[Film] « The Greatest Showman », Michel Gracey

26 mars 2018

GreatestShowman

Référence : The Greatest Showman, film musical réalisé par Michel Gracey, sur un scénario de Jenny Bicks et Bill Condon, avec une musique de John Debney et Joseph Trapanese, produit par Chemin Entertainment et Seed Productions, Laurence Mark Productions et TSG Entertainment, États-Unis, 2017.

L’histoire

The Greatest Showman se présente comme une comédie musicale inspirée de la vie de Barnum, le célèbre homme de spectacle américain du XIXe siècle connu pour ses freak shows puis son cirque. Le film relate rapidement l’enfance de Barnum dans un milieu pauvre puis son accession progressive au rang de « maître de la scène » (ou d’expert en fumisteries, selon les avis), sa relation avec son épouse, l’ouverture du musée Barnum, le recrutement et la mise en avant de la troupe dite des « freaks » et la collaboration avec la chanteuse d’opéra Jenny Lind. Le film est ponctué de nombreuses chansons.

Mon avis

Le film opte pour deux partis pris contestables. D’abord, il n’a pas grand-chose à voir avec la vie réelle de Barnum : c’est une comédie dramatique calibrée à la mode disneyenne (ce serait mieux passé en dessin animé, d’ailleurs, je crois), où Barnum est un gentil idéaliste pauvre qui devient le self made man américain typique et en profite pour aider les femmes à barbe, les nains, les géants, les siamois et tous les gens pas pareils à faire leur coming out dans un grand élan généreux et humaniste. Le film se veut rempli de bonnes intentions, mais, sur le plan de la vérité historique, ça ne tient pas la route une seconde dès qu’on connaît un peu le bonhomme. L’écart avec la réalité est si criant que j’ai eu l’impression d’entendre grincer des aiguillages à chaque nouvelle péripétie montrant la grande âme de celui qui était avant tout un homme d’affaires opportuniste et cupide.

Il y a deux façons de regarder le film à partir de là. Soit on le subit comme un exercice de révisionnisme révoltant par lequel Hollywood réitère le « humbug » (la duperie) de Barnum en réécrivant sa biographie de la façon la plus complaisante afin de légitimer sa propre industrie de grand spectacle opportuniste. Soit on accepte The Greatest Showman comme un film symboliste à message et non comme une biographie historique. Le problème n’est pas nouveau et s’est posé récemment pour d’autres films, comme l’obligeant Confident Royal de Stephen Frears (sorti lui aussi en 2017), qui retraçait la biographie d’un serviteur indien à la cour de la reine Victoria, Mohammed Abdul Karim (dit le Munshi), en conspuant le racisme de la cour britannique… tout en en exemptant la reine elle-même, présentée comme un parangon d’humanisme, là encore au prix de quelques écarts avec la réalité historique.

Faut-il s’attacher à la lettre ou à l’esprit, au respect de la documentation ou au message délivré au public ? Je laisse la question ouverte. Confident Royal et The Greatest Showman prennent la précaution de botter en touche quant à leur appartenance ou non au genre du film biographique : le premier parce qu’il se présente ouvertement comme un film comique, le second parce qu’il se réclame avant tout du genre des comédies dramatiques musicales hollywoodiennes. Mais Confident Royal ne réécrit pas l’histoire dans les mêmes proportions que The Greatest Showman, dont le principe tout entier repose sur un véritable révisionnisme béat. Imaginerait-on un film musical consacré à une exposition coloniale, qui présenterait les organisateurs comme des humanistes bienfaiteurs des minorités qu’ils exposent à la vue des foules moyennant paiement ?

Venons-en au deuxième parti pris du film : sa musique. Elle n’a rien à voir avec la musique réelle de l’époque de Barnum : c’est de la grosse pop commerciale qui tache. Non que j’aie quoi que ce soit contre la pop en général. Le problème, c’est que la réalisation aboutit à des scènes où la musique jure complètement avec les décors, costumes et accessoires, qui, eux, forment une reconstitution assez soignée de l’époque. Il y a en particulier une scène où Jenny Lind, la chanteuse d’opéra, chante quelque chose qui, dans l’histoire, est censé être un air d’opéra très émouvant, mais qui prend la forme d’une chanson aux sonorités complètement anachroniques (« Never Enough »), façon Adèle en moins bien. Le résultat est vraiment bizarre. Ce type d’anachronisme musical assumé a déjà été fait ailleurs au cinéma, par exemple dans le réjouissant Chevalier de Brian Helgeland en 2001, qui relatait la carrière d’un chevalier au fil de tournois scandés par du rock’n’roll (le film s’ouvrait sur un public de paysans occupés à scander We Will Rock You !). Un parti pris que The Greatest Showman semble avoir bien envie d’égaler.

J’ai eu du mal avec les deux partis pris, mais je pense qu’ils auraient pu emporter mon adhésion (ou au moins mon accord relatif) si je n’avais pas trouvé plusieurs défauts sérieux au film.

D’abord, le scénario est vraiment très sirupeux, rempli de clichés, avec des personnages assez inconsistants en dehors de Barnum et de son épouse (eux-mêmes très stéréotypés, tout de même). L’ambiguïté de Barnum dans ses relations avec les freaks (veut-il les aider à se faire respecter ou seulement les exploiter comme des animaux de foire ?) est un peu abordée vers le milieu du film, mais à peine, et sans rien qui écorne vraiment l’image très positive de Barnum qui est ici présentée. L’intrigue secondaire entre Carlyle (joué par Zac Efron) et Anne Wheeler (Zendaya) est clichée au possible et les dialogues ne relèvent vraiment pas le niveau. Pas plus que les paroles des chansons, qui feraient passer la bluette hollywoodienne la plus insipide des années 1950-60 pour un sommet de la chanson à texte.

Ensuite, les chorégraphies des chansons m’ont paru moyennement convaincantes, soit parce qu’elles étaient mal conçues en elles-mêmes, soit parce qu’elles étaient desservies par la réalisation et le montage. Le film essaie de réendosser, en la renouvelant un peu, une esthétique de vieille comédie musicale hollywoodienne classique, mais il n’y parvient que rarement parce que tout s’enchaîne bien trop vite : les mouvements des danseurs sont frénétiques, les changements de plans (cuts) sont trop rapides et ne laissent pas le temps d’admirer la beauté d’un décor ou des mouvements des danseurs. Dans certaines chorégraphies, les danses elles-mêmes sont brouillonnes et assez pauvres (dans la chanson « A Million Dreams », j’ai eu l’impression que Barnum et sa jeune épouse passaient leur temps à courir d’un bord à l’autre d’un toit d’immeuble pour menacer romantiquement de s’en jeter : sans doute le résultat d’un visionnage quelque peu hâtif de Chantons sous la pluie ou de West Side Story).

