[Film] Retour sur… « Centurion », de Neil Marshall

13 septembre 2021

Référence : Centurion, réalisé par Neil Marshall, produit par Celador Productions, Royaume-Uni, 97 minutes, 2010.

Je poursuis ma série d’été sur les péplums des années 2000-2010. Après Alexandre et Agora, voici de nouveau un film à base historique, et de nouveau une approche légèrement différente de ce qui s’était fait jusque là. J’avais consacré un premier billet « à chaud » à Centurion en 2012 ; j’y reviens à l’occasion de cette série de billets, pour une analyse avec plus de recul. Ici, ce n’est pas la reconstitution qui prime, pour la bonne raison que le scénario du film se fonde sur une légende de l’Histoire elle-même née d’une énigme (résolue depuis) : l’absence de toute trace de la neuvième légion romaine, la Legio IX Hispana, après l’année 117 apr. J.-C. En réalité l’existence de cette légion est encore attestée au cours des années suivantes, mais à une époque les historiens se demandaient ce qu’elle avait bien pu devenir, et l’imagination des artistes s’est à raison emparée de cet excellent sujet de fiction.

Aussi bien le réalisateur, Neil Marshall, ne prétend-il nullement avoir tourné un film historique, mais simplement un film d’action et d’aventure librement inspiré de ce sujet. Dans le film, la neuvième légion romaine est en réalité vite expédiée : elle est massacrée au cours d’un guet-apens (à coups de boules enflammées, comme dans Troie : copie ou source commune ?) par des Pictes, un peuple écossais vivant au delà du mur d’Hadrien alors en cours de construction (du moins dans le film, car en réalité son édification ne commence que quelques années après, en 122). Plutôt que le destin d’une légion entière, c’est celle d’une poignée de survivants romains, dont le centurion du titre, qui intéresse Marshall : le film relate leur périlleux retour vers la frontière de l’empire, dans un pays de nature sauvage, et la chasse à l’homme que mène contre eux une troupe de Pictes implacables menés par une cheftaine assoiffée de vengeance.

Neil Marshall s’est fait connaître par ses films d’horreur, plus précisément de survival horror (un groupe d’humains paniqués doit rester en vie malgré la menace de [insérez ici quelque chose d’horrible]). On pouvait donc craindre un film dans la lignée de 300 de Zack Snyder (dont je parlais dans un précédent billet), avec une Antiquité fantasmée et une complaisante dans la violence… mais ce n’est nullement le cas. De la violence, certes, il y en a, mais elle n’est pas du tout filmée de la même façon, ni présentée de la même façon. Nul paysage lourdement retouché, nul ralenti sur les gerbes de sang, nulle musique de heavy metal : seulement des combats réalistes, dont la brutalité est montrée crûment mais n’est en rien exaltée. Si les Spartiates de 300 sont nés pour la guerre et semblent prendre leur pied dans la mêlée, tel n’est pas le cas des légionnaires romains de Centurion. Ils ont faim, froid, sommeil, ils veulent rentrer chez eux et sont terrifiés par la menace omniprésente des Pictes qui connaissent parfaitement ce pays inconnu d’eux, où ils vont mourir les uns après les autres. Bien sûr, il n’y a pas plus de façon de filmer neutre que de style neutre en écriture, mais la réalisation s’en tient, il me semble, aux conventions du film d’aventure, en s’autorisant seulement quelques moments épiques, notamment dans la virtuosité du combat final.

L’essentiel du film tient dans cette chasse à l’homme où les Romains, pour une fois, sont les victimes traquées. Les quelques personnages principaux sont campés clairement, mais sans atteindre des profondeurs psychologiques faramineuses. C’est davantage la cohérence du scénario, ainsi que son dénouement bien trouvé, qui font la qualité du film malgré ses ficelles classiques. Le contexte historique n’est jamais détaillé ni rappelé avec assez d’insistance pour ancrer vraiment l’intrigue dans son époque précise : l’histoire aurait facilement pu prendre place ailleurs, à une autre époque, ou même dans un univers de fantasy. C’est une aventure bien menée, qu’on regarde comme on lirait un (bon) album de Thorgal. Enfin, sans être atteindre la complexité d’Agora (dont je parlais ici il y a quelques semaines), le film contient des éléments de réflexion politique : les vicissitudes d’une puissance impérialiste aux prises avec un peuple recourant à la guérilla peuvent faire penser aux problèmes de la guerre américaine en Irak au moment de la sortie du film ; et, plus généralement, le dénouement amer de l’intrigue montre les valeurs du centurion se heurtant au cynisme du pouvoir qu’il a si âprement défendu.

Si la distribution du film est inégale (Olga Kurylenko en chasseuse picte ne se distingue pas exactement par ses qualités d’actrice), il est porté par son excellent acteur principal, Michael Fassbender, qui confère tout du long une crédibilité parfaite au centurion Quintus Dias. La musique, enfin, est très honorable.

Lors de sa sortie en salles, le film a été méprisé par la critique britannique et à peu près ignoré par la critique française : à tort, car il offre une aventure honnêtement menée et nettement moins prétentieuse que beaucoup de grosses productions aux scénarios autrement plus inanes.

Dans le même genre…

Sur le même sujet, vous lirez avec intérêt le roman pour la jeunesse britannique L’Aigle de la neuvième légion (The Eagle of the Ninth) de Rosemary Sutcliff, paru en 1954. Ce roman a d’ailleurs été adapté au cinéma par Kevin Macdonald en 2011, un an après Centurion. Bien que traitant de sujets proches, les deux films développent des intrigues et des ambiances bien distinctes : L’Aigle de la neuvième légion fait davantage alterner l’action avec l’exploration et montre plus en détail la société romaine, du moins dans sa première moitié, tandis que la seconde s’oriente plus franchement vers le film de vétérans et le thème de la survie, ce qui le rapproche de Centurion sans pour autant atteindre une atmosphère aussi sombre. Les deux films présentent un intérêt à mes yeux, L’Aigle possédant les avantages d’être visionnable par un public plus large (de jeunes adolescents, par exemple) et de tordre davantage le coup aux archétypes du militaire romain de péplum.

Si vous cherchez un roman mettant en scène l’armée romaine et qui se rapproche de l’ambiance angoissante de Centurion, je vous conseille Furor de Fabien Clavel, où une armée romaine explore une contrée apparemment maudite jusqu’à découvrir un étrange bâtiment dont vous comprendrez la nature bien avant les personnages… ce qui vous surprendra mais ne sera pas pour vous rassurer.

Enfin, si vous êtes rôliste, plusieurs jeux de rôle sur table proposent d’incarner des légionnaires (ou plus généralement des militaires) romains. Du côté des créations françaises, citons Praetoria Prima de Sébastien Abellan, paru aux éditions Icare en 2008 et où l’on incarne des membres d’une section secrète de la garde prétorienne chargés de remplir des missions de confiance pour l’intérêt de l’empire. Du côté des Etats-Unis, citons le supplément Weird Wars Rome , motorisé par le système Savage Worlds, où l’on joue de gentils militaires romains confrontés à toutes sortes de méchants étrangers sorciers et de créatures maléfiques aux frontières de l’empire (ce n’est pas moi qui force le trait, c’est le jeu qui recherche une ambiance pulp). Le premier m’a mieux convaincu que le second, mais présente le défaut de n’être trouvable que d’occasion à l’heure où j’écris ces lignes ; je lui souhaite de bénéficier d’une réédition un jour, car il présentait un beau potentiel.

J’ai d’abord publié ce billet sur le blog « Dans l’univers universitaire » le 24 décembre 2011 avant de le remanier pour le republier ici.


[Film] Retour sur… « Le Choc des titans », version de Louis Leterrier

31 août 2021

Référence : Le Choc des titans (Clash of the Titans), réalisé par Louis Leterrier, produit par la Warner Bros. et Legendary Pictures, Etats-Unis et Royaume-Uni, 2010, 106 minutes.

Histoire de prolonger un peu l’été, je poursuis ma petite rétrospective, entamée en juillet, sur quelques péplums de ces vingt dernières années. En 2010, même si le genre du film à l’antique avait ressuscité depuis dix ans (avec Gladiator de Ridley Scott, puis l’ambitieux Alexandre d’Oliver Stone et l’innovant Agora d’Alejandro Amenabar), les amateurs de mythologie n’avaient pas encore eu grand-chose à se mettre sous la dent : Troie, on l’a vu, s’obstinait à un historicisme fade, tandis que 300 donnait plus dans l’action et le gore que dans le merveilleux. Ce n’est donc qu’en 2010, avec Le Choc des titans, que votre serviteur mythophile eut le plaisir de voir enfin réapparaître dieux et monstres sur le grand écran. Ce n’était pas trop tôt ! En 2010, j’avais consacré au film un premier billet réunissant mes premières impressions. Onze ans après, voici une critique plus étoffée.

Le film fut raillé par la critique mais s’avéra un succès commercial. Il faut en convenir : ce premier retour au vrai péplum mythologique n’a rien de très mémorable. Encore faut-il, là aussi, prendre le temps de bien comprendre la nature du projet, afin de ne pas donner dans le faux procès et de faire au film les bons reproches.

L’aspect remake

L’affiche du premier Choc des titans réalisé par Desmond Davis en 1981.

Le Choc des titans est à l’origine un péplum réalisé par Desmond Davis et sorti en 1981, l’une des dernières grosses productions américaines du genre avant l’éclipse des années 1980-1990. L’histoire s’inspire librement du mythe de Persée, dont elle reprend les grandes étapes (l’enfance, la capture de Pégase, les Grées, l’affrontement contre Méduse, puis la victoire contre le monstre marin auquel devait être livrée Andromède) qu’elle réagence pour donner plus de cohérence à l’intrigue, non sans ajouter au passage quelques éléments spectaculaires (Méduse est un être mi-femme, mi-serpent ; le monstre marin est un Kraken mi-humanoïde, mi-poisson ; Persée affronte à un moment donné deux scorpions géants qui ne figurent pas dans le mythe antique ; les principaux monstres du film sont qualifiés de « Titans » malgré leur absence complète de lien avec les Titans mythologiques) et quelques personnages entièrement originaux (principalement Calibos, un homme difforme qui doit plus au Caliban de La Tempête de Shakespeare qu’aux écrivains grecs, et Bubo, une chouette-robot fabriquée par Héphaïstos à l’image de la chouette d’Athéna – la question de savoir si le R2-D2 de Star Wars a copié Bubo ou bien a été copié par elle est probablement l’une des controverses les plus passionnées de l’histoire du cinéma). Les effets spéciaux du film ont été réalisés par le fameux Ray Harryhausen, spécialisé dans l’animation de statuettes de monstres en image par image. L’ensemble, tant les acteurs que les effets spéciaux, a inégalement vieilli, mais conserve un charme certain.

