse Xerxès à l’occasion de la bataille du défilé des Thermopyles, pendant la seconde guerre médique, en 480 av. J.-C. Mais, contrairement à Alexandre d’Oliver Stone, 300 n’est pas du tout un film historique. C’est une adaptation d’un comic américain (plus précisément d’un roman graphique, c’est-à-dire grosso modo d’un récit autonome plus long que les bandes dessinées américaines classiques) dessiné et scénarisé par Frank Miller et paru chez Dark Horse en 1998, en cinq épisodes rassemblés en une intégrale l’année suivante.

Miller reprend, consciemment ou non, une tradition de « nu héroïque » antique illustrée notamment par Léonidas aux Thermopyles de Jacques-Louis David en 1814. A cette différence que Miller ajoute de gros calebutes en cuir. Pas des pagnes, non. Surtout pas. Des slips. Pour faire masculin. Et pas en tissu : en peau de bête. Pour faire plus masc… bon, vous saisissez l’idée. Subtil, n’est-ce pas.

La bande dessinée

Première source de confusion : bien qu’elle se fonde sur un sujet historique, la bande dessinée de Miller n’est pas une fiction historique, mais un récit fantastique librement inspiré d’une base historique et inspirée au départ par un film (La Bataille des Thermopyles réalisé par Rudolph Maté en 1962). Le roman graphique de Miller élabore un univers visuel nettement affranchi de la simple reconstitution et qui donne dans le fantastique ou le fantasmatique (un peu comme l’univers exubérant de l’adaptation en BD du roman Salammbô de Flaubert par Philippe Druillet, sauf que Druillet transpose le roman de Flaubert dans un univers de science-fiction). De là des éléments purement imaginaires, comme les piercings dorés du roi Xerxès, la représentation des éphores de Sparte en bossus libidineux, celle des Perses comme des espèces d’assassins enturbannés (les Immortels, soldats d’élite, portant quant à eux des masques et des épées d’allure japonisante), ou encore l’aspect fantastique de certaines créatures présentes dans l’armée perse.

Plus gênant : Miller centre toute l’intrigue sur le roi spartiate Léonidas et sa troupe de trois cents guerriers, en occultant complètement le rôle joué par Athènes et les autres cités grecques pendant cette phase de la guerre. Or c’est une déformation partisane de la réalité historique. Léonidas n’aurait rien pu faire sans les autres cités grecques, qui vont au combat avant Sparte, et avec beaucoup plus de troupes. Les Spartiates ne rejoignent l’alliance grecque qu’assez tard, officiellement en raison d’un rituel religieux à terminer… ce qui ne les empêche pas de réclamer de prendre le commandement de l’armée. Non seulement Miller ne dit rien de tout cela, mais il ne montre les autres Grecs que par les yeux des Spartiates, en se moquant de la pédérastie des Athéniens… alors que, dans la réalité, ce type de pratique existait aussi à Sparte (quoique de façon moins ouverte). Bref, Miller adopte un point de vue partiel et partial afin de faire l’éloge de Sparte et de ses guerriers. Pouvoirs surnaturels à part, les trois cents apparaissent pratiquement comme un personnage collectif de super héros, impression renforcée par leur équipement standardisé dans la BD (ils ont tous une lance, un bouclier, un casque et surtout une cape rouge très super-héroïque, mais dont l’exactitude historique me semble des plus limitées…). Leur glorieuse carrière militaire se termine en martyre, puisqu’ils finissent par succomber sous le nombre, cuisante défaite relatée dans le cinquième et dernier épisode… que Miller a intitulé toutefois « Victoire ». (Désolé de révéler la fin, mais la bataille a eu lieu il y a plus de 2500 ans… et ce n’est pas son issue qui fait l’intérêt du scénario.) Cela fait beaucoup de déformations pour pas grand-chose, et cela soulève une question toute simple : pourquoi s’entêter à se fonder sur un événement historique pour le respecter aussi peu ? Pourquoi ne pas avoir simplement inventé l’histoire de toutes pièces ? La réponse se trouve dans le projet de l’auteur, et c’est là que le bât blesse.