Quant aux chansons elles-mêmes, beaucoup m’ont semblé réutiliser dans leurs mélodies des ficelles musicales commerciales éculées qu’on entend partout depuis quelques années, ce qui fait que le résultat ne se hissait souvent pas beaucoup plus haut, à mes oreilles, que le niveau d’une mauvaise chanson de générique de fin de Disney ou qu’un tube pop préformaté imposé à grands coups de pub. Les percussions boum-boum pas subtiles et assourdissantes du début du film semblent copier l’ouverture de Chevalier à coups de marteau. Les choeurs sans paroles de « This Is Me » semblent récupérer allègrement les trucs remis au goût du jour par le groupe Of Monsters and Men (vous savez, ceux qui font « oh-oh-oh » ou « ouo-oua-ouoh » en fond tout le temps). Et j’ai été mis mal à l’aise par la chanson « This Is Me », qui se présente comme un numéro de coming out et d’empowerment des minorités inclues dans les spectacles de Barnum. Là encore, à s’en tenir au message proprement dit, tout cela semble plein de bonnes intentions. Mais j’ai eu l’impression que cet air se contentait de copier, en moins bien, les chansons LGBT du type I Will Survive ou I Am What I Am rendues célèbres par Gloria Gaynor, et qui, bizarrement, me convainquent plus, sans doute parce que la question du degré de sincérité ou d’opportunisme dans leur engagement inclusif est moins douteuse. Je ne peux pas m’empêcher d’y voir une récupération opportuniste de la part de studios hollywoodiens qui n’ont pourtant pas fait mieux que Barnum dans leur représentation à l’écran des minorités, LGBT ou autres. Cet exercice de vertu m’a laissé un goût de humbug.

La musique du Greatest Showman colle aux oreilles, ça se réécoute, mais ça ne gagne pas à la réécoute : ce n’est pas du Alan Menken, ni du Andrew Lloyd Webber, clairement. La musique n’invente absolument rien, elle essaie de récupérer tout ce qui marche en ce moment sans parvenir non plus à proposer quelque chose de cohérent, et ça m’agace. Ça fait regretter les comédies musicales de Broadway ou les productions françaises un peu plus cohérentes du type Notre-Dame de Paris.

En dépit de ses nombreux défauts et de ses partis pris embarrassants, le film a des qualités. À commencer par son acteur principal, Hugh Jackmann, qui n’est pas loin de porter le film à lui tout seul, tant il parvient à donner vie, chaleur et crédibilité à un personnage qui devait être bien plat sur le papier. J’ai été impressionné par sa performance. Le reste du casting, à défaut d’être très bien mis en valeur, joue correctement son rôle. Les décors et costumes sont soignés, sauf en quelques endroits (les lions en images de synthèse piquent les yeux). Il y a quelques belles scènes, notamment les chorégraphies avec les freaks, émouvantes et où tout le monde joue à fond, qui parviennent à donner un souffle incontestable à des moments comme la chanson « This Is Me ». Et le film multiplie tellement les efforts pour emporter le spectateur dans son mouvement que j’ai fini par m’y prendre en quelques endroits, en tout cas jusqu’à la réplique suivante vraiment trop plate ou jusqu’à la prochaine scène vraiment trop clichée.

Bref, je n’ai pas été bien convaincu. Le film m’a tout de même donné envie de voir La La Land, dont la bande originale est l’œuvre des mêmes compositeurs, mais qui a l’air un peu plus subtil.

Paragraphe contenant quelques révélations mineures. Le critique du Nouvel Observateur a relevé une énorme bévue dans le scénario en termes d’incohérence chronologique interne : les filles de Barnum ne vieillissent pas : elles sont enfants quand il débute, et toujours enfants 25 ans plus tard quand il ouvre son musée avec ses freak shows, et encore et toujours enfants à la fin du film plusieurs années après ! Fin des révélations.


Brice Tarvel, « Pierre-Fendre »

26 novembre 2017

Tarvel-Pierre-Fendre

Référence : Brice Tarvel, Pierre-Fendre, Montélimar, Les Moutons électriques, 2017.

Quatrième de couverture

« Un immense château…

On n’y entre pas plus qu’on n’en sort. On y naît, on y vit, puis on y meurt. Un monde clos de murailles infranchissables, chapeauté d’un éteignoir de grisaille. Certains ont l’illusion d’un nid somme toute douillet, d’autres ragent d’habiter une prison. Dulvan et son ami Garicorne appartiennent à ces derniers. Sans savoir ce qu’est vraiment le Grand Dehors, ils aspirent à en percer les mystères et rêvent d’une existence tout autre. Mais, pour ce faire, il convient de faire tomber l’enceinte géante, c’est-à-dire se rendre dans la salle-territoire de l’éternel hiver afin d’arracher la Sommeilleuse à ses songes. Comme le racontent les vieux récits, l’énigmatique endormie est-elle cependant bien une déesse dont les errances oniriques ont fait que le château et tout son contenu soient devenus réalité ?

Parce qu’elle ne peut supporter l’idée de perdre son frère, Aurjance quittera son cher royaume du printemps pour se lancer à la poursuite du jeune homme. Quant à Murgoche, la peu recommandable sorcière, elle n’entendra pas se laisser flouer par deux foutriquets. »

Mon avis

Je n’ai pas terminé ce roman, que j’ai abandonné après environ un tiers. Je voudrais tout de même en parler afin d’expliquer en quoi il m’a paru intéressant et pourquoi ses défauts ont fini par trop me lasser pour que j’achève sa lecture.

Le synopsis, avec son univers prenant la forme d’un château composé de salles-saisons, ne m’avait pas paru si original que ça… mais j’avais été intrigué par la promesse d’atmosphère que formaient la couverture et la première page. Je m’imaginais sans doute à tort quelque chose de mystérieux et de subtil, entre Julien Gracq et Dark Crystal… Je me suis retrouvé dans une sorte de version de La Quête de l’Oiseau du Temps qui aurait été réécrite par un fan d’Arleston persuadé d’être la réincarnation d’Audiard après une soirée passée à fumer un dictionnaire Robert.

Commençons par les points positifs. D’abord, disons que l’univers contient des idées intéressantes. Ce château immense, ses salles-saisons, sa faune, sa flore, etc. ont effectivement quelque chose de grandiose et de mystérieux, qui a pu me faire penser un instant à des univers de fantasy un peu vintage du type Quête de l’oiseau du Temps.