Le Choc des titans sorti en 2010 est un remake de celui de 1981, du moins en principe. Garder cela en tête permet de moins s’exaspérer de certains des écarts par rapport au mythe antique : la présence de Calibos et des scorpions géants sont inexplicables autrement, de même que l’apparence de Méduse ou encore le caméo de Bubo dans une scène du film.

Cependant, le remake de Leterrier est tout sauf servile envers sa source : il apporte à son tour beaucoup de modifications à sa matière, la principale étant l’ajout d’un adversaire principal de Persée en la personne du dieu Hadès. Ce n’est plus Zeus (comme dans le film de 1981) mais Hadès qui lâche les Titans, c’est-à-dire surtout le Kraken, contre l’humanité en général et Persée en particulier ; et sa principale motivation est le désir de supplanter Zeus. Hadès cherchant à libérer des Titans monstrueux pour supplanter Zeus : cela ne peut que faire penser à l’Hercule de Disney, même si l’idée reste relativement générique. Autre élément nouveau : Persée se voit remettre une épée qui se change en simple bâton lorsque tout autre que lui s’en empare. Autre péripétie nouvelle : la place accordée aux scorpions géants, qui naissent ici de la main coupée de Calibos, est plus développée, et il faut une alliance originale entre les guerriers de Persée et des djinns du désert pour vaincre puis apprivoiser les monstres, qui deviennent les montures temporaires d’une caravane merveilleuse. Les modifications apportées au mythe sont donc beaucoup plus importantes que dans le film original : si Le Choc des titans de 1981 pouvait encore être qualifié d’adaptation à l’écran d’un mythe antique, celui de 2010 s’en écarte franchement pour basculer dans la fantasy mythologique.

On voit que, dans ce projet hybride, la réappropriation des inventions du film de 1981 n’est pas inintéressante, en particulier la transformation du rôle accordé aux scorpions. On observe aussi la résonance politique de l’apparition des djinns du désert, qui ont l’allure d’êtres ligneux aux yeux brillants, enveloppés dans des voiles bleus comme des touaregs, et dont on ne comprend pas la langue ; la séquence insiste sur la méfiance des Grecs envers ces démons orientaux, mais débouche sur une alliance, au terme de laquelle l’un des djinns ira jusqu’à se sacrifier pour aider Persée dans sa lutte contre Méduse, en se faisant exploser en une gerbe d’énergie bleutée (!). Difficile de ne pas y voir une allusion, consensuelle sur le fond mais résolument ludique dans la forme, à la peur américaine du terrorisme proche-oriental. Regardé au premier degré, c’est aussi une joyeuse rencontre entre mythologies comme on aimerait en voir plus souvent…

Le reste

Voilà pour l’aspect remake. Mais tout cela ne suffit pas à faire un bon film. Qu’en est-il du reste ? Sur le plan visuel, nous assistons enfin au grand retour des dieux de l’Olympe et des créatures mythologiques à l’écran. Si l’Olympe est un peu fade, l’aspect des dieux adopte un parti pris assez convaincant bien qu’éloigné de ses sources : celui de représenter les dieux dans des armures scintillantes tout droit héritées de la série d’animation japonaise Saint-Seiya (Les Chevaliers du Zodiaque). L’aspect des monstres est quant à lui réussi dans l’ensemble, et très conforme à la mode actuelle du réalisme sombre. Pégase lui-même a abandonné son habituelle couleur blanche pour une robe d’étalon noir. Charon, lui, a fusionné avec son navire pour former une entité de bois hautement antipathique. Si Méduse conserve l’apparence qu’on lui connaissait dans le film de 1981, le Kraken, de son côté, se rapproche de la représentation habituelle des krakens comme des calmars géants en se dotant de tentacules dont ne disposait pas son modèle harryhausenien (c’est probablement un effet du succès du mythe de Cthulhu, création de l’auteur américain H. P. Lovecraft remontant aux années 1930, dont le dieu monstrueux a mis à la mode les humanoïdes à tentacules).

Le seul grand reproche qui a été fait au film sur le plan visuel ne réside pas dans sa réalisation proprement dite mais dans sa conversion à la 3D relief, faite à la va-vite et qui semble avoir rendu certaines scènes pratiquement illisibles (le film est même devenu un exemple-type des ratages que peut entraîner une mauvaise conversion 3D). Mais pour qui regarde le film en 2D, le problème ne se pose pas, sauf dans les effets clinquants du générique, kitschissime.

Là où le bât blesse, c’est dans le détail du scénario et dans les dialogues. Un parti pris dans la lignée de Troie montre (il y en aura d’autres exemples) le consensus qui paraît régner à Hollywood dans la représentation du paganisme : le héros n’aime pas les dieux, dont le pouvoir lui paraît tyrannique et l’implication dans la justice sur Terre très insuffisante, et la question de savoir s’il va faire ou non quelque chose pour eux constitue donc le grand dilemme qui l’occupe pendant une bonne partie du film. Nous sommes bien entendu à des années-lumière de la mythologie antique, où la question ne se poserait même pas. Mais cela pourrait donner quelque chose d’intéressant si le personnage de Persée et sa relation avec Zeus étaient bien développés. Malheureusement, tout cela reste très schématique. Tout aussi schématique est le personnage d’Io (qui n’a rien à voir avec la vierge puis génisse du même nom) qui finit évidemment avec Persée. Les dialogues sont d’une platitude consternante, frappés eux aussi par la brevitas pontifiante hollywoodienne.

Le jeu des acteurs est probablement ce qui achève de plomber le film. Sam Worthington, en particulier, qui incarne Persée, est d’une inexpressivité qui tient de la prouesse. Quant à la musique, elle fait vaguement son travail d’accompagnement et d’entretien du suspense, mais son écoute à part du film m’a hélas confirmé qu’elle ne valait pas grand-chose en elle-même.

Conclusion

Que retenir de ce remake ? Pour ma part : quelques beaux paysages (la ville de Joffa, le désert), quelques beaux plans (la chevauchée sur les scorpions géants), un bon acteur (Ralph Fiennes en Hadès) et quelques idées récupérables pour une partie de jeu de rôle sur table, par exemple l’ébauche de cross-over trop brève entre la mythologie grecque et les djinns des croyances pré-islamiques qui viennent en aide à Persée contre les scorpions géants. On pourrait citer la scène avec Méduse, mais je continue à lui préférer celle de l’original de 1981, dont le rythme est plus lent, mais contribue mieux à poser une ambiance angoissante. Tout cela fait bien peu, et je dois dire que c’est un film que je n’ai même pas spécialement eu envie de revoir depuis le premier visionnage en DVD, c’est dire. Il faut lui reconnaître le mérite d’avoir fait redécouvrir le synopsis du premier Choc des titans à une nouvelle génération… mais avec un scénario bien plus simpliste que celui de l’original. Faut-il donc plutôt revoir le film de 1981 ? Pour son scénario, sans doute, qui était plus fouillé et plus intelligent (notamment le personnage de Calibos, l’une des multiples inventions du film). Mais ses effets visuels ont inégalement supporté le passage du temps (si la scène avec Méduse reste très regardable, les apparitions de Pégase font sourire) et il faut reconnaître que les acteurs et actrices de l’époque n’avaient rien de mémorable non plus : Harry Hamlin n’était guère plus expressif que Sam Worthington.

Alors ? Disons que les deux films sont à réserver aux cinéphiles soit très indulgents, soit prêts à supporter du cinéma plan-plan pour compléter leur culture sur le genre du péplum. Pour les autres, vous pouvez retourner lire un bon livre ou une bonne BD sur la mythologie grecque… ou carrément un roman de fantasy mythologisant comme ceux de l’Espagnol Javier Negrete (Le Regard des Furies, Alexandre le Grand et les aigles de Rome, Le Mythe d’Er…).

J’ai d’abord publié ce billet sur le blog « Dans l’univers universitaire » le 24 décembre 2011 avant de le remanier pour le republier ici.


[Film] « 300 », de Zack Snyder

2 août 2021

Référence : 300, réalisé par Zack Snyder, d’après le comic de Franck Miller, produit par Legendary Pictures, Virtual Studios et Cruel and Unusual Films, États-Unis, 2006, 115 minutes.

Résumé

Né dans la cité de Sparte, en Grèce centrale, au Ve siècle avant J.-C., Léonidas est formé par l’éducation militaire dispensée à tous les jeunes garçons de la ville. Après avoir triomphé des épreuves de l’agôgè, il gravit les échelons jusqu’à devenir roi. Une fois au pouvoir, Léonidas se trouve confronté aux émissaires envoyés par le puissant empire perse, qui s’étend en Asie Mineure, de l’autre côté de la mer, à l’est de la Grèce. Xerxès, le Grand Roi de Perse, réclame l’allégeance des cités grecques, sans quoi il les soumettra par la force. Léonidas refuse et fait massacrer les émissaires : c’est la guerre. Après avoir cherché en vain le soutien du conseil des éphores, le roi reçoit une prophétie d’une oracle peu vêtue. Pour arrêter l’armée des Perses, très supérieure en nombre, la seule solution consiste à choisir habilement le champ de bataille : ce sera le défilé des Thermopyles, une étroite bande de terrain entre la mer et une chaîne de montagnes abruptes.