Frank Miller est un auteur de comics reconnu aux États-Unis, auteur de plusieurs chefs-d’œuvre du genre, dont plusieurs ont été adaptés au cinéma (par exemple Sin City, qu’on peut traduire par La Cité du péché ou, en gardant l’allitération dont les anglophones sont friands, La Ville des vices ou Le Patelin du péché – si cela vous rappelle les titres des films des années 1930, c’est le but, puisque le récit s’en inspire, mais les publicitaires du film en France n’ont pas dû juger que cela aiderait le film à attirer du public et ont préféré ne pas traduire le titre). L’une des principales qualités de la bande dessinée 300 réside dans son art achevé du récit visuel, notamment d’impressionnants dessins en pleine page. Le scénario, en revanche, s’il est porté par un souffle épique indéniable, m’a laissé sceptique par sa simplicité manichéenne et par l’idéologie implicite qui gouverne ses choix dans les libertés prises avec l’Histoire, des choix que Miller a effectués en pleine connaissance de cause puisqu’il s’est documenté sur la bataille avant d’écrire son scénario. Un tel univers, où la Grèce est entièrement éclipsée à l’exception d’une Sparte héroïsée dont le gouvernement aristocratique et eugéniste (les bébés malades ou handicapés sont jetés du haut d’une falaise – détail macabre mais, pour le coup, conforme à la réalité historique) fait de la vie civique une machine de guerre, où les Perses sont décrits comme une foule bigarrée de barbares décadents gouvernés par leur sensualité débridée et menés par un roi-dieu tyrannique, où l’apparence dit tout sur les qualités morales (les gentils sont beaux, les méchants sont laids et vice-versa), atteint un degré de fidélité inédit à son sujet dans la mesure où il pourrait être directement le produit de l’imagination d’un Spartiate du Ve siècle écrivant un texte de propagande pour glorifier sa cité !

Mais nous sommes au XXIe siècle, et héroïser Sparte au XXIe siècle n’a plus exactement le même sens. Rappelons que la cité de Sparte s’est caractérisée par l’un des régimes aristocratiques les plus durs de Grèce, par l’éducation la plus violente et par le pire traitement de ses esclaves, les hilotes. Il est quelque peu embarrassant de choisir cette cité en particulier comme parangon de l’héroïsme. Qui plus est, une telle reprise s’inscrit dans la lignée de nombreux « laconophiles » (admirateurs de Sparte), qui, en majorité, n’ont pas exactement été de fervents partisans de la démocratie. Démocratie que les Spartiates détestaient, d’ailleurs, comme ils le montrent bien pendant la guerre du Péloponnèse qui les oppose à Athènes entre 430 et 404 avant J.-C. : victorieuse, Sparte abolit le régime démocratique athénien et y impose un régime aristocratique policier et brutal, la Tyrannie des Trente, heureusement renversé au bout d’un an environ.

Frank Miller est très loin d’ignorer cela, et ses convictions politiques personnelles l’ont peu à peu rapproché de ce que les États-Unis comptent de plus extrémiste en matière de patriotisme violent, pour ne pas dire fascisant. Ses interviews sont éloquentes sur le degré de non-subtilité de sa vision du monde, en particulier du monde arabe, et elles confèrent une signification politique assez consternante aux anachronismes volontaires qu’il commet dans sa représentation des Perses de 300, montrés comme des combattants islamistes actuels dans un contexte qui n’a rien à voir (rappelons que l’empire perse était une monarchie avec suzerains et vassaux assez proche d’un empire médiéval européen dans ses mécanismes politiques, et non une organisation terroriste oeuvrant en marge des gouvernements ; quant à l’islam, il est apparu grosso modo mille ans après les guerres médiques…). Peu après l’adaptation en film de 300, un autre comic en date du monsieur, Holy Terror, paru en 2011, qu’il présente lui-même comme « un outil de propagande », mettait en scène un super-héros, le « Réparateur », partant en guerre contre Al-Qaida ; et ce qui aurait n’être qu’un récit médiocre sur le modèle de vieux comics de propagande du type Superman vs. Hitler, ou bien un joyeux défoulement lisible au second degré, s’est avéré un torchon gavé de l’islamophobie la plus primaire, qui a déconcerté et rebuté nombre de ses amis dans le métier et toute une partie de ses anciens fans. Bref, les choix de 300 en matière de liberté créative ne vont pas sans relents nauséabonds.

Selon l’expression accoutumée : « ils ont dû s’amuser pendant le tournage ». Le réalisateur Zack Snyder face à Gérard Butler, dont on se demande ce qu’il venait faire là (sans doute payer ses factures, comme tout le monde).