Ensuite, deux des personnages principaux sont deux hommes homosexuels, dont les personnalités ne se résument pas à ça et qui, bonheur, ne sont pas des caricatures façon La Cage aux folles ambulantes. C’est original, pas si fréquent (surtout des personnages homosexuels masculins), c’est rafraîchissant, ça ménage des moments bienvenus et mignons.

Enfin, il y a une vraie tentative de recherche sur le style, c’est indéniable. Elle a au moins le mérite d’exister : beaucoup de romans de fantasy ne peuvent pas se targuer d’en faire autant sur ce plan-là.

Qu’est-ce qui m’a posé problème, alors ? Plusieurs choses.

D’abord, le style. Il accumule les archaïsmes et les néologismes pour conférer à sa langue un tour médiévalisant ou alter-médiéval (je suppose). En soi, pourquoi pas ? Le problème, c’est que je trouve qu’on tombe dans des afféteries et des préciosités qui sentent beaucoup l’huile de lampe et qui rendent la lecture difficile de façon très artificielle. Si tout ce vocabulaire compliqué résultait d’une documentation longue et attentive sur les états anciens de la langue, comme c’est le cas chez Jaworski, ou d’un cocktail d’expressions proverbiales ou familières ou grossières, comme c’est le cas dans Wastburg de Cédric Ferrand, j’aurais eu l’impression que mes efforts de compréhension servaient à quelque chose. Mais là, le résultat ne m’a pas convaincu du tout. A la énième occurrence de « la dextre » pour dire simplement « la main droite », j’ai regretté de ne pas lire parfois juste « main droite ». A force de lire « encouenné » tout le temps, j’ai regretté « gras », « gros » et quelques autres mots plus limpides. Limpides comme de l’eau qu’on pourrait boire, au lieu de lire partout « licher ».

Je me suis surpris moi-même de me lasser d’un tel style, car j’adore d’habitude les inventions lexicales et le lexique académique, voire archaïsant. Mais il y a ici un gros problème de dosage. J’ai eu l’impression que le texte en faisait trop, qu’il brûlait ses cartouches toutes en même temps et faisait tout péter au lieu du feu d’artifice d’invention langagière qu’il se proposait de faire fleurir. Il y a tellement de mots qui s’écartent de ce à quoi on s’attend et qui nécessitent un effort de compréhension particulier que le texte perd en fluidité en permanence, alors qu’il aurait été facile de régler la dose à un degré quelque peu inférieur afin de ménager les effets plutôt que d’obtenir un effet bouchon.

Pire : comme beaucoup de ces mots recherchent visiblement un effet esthétique en essayant d’imiter une sorte de gouaille médiévale à mi-chemin entre du Kaamelott et du Audiard, j’avais le sentiment que le texte s’écoutait parler constamment et attendait avec avidité des applaudissements ou des exclamations admiratives à chaque nouveau vocable aussi inopiné qu’ostensible. Sauf que ce qui passe à petite dose dans des dialogues m’a paru insupportable dans des pages de prose à l’échelle d’un long roman.

Je sais bien que Du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française, encourageait les jeunes Poëtes à utiliser des mots rares ou des néologismes, à l’exemple des poètes antiques, mais il ne termine pas son chapitre sans nuancer ce conseil par la recommandation d’un « modéré usage de tels vocables ». Une modération qui a fait défaut à Pierre-Fendre, où l’auteur a voulu faire baigner son lectorat dans une langue propre au roman et, à mon sens, a produit un pâté plutôt qu’un bon patois.

Le recours  à une langue aussi recherchée et travaillée laisserait attendre une grande érudition ou du moins un soin méticuleux dans l’emploi des mots. Or le bât blesse sur ce plan aussi. Des solécismes et des impropriétés accrochent la lecture par ci par là, qui auraient pu être éliminées avec un travail éditorial plus rigoureux. Cela donne l’impression d’un auteur qui a fait le travail à moitié, en pillant les dictionnaires sans méthode tout en oubliant de corriger ses erreurs sur des tournures de phrases plus basiques, et qui n’a pas bénéficié d’un travail suffisant sur le manuscrit avec son éditeur. Avant d’aller chercher des vocables rares ou d’inventer des mots à tour de bras, cela aurait été une bonne idée de consulter un Bescherelle ou un Grévisse afin de s’assurer d’employer correctement les mots et expressions qui existent déjà.

Je ne peux pas non plus me défaire de l’idée que l’éditeur essaie là de pousser un genre qu’il a mis en avant avec Gagner la guerre de Jaworski puis avec Wastburg de Ferrand : la « crapule fantasy » (expression employée par l’éditeur à propos de Wastburg) où des univers de brutes sont décrits dans une langue familière ou argotique, une sorte de vulgarité savante qui a son originalité à la première tentative, mais commence à ressembler à une recette à la troisième, surtout quand la démarche n’est pas assez soignée.

Certes, ces trois romans sont tout sauf identiques dans leurs univers comme dans leurs partis pris stylistiques (Jaworski se réclame d’une belle prose classique et très documentée, où même l’argot doit probablement plus à Victor Hugo et à Vidocq qu’aux paysans des tavernes d’Ancien Régime ; Cédric Ferrand, de son côté, a travaillé la langue orale et proverbiale pour tenter de faire entendre la voix des classes populaires de son univers) et Pierre-Fendre tente d’innover sur le plan de la langue en inventant une sorte d’ancien français d’un autre monde. Mais l’amour de la recherche littéraire revendiquée par l’éditeur (et à laquelle je ne peux qu’applaudir) ne doit pas aboutir à un étalage facile et pédant de mots rares (défaut dans lequel Jaworski tombe à certaines pages de Même pas mort) qui menace depuis quelques livres de s’ériger en système.

J’ai parlé d’un « long roman ». Pierre-Fendre n’est pas si long que ça comparé à d’autres pavés de fantasy, mais il m’a semblé qu’il y avait un problème de rythme dans son intrigue. Là encore, cela m’a surpris, car je n’ai rien d’habitude contre les romans dont l’histoire prend son temps, sans tenter de scotcher artificiellement les lecteurs par une action frénétique et des retournements de situation à chaque page. Mais l’intrigue de Pierre-Fendre s’oblige assez tôt à suivre en parallèle trois groupes de personnages passant par les mêmes endroits, ce qui ralentit fortement la progression du voyage. Sans les pesanteurs du style, cela m’aurait peut-être moins gêné, mais quand la lecture de chaque grande double page en moyen format est devenue aussi laborieuse que l’avancée des voyageurs dans le désert de la salle de l’été, j’ai commencé à envisager de jeter l’éponge.