Léonidas rassemble trois cents guerriers d’élite pour accomplir cette mission-suicide dont ils n’ont aucune chance de revenir vivants. Il est déterminé à faire la fierté de leur ville et à impressionner les autres Grecs. Tandis que le roi et ses guerriers se couvrent de gloire au combat, les dangers se multiplient pour Sparte, tant de la part d’une recrue refusée par Léonidas en raison de son handicap que de la part de Théon, un politicien spartiate sensible à la corruption des Perses et qui a des vues sur la reine Gorgô, la femme de Léonidas.

Mon avis

« Un film basé sur un roman graphique, qui était basé sur un autre film, qui était basé sur la propagande grecque antique, qui était basé sur une histoire vraie ! » (Bande annonce parodique de 300 sur la chaîne Youtube Honest Trailers)

Après Gladiator en 2000 et Troie (dont je parlais l’autre jour) en 2004, 300, sorti en France en 2007, a été le troisième péplum des années 2000 à remporter un grand succès au box-office. Encore une fois, il importe de prêter attention à la nature précise du projet afin de bien comprendre et donc de juger convenablement le film.

Le sujet général de 300 est de type historique : la résistance héroïque de trois cents guerriers spartiates face aux troupes d’invasion du roi perse Xerxès à l’occasion de la bataille du défilé des Thermopyles, pendant la seconde guerre médique, en 480 av. J.-C. Mais, contrairement à Alexandre d’Oliver Stone, 300 n’est pas du tout un film historique. C’est une adaptation d’un comic américain (plus précisément d’un roman graphique, c’est-à-dire grosso modo d’un récit autonome plus long que les bandes dessinées américaines classiques) dessiné et scénarisé par Frank Miller et paru chez Dark Horse en 1998, en cinq épisodes rassemblés en une intégrale l’année suivante.

Miller reprend, consciemment ou non, une tradition de « nu héroïque » antique illustrée notamment par Léonidas aux Thermopyles de Jacques-Louis David en 1814. A cette différence que Miller ajoute de gros calebutes en cuir. Pas des pagnes, non. Surtout pas. Des slips. Pour faire masculin. Et pas en tissu : en peau de bête. Pour faire plus masc… bon, vous saisissez l’idée. Subtil, n’est-ce pas.

La bande dessinée

Première source de confusion : bien qu’elle se fonde sur un sujet historique, la bande dessinée de Miller n’est pas une fiction historique, mais un récit fantastique librement inspiré d’une base historique et inspirée au départ par un film (La Bataille des Thermopyles réalisé par Rudolph Maté en 1962). Le roman graphique de Miller élabore un univers visuel nettement affranchi de la simple reconstitution et qui donne dans le fantastique ou le fantasmatique (un peu comme l’univers exubérant de l’adaptation en BD du roman Salammbô de Flaubert par Philippe Druillet, sauf que Druillet transpose le roman de Flaubert dans un univers de science-fiction). De là des éléments purement imaginaires, comme les piercings dorés du roi Xerxès, la représentation des éphores de Sparte en bossus libidineux, celle des Perses comme des espèces d’assassins enturbannés (les Immortels, soldats d’élite, portant quant à eux des masques et des épées d’allure japonisante), ou encore l’aspect fantastique de certaines créatures présentes dans l’armée perse.

Plus gênant : Miller centre toute l’intrigue sur le roi spartiate Léonidas et sa troupe de trois cents guerriers, en occultant complètement le rôle joué par Athènes et les autres cités grecques pendant cette phase de la guerre. Or c’est une déformation partisane de la réalité historique. Léonidas n’aurait rien pu faire sans les autres cités grecques, qui vont au combat avant Sparte, et avec beaucoup plus de troupes. Les Spartiates ne rejoignent l’alliance grecque qu’assez tard, officiellement en raison d’un rituel religieux à terminer… ce qui ne les empêche pas de réclamer de prendre le commandement de l’armée. Non seulement Miller ne dit rien de tout cela, mais il ne montre les autres Grecs que par les yeux des Spartiates, en se moquant de la pédérastie des Athéniens… alors que, dans la réalité, ce type de pratique existait aussi à Sparte (quoique de façon moins ouverte). Bref, Miller adopte un point de vue partiel et partial afin de faire l’éloge de Sparte et de ses guerriers. Pouvoirs surnaturels à part, les trois cents apparaissent pratiquement comme un personnage collectif de super héros, impression renforcée par leur équipement standardisé dans la BD (ils ont tous une lance, un bouclier, un casque et surtout une cape rouge très super-héroïque, mais dont l’exactitude historique me semble des plus limitées…). Leur glorieuse carrière militaire se termine en martyre, puisqu’ils finissent par succomber sous le nombre, cuisante défaite relatée dans le cinquième et dernier épisode… que Miller a intitulé toutefois « Victoire ». (Désolé de révéler la fin, mais la bataille a eu lieu il y a plus de 2500 ans… et ce n’est pas son issue qui fait l’intérêt du scénario.) Cela fait beaucoup de déformations pour pas grand-chose, et cela soulève une question toute simple : pourquoi s’entêter à se fonder sur un événement historique pour le respecter aussi peu ? Pourquoi ne pas avoir simplement inventé l’histoire de toutes pièces ? La réponse se trouve dans le projet de l’auteur, et c’est là que le bât blesse.

Frank Miller est un auteur de comics reconnu aux États-Unis, auteur de plusieurs chefs-d’œuvre du genre, dont plusieurs ont été adaptés au cinéma (par exemple Sin City, qu’on peut traduire par La Cité du péché ou, en gardant l’allitération dont les anglophones sont friands, La Ville des vices ou Le Patelin du péché – si cela vous rappelle les titres des films des années 1930, c’est le but, puisque le récit s’en inspire, mais les publicitaires du film en France n’ont pas dû juger que cela aiderait le film à attirer du public et ont préféré ne pas traduire le titre). L’une des principales qualités de la bande dessinée 300 réside dans son art achevé du récit visuel, notamment d’impressionnants dessins en pleine page. Le scénario, en revanche, s’il est porté par un souffle épique indéniable, m’a laissé sceptique par sa simplicité manichéenne et par l’idéologie implicite qui gouverne ses choix dans les libertés prises avec l’Histoire, des choix que Miller a effectués en pleine connaissance de cause puisqu’il s’est documenté sur la bataille avant d’écrire son scénario. Un tel univers, où la Grèce est entièrement éclipsée à l’exception d’une Sparte héroïsée dont le gouvernement aristocratique et eugéniste (les bébés malades ou handicapés sont jetés du haut d’une falaise – détail macabre mais, pour le coup, conforme à la réalité historique) fait de la vie civique une machine de guerre, où les Perses sont décrits comme une foule bigarrée de barbares décadents gouvernés par leur sensualité débridée et menés par un roi-dieu tyrannique, où l’apparence dit tout sur les qualités morales (les gentils sont beaux, les méchants sont laids et vice-versa), atteint un degré de fidélité inédit à son sujet dans la mesure où il pourrait être directement le produit de l’imagination d’un Spartiate du Ve siècle écrivant un texte de propagande pour glorifier sa cité !

Mais nous sommes au XXIe siècle, et héroïser Sparte au XXIe siècle n’a plus exactement le même sens. Rappelons que la cité de Sparte s’est caractérisée par l’un des régimes aristocratiques les plus durs de Grèce, par l’éducation la plus violente et par le pire traitement de ses esclaves, les hilotes. Il est quelque peu embarrassant de choisir cette cité en particulier comme parangon de l’héroïsme. Qui plus est, une telle reprise s’inscrit dans la lignée de nombreux « laconophiles » (admirateurs de Sparte), qui, en majorité, n’ont pas exactement été de fervents partisans de la démocratie. Démocratie que les Spartiates détestaient, d’ailleurs, comme ils le montrent bien pendant la guerre du Péloponnèse qui les oppose à Athènes entre 430 et 404 avant J.-C. : victorieuse, Sparte abolit le régime démocratique athénien et y impose un régime aristocratique policier et brutal, la Tyrannie des Trente, heureusement renversé au bout d’un an environ.

Frank Miller est très loin d’ignorer cela, et ses convictions politiques personnelles l’ont peu à peu rapproché de ce que les États-Unis comptent de plus extrémiste en matière de patriotisme violent, pour ne pas dire fascisant. Ses interviews sont éloquentes sur le degré de non-subtilité de sa vision du monde, en particulier du monde arabe, et elles confèrent une signification politique assez consternante aux anachronismes volontaires qu’il commet dans sa représentation des Perses de 300, montrés comme des combattants islamistes actuels dans un contexte qui n’a rien à voir (rappelons que l’empire perse était une monarchie avec suzerains et vassaux assez proche d’un empire médiéval européen dans ses mécanismes politiques, et non une organisation terroriste oeuvrant en marge des gouvernements ; quant à l’islam, il est apparu grosso modo mille ans après les guerres médiques…). Peu après l’adaptation en film de 300, un autre comic en date du monsieur, Holy Terror, paru en 2011, qu’il présente lui-même comme « un outil de propagande », mettait en scène un super-héros, le « Réparateur », partant en guerre contre Al-Qaida ; et ce qui aurait n’être qu’un récit médiocre sur le modèle de vieux comics de propagande du type Superman vs. Hitler, ou bien un joyeux défoulement lisible au second degré, s’est avéré un torchon gavé de l’islamophobie la plus primaire, qui a déconcerté et rebuté nombre de ses amis dans le métier et toute une partie de ses anciens fans. Bref, les choix de 300 en matière de liberté créative ne vont pas sans relents nauséabonds.

Selon l’expression accoutumée : « ils ont dû s’amuser pendant le tournage ». Le réalisateur Zack Snyder face à Gérard Butler, dont on se demande ce qu’il venait faire là (sans doute payer ses factures, comme tout le monde).

