Référence : The Greatest Showman, film musical réalisé par Michel Gracey, sur un scénario de Jenny Bicks et Bill Condon, avec une musique de John Debney et Joseph Trapanese, produit par Chemin Entertainment et Seed Productions, Laurence Mark Productions et TSG Entertainment, États-Unis, 2017.
L’histoire
The Greatest Showman se présente comme une comédie musicale inspirée de la vie de Barnum, le célèbre homme de spectacle américain du XIXe siècle connu pour ses freak shows puis son cirque. Le film relate rapidement l’enfance de Barnum dans un milieu pauvre puis son accession progressive au rang de « maître de la scène » (ou d’expert en fumisteries, selon les avis), sa relation avec son épouse, l’ouverture du musée Barnum, le recrutement et la mise en avant de la troupe dite des « freaks » et la collaboration avec la chanteuse d’opéra Jenny Lind. Le film est ponctué de nombreuses chansons.
Mon avis
Le film opte pour deux partis pris contestables. D’abord, il n’a pas grand-chose à voir avec la vie réelle de Barnum : c’est une comédie dramatique calibrée à la mode disneyenne (ce serait mieux passé en dessin animé, d’ailleurs, je crois), où Barnum est un gentil idéaliste pauvre qui devient le self made man américain typique et en profite pour aider les femmes à barbe, les nains, les géants, les siamois et tous les gens pas pareils à faire leur coming out dans un grand élan généreux et humaniste. Le film se veut rempli de bonnes intentions, mais, sur le plan de la vérité historique, ça ne tient pas la route une seconde dès qu’on connaît un peu le bonhomme. L’écart avec la réalité est si criant que j’ai eu l’impression d’entendre grincer des aiguillages à chaque nouvelle péripétie montrant la grande âme de celui qui était avant tout un homme d’affaires opportuniste et cupide.
Il y a deux façons de regarder le film à partir de là. Soit on le subit comme un exercice de révisionnisme révoltant par lequel Hollywood réitère le « humbug » (la duperie) de Barnum en réécrivant sa biographie de la façon la plus complaisante afin de légitimer sa propre industrie de grand spectacle opportuniste. Soit on accepte The Greatest Showman comme un film symboliste à message et non comme une biographie historique. Le problème n’est pas nouveau et s’est posé récemment pour d’autres films, comme l’obligeant Confident Royal de Stephen Frears (sorti lui aussi en 2017), qui retraçait la biographie d’un serviteur indien à la cour de la reine Victoria, Mohammed Abdul Karim (dit le Munshi), en conspuant le racisme de la cour britannique… tout en en exemptant la reine elle-même, présentée comme un parangon d’humanisme, là encore au prix de quelques écarts avec la réalité historique.
Faut-il s’attacher à la lettre ou à l’esprit, au respect de la documentation ou au message délivré au public ? Je laisse la question ouverte. Confident Royal et The Greatest Showman prennent la précaution de botter en touche quant à leur appartenance ou non au genre du film biographique : le premier parce qu’il se présente ouvertement comme un film comique, le second parce qu’il se réclame avant tout du genre des comédies dramatiques musicales hollywoodiennes. Mais Confident Royal ne réécrit pas l’histoire dans les mêmes proportions que The Greatest Showman, dont le principe tout entier repose sur un véritable révisionnisme béat. Imaginerait-on un film musical consacré à une exposition coloniale, qui présenterait les organisateurs comme des humanistes bienfaiteurs des minorités qu’ils exposent à la vue des foules moyennant paiement ?
Venons-en au deuxième parti pris du film : sa musique. Elle n’a rien à voir avec la musique réelle de l’époque de Barnum : c’est de la grosse pop commerciale qui tache. Non que j’aie quoi que ce soit contre la pop en général. Le problème, c’est que la réalisation aboutit à des scènes où la musique jure complètement avec les décors, costumes et accessoires, qui, eux, forment une reconstitution assez soignée de l’époque. Il y a en particulier une scène où Jenny Lind, la chanteuse d’opéra, chante quelque chose qui, dans l’histoire, est censé être un air d’opéra très émouvant, mais qui prend la forme d’une chanson aux sonorités complètement anachroniques (« Never Enough »), façon Adèle en moins bien. Le résultat est vraiment bizarre. Ce type d’anachronisme musical assumé a déjà été fait ailleurs au cinéma, par exemple dans le réjouissant Chevalier de Brian Helgeland en 2001, qui relatait la carrière d’un chevalier au fil de tournois scandés par du rock’n’roll (le film s’ouvrait sur un public de paysans occupés à scander We Will Rock You !). Un parti pris que The Greatest Showman semble avoir bien envie d’égaler.
J’ai eu du mal avec les deux partis pris, mais je pense qu’ils auraient pu emporter mon adhésion (ou au moins mon accord relatif) si je n’avais pas trouvé plusieurs défauts sérieux au film.
D’abord, le scénario est vraiment très sirupeux, rempli de clichés, avec des personnages assez inconsistants en dehors de Barnum et de son épouse (eux-mêmes très stéréotypés, tout de même). L’ambiguïté de Barnum dans ses relations avec les freaks (veut-il les aider à se faire respecter ou seulement les exploiter comme des animaux de foire ?) est un peu abordée vers le milieu du film, mais à peine, et sans rien qui écorne vraiment l’image très positive de Barnum qui est ici présentée. L’intrigue secondaire entre Carlyle (joué par Zac Efron) et Anne Wheeler (Zendaya) est clichée au possible et les dialogues ne relèvent vraiment pas le niveau. Pas plus que les paroles des chansons, qui feraient passer la bluette hollywoodienne la plus insipide des années 1950-60 pour un sommet de la chanson à texte.