J’aurais peut-être pu supporter ces problèmes de style et de construction si ne s’y était pas ajouté un autre problème, de fond celui-ci : cet univers baigne dans la crasse et la vulgarité, avec un humour vaguement gaulois, voire scatologique, qui n’est clairement pas ma tasse de thé. Qu’on parle de sexe ou de saleté, pourquoi pas, mais avec cette vulgarité systématique, ça me fatigue. Et, pour le coup, ça me paraît une tentative d’humour ou d’esprit assez vieillot. C’est surtout gratuit, presque à chaque paragraphe, et là encore avec une accumulation telle que l’éventuel effet comique recherché par l’auteur s’émousse vite.

Enfin, autant l’évocation de l’homosexualité masculine me laissait espérer un roman progressiste, autant le traitement des personnages m’a déçu. Les personnages féminins donnent pratiquement toujours lieu à des remarques sur leurs formes girondes ou à des allusions supposées paillardes. Les personnages masculins, en dehors des deux héros, semblent coincés dans une virilité hors d’âge, notamment les géants forgerons chez qui nos deux fugueurs échouent peu après leur départ.

Je m’étais sans doute trop imaginé ce roman avant de le commencer, mais il aurait pu me plaire sans l’accumulation de ces problèmes. Je suppose qu’il pourra tout de même trouver des lecteurs et je suivrai les prochaines tentatives de l’auteur, mais en espérant que des critiques superficielles ne l’encouragent pas dans ses travers sans l’aider à développer ses qualités.

J’ai posté d’abord cette critique sur le forum « Le Coin des lecteurs » le 14 novembre 2017 avant de la retravailler pour publication ici.


Gilbert Sinoué, « L’Enfant de Troie »

4 Mai 2017

 

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Référence : Gilbert Sinoué, L’Enfant de Troie, Paris, Larousse, collection « Les contemporains, classiques de demain », 2017.

Présentation de l’éditeur

« La guerre de Troie dure depuis dix ans déjà. L’armée grecque encercle la ville, tandis que soldats et héros combattant sous l’œil attentif des dieux. Poussés par leur curiosité, Adonis et Philippos, deux garçons troyens âgés de 12 ans, vont vivre une grande aventure qui leur permettra d’être mêlés de très près à ce conflit et à ses principaux épisodes. Un roman qui invite à voyager entre l’histoire et la mythologie, dans un monde antique riche en couleurs. »

Mon avis

Ça a l’air bien, annoncé comme ça, hein ? Et j’ai commencé ma lecture avec confiance. Tout me promettait un bon petit roman historique dans une édition parascolaire fiable, avec présentation, dossier, notes, etc.
Je ne connaissais pas l’auteur : une double page avant le début du roman le présente sur le mode épique. Une vie trépidante, un auteur à succès unanimement reconnu, traduit dans (insérez ici un nombre élevé) langues, etc. Et surtout, un paragraphe où il est cité pour assurer que dans ses romans, « l’aspect historique doit être irréprochable ». J’ai acquiescé, content de cette rigueur annoncée. Fou que j’étais !
Certes, ce début de dossier contient quelques approximations minimes. « Sinoué », le pseudonyme de l’auteur, est expliqué comme une référence à un roman historique du XXe siècle, alors qu’il s’agit avant tout du nom du héros d’un récit égyptien antique, dont plusieurs romanciers se sont inspirés ensuite. La carte en page 14 mélange un peu maladroitement des noms antiques (« mer Egée », « Troie », etc.) et des noms actuels ou non-antiques (« Dardanelles », « Turquie actuelle »). Mais rien de bien grave.

Je commence donc ma lecture en confiance. Une première scène est introduite par la mention « Troie, 1180 av. J.-C. » Ah, l’auteur situe la guerre de Troie dans le temps en reprenant une date inspirée d’Hérodote, alors que plusieurs autres périodes ont été proposées, et que selon une bonne partie des chercheurs actuels la guerre de Troie telle qu’elle est racontée dans l’Iliade est un mythe qui ne correspond à aucune époque réelle. Mettons, peut-être qu’il va historiciser un peu le mythe, comme ça se fait parfois.

Bon, cette première scène est lestement racontée, très vivante. Tiens, l’auteur présente l’aulos comme une double flûte émettant des « sons stridents », alors que c’était plutôt un genre de hautbois. Pas tout à fait à jour dans sa documentation, l’auteur, mais ce n’est pas bien grave. Tiens, il présente les sirènes comme des « femmes-poissons » alors que dans la mythologie grecque ce sont des femmes-oiseaux. Là, c’est plus gênant. Quand même, ce sont des créatures de base de la mythologie grecque…

Allons, je continue, c’est un détail. Après tout, d’autres détails historiques sont bien rendus : les noms des personnages, l’enseignement par l’intermédiaire d’un pédagogue et d’un « grammatiste », le matériel d’écriture… d’écriture ? Je m’étrangle. Depuis quand l’écriture existait en Grèce au XIIe siècle avant J.-C. ?! Depuis quand les héros de l’Iliade et du cycle troyen écrivent-ils ? Sacré anachronisme !

… Bon, le miroir de bronze a l’air bien vu, lui. Et les deux personnages d’adolescents sont habilement insérés dans le décor de la grande épopée homérique. Allez, ça peut quand même être bien, ça peut quand même être bien…

Tiens, un paragraphe sur le papa d’Adonis, qui a une maison. Deux… deux paragraphes pour détailler précisément comment il a construit sa maison, étape par étape, alors que ça n’a aucun intérêt immédiat pour l’intrigue ? Bon, mettons, c’est un peu maladroit mais c’est pour la bonne cause, il faut instruire nos jeunes lecteurs. On continue.

Ouh, il case des chiffres sur la population de Troie et sur le nombre de soldats grecs, ha ha, fine allusion pour les passionnés d’histoire ancienne qui s’étripent sur l’ampleur du conflit.

Mh, un Troyen appelé Andreas ? Ça ne fait pas un peu trop grec moderne ? … Une fille appelée Maria ? Non, là je n’y crois plus. Pourquoi pas Jésus pendant qu’on y est ? En plus ce n’est pas comme si on manquait de noms grecs antiques dans les textes anciens pour nommer des personnages fictifs… Bon allez, allez, tout ça c’est du détail, on continue, on est confiant.