…et son adaptation

Revenons-en au film. Zack Snyder est un fan de comics, qui a déjà signé plusieurs adaptations toutes caractérisées par un recours abondant aux effets spéciaux numériques : ses films font partie de ces grosses productions récentes où la frontière entre prises de vue réelle et animation n’existe pratiquement plus, tant les images des acteurs sont lourdement retouchées. L’adaptation de 300 par Snyder se veut très fidèle à l’univers visuel du comic, et en accentue encore la dimension fantastique. Ciel d’encre, contrastes accentués, taches rouges des capes et des gerbes de sang, éclats métalliques des armes et des boucliers : les images du film sont autant de tableaux qui rappellent l’art pompier du XIXe siècle. La réalisation use et abuse des ralentis esthétisants hérités du bullet time de Matrix pour donner à voir (admirer ?) les corps des guerriers en plein élan, les corps d’ennemis transpercés, le sang qui gicle. Certains plans s’inspirent par ailleurs des procédés de mise en scène des jeux vidéo d’action, comme le défilement en parallaxe horizontale, qui donne à voir le personnage avançant pour tuer l’un après l’autre des ennemis qui se présentent en face de lui, tandis que le décor défile au rythme de sa course (ces scènes sont reconnaissables au sentiment de profonde frustration éprouvé alors par le spectateur du film, qui cherche en vain la manette de jeu). La bande originale du film, quant à elle, recourt moins à l’orchestre symphonique qu’à la guitare électrique. Il faut avouer qu’une bataille de hoplites sur fond de heavy metal, il fallait le faire, et cet anachronisme musical frappant joue paradoxalement en faveur du film, parce qu’il en souligne les écarts avec la réalité historique en rappelant à tout moment qu’on a affaire à un film d’action décomplexé.

Le film apporte plusieurs modifications au scénario de la bande dessinée. La reine de Sparte, Gorgô, a un rôle beaucoup plus développé. Et surtout, le film me paraît autoriser davantage de distance critique envers les Spartiates que le comic de Miller : l’introduction donne un tableau très sombre de l’eugénisme spartiate, et un certain nombre de répliques montrent que les Spartiates ne sont pas tellement meilleurs que les Perses qu’ils combattent. Malheureusement, le fond ne change pas beaucoup : même exaltation des Spartiates, mêmes moqueries envers les Athéniens avec « leurs philosophes et leurs amateurs de mecs », même manichéisme et même simplisme dans le partage entre des héros à la plastique sculpturale et des méchants invariablement dépeints comme laids, handicapés, monstrueux ou décadents. Le résultat atteint un tel degré d’outrance qu’il en devient difficilement tenable. Par exemple, il faut bien garder à l’esprit que ces Spartiates, si prompts à se moquer de la sexualité de leurs camarades athéniens, sont tous bodybuildés comme des Hercule de péplum italien des années 1950, et se promènent tous vêtus en tout et pour tout de sandales, d’une cape rouge, d’un casque et d’un… slip en cuir complètement anachronique, sorti de nulle part pour dérober au public puritain américain la vue de leurs organes génitaux (on pouvait imaginer de leur mettre des pagnes, plus proches de la réalité historique, mais Miller semble nourrir une peur panique de tout ce qui pourrait même lointainement ressembler à une jupe sur un corps d’homme). Une telle moquerie dans la bouche d’un Spartiate est donc plus comique qu’autre chose dans un film qui a établi un nouveau record en termes d’homoérotisme refoulé sur le grand écran.

Ce film est à mon sens l’exemple typique d’un récit qui peut être regardé et compris de multiples façons différentes selon le niveau d’éducation du spectateur et le type de références culturels dans lequel il a baigné auparavant. On peut le regarder comme un pur divertissement, et y voir soit un horrible nanar, soit un film d’action réussi, indépendamment de son manque complet de subtilité. Mais le contenu du film, comme celui du comic, rend parfaitement possible d’admirer au premier degré la violence qu’il esthétise et l’idéologie guerrière qu’il promeut, voire de le regarder comme un authentique appel à un choc des civilisations, idéologie dont Franck Miller se réclame. Des spectateurs particulièrement mal informés risquent même de prendre pour argent comptant les déformations historiques auxquelles recourt le scénario pour exagérer le rôle de Sparte au détriment de celui des autres cités. Autrement dit, comme toujours, une mauvaise connaissance de l’Antiquité expose à toutes les récupérations politiques et idéologiques.

Par bonheur, le film est si outré qu’il a donné lieu immédiatement à d’innombrables parodies, sur Internet (le fameux cri de Léonidas « This is Sparta ! » en tuant l’émissaire perse est devenu un « mème ») et aussi en film, puisqu’une parodie québécoise, Spartatouille, est sortie en 2008. De quoi rassurer un peu sur les risques de prendre le film trop au sérieux. D’ailleurs, si vous comprenez l’anglais, je vous recommande l’hilarante « bande-annonce honnête » de 300, sur la chaîne Youtube Honest Trailers, qui se fait un plaisir de récapituler les excès du film.


[Film] « Troie », de Wolfgang Petersen

5 juillet 2021

Référence : Troie, film réalisé par Wolfgang Petersen, produit par la Warner Bros., États-Unis, 2004, 163 minutes.

L’histoire en deux mots

Achille est le meilleur guerrier de Phthie, peut-être de la Grèce entière. Bien qu’engagé au service d’Agamemnon, le puissant roi de Mycènes, Achille n’en fait qu’à sa tête ; les deux hommes ne s’apprécient guère. Ménélas, frère d’Agamemnon et roi de Sparte depuis son mariage avec la belle Hélène, vient de conclure un traité de paix avec la lointaine Troie, opulente ville de la côte de l’Asie Mineure. Mais voilà que Pâris, prince de Troie, s’éprend d’un amour réciproque avec Hélène : tous deux s’enfuient à Troie. Priam, le père de Pâris, et Hector, son frère, meilleur guerrie de Troie, sont furieux, mais il est trop tard. Agamemnon ne laisse pas passer cette occasion d’envahir une ville rivale aussi riche que puissante. C’est le début de la guerre de Troie, qui durera dix longues années.

Très librement adapté du cycle épique de la guerre de Troie, le film s’inspire des résumés connus des Chants cypriens qui relatent le déclenchement de la guerre, puis saute directement à l’intrigue de l’Iliade, avant de montrer la fin de la guerre, connue par les flashbacks présents dans l’Odyssée qui résument l’histoire du cheval de Troie. Le scénario est fortement centré sur Achille et sur sa recherche de gloire.

Mon avis

Troie, c’est LE péplum que tous les antiquisants ont vu quand il est sorti en 2004. C’est aussi leur souffre-douleur, en raison de ses très nombreux écarts par rapport à la matière antique dont il s’inspire (le cycle épique de la guerre de Troie). Il a cependant des mérites, dont le premier a été d’exister et d’avoir assez de succès pour achever de convaincre les producteurs (dont l’extrême prudence, pour ne pas dire la couardise, est bien connue) que parler d’Antiquité et de mythologie pouvait leur rapporter des sous. Bref, Troie a transformé sur le terrain grec l’essai de Gladiator (Ridley Scott, 2000) en pays romain. Le problème, c’est qu’en termes de cinéma et plus encore de mythologie au cinéma, le résultat laisse effectivement sur sa faim.

Les partis pris du film : une guerre de Troie « historicisée »

La démarche du film est la suivante : prendre pour base l’histoire classique de la guerre de Troie (non pas seulement les événements couverts par l’Iliade, mais l’ensemble de la guerre, de ses origines – l’enlèvement d’Hélène – à sa fin – la prise de Troie) et en relater les grandes lignes dans un film qui se rattache au genre de l’épopée, mais évacue entièrement la part de merveilleux propre aux épopées homériques, au profit d’une lecture « historicisée » du récit qui fait la part belle au politique. On ne voit donc aucun dieu dans Troie, ni aucune créature surnaturelle, et les personnages sont des humains dépourvus de tout pouvoir particulier. Pourtant, les héros de l’Iliade, Achille et Hector surtout, sont là en vedettes. Mais de la conception de l’héroïsme proposée par l’épopée homérique, le film ne retient qu’un message hollywoodien plein de mâle grandeur : l’homme accède à l’immortalité par ses actes qui le font entrer dans la légende. Sur ce point, ce n’est pas si mal, car après tout il y a de ça dans le destin de l’Achille et de l’Hector d’Homère.

C’est le reste qui tient moins la route. Car en dehors de l’éviction des dieux et du merveilleux, le film conserve (très globalement) la trame narrative de sa matière antique… non sans certains paradoxes. L’apparition de la mère d’Achille, Thétis, au beau milieu d’une étendue d’eau, n’a plus le moindre sens puisque le film oublie sa nature de déesse, et la scène tourne au ridicule (on ne sait pas du tout ce que Thétis fait dans cette eau). Un épisode comme le cheval de Troie, en particulier, perd beaucoup (à mon sens) à être repris en dehors de son contexte merveilleux. Et surtout, pourquoi avoir donné à ce cheval, supposé être une offrande à Athéna, l’allure d’un collage de morceaux d’épaves ? On ne le saura peut-être jamais. Le fait est que l’éviction des dieux n’était qu’un début : la vision que donne le film de la religion est terriblement négative. En général, lorsque quelqu’un prie (au hasard Priam ou Andromaque), non seulement ses vœux ne se réalisent pas, mais il (ou elle, ou la personne qui faisait l’objet de la prière) finit par se faire tuer, parfois dès la scène d’après. Je n’ai jamais vu un film aussi athée que ce premier néo-péplum de mythologie grecque. Un comble ! … mais un choix esthétique possible, qui tiendrait la route si le film avait pris plus franchement ses distances avec sa matière et su proposer une réinterprétation plus complète du mythe antique. Or ce n’est pas le cas.

Un résultat médiocre

Le résultat est un film de guerre vaguement mâtiné d’intrigue politique (elle se résume en réalité à dépeindre Agamemnon comme un politicien cynique, dont la coalition rassemblée sous un prétexte de point d’honneur mais guidée en réalité par des intérêts impérialistes, pouvait rappeler à l’époque la guerre du président Bush contre l’Irak – mais l’allusion reste bien sage). L’intrigue – héritage de son modèle antique – n’est pas sans qualités, notamment dans son absence de manichéisme, chaque camp étant présenté comme également valeureux et également miné par ses propres dissensions internes. Hélas, les dialogues sont frappés au coin de la mode hollywoodienne de la brevitas pontifiante et se résument trop souvent à des échanges de formules creuses déjà entendues et réentendues dans de nombreuses autres grosses productions (et que l’on a ré-réentendues ensuite dans d’autres néo-péplums au cours des années suivantes…).

