Référence : Jules Verne, Mistress Branican, Paris, Librairie générale française, coll. « Le livre de poche », 2020 (première parution : Paris, Hetzel, 1891, avec des illustrations par Léon Bennett).
Quatrième de couverture de l’éditeur
« San Diego, 1875. Le capitaine John Branican part en campagne à bord du Franklin, laissant derrière lui sa femme Dolly et leur jeune fils, Watt. Les semaines passent et Dolly reste sans nouvelles de son mari. Trois ans et bien des drames plus tard, elle décide de mettre à profit un héritage inattendu en montant une expédition pour sillonner les mers du globe à la recherche de son époux disparu. Sa quête la mènera jusqu’aux confins de l’Australie où, lors d’une périlleuse équipée à dos de chameau, elle devra affronter mille et un dangers avant de découvrir la vérité.
Grand roman d’amour et d’aventure paru en 1891, écrit en hommage à la femme de John Franklin – grand explorateur disparu en 1845 lors d’une expédition à la recherche du passage du Nord-Ouest –, Mistress Branican dresse le flamboyant portrait d’une femme de caractère, prête à affronter toutes les formes d’adversité par amour.
Illustrations de l’édition originale Hetzel »
Mon avis
Une réédition radine
Mistress Branican est parue en 1891. Comme tous les autres romans de Jules Verne, il appartient désormais au domaine public, ce qui signifie que, depuis l’essor d’Internet, on peut en trouver le texte gratuitement et légalement en ligne sur des sites comme le projet Gutenberg et Wikisource. Cela reste beaucoup plus pratique, et beaucoup plus visible pour le grand public, d’en avoir des éditions papier, et c’est donc a priori une bonne chose que le Livre de poche ait choisi de rééditer le roman en 2020. A priori ? Oui, car, comme trop souvent dans ce genre de cas, l’éditeur se contente d’une réédition a minima : le texte, les illustrations d’origine, et c’est tout. Or, comme nous allons le voir, on ne peut plus lire Jules Verne, et en particulier lire Mistress Branican, sans un apparat critique adapté qui replace ce roman dans son contexte. Sans cela, on peut difficilement comprendre ce roman. Mais voilà : c’est seulement du Jules Verne, ce n’est pas comme si c’était un auteur classique… alors, on ne prend pas la peine d’ajouter la moindre introduction. Déception, donc, sur ce plan-là.
Cette radinerie tourne à la négligence quand il s’agit des détails. Parlons-en, des illustrations. D’abord, l’illustrateur n’est pas crédité correctement : le quatrième de couverture se contente paresseusement d’indiquer « illustrations de l’édition originale Hetzel », sans même mentionner le nom de la personne qui les a réalisées, à savoir Léon Bennett, merci pour lui. Son nom apparaît certes sur la page de titre issue de l’édition originale Hetzel et reproduite en tête du livre, mais il est moyennement lisible. Et tout aussi peu lisibles sont les cartes géographiques issues de cette même édition Hetzel, reproduites dans une mauvaise résolution d’image qui rend difficile de déchiffrer les indications de lieux écrites en petit. Un gâchis et une véritable gêne à la lecture pour un roman qui se déroule tout entier dans des parties du monde peu connues par chez nous (l’Océanie et l’Australie), qui nécessitent de réguliers coups d’œil sur une carte.
Dans la série « C’est une vieille édition, donc on n’a pas besoin de créditer les auteurs », le volume se termine par une biographie de Jules Verne en quelques pages qui ne porte aucune signature et dont on ignorera l’auteur. Je vous rassure, ce n’est pas comme si elle avait été écrite pour les besoins de cette édition : à lire certaines allusions chronologiques, j’ai cru deviner qu’il s’agissait de la reproduction d’une notice biographique datant, en gros, du milieu du XXe siècle. Un comble, quand on sait que les études sur Jules Verne et plus généralement sa postérité ont bien avancé en 50 ans.