Ah, une leçon de lecture. Ahem. Lisons, oui. Un paragraphe pour caser la notion d’écriture en boustrophédon, qu’il est certes intéressant de faire apprendre à nos petits (mais pas avec un pareil anachronisme sur la date de l’apparition de l’écriture en Grèce !).

On continue, et… oh, ils lisent du Ésope ! Voilà qui est fascinant ! Nous sommes au XIIe siècle av. J.-C., les Grecs écrivent et ils lisent Ésope, qui a vécu aux VIIe-VIe siècles av. J.-C., soit au moins cinq siècles après. Je n’avais pas vu que c’était un roman de science-fiction : j’attends la première mention d’une machine à voyager dans le temps d’une page à l’autre.

Chapitre 2. Adonis et Philippos sont riches, donc au lieu de terminer leurs études à 14 ans, ils étudieront jusqu’à 18 ans ! Je sens que l’auteur essaie de me faire apprendre quelque chose, mais quoi ? Visiblement c’est encore un mélange improbable entre des périodes historiques décidément incompatibles : on ne sait rien d’aussi précis sur le système éducatif dans l’Asie Mineure de l’époque de la possible guerre de Troie, et Gilbert Sinoué recase des bouts de documentation concernant d’autres époques au petit bonheur la chance.

Première attaque des Grecs. Ils enlèvent Chryséis. Jolie façon de raccrocher la vie des deux jeunes héros à l’intrigue de l’Iliade (dont cet enlèvement forme l’un des premiers événements marquants). Enfin, ce serait très bien s’il n’y avait pas cette documentation erratique.

Petit récit sur le jugement de Pâris et les causes de la guerre de Troie, nettement plus à sa place dans le roman que les pages de supposée histoire ancienne anachroniques qui ont précédé.

Allez, j’attaque le chapitre 3. Une page oppose les charlatans invoquant Asclépios aux vrais médecins connaissant les plantes : problème, cette distinction est complètement anachronique puisque magie et médecine ne s’opposent pas du tout dans l’Iliade ou l’Odyssée, et que ce type de polémique n’apparaît en Grèce que plusieurs siècles après les périodes auxquelles la guerre de Troie a pu se produire. Alleeeez, c’est du détail. La scène avec Cassandre jeune est assez réussie et, encore une fois, nettement plus à sa place dans un pareil livre qu’un développement expliquant que les petits Troyens s’appelaient Andreas et savaient lire un texte cinq siècles avant que son auteur naisse.

Je suis chaud bouillant et j’entame le chapitre 4. Le père d’Adonis raconte l’histoire de… pardon ? Crésus ? Crésus, qui a vécu au VIe siècle av. J.-C., environ six siècles après la date à laquelle l’histoire du roman est censée se dérouler ? Et qui régnait sur l’empire perse ? Et le tout est présenté comme ayant déjà eu lieu ? Mais l’auteur est au courant que l’empire perse recouvrait notamment la Troade, la région de Troie ? Genre, il veut dire qu’il y a eu l’empire perse et qu’après la défaite de Crésus il y a eu la guerre de Troie ? Il se moque du monde ou il se croit dans À rebrousse-temps ?

Pantelant, je tourne la page. Nous sommes à la page 50. Au milieu, j’apprends qu’on est au mois de « maimakterion« . Sauf que ce mois est le deuxième mois de l’automne dans le calendrier de l’Attique, c’est-à-dire la région d’Athènes. Problème, c’est un calendrier local qui n’était utilisé qu’à Athènes et dans sa région. Chaque cité avait le sien, ce qui fait qu’il est impossible qu’il ait été utilisé à Troie, surtout qu’il n’est attesté que bien après la période à laquelle… enfin, encore un anachronisme. De détail, certes, mais omnes vulnerant, ultima necat, comme disait l’autre.

Je risque un œil terrifié vers le bas de la page, et j’apprends que le maître d’école d’Adonis lui a raconté l’origine de la nudité des athlètes : elle « remontait à une époque très lointaine, au moment des jeux Olympiques de l’année 720 ». Au cas où une bonne âme aurait pu imaginer qu’il s’agit là d’un calendrier troyen et pas du calendrier utilisant la naissance de Jésus-Christ comme année 1, car j’imagine mal un type qui vit en 1180 av. J.-C. utiliser déjà ce calendrier (!), une note confirme que c’est bien une date avant J.-C. en rappelant que les premiers jeux ont eu lieu en 776 av. J.-C.

Je suis désolé, chères et chers internautes : parvenu à ce stade de ma lecture, j’ai été définitivement convaincu que l’auteur du roman et/ou l’auteure du dossier et l’éditeur étaient occupés à se payer notre tête après avoir abjuré le soin de cohérence interne le plus basique pour ce roman, et j’ai arrêté là ma lecture. À ce niveau-là, ce n’est pas du boustrophédon, c’est du dekikisphoudon.

Je vous avais dit que j’avais trouvé le livre d’occasion ? Je crois deviner pourquoi la personne qui l’avait acheté l’a revendu.

N’achetez pas ce livre. C’est une honte pour le genre du roman historique, une honte pour la littérature de jeunesse, et une honte pour les éditions Larousse, qui l’ont édité cette année. Par chance, on ne manque pas de vrais bons romans historiques pour la jeunesse, alors n’infligez pas celui-ci à vos enfants et prenez le temps de vous renseigner.

Message ouvert à M. Nicolas Castelnau-Bay, directeur de la collection « Les contemporains, classiques de demain », qui a publié cette chose : si vous en êtes là, par pitié, cessez de prétendre publier de nouveaux manuscrits et contentez-vous de réimprimer du Odile Weulersse, ça limitera les dégâts.


[Film] « Aïda » (« Aida degli alberi »), de Guido Manuli

19 août 2013

Couverture du DVD français du film "Aïda" de Guido Manuli.Référence : Aïda (titre original : Aida degli alberi, c’est-à-dire Aïda des arbres), film d’animation réalisé par Guido Manuli, Italie-Royaume-Uni, 2001. Dessin animé en deux dimensions avec éléments modélisés en images de synthèse.

La vie d’un amoureux du cinéma d’animation ne pouvant pas être faite que de bonnes surprises, j’ai le regret de vous apprendre que j’ai vu en DVD Aida degli alberi, une coproduction italo-britannique sortie en 2001, et que c’est très mauvais.

L’histoire

L’histoire s’inspire très librement de l’opéra de Verdi Aïda, qui se déroule dans l’Égypte antique et met en scène les amours impossibles entre un preux guerrier égyptien et une esclave éthiopienne. Ici, l’intrigue a été transposée dans un univers de fantasy, l’histoire n’a qu’un rapport assez vague avec l’intrigue d’origine et le dénouement ne sera évidemment pas tragique. Le film ne cherche donc pas à être une adaptation de l’opéra, mais se contente de s’en inspirer. (La musique, elle aussi, n’a rien à voir, pour autant que j’aie pu en juger.)