Quant aux écarts du scénario par rapport aux variantes les plus répandues du mythe antique, certains sont explicables par la volonté de ne pas multiplier les personnages et fonctionnent assez bien (ainsi le film fait d’Hector celui qui tue Patrocle, alors qu’il est avant tout blessé par Euphorbe dans l’Iliade ; Achille, qui meurt dans le cycle épique bien avant la prise de Troie, survit ici jusqu’au moment du sac de la ville). Mais beaucoup d’autres aboutissent à passer sous silence des épisodes intéressants, et les remplacent par des péripéties dont je comprends assez mal l’intérêt.

Par exemple, pourquoi ce guet-apens avec de grosses boules enflammées projetées contre les navires achéens, et pas simplement une attaque particulièrement dangereuse d’Hector menaçant d’incendier lui-même les navires comme dans l’Iliade, ou bien une reprise de la Dolonie, autre épisode de l’Iliade ? Pourquoi faire mourir Ménélas et Agamemnon à Troie ? Pourquoi faire faire une apparition à Énée en faisant de lui un jeune inconnu alors que c’est un fameux chef troyen, et faisant de lui l’héritier d’une « épée de Priam » qui sort littéralement de nulle part ? Autant de questions sans réponse, autant de maladresses qui trahissent un manque de cohérence du projet. Le film se montre par ailleurs très timoré en choisissant de faire de Patrocle un « jeune cousin » d’Achille, et non son amant, alors que cette variante, même si sa présence effective dans l’Iliade fait l’objet de débat parmi les hellénistes, a connu une postérité abondante pendant et après l’Antiquité, et avait tout à fait sa place dans une adaptation du début du XXIe siècle. Cet « hétérowashing », qui évince les intrigues entre personnages de même sexe, est hélas une constante dans les péplums, et les exceptions sont bien rares (la principale parmi les péplums du XXIe siècle étant Alexandre d’Oliver Stone, sorti la même année que Troie).

Les connaisseurs et connaisseuses en matière d’Antiquité grecque n’ont pas eu de mal à repérer toutes sortes de raccourcis au mieux maladroits, par exemple le fait que Sparte, ville continentale par excellence, se trouve ici téléportée au bord de la mer et dotée d’un port, ou encore ce lever de soleil sur la mer vu depuis la plage de Troie, alors que cette dernière donne vers l’ouest. Je comprends l’intérêt d’accélérer le récit de la fuite d’Hélène et de Pâris, mais les libertés prises avec la géographie grecque atteignent ici des extrêmes embarrassants. On a déjà tout dit sur les problèmes posés par l’écart entre le mythe de Troie et la réalité historique de cette ville et sur le bizarre mélange d’époques auquel donne lieu l’architecture hollywoodienne de Troie (Achille et Patrocle s’entraînent ainsi dans les ruines d’un temple grec de style classique, style complètement anachronique par rapport aux époques dont s’inspire l’Iliade). Personnellement, ce type de détail me gêne moins que les écarts inutiles avec le mythe antique, surtout quand ces écarts débouchent sur une histoire pataude et des personnages plus plats que des peintures de vases grecs (lesquels, au moins, étaient incurvés).

Le casting, bardé de stars, a été taillé pour attirer le public : Brad Pitt dans le rôle d’Achille, Diane Kruger en Hélène et Orlando Bloom en Pâris, mais aussi un Eric Bana très convaincant en Hector et Peter O’Toole mémorable en Priam. Les décors et les costumes sont soignés, mais quelque peu austères et à la limite un peu fauchés par rapport à ce qu’on aurait pu attendre d’une grosse production. La musique de James Horner fait son travail pour installer une ambiance « archaïque » sans beaucoup de subtilité, en usant et en abusant des ficelles « tribales » (ah, les voix de femmes aux plaintes inarticulées…). J’ai appris plus tard qu’une première bande originale du film avait été commandée par la Warner à un autre compositeur, Gabriel Yared, avant d’être refusée au dernier moment, ce qui a obligé James Horner à en livrer une autre en un temps très restreint. Cela me rend plus indulgent envers la musique de Horner, qui aurait sans doute fait mieux s’il avait bénéficié de davantage de temps… mais cela fait encore baisser dans mon estime la Warner Bros., qui, non contente de refuser brutalement un travail sans même laisser à son compositeur la possibilité d’y apporter des modifications, est passée à côté d’une superbe musique, publiée depuis (on en trouve aussi de larges extraits sur Internet) et qui aurait donné au film une toute autre grandeur.

Il faut dire aussi dire un mot de la représentation des combats, qui ne correspond absolument à rien et mélange allègrement tout et n’importe quoi : on voit ainsi Achille et ses Myrmidons former une tortue romaine pendant leur débarquement sur la plage de Troie, ou encore Achille et Hector se battre en maniant leurs lances comme des espèces de bâtons. Quant aux chorégraphies, elles inaugurent un inlassable retour des mêmes procédés que l’on retrouve invariablement par la suite dans les autres néo-péplums : Hollywood doit former davantage de maîtres d’armes, ou ses scènes de combat seront condamnées à être toutes identiques… En termes de réalisation, enfin, Troie se situe dans la lignée de Gladiator par son approche assez classique (académique ?) des scènes de combat, qu’elle filme sans effets gore, ni ralentis ou procédés du même genre, dans une optique plus proche des films d’aventure que des films d’action ou d’horreur. Un parti pris qui apparaît a posteriori rafraîchissant à côté des litres d’hémoglobine et de l’ultraviolence absurde de films ultérieurs comme 300 ou Les Immortels : Troie, lui, peut se montrer sans problème à un public familial très large.

Dans le même genre…

Pour une adaptation « historicisante » plus réussie du cycle de la guerre de Troie, je ne saurais trop vous recommander de lire le comic L’Âge de bronze d’Eric Shanower. Parti du même postulat que le film de Petersen (ne jamais montrer explicitement les dieux ou le surnaturel), Shanower suit scrupuleusement la matière antique. Il donne ainsi vie et visages à la foule de personnages du cycle troyen et s’appuie sur une documentation historique abondante pour imaginer la Grèce et les principaux lieux de l’histoire. Il a le bon goût de restituer avec réalisme les croyances religieuses des personnages (qui peuvent ainsi avoir des visions, des cauchemars prémonitoires, ou croire reconnaître des signes divins). Le seul reproche que je trouve à lui faire est qu’il surcaractérise les différences physiques et culturelles entre les Achéens et les Troyens, en assimilant ces derniers à des Hittites, alors que, dans l’Iliade, les Troyens ont davantage de points communs que de différences avec leurs assaillants.

J’ai d’abord publié ce billet sur le blog « Dans l’univers universitaire » le 24 décembre 2011 avant de le remanier pour le republier ici.


[BD] « Lanfeust de Troy », par Tarquin et Arleston

15 février 2021

Référence : Didier Tarquin (dessin), Christophe Arleston (scénario), Yves Lencot et Claude Guth (couleurs), Lanfeust de Troy, Toulon, Soleil Productions, 8 tomes, 1994-2000.

L’histoire

Dans le monde médiévalisant de Troy, la magie existe et chacun possède un pouvoir magique différent. Celui de Lanfeust consiste à faire chauffer le métal, ce qui a fait tout naturellement de lui un apprenti forgeron. Adolescent, Lanfeust coule des jours heureux mais souvent embarrassés entre ses deux amours : la blonde Ci’an, fille de Nicolède le sage du village, son amie d’enfance, qu’il est prédestiné à épouser un jour ; et la brune Cixi, une garce aussi insupportable que bien roulée, qui lui fait les yeux doux. Lorsque Lanfeust se trouve par hasard en possession de l’épée du chevalier Or-Azur, une arme faite d’un ivoire inconnu, sa magie change et il se découvre des pouvoirs apparemment illimités. Le sage Nicolède décide alors de l’emmener à Eckmühl, la ville des sages, spécialistes de la magie, pour examiner cet étrange phénomène. En chemin, ils rencontrent et apprivoisent le féroce troll Hébus. Dire que leur quête ne sera pas de tout repos est un euphémisme : non seulement les voyages sont longs et périlleux sur Troy, mais Lanfeust et ses compagnons se rendent bientôt compte qu’ils ne sont pas les seuls à convoiter l’épée. Un autre jeune prodige, Thanos, a lui aussi développé des pouvoirs illimités au contact de l’épée, et il est bien décidé à se l’approprier afin de devenir le maître du monde. Bref, l’avenir de Troy tout entier est en jeu.

Mon avis

J’avais lu Lanfeust de Troy il y a de longues années, vers la fin de mon adolescence. Il y a quelques mois, étant retombé sur la série complète, j’ai eu envie de la relire. Autant le dire tout de suite : ça a été une grosse déception. Je n’ai jamais été un grand fan de cette bande dessiné, mais je conservais un bon souvenir de ma première lecture. Mais à la relecture, j’ai terriblement peiné. Mes goûts ont changé en vingt ans, c’est normal, mais j’ai eu l’impression que beaucoup de défauts que je n’avais pas vus ou sur lesquels j’avais gentiment passé à la première lecture m’ont sauté à la figure, sûrement renforcés par le fait que j’ai tout relu en deux jours.

Ça va pas

Voyons les dégâts :

– Le dessin est encré à la truelle et colorisé comme une voiture volée. Toutes les fourrures sont faites de mèches pointues, le trait est inutilement épais, tout devient anguleux sous prétexte de dynamisme. Et, vraiment, les couleurs sont criardes. Les effets de dégradés du crayon sont noyés par ce traitement malencontreux. Ce qui est terrible, c’est que j’aime beaucoup mieux les crayonnés. J’avais eu la même impression avec Trolls de Troy (autre série dans le même univers) à l’époque, le dessin de Mourier n’étant pas beaucoup mieux mis en valeur. Une vague impression qu’il faut faire du tape à l’œil pour attirer les lecteurs. Encore un mausolée à la subtilité.

– Les personnages sont extrêmement stéréotypés et globalement très plats jusqu’aux deux ou trois derniers tomes, où certains évoluent, mais avec des virages à 180 degrés (surtout Cixi, mais on pourrait le dire dans une moindre mesure du chevalier Or Azur).