Finissons-en avec cette édition en évoquant la couverture. C’est la seule nouveauté réalisée pour les besoins de cette réédition, ce qui montre bien les priorités de l’éditeur : une jolie couverture qui attire le chaland, et tant pis si, une fois acheté, le texte est incompréhensible pour le grand public et les illustrations de mauvaise qualité. La couverture en question se veut un souvenir des superbes couvertures des éditions Hetzel qui sont passées à la postérité en même temps que les romans eux-mêmes et que beaucoup de leurs illustrations. Hélas ! l’éditeur aurait mieux fait de conserver ces couvertures telles quelles : en l’état, les différents éléments repris des éditions Hetzel sont simplifiés et géométrisés à outrance, au point qu’on finit par ne plus trop comprendre ce qu’ils font là. Pourquoi ce soleil rouge qui, reproduit de cette couleur, évoque tout au plus le Japon ? Que font là ces soleils noirs dans les coins ? Le lectorat reconnaîtra-t-il les chaînons changés en vagues traits d’union tout autour de la couverture ? Où sont passés l’or, le bleu, la verdure qui ponctuaient si joliment les couvertures Hetzel, et pourquoi les avoir remplacés par ce trio rouge, noir et argenté si froid ? C’est assez navrant de se dire que ce même éditeur qui n’a pas voulu payer un ou une spécialiste de Verne pour écrire une introduction indispensable au volume, a consenti à payer un graphiste pour confectionner un souvenir aussi déformé et appauvri de couvertures qui n’avaient pas pris une ride et qui auraient pu être reproduites gratis.
Bref, voici une réédition papier qui a le mérite d’exister, mais c’est à peu près tout ce qu’elle a pour elle, et c’est une occasion manquée flagrante.
Passons au texte.
Un personnage féminin fort… selon les critères des années 1890
Mistress Branican m’a attiré car c’est à ma connaissance le seul roman de Jules Verne dont le titre mentionne un personnage principal féminin. Une épouse qui part à la recherche de son époux marin disparu, cela a des allures d’Odyssée de Pénélope. En réalité, l’inspiration de Verne est bien plus contemporaine. Le seul élément de contexte présent dans cette édition, sur le quatrième de couverture, porte là-dessus : le personnage de Dolly Branican s’inspire directement de celui de « la femme de John Franklin ». Vous remarquerez que le quatrième de couverture ne pousse pas la précision jusqu’à mentionner le nom de la femme en question. Cette femme, c’est Jane Griffin (1791-1875), seconde épouse de John Franklin (sa première épouse, la poétesse Eleanor Anne Porden, ayant succombé à la tuberculose). Parti explorer l’Arctique en 1845 avec un navire et un matériel ultramoderne pour l’époque, Franklin, n’ayant plus donné signe de vie trois ans après, fait l’objet de plusieurs expéditions de recherche, toutes exigées, encouragées puis directement financées par Jane Griffin. Trois expéditions infructueuses lancées par le gouvernement britannique aboutissent, en 1854, à déclarer Franklin et son équipage morts en service. Cela n’arrête pas Jane Griffin, qui finance personnellement plusieurs autres expéditions, notamment avec l’aide d’une souscription publique. L’une de ces expéditions, lancée en 1857, finit par être couronnée de succès puisqu’elle découvre les restes de l’expédition et fait la lumière sur le sort de John Franklin et de son équipage, mais sans retrouver aucun survivant.
L’inspiration est patente et Verne ne s’en cache pas. Le navire sur lequel embarque l’époux de Dolly Branican s’appelle le Franklin. L’époux de Dolly Branican s’appelle John. La popularité dont jouit Dolly Branican tout au long de ses recherches s’inspire de celle de Jane Franklin, qui parvint à mobiliser l’opinion publique en sa faveur pendant plusieurs années (d’où le succès de sa souscription publique pour financer une quatrième expédition après que le gouvernement britannique y eut renoncé). Et, si l’expédition réelle dont s’inspire Verne n’explorait pas l’Australie, il existe bel et bien un lien entre Jane Griffin et ce pays : la Tasmanie, île située à peu de distance au sud de l’Australie. John Franklin a été gouverneur de cette île en 1836. Jane Griffin, qui s’intéresse beaucoup à cette colonie, est la première femme d’Europe à y effectuer de longs voyages, sur les côtes sud et ouest ; grande voyageuse pour son époque, elle visite également la Nouvelle-Zélande et le Sud de l’Australie, puis jusqu’aux îles Shetland où elle accompagne l’une des expéditions parties en quête de son mari, sans aller toutefois elle-même jusqu’en Arctique.