Ensuite, les chorégraphies des chansons m’ont paru moyennement convaincantes, soit parce qu’elles étaient mal conçues en elles-mêmes, soit parce qu’elles étaient desservies par la réalisation et le montage. Le film essaie de réendosser, en la renouvelant un peu, une esthétique de vieille comédie musicale hollywoodienne classique, mais il n’y parvient que rarement parce que tout s’enchaîne bien trop vite : les mouvements des danseurs sont frénétiques, les changements de plans (cuts) sont trop rapides et ne laissent pas le temps d’admirer la beauté d’un décor ou des mouvements des danseurs. Dans certaines chorégraphies, les danses elles-mêmes sont brouillonnes et assez pauvres (dans la chanson « A Million Dreams », j’ai eu l’impression que Barnum et sa jeune épouse passaient leur temps à courir d’un bord à l’autre d’un toit d’immeuble pour menacer romantiquement de s’en jeter : sans doute le résultat d’un visionnage quelque peu hâtif de Chantons sous la pluie ou de West Side Story).
Quant aux chansons elles-mêmes, beaucoup m’ont semblé réutiliser dans leurs mélodies des ficelles musicales commerciales éculées qu’on entend partout depuis quelques années, ce qui fait que le résultat ne se hissait souvent pas beaucoup plus haut, à mes oreilles, que le niveau d’une mauvaise chanson de générique de fin de Disney ou qu’un tube pop préformaté imposé à grands coups de pub. Les percussions boum-boum pas subtiles et assourdissantes du début du film semblent copier l’ouverture de Chevalier à coups de marteau. Les choeurs sans paroles de « This Is Me » semblent récupérer allègrement les trucs remis au goût du jour par le groupe Of Monsters and Men (vous savez, ceux qui font « oh-oh-oh » ou « ouo-oua-ouoh » en fond tout le temps). Et j’ai été mis mal à l’aise par la chanson « This Is Me », qui se présente comme un numéro de coming out et d’empowerment des minorités inclues dans les spectacles de Barnum. Là encore, à s’en tenir au message proprement dit, tout cela semble plein de bonnes intentions. Mais j’ai eu l’impression que cet air se contentait de copier, en moins bien, les chansons LGBT du type I Will Survive ou I Am What I Am rendues célèbres par Gloria Gaynor, et qui, bizarrement, me convainquent plus, sans doute parce que la question du degré de sincérité ou d’opportunisme dans leur engagement inclusif est moins douteuse. Je ne peux pas m’empêcher d’y voir une récupération opportuniste de la part de studios hollywoodiens qui n’ont pourtant pas fait mieux que Barnum dans leur représentation à l’écran des minorités, LGBT ou autres. Cet exercice de vertu m’a laissé un goût de humbug.
La musique du Greatest Showman colle aux oreilles, ça se réécoute, mais ça ne gagne pas à la réécoute : ce n’est pas du Alan Menken, ni du Andrew Lloyd Webber, clairement. La musique n’invente absolument rien, elle essaie de récupérer tout ce qui marche en ce moment sans parvenir non plus à proposer quelque chose de cohérent, et ça m’agace. Ça fait regretter les comédies musicales de Broadway ou les productions françaises un peu plus cohérentes du type Notre-Dame de Paris.
En dépit de ses nombreux défauts et de ses partis pris embarrassants, le film a des qualités. À commencer par son acteur principal, Hugh Jackmann, qui n’est pas loin de porter le film à lui tout seul, tant il parvient à donner vie, chaleur et crédibilité à un personnage qui devait être bien plat sur le papier. J’ai été impressionné par sa performance. Le reste du casting, à défaut d’être très bien mis en valeur, joue correctement son rôle. Les décors et costumes sont soignés, sauf en quelques endroits (les lions en images de synthèse piquent les yeux). Il y a quelques belles scènes, notamment les chorégraphies avec les freaks, émouvantes et où tout le monde joue à fond, qui parviennent à donner un souffle incontestable à des moments comme la chanson « This Is Me ». Et le film multiplie tellement les efforts pour emporter le spectateur dans son mouvement que j’ai fini par m’y prendre en quelques endroits, en tout cas jusqu’à la réplique suivante vraiment trop plate ou jusqu’à la prochaine scène vraiment trop clichée.
Bref, je n’ai pas été bien convaincu. Le film m’a tout de même donné envie de voir La La Land, dont la bande originale est l’œuvre des mêmes compositeurs, mais qui a l’air un peu plus subtil.
Paragraphe contenant quelques révélations mineures. Le critique du Nouvel Observateur a relevé une énorme bévue dans le scénario en termes d’incohérence chronologique interne : les filles de Barnum ne vieillissent pas : elles sont enfants quand il débute, et toujours enfants 25 ans plus tard quand il ouvre son musée avec ses freak shows, et encore et toujours enfants à la fin du film plusieurs années après ! Fin des révélations.