– La répartition des rôles des personnages au sein du groupe est d’une rigidité mécanique digne d’un jeu de rôle massivement multijoueurs du type World of WarCraft, en particulier avec C’ian dans le rôle de la guérisseuse qui guérit Lanfeust à répétition. Ça donne parfois lieu à des contraintes intéressantes pour l’histoire, mais ce n’est pas subtil.

– Les combats, justement, parlons-en… La série se compose en bonne partie de combats à répétition contre des monstres ou d’autres types d’ennemis. Certes variés, les monstres, mais, en gros, tous les itinéraires suivent la structure suivante : on voit, on risque de se faire bouffer, on tape, on tue. Au bout de huit tomes, ça fait beaucoup.

– L’humour basé sur des références à des publicités ne me fait plus rire… et paraît déjà bien vieilli. Certaines références sont d’ores et déjà incompréhensibles pour les générations actuelles : la série vieillira mal, à moins d’en publier des éditions avec un apparat de notes explicatives… Les références à la vieille série télé Zorro sont un peu plus amusantes mais lourdingues. Les scénarios de René Goscinny, eux aussi, regorgeaient de références, mais Goscinny choisissait en majorité des références culturelles partagées plus durables (proverbes, allusions aux cultures locales de tel ou tel coin de France, grands films…), ce qui fait que ses albums restent compréhensibles et drôles, même quand on ne remarque plus certaines allusions plus datées (comme les personnages qui reproduisent parfois le visage de tel ou tel acteur, sportif ou présentateur de télévision des années 1960-1970). Arleston n’a souvent pas cette prudence, ce qui risque de nuire à son œuvre à moyen et long terme. Pour prendre un point de comparaison plus récent, les références humoristiques de De Cape et de crocs d’Ayroles et Masbou, qui puisent habilement à tous les râteliers, aussi bien dans la culture classique la plus scolaire (Molière, La Fontaine, Cyrano de Bergerac) que dans la culture populaire (de Rambo et des westerns au lapin jaune du métro parisien), vieilliront bien mieux, je pense.

– J’ai souvent eu l’impression d’assister à une mauvaise caricature de la bande dessinée Thorgal de Rosinski et Van Hamme par plusieurs aspects, en particulier la rivalité entre la blonde légitime (Aaricia / C’ian) et la brune tentante mais insupportable (Kriss de Valnor / Cixi), et bien sûr l’univers de fantasy épique peuplé de dieux et de monstres. Sauf qu’au delà de leur recours commun à des clichés pluriséculaires au sujet des brunes et des blondes, les personnages de Van Hamme et Rosinski ont infiniment plus de profondeur et de grandeur épique que ceux de Lanfeust, et ses scénarios sont autrement mieux ficelés, pendant qu’Arleston semble régurgiter un manuel de scénario sur le voyage du héros selon Joseph « Encore moi ! Achetez mes bouquins ! » Campbell. J’ai mieux vu aussi tout ce qu’Arleston a pu emprunter aux Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett, notamment dans les encadrés de narration et dans le traitement des dieux. L’originalité d’une partie de son univers en prend un coup… et la comparaison avec Pratchett n’est pas en sa faveur.

– De la fesse, du sang et des tripes à outrance, souvent de manière gratuite. On pourrait qualifier gentiment ça de « rabelaisien », mais chez Rabelais les personnages ont une psychologie plus fouillée (si !) et il y a un propos de fond. Là, comme je le disais, c’est gratuit. Le côté défoulatoire n’est pas désagréable un moment, mais, là encore, la BD trouve ses limites quand on la relit dans son ensemble en peu de temps : les ficelles sautent aux yeux et l’histoire derrière apparaît assez creuse. Autre chose : il y a un contraste très fort entre le choix de montrer une violence graphique crue, avec du sang, des tripes, etc. et le traitement des personnages, qui ne sont jamais marqués durablement par cette violence. Quant aux personnages secondaires, ils s’en prennent plein la figure et on ne les revoit plus ensuite, un peu comme dans les dessins animés Disney des années 1990-2000 où on a régulièrement droit à des gags avec des figurants qui se font casser les dents et basculent en arrière avec de petites étoiles autour de la tête avant de disparaître à jamais dans le décor. Sauf qu’au moins dans ces films-là on ne leur fait pas sortir les tripes. Or c’est pour moi une incohérence majeure qui rend le tout irréaliste et cartoonesque (comme les dessins animés Disney, encore) et fait que je ne peux plus vraiment m’intéresser aux personnages. Si on montre la violence de la guerre dans toute son horreur, sans montrer la souffrance et les conséquences sociales et psychologiques de la violence, c’est une façon d’idéaliser la violence, ou alors c’est un univers conçu de façon inepte. Lanfeust de Troy se décide enfin à montrer réellement la souffrance de manière plus mature quelque part vers le tome 6 ou 7, avec le méchant Thanos qui torture quelqu’un d’une manière qui a réellement des conséquences dans l’histoire et qui fait changer un personnage.

– Une chose qui m’a beaucoup surpris (en mal) a été de redécouvrir en détail la conception des rôles de genres dans cette BD. Je me souvenais de quelque chose d’assez cartoonesque, mais avec des personnages féminins forts, notamment Cixi. Las… Outre le fait que la conception de la virilité dans les huit tomes reste caricaturale, je n’avais pas vu le sexisme diffus étonnamment conservateur qui se dégage de l’ensemble. Les personnages de « femmes fortes et libérées » n’offrent guère qu’un vernis sous lequel le scénario ressemble surtout à un étalage de fantasmes masculins, avec Ci’an, Cixi et plusieurs autres réduites au rôle de pin-up à répétition. Naturellement, ce sont les mâles (Lanfeust, Hébus et compagnie) qui se battent, pendant que les femmes restent dans le public et, au plus fort de leur fureur, peuvent tout au plus gifler quelqu’un. Bref, c’est l’éducation des rôles hommes-femmes vue par Action Man et Barbie. Quand Cixi se décide à s’émanciper de manière spectaculaire et se révèle d’un coup une guerrière hors pair, elle… se déguise en homme. Ahem. Ça valait bien la peine de situer l’action dans un univers entièrement imaginaire pour se retrouver dans des sociétés à côté desquelles même la réalité historique du Moyen Âge fait figure d’utopie féministe. La seule chose un peu amusante est la candeur pataude de Lanfeust face à l’expression du désir sexuel féminin. Mais la figure de l’adolescent timide n’est pas exactement l’invention du siècle, et bien entendu tout ça ne bouge pas d’un pouce pendant au moins sept tomes sur les huit : il ne faudrait surtout pas que les personnages aient une psychologie.

– N’oublions pas que les quelques émotions des personnages transparaissent sur leur visage et leur physionomie à grands coups de coups de tropes visuels tenaces. Voulez-vous montrer qu’un personnage est fort, courageux et résolu ? Dessinez-le en train de montrer les dents. Regardez les couvertures des huit tomes de la BD. Voilà. (Le plus amusant que de voir que dans les dessins animés Disney de la même époque, c’est pareil. Dans Le Bossu de Notre-Dame, Frollo montre les dents, Esmeralda montre les dents. Et en termes de vernis féministe dissimulant mal des stéréotypes de genres usés, c’est la même chose aussi. Il y aurait sûrement une thèse à faire sur les ressemblances plus ou moins inconscientes entre l’esthétique des Disney et celles de Lanfeust. L’ajout de sang et de tripes ne change finalement pas grand-chose, à part que cela donne au lectorat le sentiment d’une lecture réservée aux plus grands.)

– La conception du Bien et du Mal se cantonne à un manichéisme digne des plus grandes heures de nos jeux d’enfants de quand nous avions cinq ou six ans. Attention, ce n’est pas une critique en soi : quelque part, cette, mh, caractérisation axiologique très tranchée participe à la grandeur épique des personnages et de l’intrigue. Les gentils sont très gentils et les méchants sont très méchants. Mais il faut être au courant et accepter ce parti pris, sans quoi on va au devant d’une belle déception. J’avais le souvenir de multiples rebondissements et de quelques complots bien tournés… mais, en réalité, le scénario, dans ce domaine, s’avère d’une platitude digne des reliefs belges. Le seul tome un peu élaboré de ce point de vue est le tome 7, mais son intrigue à base de tyrannie et de résistance secrète utilise des clichés usés jusqu’à la corde.

Ce qui va quand même

Bien sûr, il reste des qualités :

– Un univers vaste et fourmillant de détails, avec une faune et une flore originales. Ce n’est pas étonnant que Troy ait fait l’objet de plusieurs séries dérivées dans le même univers : il s’y prête très bien. Il y a même eu une adaptation en jeu de rôle sur table (Le Jeu d’aventure du monde de Troy) et c’est tant mieux car il y a de quoi s’amuser longtemps dedans.

– Un souffle épique indéniable… miné par les pelletées de clichés. C’est de la grande aventure, l’épopée de fantasy par excellence où les enjeux grandissent peu à peu jusqu’à mettre en danger le monde entier, où les personnages sont plus grands que nature et où l’environnement révèle de nouveaux périls et de nouvelles surprises à chaque page. Pour quelqu’un qui découvre les récits d’aventure et la fantasy, cela peut convenir à la rigueur, mais pour toute personne qui connaît un peu le genre, les ficelles sont grosses comme des dragons (adultes).

– Un sens du merveilleux constant avec la quête de la source de la magie. C’est à mes yeux l’autre point fort de la BD, liée à son univers. La fantasy se caractérise par des univers de fiction où la magie existe : ici, pas de toute, on est servi.

– Parfois d’excellents gags et jeux de mots entre deux références datées. L’haruspice, par exemple, est impayable.