Le roman de Verne n’a pourtant rien d’un simple décalque de la vie de Jane Griffin. Plusieurs différences en témoigne. Verne transpose le point de départ de l’intrigue sur la côte ouest des États-Unis, à San Diego (peut-être pour raccourcir un peu les trajets des expéditions de recherche). Le Franklin est un navire de commerce et non un navire d’exploration. Quant à Dolly Branican, elle accompagne l’expédition jusqu’au bout et y joue un rôle décisif. On peut donc dire que le personnage de Dolly Branican en fait plutôt davantage que son inspiratrice réelle.
Je vous livre ici une remise en contexte qui m’a furieusement manqué en commençant ma lecture du roman. C’est que, lu avec les critères actuels en matière de rôle des personnages féminins, Mistress Branican démarre de manière assez poussive. Autant la disparition du mari et le destin qui s’acharne contre Dolly Branican donnent lieu à des descriptions vivaces, autant, pendant les chapitres qui suivent, j’ai eu l’impression de piétiner en compagnie d’un fantôme. Le plus frustrant est de voir Dolly Branican tout faire pour mettre sur pied les premières expéditions en quête de son mari, puis… ne pas y prendre part et les regarder partir poliment, pendant que Verne encense l’équipage masculin des navires en question. J’avoue être passé par un moment d’incertitude en me demandant si tout le roman se déroulerait de cette manière, avec une « héroïne » cantonnée au port et qui se contenterait de distribuer gros chèques et voeux pieux à des équipages masculins. Par bonheur, la suite est plus intéressante !
La psychologie de Dolly Branican m’a, elle aussi, réclamé une certaine patience. Ce n’est pas une grande découverte que d’affirmer que la psychologie des personnages n’est pas le point fort de Jules Verne. Ses personnages sont des archétypes (si l’on est gentil) ou des stéréotypes (quand on ne l’est pas). Au mieux, ils rappellent les héros de bande dessinée d’aventure franco-belges à la Tintin, avec des caractères hauts en couleurs marqués par quelques traits à la limite de la caricature. Ce sont des silhouettes, ce qui ne l’est empêche pas d’être parfois inoubliables (le capitaine Nemo en témoigne). Frémissez, internautes : les premiers chapitres de Mistress Branican tentent d’explorer la psychologie féminine. A vrai dire, le résultat n’est pas si catastrophique. Les bases de l’intrigue avant le départ de Dolly Branican à la recherche de son mari réservent quelques rebondissements inattendus et lorgnent parfois curieusement du côté des romans de Jane Austen. Mais il ne faut vraiment pas s’attendre à des prouesses en matière de caractérisation des personnages : le résultat ressemble un peu à ce qu’aurait écrit Jane Austen si elle s’était équipée d’une serpe au lieu d’une plume. Les gentils sont tous beaux, vigoureux et intelligents. Les méchants se détectent à cent kilomètres de distance. Quant à Dolly Branican, elle met un bon moment avant d’être en état de partir à la recherche de son mari, et son sort a éveillé chez moi surprise et impatience, tant elle a l’air inexistante et passive au début du roman. Je veux encourager les gens qui se lanceront dans cette lecture après moi : cela s’améliore au fil des pages.
Reste que Verne aurait sans doute gagné à mieux lire George Sand et les récits d’écrivaines de son époque, car il semble réellement à la peine au moment de mettre en scène un personnage féminin fouillé. Il est bien plus à l’aise dans l’aventure, la vulgarisation et le registre comique ou fantastique que dans la psychologie réaliste, mais cela n’a rien de nouveau.
Un roman colonial
Ce roman est paru en 1891 : on ne doit pas l’oublier en le lisant, car beaucoup de ses facettes s’expliquent par ce contexte. L’intrigue, quant à elle, démarre en 1875 et s’étend sur quatorze ans, soit jusqu’en 1889 – année d’une Exposition universelle qui, à Paris, voit entre autres l’inauguration de la tour Eiffel, histoire de resituer un peu les choses. Mistress Branican, comme tous les Voyages extraordinaires de Jules Verne, s’inscrit dans le contexte de l’expansion des empires coloniaux des principaux pays d’Europe dans toutes les parties du monde. Mais tandis que d’autres romans connus de l’auteur (comme De la Terre à la Lune et Autour de la Lune ou Voyage au centre de la Terre) supportent bien la lecture pour qui ne connaît rien à ce contexte, Mistress Branican a absolument besoin d’y être replacé, car son intrigue en est indissociable.