…et son adaptation

Revenons-en au film. Zack Snyder est un fan de comics, qui a déjà signé plusieurs adaptations toutes caractérisées par un recours abondant aux effets spéciaux numériques : ses films font partie de ces grosses productions récentes où la frontière entre prises de vue réelle et animation n’existe pratiquement plus, tant les images des acteurs sont lourdement retouchées. L’adaptation de 300 par Snyder se veut très fidèle à l’univers visuel du comic, et en accentue encore la dimension fantastique. Ciel d’encre, contrastes accentués, taches rouges des capes et des gerbes de sang, éclats métalliques des armes et des boucliers : les images du film sont autant de tableaux qui rappellent l’art pompier du XIXe siècle. La réalisation use et abuse des ralentis esthétisants hérités du bullet time de Matrix pour donner à voir (admirer ?) les corps des guerriers en plein élan, les corps d’ennemis transpercés, le sang qui gicle. Certains plans s’inspirent par ailleurs des procédés de mise en scène des jeux vidéo d’action, comme le défilement en parallaxe horizontale, qui donne à voir le personnage avançant pour tuer l’un après l’autre des ennemis qui se présentent en face de lui, tandis que le décor défile au rythme de sa course (ces scènes sont reconnaissables au sentiment de profonde frustration éprouvé alors par le spectateur du film, qui cherche en vain la manette de jeu). La bande originale du film, quant à elle, recourt moins à l’orchestre symphonique qu’à la guitare électrique. Il faut avouer qu’une bataille de hoplites sur fond de heavy metal, il fallait le faire, et cet anachronisme musical frappant joue paradoxalement en faveur du film, parce qu’il en souligne les écarts avec la réalité historique en rappelant à tout moment qu’on a affaire à un film d’action décomplexé.

Le film apporte plusieurs modifications au scénario de la bande dessinée. La reine de Sparte, Gorgô, a un rôle beaucoup plus développé. Et surtout, le film me paraît autoriser davantage de distance critique envers les Spartiates que le comic de Miller : l’introduction donne un tableau très sombre de l’eugénisme spartiate, et un certain nombre de répliques montrent que les Spartiates ne sont pas tellement meilleurs que les Perses qu’ils combattent. Malheureusement, le fond ne change pas beaucoup : même exaltation des Spartiates, mêmes moqueries envers les Athéniens avec « leurs philosophes et leurs amateurs de mecs », même manichéisme et même simplisme dans le partage entre des héros à la plastique sculpturale et des méchants invariablement dépeints comme laids, handicapés, monstrueux ou décadents. Le résultat atteint un tel degré d’outrance qu’il en devient difficilement tenable. Par exemple, il faut bien garder à l’esprit que ces Spartiates, si prompts à se moquer de la sexualité de leurs camarades athéniens, sont tous bodybuildés comme des Hercule de péplum italien des années 1950, et se promènent tous vêtus en tout et pour tout de sandales, d’une cape rouge, d’un casque et d’un… slip en cuir complètement anachronique, sorti de nulle part pour dérober au public puritain américain la vue de leurs organes génitaux (on pouvait imaginer de leur mettre des pagnes, plus proches de la réalité historique, mais Miller semble nourrir une peur panique de tout ce qui pourrait même lointainement ressembler à une jupe sur un corps d’homme). Une telle moquerie dans la bouche d’un Spartiate est donc plus comique qu’autre chose dans un film qui a établi un nouveau record en termes d’homoérotisme refoulé sur le grand écran.

Ce film est à mon sens l’exemple typique d’un récit qui peut être regardé et compris de multiples façons différentes selon le niveau d’éducation du spectateur et le type de références culturels dans lequel il a baigné auparavant. On peut le regarder comme un pur divertissement, et y voir soit un horrible nanar, soit un film d’action réussi, indépendamment de son manque complet de subtilité. Mais le contenu du film, comme celui du comic, rend parfaitement possible d’admirer au premier degré la violence qu’il esthétise et l’idéologie guerrière qu’il promeut, voire de le regarder comme un authentique appel à un choc des civilisations, idéologie dont Franck Miller se réclame. Des spectateurs particulièrement mal informés risquent même de prendre pour argent comptant les déformations historiques auxquelles recourt le scénario pour exagérer le rôle de Sparte au détriment de celui des autres cités. Autrement dit, comme toujours, une mauvaise connaissance de l’Antiquité expose à toutes les récupérations politiques et idéologiques.

Par bonheur, le film est si outré qu’il a donné lieu immédiatement à d’innombrables parodies, sur Internet (le fameux cri de Léonidas « This is Sparta ! » en tuant l’émissaire perse est devenu un « mème ») et aussi en film, puisqu’une parodie québécoise, Spartatouille, est sortie en 2008. De quoi rassurer un peu sur les risques de prendre le film trop au sérieux. D’ailleurs, si vous comprenez l’anglais, je vous recommande l’hilarante « bande-annonce honnête » de 300, sur la chaîne Youtube Honest Trailers, qui se fait un plaisir de récapituler les excès du film.