– Une intrigue très rythmée. Chaque album est bardé de rebondissements et de gags. Ce n’est pas pour rien qu’en dépit de mes déceptions et des horreurs de l’encrage et de la couleur, j’ai pu relire la saga en entier. Cela m’a donné l’impression de passer un après-midi dans un bar en face d’un type lourdaud mais sympa qui raconte des blagues nulles et des anecdotes sensationnalistes à deux balles par paquets de treize. On ne sent pas passer le temps jusqu’au trajet du retour, où on se retrouve seul avec un vague goût de gâchis dans la bouche, en se demandant « Mais j’ai vraiment passé tout ce temps pour ça ? »

Conclusion

On comprend mieux ma surprise désagréable quand on prend la peine de se souvenir de quel succès phénoménal Lanfeust de Troy a été couronné à l’époque de sa parution. Des ventes massives, de multiples séries dérivées et même un magazine, Lanfeust Mag, qui a duré jusqu’en 2019 et a proposé des dizaines de séries, dont toute une part de « sous-Lanfeust » qui reprenaient les mêmes ficelles et le même style dans ses pires travers. Une bonne vingtaine d’années après, la question : « Tout ça pour ça ? » se pose avec une acuité douloureuse.

Entendons-nous : la série, encore une fois, ne manque ni de qualités ni de potentiel. Le problème n’est pas le talent des auteurs, c’est ce qu’ils ont choisi d’en faire. Pourquoi cet encrage et ces couleurs qui massacrent les nuances des crayonnés ? Pourquoi ces ficelles scénaristiques fines comme des câbles de soutènement du pont de Brooklyn ? Mystère. Jeunesse des auteurs ? Cupidité de l’éditeur ? Ce seraient des explications faciles et gratuitement méchantes. Pour être gentil, on mettra tous ces défauts sous un tapis sur lequel on inscrira le mot « potache », et on passera aux séries plus récentes des mêmes auteurs, en espérant y trouver davantage de nuance.

Je ne m’étais pas rendu compte à quel point cette série était proche du Donjon de Naheulbeuk avec son humour potache à base de blagues de cul, d’humour pipi-caca et de vulgarité de collégiens. L’univers est plus fouillé, mais il y a des moments où même Naheulbeuk a l’air d’arriver à mobiliser plus de poésie, car la saga en MP3 de John Lang et de son groupe déploie un esprit bon enfant et une bienveillance envers ses personnages qui manque parfois cruellement à Lanfeust.

Bref, je suis content d’avoir pu profiter de cette bande dessinée à peu près au bon âge quand c’est paru (à une période où j’en avais bien besoin)… mais je ne m’attendais pas à voir se lézarder à ce point ce que je pensais être un futur classique de la BD de fantasy. Futur classique, Lanfeust de Troy, ou phénomène générationnel que nos enfants et petits-enfants regarderont avec un mélange de scepticisme et de dégoût ? Je n’en sais rien, mais autant je penchais vers la première possibilité il y a quelques années, autant cette relecture fait pencher ma balance vers la seconde. Et me redonne plus envie de lire La Quête de l’oiseau du temps ou un bon vieil Astérix.


Justine Niogret, « Chien du heaume »

28 octobre 2019

Niogret-ChienDuHeaume

Référence : Justine Niogret, Chien du heaume, Paris, J’ai lu, 2011 (première édition : Mnémos, 2009).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Chien du heaume, un surnom gagné au prix du sang et de la sueur par celle qui ne possède plus rien que sa hache, dont elle destine la lame à ceux qui lui ont pris son nom. Mais en attendant de pouvoir leur sortir les viscères, elle loue son bras et sa rage au plus offrant, guerrière parmi les guerriers, tueuse parmi les loups. De bien curieuses rencontres l’attendent au castel de Broe où l’hiver l’a cloîtrée : Regehir, le forgeron à la gueule cassée, Iynge à la voix plus douce que les mœurs, le chevalier Sanglier et sa cruelle épouse de dix printemps. Au terme de sa quête, Chien trouvera-t-elle la vengeance, la rédemption ou… autre chose ?

JUSTINE NIOGRET. Née en 1978 et vivant aujourd’hui dans les Alpes-Maritimes, Justine Niogret pratique la forge et l’équitation. Chien du heaume, fable initiatique, dépeint le Moyen âge avec une acuité troublante.« 

Mon avis

Voici un petit roman curieux. Court (223 pages en poche et tout mouillé, c’est-à-dire avec la postface et le glossaire) dans un genre, la fantasy, dont beaucoup de titres pourraient servir à repaver les rues, Chien du heaume se présente comme l’histoire d’une guerrière dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne fait pas dans la dentelle. Il semble que les personnages de guerrières farouches et indépendantes ne soient pas encore considérés comme une banalité dans le paysage culturel français actuel, ce qui est un paradoxe singulier à l’échelle des cultures humaines qui ont pourtant connues des divinités comme Ishtar, Bastet/Sekhmet, Artémis ou Bellone, à côté desquelles Chien du heaume fait figure de gentil toutou. Mais le fait est qu’autant la fantasy a connu beaucoup de clones de Conan le barbare, autant on considérait encore un personnage féminin barbare comme quelque chose de nécessaire au renouvellement du genre en 2009 (année de parution du roman). Était-ce donc si rare en fantasy française il y a dix ans ? Peut-être : voilà que je m’effraie. Charlotte Bousquet avait pourtant déjà publié des romans, cela faisait six ans qu’Ewilan avait entamé sa quête sous la plume de Pierre Bottéro… Mais j’imagine que ça restait peu. Louons donc l’originalité du personnage, en espérant que, dix ans après, les choses ont changé. Et passons à son caractère… eh bien, barbare, comme l’annonce pertinemment le quatrième de couverture.

Je dois avouer une chose : autant les merveilles de la fantasy m’enchantent depuis de longues années, autant les histoires de barbares sanguinaires et de combats à rallonge ne m’ont jamais attiré, pas plus que la violence dans la vie réelle, d’ailleurs. Que le mot « barbare » soit précédé d’un article masculin ou féminin ne change pas grand-chose à l’affaire, et j’ai mis un bon moment avant de me décider à passer plusieurs centaines de pages en compagnie de Chien du heaume. Mais j’avais envie de découvrir une écrivaine, et cela paraissait tout indiqué de commencer par ce roman plusieurs fois récompensé. Mais enfin, quand même : une guerrière barbare…

Et c’est là que ce roman, comme je le disais plus haut, est curieux. Parce qu’effectivement, ce personnage de Chien du heaume n’est pas plus que ce qui est annoncé au dos du livre : une guerrière brute de décoffrage, qui ne voit pas beaucoup plus loin que le bout de sa hache et ne pense pas beaucoup plus haut non plus (les hommes qui l’entourent encore moins, d’ailleurs). Quant à l’intrigue, elle a l’air, au début de regorger de stéréotypes et de ficelles classiques, elle aussi (le coup du personnage principal qui ne sait pas son nom, c’est du lu et relu, depuis les réécritures de l’Odyssée jusqu’à la BD Thorgal en passant par les innombrables autres amnésiques des littératures de l’imaginaire). Mais… le roman a deux qualités très fortes.

La première, et la principale à mes yeux, c’est son style. Justine Niogret a recours à un style faussement simple qui est en réalité un pur artifice littéraire, et roué avec ça : une base courante, simple voire lapidaire, à laquelle elle mélange, dans des proportions raisonnables, un bouquet garni d’archaïsmes médiévaux et de néologismes issus de mots à peine déformés. Ajoutez à cela une composante essentielle : elle fait énormément parler ses personnages, par dialogues, par tirades ou récits longs, et même parfois avec des chansons de Gabriel Yacoub (consentant). Le truc, c’est que Niogret a le don de mettre en scène de longs discours de gens couturés sentant le musc et le soufre, qui vous expliquent que la vie est rude et le monde dangereux, si possible avec une voix rauque et une main également rude posée sur votre épaule. On s’y croit assez pour passer un moment captivant dans une ambiance de concert médiéval de terroir, mais on ne s’y croit pas trop non plus, puisque la langue est artificielle, et cela vaut mieux, à cause du musc.

J’ai l’air de caricaturer un brin, mais, sérieusement, le charme opère, même sur un lecteur comme moi qui ne suis vraiment pas un aficionado du Cimmérien de Robert E. Howard ou de ses collègues plus habillés. Ce type de travail stylistique pour créer une langue qui fasse médiéval sans être de l’ancien français n’est pas une nouveauté, mais le procédé est loin d’être aussi facile qu’il en a l’air. Il y a quelques années, j’avais entamé Pierre-Fendre de Brice Tarvel, qui essayait à peu près la même chose en poussant le bouchon plus loin, beaucoup trop loin : le résultat m’avait paru surchargé en vocabulaire artificiellement sophistiqué et archaïsant, ce qui, joint à d’autres défauts (vulgarité grasse, intrigue qui n’avançait pas…), m’avait fait abandonner le roman avant la moitié. Ici, au contraire, ces petits trucs de style ne sont pas envahissants, mais juste assez présents pour créer une voix. Et trouver la voix juste, quand on raconte une histoire, c’est crucial. Dans un genre tout différent, cela me rappelle le travail littéraire effectué par George Sand pour ses romans berrichons comme La Petite Fadette, qui donne l’impression d’une langue paysanne régionale spontanée alors que c’est un savant mélange de français de Paris, de mots berrichons authentiques et d’archaïsmes remontant parfois jusqu’à Rabelais.

La deuxième qualité du roman, mais celle dont je suis le moins sûr, c’est son intrigue. À vrai dire, rétrospectivement, je la cherche. Mais à découvrir le récit au fur et à mesure, j’ai surtout été joliment baladé et dérouté dans mes attentes, ce qui, je suppose, est suffisant pour expliquer que c’est un texte original, et peut-être même une intrigue originale, si c’est une intrigue (d’ailleurs, à mon sens, pour être réussi, un livre n’a pas besoin d’une intrigue au sens où on l’entend en général, à savoir « qu’il devrait se passer plein de choses » ; de nombreux écrivains et écrivaines l’ont bien compris, par exemple Gracq avec son Rivage des Syrtes). Pour avoir lu un certain nombre d’analyses ou de schémas sur la structure des histoires, je peux dire que, si Justine Niogret en a lu un jour, ils ont dû finir dans la cheminée ou comme papier d’emballage pour les steaks, parce qu’elle fait à peu près tout ce qu’on nous explique qu’il ne faut pas faire : une quête qui part dans tous les sens au point de prendre des allures de MacGuffin, un personnage de narrateur second qui disparaît (vous savez, les parties en italique : au bout d’un moment, pouf, plus rien), des gens qui partent pour un endroit et en fait rentrent chez eux au bout de deux secondes, un type qui raconte sa vie alors qu’il n’est absolument pas censé être un personnage important, etc. etc. etc.