Le roman relate la disparition d’un navire, le Franklin, et les trois expéditions menées à bien pour découvrir son sort et sauver les éventuels survivants de son équipage. Bien vite, l’intrigue se déplace vers l’Asie du Sud-Est et l’Océanie, puis vers l’Australie où prennent place les événements de toute la seconde partie. C’est ici qu’il faut se souvenir du contexte. Pour nous, au début du XXIe siècle, l’Australie est un pays certes lointain et exotique, mais bien connu au territoire bien maîtrisé, partagé entre une culture occidentalisée héritée de la période coloniale et les cultures aborigènes qui fascinent le monde entier par leurs mythes (au premier rang desquels le fameux Dream Time, le Temps du rêve qui relate les origines du monde) et qui ont connu une lente réhabilitation depuis les préjugés des premiers colons. Au moment où Jules Verne écrit, la situation est toute différente : l’Australie n’est pas encore entièrement connue des explorateurs occidentaux. Sa partie centrale figure encore en blanc sur les cartes. C’est l’un des vestiges des vastes terrae incognitae où les grands voyageurs se sont ingéniés à s’aventurer de plus en plus entre le XVIIe et le XIXe siècle. Pour le public de Jules Verne en 1891, c’est donc une destination inconnue, aussi périlleuse par endroits que les pôles ou que les profondeurs des océans.
Que connaît-on exactement de l’Australie et des Australiens à l’époque ? Jules Verne nous le dit, à grands renforts de documentation précise, comme à son habitude. Il cite les noms des principaux voyageurs, souvent anglais ou américains, qui ont cartographié la région. Il s’appuie ouvertement sur leurs écrits pour imaginer le voyage de Dolly Branican. Une introduction ou des notes auraient permis de mettre en valeur ce travail de documentation et, au passage, de vulgarisation de connaissances toutes récentes à l’époque de Verne, en montrant comme l’écrivain utilise ces sources documentaires pour imaginer son intrigue.
Mais là où une remise en contexte fait cruellement défaut, c’est dans le portrait que fait Verne des aborigènes locaux, et des peuples non occidentaux de manière générale. Mistress Branican s’appuie sur les conceptions racistes des savants européens de son époque, présente les aborigènes australiens et plusieurs autres peuplades du Pacifique comme des sauvages cannibales ne méritant qu’à peine le nom d’humains, et fait l’éloge des bienfaits de la colonisation présentée comme civilisatrice. L’antisémitisme, rare, apparaît au détour d’une phrase. Tout cela a très mal vieilli et suffisait à rendre indispensable une remise en contexte qui n’est pas faite du tout. Pourquoi Verne relaie-t-il de telles conceptions ? Sont-ce ses convictions personnelles ou ce qu’il trouve dans ses sources ? Dans quelle mesure est-il dans la moyenne, en retard ou en avance par rapport aux autres écrivains de son temps ? Ses idées se modifient-elles au fil de ses romans (sachant que Mistress Branican est un roman « de la maturité », les premières publications de Verne remontant aux années 1860) ? Une bonne édition de Mistress Branican se doit de fournir quelques réponses à ces questions, légitimes de la part du lectorat actuel.
Certaines réponses à ces questions sont évidentes pour le public actuel, mais d’autres sont beaucoup plus ardues à trouver. Par exemple, que penser de la présentation des aborigènes d’Australie comme pratiquant un cannibalisme généralisé ? Que croire, aussi, au sujet des autres coutumes évoquées et des mots de vocabulaire précis que Verne présente comme issus de la langue indigène, et qu’il a vraisemblablement puisés dans les récits de voyages de son époque ? Comment les connaissances sur les aborigènes et sur l’Australie ont-elles progressé depuis ce temps, et qu’ont-elles permis de mieux comprendre sur ces sujets ? Ce ne sont pas des informations si simples à trouver, même de nos jours, et c’est là qu’une fois de plus, cette édition m’a paru négligente, car on ne peut pas réellement comprendre le roman sans ces informations.
Cette remise en contexte incontournable aurait aussi le mérite de montrer la place que tenait Verne dans les débats de son temps sur tous ces sujets. Certaines phrases, de sa part, apparaissent comme engagées, dans un sens ou dans l’autre. Elles sont parfois surprenantes pour un regard actuel. Ainsi, Verne mentionne les massacres d’aborigènes perpétrés par les colons britanniques et semble les condamner, mais, plus loin, il paraît penser comme acquise et inéluctable la disparition de ces peuplades au profit des colons occidentaux. Il reproche aux Britanniques ces massacres, mais avec une ironie où j’ai cru reconnaître l’humour noir pacifiste qui transparaît ailleurs dans des romans comme De la Terre à la Lune : il indique en effet que les Britanniques auront le plus grand mal à présenter des spécimens d’Australiens à la prochaine Exposition universelle s’ils les ont tous tués d’ici là… A la décharge de Verne, on remarquera également qu’en dépit des fréquentes mentions du cannibalisme comme danger redoutable en Australie, cette pratique n’est jamais explicitement mise en scène dans les péripéties des personnages principaux et l’unique personnage d’aborigène un peu développé se comporte davantage comme un genre de négociant retors.