Les deux peuples en guerre sont, d’un côté, le peuple d’Arboréa, qui vit dans la forêt, et de l’autre le peuple de Petra, qui vit dans une énorme cité de pierre dans une région entièrement déboisée. Les deux peuples sont composés d’humanoïdes aux formes et aux couleurs diverses : les gardes de Petra, par exemple, ont des têtes de serpents et ont la peau turquoise, tandis que Radamès et son père ont un aspect léonin et ont la peau rouge ; les Arboréens ont aussi la peau turquoise mais ont des têtes différentes. Je n’ai pas trop vu la cohérence du machin. La faune locale est assez abondante, il y a diverses montures et animaux plus ou moins grands avec les inévitables animaux de compagnie anthropomorphes à vocation semi-comique.
Aïda est la fille du roi d’Arboréa ; sa monture, une sorte de singe géant rose à oreilles rondes, est capturée par les guerriers de Petra et devient l’animal favori de la princesse Amneris, fille du roi de Petra. Amneris est amoureuse de Radamès, fils du général en chef de l’armée de Petra et jeune héros promis à un brillant avenir militaire, voire au trône. Mais le méchant grand prêtre, serviteur du dieu maléfique Satam, complote pour que ce soit son fils Kak qui épouse Amnéris et monte sur le trône. Manque de chance, Kak est le meilleur ami de Radamès, et c’est aussi un type rondouillard, gros *et* gourmand (évidemment) et assez stupide, et lâche (évidemment aussi) avec une voix aiguë (*soupir*), qui n’aide pas vraiment son Jafar de père dans ses plans. De son côté, Radamès va être amené à rencontrer par hasard Aïda et tous deux tomberont naturellement amoureux, ce qui marquera le début de la fin pour les plans du méchant prêtre.

Un film laid

Avec son budget de 7 millions de dollars, Aida degli alberi est une grosse production par rapport aux moyens habituels dont disposent les films d’animation européens. Les créateurs alignent parmi les atouts du film l’emploi fréquent des images de synthèse pour les décors et les effets spéciaux, ainsi qu’un grand nom pour la musique : Ennio Morricone en personne. Dans un cadre pareil, on comprend que le scénario fasse dans le classique. Le choix de marcher dans les traces de Disney et plus généralement des grosses productions à public familial américaines n’a rien de très surprenant non plus. Hélas. C’est l’une des raisons de l’échec cuisant du film.

Le film se destine avant tout à un jeune public, ce qui peut en partie expliquer mon agacement devant les ficelles archiclichées du scénario, les méchants toujours ridicules qui rendent toute tension dramatique improbable, le montage souvent précipité, les voix de doublage françaises stridentes, et les inévitables animaux de compagnie comiques. Mais je n’en suis pas à mon premier film d’animation pour la jeunesse visionné après mes 18 ans, et je suis capable de relativiser un brin. On fait de très belles choses pour la jeunesse de nos jours (parfois même dans la catégorie « simili-Disney »). Sauf que là c’est vraiment mal fait. J’évacue le doublage français médiocre, en souhaitant que la VO ait été meilleure. Mais il reste pas mal de défauts au tableau.

L’un des plus gros défauts du film est qu’en dépit de son gros budget et des images de synthèse (et même surtout à cause des images de synthèse, en fait), c’est un film laid. Et laid tout le temps, voire surtout dans les plans qui essaient d’être impressionnants. On peut concéder à l’univers visuel des choix de couleurs originaux, mais le résultat fait mal aux yeux (le turquoise, passe encore, mais constamment accompagné de rose, de vert, de rouge vif, etc. ça commence à moins aller). Et les images de synthèse sont horriblement laides. La modélisation en elle-même est correcte, mais l’intégration dans les images en animation traditionnelle ne passe pas du tout, et les lumières et les ombres sont fausses. C’est simple, on dirait que le film a été fait au moins dix ans plus tôt. Ou alors qu’il s’agit d’un de ces coups d’essais de studios asiatiques ou africains auxquels on pardonne leurs défauts parce que ce sont parfois les premiers films d’animation tout courts conçus dans les pays en question. Mais là ce n’est pas le cas, et le résultat est une insulte au cinéma d’animation britannique et au cinéma d’animation italien. En plus de ça, autant les éléments en animation traditionnelle multiplient les couleurs vives, autant les images de synthèse restent très monochromes, grises ou dorées, et les deux se marient très mal. Et quand on en vient au combat final, les créatures concernées font effectivement peur, mais pas de la façon qu’elles auraient voulu.
Quant à l’animation traditionnelle, parlons-en : elle est saccadée, du niveau d’une série animée bon marché et non d’un film de cinéma doté d’un budget pareil. C’est assez incompréhensible.

Un scénario étique

Passons à l’histoire. J’espère que vous connaissez bien vos Disney, parce que les emprunts sont multiples. On reconnaîtra au passage des bouts d’Aladdin ou de Mulan, selon les cas. Le méchant prêtre est une espèce de Jafar et d’ailleurs il hypnotise les gens. (En poussant un peu, la statue animée qu’on voit régulièrement fait penser à celle de la grotte du début d’Aladdin.) Kak veut se faire des antisèches à un moment mais il se met de l’encre sur le visage (oui, c’est Mulan).
Si j’étais méchant, je comparerais volontiers le petit crocodile et ses pouvoirs divinatoires à ceux du cochon de Taram et le chaudron magique. Mais ce serait méchant car en réalité, ce crocodile qu’il faut faire pleurer afin de contempler dans les flaques de ses larmes ce qui est en train de se passer ailleurs, c’est plutôt original et ça ressemble à une bonne idée. C’en serait une si les bruitages pour les larmes qui tombent sur le sol étaient un peu plus appropriés, parce que là on n’a pas l’impression que c’est de l’eau et les plus de 13 ans auront de très mauvaises pensées (mais à la rigueur ce n’est pas grave, le public principal n’en saura rien). Ce qui est plus réussi, c’est quand il change le bout de sa langue en petite main pour indiquer qu’il veut à manger. Ce qui reste tout de même assez perturbant (en plus, c’est le seul élément vraiment cartoonesque du film, le reste étant plus raisonnablement réaliste).

