[Film] « Icare », de Carlo Vogele

Référence : Icare, réalisé par Carlo Vogele, produit par Rezo Productions, Luxembourg, Belgique et France, 2022, 77 minutes.

L’histoire

Comme le titre le laisse attendre, ce film d’animation adapte un mythe grec. Nous suivons donc le jeune Icare, qui travaille aux côtés de son père, l’inventeur Dédale, dans une maison sculptée dans la falaise au bord de la mer, près de Cnossos, en Crète. Icare n’imagine pas sa vie autrement que comme la reprise de l’atelier de son père, qui fournit au palais des sculptures et des poteries, mais aussi des inventions très variées. Pourtant, une étrange rencontre faite dans une salle désaffectée du palais bouleverse son existence. Il rencontre Astérion, une curieuse créature mi-garçon, mi-taureau, dont les cornes luisent à certains moments, et qui est capable de parler dans sa tête (oui, le Minotaure est télépathe ! enfin, un peu). Petit à petit, il lève le voile sur une sombre affaire dont le souvenir ronge les habitants du palais.

L’histoire se concentre sur une demi-douzaine de personnages (Dédale et Icare, Minos et Pasiphaé, Ariane et Thésée, et bien entendu le Minotaure). Tous ressemblent à des archétypes, mais s’avèrent plus nuancés qu’ils n’en ont l’air, tout comme leurs relations (par exemple, même si Minos a tout de même une bonne tête de méchant, il a ses raisons et il est sincèrement attaché à sa fille).

L’originalité de l’histoire vient d’abord de son parti pris : le Minotaure n’est pas une brute bestiale, les vrais monstres sont des humains embarqués dans un cycle de violence.

Mais le film m’a aussi étonné par sa capacité à prendre le mythe à plusieurs niveaux. Le Minotaure apparaît ainsi comme un personnage mystérieux et pratiquement mystique, qui rend possible une lecture symbolique de toute l’intrigue. La fin, que tout le monde connaît, donne lieu à des images somptueuses et très émouvantes.

J’ai aussi apprécié les dialogues parfois très littéraires et poétiques prêtés à certains personnages, en particulier Ariane et Thésée. Il y a même parfois des rimes. Les ados et les adultes saisiront aussi les allusions présentes dans certains de leurs échanges, qui se paient parfois le luxe de loucher vers l’érotisme sans vulgarité. Ce n’est pas dans un blockbuster parfaitement lissé qu’on entendrait des dialogues pareils.

Passionné de mythologie, j’ai beaucoup apprécié le fait que toutes ces inventions apportées à l’histoire se font sans trahir le mythe, car en dehors de l’idée centrale (la nature du Minotaure) le film reste extrêmement fidèle aux mythes grecs antiques, y compris dans ses aspects tragiques (le destin de Pasiphaé, du Minotaure, d’Icare) et dans ses personnages parfois très ambivalents (l’attitude de Thésée). Le scénario met parfois en scène des détails du mythe peu repris au cinéma, comme l’anneau de Thésée ou l’énigme du fil à passer dans un coquillage, qui sortent tout droit des textes antiques. Chapeau !

Le dessin et l’animation

Les dessins et l’animation montrent ce même soin. C’est coloré, chaleureux, visiblement documenté au sujet de l’architecture minoenne et inspiré des superbes fresques de cette période. Certaines scènes (notamment les flashbacks ou les scènes du Labyrinthe) adoptent un dessin plus épuré qui met encore plus en avant les ambiances de couleurs. L’ensemble a certainement utilisé des images de synthèse, mais le rendu final marie tout cela très bien dans une allure de peinture en 2D.

Bref, un film réussi et audacieux (mais sans doute pas pour les tout petits)

Le film est donc à mes yeux une grande réussite, bien plus originale et audacieuse que ce que j’aurais imaginé. En contrepartie, il risque de perdre ses spectateurs les plus petits. Ce n’est pas une aventure gentillette et un peu formatée où les grands frères/soeurs et les parents peuvent accompagner le petit de 6 ans en craignant de baîller un peu pendant la séance : c’est un film à plusieurs niveaux de lecture, étonnamment dense pour sa durée, où ados et adultes trouveront de quoi se mettre sous la dent, avec quelques passages franchement énigmatiques qui font qu’il supportera très bien plusieurs visionnages pour en saisir toutes les subtilités. Mais son propos, avec ses évocations allusives de certains événements, ses transitions parfois rapides et certains dialogues très travaillés, risque de paraître un peu difficile aux plus petits enfants, à qui il faudra peut-être raconter le mythe avant la séance pour s’assurer qu’ils comprennent bien.
De ce point de vue, le film aurait peut-être pu rester plus accessible en s’assurant de bien prendre les plus jeunes par la main pour leur expliquer l’histoire plus clairement. D’un autre côté, franchement, je n’imaginais pas voir ça au cinéma un jour : ce film est un petit miracle. Je ne peux donc que vous le recommander.

Dans le même genre…

Le plus ancien texte que je connaisse qui ait eu l’idée de mettre en scène un Minotaure « gentil » est une nouvelle de Jorge Luis Borges, « La Demeure d’Astérion », parue dans un magazine en 1947 et traduit en français par Roger Caillois dans le recueil L’Aleph en 1967. C’est une réécriture du mythe du Minotaure du point de vue de ce dernier, qui n’est pas la créature sanguinaire montrée par les textes antiques. Nombre de réécritures mythologiques plus récentes jouent sur ce même ressort (toutes ne connaissent sans doute pas le texte de Borges). Citons notamment un livre pour la jeunesse récent, bien adapté aux plus jeunes spectateurs potentiels d’Icare : il s’agit de Moi, le Minotaure de Sylvie Baussier, paru chez l’éditeur jeunesse Scrinéo en 2020, au sein d’une série de volumes sur le même principe (un mythe réécrit du point de vue d’un « monstre »). Ce roman, dont le style poétique et le rythme posé ont été de belles surprises, et qui bénéficie en outre de jolies illustrations, ne modifie cependant pas les événements de la trame générale du mythe, et se termine donc tristement – mais cela fait aussi partie de son originalité.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum Elbakin.net le 4 avril 2022 avant de le reprendre et de l’approfondir ici.

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