Aventure, feuilleton et personnages secondaires : le plaisir des détails
Mistress Branican est un roman d’aventure. Que vaut-il en tant que tel ? De manière générale, il prend beaucoup de temps à se mettre en place, mais monte en puissance peu à peu. Le récit de la première expédition pour retrouver John Branican s’avère aussi passionnant que de suivre un doigt sur un atlas accompagné d’une voix monocorde. Il faut dire que l’enjeu narratif est délicat : d’un côté, Verne veut augmenter les enjeux dramatiques en montrant que le navire reste introuvable en dépit des meilleurs efforts pour le retrouver ; de l’autre, comme on en est encore au début du roman, il ne faut pas beaucoup de jugeote, à la lecture, pour se douter que ces premières tentatives resteront infructueuses. Comme je l’ai dit, j’étais également impatient de voir la mistress Branican du titre entrer réellement en scène, ce qui finit par arriver, à mon grand soulagement.
Le rythme du roman dans son ensemble s’améliore nettement dans la seconde partie, où Verne, après avoir passé un temps infini à mettre en place diverses ficelles, les entrecroise avec toute l’adresse d’un romancier et d’un feuilletoniste. Plusieurs rebondissements bienvenus relèvent l’intrigue principale, en particulier l’histoire de la famille Branican. Je ne peux pas non plus ne pas mentionner deux personnages secondaires hilarants, à savoir l’explorateur britannique Jos Meritt et son domestique chinois Ghîn-Ghi. Ces deux-là forment une paire maître-valet comme Verne en a inventé de nombreuses dans ses romans, avec un maître excentrique et un valet terre à terre qui rappellent beaucoup Don Quichotte et Sancho Pansa, les stéréotypes nationaux en plus. Verne adore les stéréotypes nationaux, aussi bien à propos des pays d’Europe que du reste du monde. Tous les Américains ont un esprit d’entreprise et une vigueur admirables, tous les Anglais sont flegmatiques, etc. Jos Meritt, lui, est le type de l’Anglais excentrique, puisqu’il parcourt le monde entier en quête d’un chapeau, tandis que Ghîn-Ghi pourrait figurer dans les Tribulations d’un Chinois en Chine. Les dialogues entre ces deux personnages et leur rôle dans l’expédition sont parmi les moments les plus drôles d’un roman par ailleurs très (trop ?) sérieux. Et la double page que Verne consacre à la collection de chapeaux historiques de Jos Meritt est un morceau d’anthologie. Le théâtre comique, pratiqué par Verne à ses débuts, n’est pas loin.
Conclusion
Mal édité, souffrant furieusement de l’absence d’une introduction récente faite par un ou une spécialiste de Verne, cette édition de Mistress Branican n’est pas au grand honneur du Livre de poche. Et c’est très dommage, car elle empêche de profiter pleinement d’un roman qui, sans compter parmi les chefs-d’œuvre de l’écrivain, ménage de belles pages d’aventure et forme par ailleurs un témoignage important sur l’exploration et la colonisation de l’Océanie et de l’Australie vers la fin du XIXe siècle. Si vous avez peu lu Verne, je vous conseille de commencer par des titres plus connus et moins vieillis, comme Voyage au centre de la Terre (qui est mon petit chouchou). Si vous avez déjà beaucoup lu Verne, je vous recommande de vous procurer un ouvrage ou quelques articles bien conçus sur la vie et l’œuvre de cet écrivain avant de vous lancer dans Mistress Branican si vous voulez réellement en profiter. Et si vous cherchez des fictions mettant en scène des personnages féminins forts, ma foi, mieux vaut aller voir du côté de Jane Austen ou de George Sand (pour les romans réalistes et psychologiques) ou du côté de jeux vidéo comme Syberia du regretté Benoît Sokal (pour les héroïnes d’aventure)…