Mais ce qui est plus gênant que ça ou que les ficelles archiclichées (la page TV Tropes du film doit être énorme), c’est le fait que l’intrigue est racontée de façon vraiment brouillonne et décousue, avec des changements de scène étranges, des personnages au comportement défiant la logique (même Disney est plus cohérent que ça, quand même).

[SPOILER] Sans parler du dénouement étonnamment mal ficelé : Radamès est en plein combat final contre le dieu maléfique, mais pouf, on ne sait pas trop comment, il sent que pour le vaincre il doit embrasser Aïda. Il le fait, et le démon fait en images de synthèse vraiment horribles se liquéfie en faisant : « Rargh, l’Amour me tue ». En soi, c’est cohérent, mais c’est incroyablement mal amené (et aussi incroyablement cliché). [FIN DU SPOILER]

Ajoutons l’humour assez douteux autour du malheureux Kak, qui est gros, gourmand, lâche, etc. à un point qui en devient embarrassant.

Des chansons qui achèvent

Ce qui m’amène à la musique. Ennio Morricone, mh ? Alors en effet, il y a une belle musique d’Ennio Morricone, notamment celle, tout en subtilité, qui accompagne les scènes qui ont lieu dans la forêt. Je vous recommande donc la BO du film, mais alors surtout pas le film. Car dans le film, vous aurez surtout droit aux chansons. Bon, il y a la chanson pop romantique formatée habituelle du générique de fin (ça, encore, on l’oublie dès que ça arrive aux oreilles). Mais il y en a d’autres, plus insubstantielles les unes que  les autres. Ça, encore, à la limite, ça tombe à plat, c’est ennuyeux et c’est tout. Mais ce qui ne s’avale vraiment pas, c’est la chanson de Kak ! Eh oui, en plus le malheureux est le seul à chanter vraiment, avec les lèvres qui bougent. Il est entouré d’espèces de rats transgéniques aux yeux rouges hideux, et il se fait des hamburgers. Et c’est horrible. Une des rares fois où j’ai carrément pris la télécommande pour faire avance rapide.
Tout ça se sentirait moins si le film en mettait plein la vue, s’il était simplement beau et/ou si l’histoire était un brin mieux racontée. Mais tout ça ensemble, cela donne un naufrage. On ne peut que comparer Aida degli alberi aux Disney ou aux Dreamworks de l’époque avec lesquels il essayait de rivaliser, et convenir que le résultat est un échec complet.

L’édition DVD : le minimum syndical

Le film n’est jamais sorti au cinéma en France à ma connaissance. Je l’ai découvert en fouinant sur Internet (j’ai déniché de nombreuses petites merveilles de cette façon, dont j’espère pouvoir dire quelques mots une autre fois). En revanche, le film a été édité en DVD de zone 2 en France sous le titre Aïda, dans une collection appelée « Les Incontournables », où j’avais déjà trouvé le très honorable L’Enfant qui voulait être un ours de Jannick Astrup (une coproduction franco-danoise sortie d’ailleurs la même année qu’Aïda et qui se déroule dans l’univers des contes inuits). Malheureusement, Aida est au contraire très contournable. Et le DVD aussi, puisqu’il ne contient que la VF (moi qui espérais entendre un peu d’italien histoire d’assurer un alibi culturel minimal à la séance…) et ne propose pas le moindre bonus (non seulement on est laissé devant cette entité mais on ne saura jamais pourquoi).

Bilan

Que sauver dans ce film ? Oh, tout n’est pas mauvais. Il y a un personnage de monture de Petra, un genre de dromadaire, qui est grognon, bien doublé et qui m’a arraché mes uniques éclats de rire au premier degré du film (malheureusement on ne le voit pas beaucoup). Il y a des idées originales simplement mal utilisées (comme les larmes du crocodile, j’imagine ce que Mathieu Gaborit aurait pu en faire, tiens). Et parmi beaucoup de personnages plats, celui d’Amnéris est paradoxalement le seul à avoir une certaine profondeur, mais cela tient tout bêtement à l’histoire d’origine, qui impose qu’elle aime Radamès et n’arrive jamais vraiment à le détester même lorsqu’elle sait qu’il en aime une autre.
En étant gentil, on peut ajouter l’univers visuel de fantasy, qui évite au moins quelques clichés (pas d’elfes ou d’orques ou de nains, c’est déjà ça). Le problème, c’est que ce n’est pas dur de trouver aussi bien voire mieux dans la même catégorie, que ce soit du côté de l’honorable Château des singes de Jean-François Laguionie ou des corrects Enfants de la pluie de Philippe Leclerc en animation française, par exemple.

Alors, bon… J’imagine que les enfants doivent voir pire à la télévision de nos jours, ou même au cinéma… mais franchement, ils méritent bien mieux que ça.

Moralité : par pitié, les Européens, arrêtez de vouloir copier les studios américains en reprenant les pires travers de leurs productions formatées sans avoir les effets visuels pour compenser, le résultat fait mal aux yeux et menace la santé mentale. C’est trop demander que de faire tout simplement quelque chose d’autre plutôt que de copier servilement ce qui existe déjà ? Le grand paradoxe de cette situation est que ce sont les petites productions modestes, voire fauchées, qui sont largement en tête en termes de créativité, d’originalité et de réussite artistique, tandis que, dès que le budget grimpe et qu’il faut convaincre des investisseurs, soudain tout courage manque, on oublie les idées, on oublie l’originalité visuelle et on copie les Américains. (Et l’Europe n’est pas la seule à tomber dans ce panneau : l’Asie, l’Afrique et l’Amérique du Sud commettent régulièrement des bévues coûteuses du même genre…)

Bref, en animation italienne, allez plutôt voir les films d’Enzo d’Alo, c’est plus original et plus réussi à tous points de vue… Quant à moi, je parlerai de meilleurs films d’animation la prochaine fois, parce que ça me serre le cœur de devoir descendre un film qui représentait une alternative possible aux mastodontes américains ou japonais. Tout n’est pas si mauvais parmi les alternatives de ce genre, heureusement !


[Film] « Melancholia », de Lars Von Trier

19 juillet 2012

Forum elbakin.net, 28 août 2011.

Vu Melancholia. Pas convaincu, j’hésite entre Déconseillé et Sans plus. Le film m’attirait malgré les commentaires beaufesques de Lars Von Trier au festival. Le sujet est intéressant, le traitement est vaguement plus subtil que ce que la grosse production américaine de base aurait fait… mais finalement pas beaucoup plus.
La première partie (sur Justine) est bien, peut-être en partie parce que le sujet de la fin du monde y reste assez effacé et se prête donc à des interprétations fantastiques (est-ce que ça va vraiment être la fin du monde ou est-ce que c’est juste l’histoire d’une dépression). Mais la deuxième partie (sur sa soeur, Claire) m’a paru bizarrement beaucoup plus faible. Le film hésite trop entre un traitement réaliste du sujet (avec données scientifiques, spéculation sur les réactions des gens, etc.) et quelque chose de plus symbolique ou psychologique. Et finalement ça ne ressemble pas à grand-chose, et ça ne se détache pas assez des clichés fantastiques (la femme qui sait les choses d’instinct, joue la prophète de malheur et regarde impassible le monde s’écrouler… ouais, bon, ça va deux secondes) et des stéréotypes  vus et revus (bon, on se retrouve tous en famille et on fait joujou avec les enfants). Du coup, il n’y a pas vraiment de réflexion fouillée, moins d’originalité que ce que j’attendais… et la claque visuelle du début du film ne se prolonge pas dans la suite. J’ai été déçu…


[Film] « Avatar », de James Cameron

19 juillet 2012

Forum elbakin.net, 8 janvier 2010.

Vu hier. En 3D, naturellement (mon premier film en 3D, et j’espère pas le meilleur).
C’est un très beau nanard…

Visuellement, c’est pas mal, ça va du moyen au très bon selon les séquences. On sent quand même lourdement l’ordinateur, un peu comme dans les derniers Star Wars, et les choix graphiques pour les animaux et les plantes donnent des résultats très variables, allant du très beau au « Pitié, j’ai mal aux yeux… ». Certaines ambiances colorées font penser à des posters cheap avec du bleu nuit, du violet et du rose et des effets lumineux faciles (i.e. même pas spécialement beaux). Et certains plans sont ruinés par une mise en scène pas spécialement raffinée…

(spoiler : exemple : les montagnes volantes de l’affiche : on a une belle montée en puissance avec le dialogue entre les personnages, puis le vol et l’arrivée devant les monts flottants ; les personnages découvrent les monts Hallelujah, plan large sur les rochers volants, bouches ouvertes des personnages… et c’est déjà fini. J’ai eu l’impression de les voir à peine, alors que pour le coup c’était beau.)

(spoiler : autres exemples : certains plans larges, vers la fin, sur la flotte des vaisseaux approchant des montagnes, ou bien sur les ikrans, sont ruinés par des effets d’ajustement de zoom complètement inutiles.)

Les Na’vis sont très crédibles, très humains… beaucoup trop proches des humains ! Au point qu’on a parfois l’impression de voir des acteurs grossièrement maquillés. Pour une peuplade lointaine, ça aurait marché, mais pour une espèce extra-terrestre, ce n’est pas génial.

Restent les vaisseaux, les engins et les décors des jungles de Pandora, qui sont en effet superbes (sauf les passages en violet et rose).

L’univers ? Passable. L’aspect visuel est bien, oui, pas de problème. Mais Pandora est un monde très classique, ce qui pourrait quand même donner quelque chose de très bien si le background ne restait pas aussi affreusement simpliste. Deux ou trois décors, deux ou trois créatures, un cadre général beaucoup trop terrien (la jungle) avec quelques plantes assez jolies, mais, au niveau créativité, ça n’atteint pas la cheville d’un Dark Crystal. Le tout sous-tendu par un symbolisme lourdingue au possible qui n’a aucun scrupule à utiliser des ficelles énormes déjà archi rebattues :

(spoiler) l’arbre-monde, le coup du « Mais en fait tout ça forme un réseau », la divinité simili-Gaia (évidemment ils sont monothéistes et évidemment c’est une déesse-mère) qui fournit d’ailleurs opportunément le deus ex machina de la fin, sans oublier l’élément le plus nanar du monde : les animaux USB. (/spoiler)

Et les Na’vis sont têtes à claque au possible : le cliché du peuple proche de la nature, au niveau technologique bas (aucune trace d’une évolution technologique, naturellement), réduit à une religion (aucune tension politique ou sociale, pas d’économie, pas de rivalité avec les voisins…), avec une culture réduite au minimum syndical (quelques colifichets génériques au possible, c’est tout ce qu’on verra de leurs arts), incapable de prendre des décisions par lui-même sans l’intervention du Bl- heu, Terrien venu de l’extérieur, et dont on retourne l’opinion comme une crêpe sans aucun problème, puisqu’il se comporte comme un bloc de foule soudé derrière un ou deux « vrais » personnages qui sont les seuls à avoir un minimum de volonté (et encore). Bref, le cliché du personnage collectif muet et télécommandé par les personnages principaux…

J’avais entendu le pire au sujet du scénario, et j’avais très peur, mais j’ai plutôt bien accroché… pendant la première demi-heure. Hélas, le film durait 2h40, et le scénario est devenu de plus en plus à baffer. C’est un amoncellement de clichés usés jusqu’à la corde, complètement téléphoné, bourré d’incohérences et d’invraisemblances plus grosses que le budget du film et si évidentes que ça en devient indécent. Le tout mortellement sérieux (ou alors drôle involontairement). On m’avait dit que c’était outrageusement copié sur Pocahontas : on avait eu raison. J’ajoute que si vous avez vu le dessin animé récent Mia et le migou, c’est exactement la même histoire, avec exactement le même pseudo-écologisme affreusement moralisant et culpabilisateur qui semble à la mode en SF/fantasy en ce moment (l’homme est forcément opposé à la nature, d’ailleurs la Nature va finir par tous nous tuer et ce sera bien fait pour nous ! *coups de fouet répétés*).

Bref, j’ai eu l’impression très agaçante de voir un film qui prend le spectateur pour un crétin, qui lui parle comme à un petit enfant, et qui n’hésite pas à sacrifier au passage l’univers et le scénario à un esprit allégorique moralisant dépourvu de toute nuance. Pour les gens qui n’ont jamais vu/lu de SF ou de fantasy, et qui ne verront pas à quel point c’est bourré de clichés, ça passera peut-être pour une belle fable écologique. Mais pour quelqu’un qui a un minimum l’habitude des (bons) univers de SF/fantasy, Avatar ressemblera surtout à un énorme gâchis de temps et de moyens, alors même que la trilogie du Seigneur des Anneaux et plusieurs autres bons films des années suivantes avaient montré que ce n’est pas parce qu’on a un gros budget et qu’on vise un large public qu’on est obligé de restreindre le scénario à un truc à peine digne d’être vu par un enfant de 5 ans.

Je continue à rêver à ce qu’un Spielberg aurait pu faire avec un sujet pareil… pas forcément beaucoup mieux, mais au moins la réalisation aurait été meilleure et le scénario un minimum décent…