Là encore, bien entendu, je force le trait : en réalité, le roman trouve sa cohérence, mais, ce qui m’a plu, c’est que justement il élabore sa propre structure, hors des sentiers battus. Une intrigue toute en tâtonnements, en errances, qui paraît parfois tourner en rond, comme désœuvrée, et qui, en réalité, œuvre, mais pas pour aller là où on s’y attendrait. Quant aux scènes de combat, elles sont bien présentes, mais pas aux endroits où on pourrait les attendre, et elles ne surviennent pas de la manière dont le roman les laisse attendre. L’utilisation de la Salamandre, un personnage de chevalier, est typique de ce jeu d’attentes trompées.

J’ai dit que j’étais moins sûr de cette qualité : cela vient de ce que je ne suis pas sûr que cet aspect du roman soit entièrement maîtrisé. Il y a des fils narratifs qui ont l’air d’avoir été laissés tout pendouillants (la narratrice en italique qui disparaît sans laisser de nouvelles), d’autres qui s’avèrent au fond assez creux et prennent après coup des allures de prétexte (le nom du personnage principal, les diverses intrigues sentimentales), d’autres qui s’affaiblissent jusqu’à se faire quasiment oublier (les armes jumelles), d’autres qui m’ont laissé dubitatif, en train de me demander si c’était un génial détournement de trope aboutissant à des scènes d’une portée métaphysique ingridbergmanienne ou juste un machin mal ficelé (la Salamandre). Mais, comme on dit souvent en bonne analyse de texte structuraliste : peu importent les intentions de l’auteure, ce qui compte est l’effet produit par le mécanisme du texte tel qu’il nous est transmis.

Le roman atteint ses sommets dans le mariage entre ce style médiévalisant bien conçu et cette structure non conventionnelle tout en errances. Dans l’oisiveté des heures hivernales ou les voyages peu convaincus de Chien du heaume, dans la brume, les mines renfrognées des guerriers et les histoires sombres du passé, il s’ébauche tout un monde qui, selon le quatrième de couverture, serait le Moyen âge, mais qui est généralement si détaché de toute référence à des toponymes ou à des marqueurs chronologiques précis qu’il pourrait tout aussi bien relever de la légende. De fait, le seul aspect du livre qui le rattache pour de bon à l’Europe médiévale est la mention de l’Église, qui m’a d’ailleurs beaucoup surpris quand je l’ai vue mentionnée pour la première fois : elle avait l’air d’arriver comme un cheveu sur la soupe. Enlevez ce nom, et Chien du heaume pourrait aussi bien se dérouler dans un monde secondaire façon Terre du Milieu (en plus sombre). En l’état, Chien du heaume se situe quelque part entre le roman historique trop imprécis et un roman de fantasy au cadre si réaliste que son merveilleux confine au fantastique : la magie n’y existe que par l’intermédiaire des croyances des personnages, lesquelles ne sont jamais vraiment confirmées ou infirmées.

Que ce soit par son style travaillé, par sa structure déroutante ou par l’atmosphère unique qui se dégage de leur alliance, Chien du heaume n’a pas volé l’attention qu’il a attiré à sa parution en 2009 et qui lui a valu plusieurs prix, dont un Grand Prix de l’imaginaire en 2010.

Cependant, Chien du heaume a ses limites, et je suis d’ores et déjà curieux de savoir quel souvenir j’en retiendrai dans quelques années, ou l’effet qu’il me fera à la relecture, une fois passée la surprise de la première découverte de l’intrigue. Car le roman souffre à mon sens d’un défaut : il fait rêver, mais ne donne pas grand-chose à penser. (L’un et l’autre ne sont pas incompatibles.) Sa puissance évocatrice repose en grande partie sur sa capacité à nous faire vivre son univers, à titiller les sens en imagination, à incarner par ses mots la chair, les os, la fourrure, le bois et le métal, fréquemment le sang et divers autres liquides corporels. Mais ses personnages sont bas du front, ils réfléchissent peu et assez souvent par sentences un peu à l’emporte-pièce. Ils multiplient les variations sur la mélodie du ou de la balafrée qui en a bavé, évoquent et démontrent à répétition leurs émotions fortes. Chien du heaume aime un peu trop remplacer la pensée par la rumination féroce, la justice par la vengeance, l’organisation du monde par le constat complaisant d’une sinistre foire d’empoigne. Certes, les personnages revendiquent une forme de dignité et d’honneur, mais démantibulent soigneusement les valeurs de la chevalerie médiévale réelle, et ne paraissent respecter aucun code ou morale en particulier autre que leurs impulsions, en faisant peu de cas de la dignité des autres, surtout si ce sont leurs ennemis. Le combat final (parce qu’il y en a quand même un) a des allures de défoulement gore presque tarantinesque, sans l’humour. Chien du heaume est un roman terriblement sérieux, trop sérieux… et qui, pourtant, ne construit rien. J’en suis sorti le front ridé à force d’avoir imaginé des gens qui boudent.

Tout personnage de roman n’a pas besoin d’élaborer tout un système philosophique ou un programme avec vision du monde, projet sociétal et tutti quanti. Niogret plante des personnages touchants, à commencer par Chien du heaume, mais aussi toute la petite bande qu’elle en vient à fréquenter. Ce sont des personnages qui, malgré toute leur force et leur dangerosité, finissent par susciter l’attachement et la pitié, prisonniers qu’ils sont d’une vie brutale et périlleuse, sans réel avenir, en toute connaissance de cause. Ils se bercent de rêves de gloire en évoquant la fin d’un monde, « le déclin de ce que nous avons connu », en oubliant au passage ce qu’ils ont connu n’avait franchement pas tant de grandeur que ça non plus (à en juger par ce qui est dit de la génération d’avant Chien du heaume). Mais ce qui m’a attristé plus que cela, ça a été de voir que, même dans la voix de la narratrice, il n’y a rien de plus. Cela ne va pas plus loin. C’est à mes yeux un roman profondément pessimiste. Plus gênant, il semble reprendre à son compte le discours mi-nostalgique, mi-menaçant de ses personnages frustes. J’en suis à me demander si la vision du monde proposée non pas par les personnages, mais par le roman pris dans son ensemble, a une quelconque profondeur. J’en viens à craindre qu’elle n’ait, finalement, pas bougé depuis l’Iliade : « La vie est brève, il faut frapper fort pour faire parler de soi, que le meilleur gagne, avec un peu de chance on parlera encore de nos bastons dans longtemps. Ah oui, et puis aussi, tout était mieux avant. » Ça se tient, mais, franchement, en tant que lecteur du début du XXIe siècle, ça ne me dit rien sur le monde et ça n’apporte rien de plus à ma réflexion sur la vie.

Conclusion

En dépit de mes quelques réserves et de mes désaccords avec la vision du monde désespérée qu’il semble proposer, Chien du heaume est un roman impressionnant par sa maîtrise stylistique, son univers évocateur et son intrigue inhabituelle, surtout pour un premier roman publié. Quoi qu’il forme une histoire autonome, il a fait l’objet d’une suite, Mordre le bouclier, qui prolonge apparemment l’intrigue ou du moins étend l’univers, et qui nuance peut-être même le pessimiste crasse(ux) du premier volume.

Parmi les romans auxquels j’ai pu penser en lisant Chien du heaume, je peux recommander L’Homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk (que j’avais chroniqué ici même il y a cinq ans). Tous deux se passent dans un univers médiéval sur lequel plane la menace imminente d’une conquête militaire chrétienne ; tous deux évoquent un merveilleux en voie d’extinction et des personnages qui survivent au monde qu’ils ont connu. Le roman de Kivirähk est plus fermement ancré dans une mythologie préexistante, mais une mythologie qu’on connaît mal sous mes latitudes puisqu’il s’agit des mythes et légendes d’Estonie. Kivirähk n’emploie pas la langue archaïsante ou néologisante de Niogret, mais en contrepartie il a pour lui l’humour et une verve parfois rabelaisienne qui nuance un peu l’aspect triste du récit et ses quelques scènes sanglantes. Il propose aussi une réflexion d’écrivain plus expérimenté sur divers sujets, dont le fanatisme et la pensée réactionnaire.

Mise à jour le 21 décembre 2019. Si vous voulez lire un très beau roman, plus proche du conte en clair-obscur ou de la fable humaniste que de la fantasy proprement dite, et qui pousse beaucoup plus loin l’élaboration d’un style à soi, je ne saurais trop vous recommander Le Jour des corneilles de Jean-François Beauchemin, un auteur canadien. Paru en 2004, il a fait l’objet d’une adaptation en film d’animation grand public qui, tout en restant fidèle à l’esprit général de l’histoire, l’atténue par la force des choses afin de la rendre visible par un jeune public. Le livre est plus sombre et explore plus en profondeur la relation entre le narrateur et son père violent, mutique, ogresque. Le style mêle choix de mots inattendus, archaïsmes (certains quasi moyenâgeux) et francs néologismes savoureux pour former mieux qu’un style, une langue unique. Et c’est beau, c’est beau… J’espère en parler plus en détail dans un billet à part entière à l’occasion.


[Film] « Kochadaiiyaan », de Soundarya R. Ashwin

1 juin 2014

2014, Kochadaiiyaan

L’Inde dispose d’un cinéma foisonnant, extrêmement varié, mais trop peu connu en France où les films indiens sont encore trop mal diffusés ou peu commentés par les médias, en dehors de quelques exceptions (notamment la fastueuse version de Devdas réalisée par Sanjay Leela Bhansali en 2002, avec les stars Shahrukh Khan et Aishwarya Rai Bachchan dans les rôles principaux). Or depuis une bonne quinzaine d’années, l’Inde s’est aussi dotée d’un cinéma d’animation de plus en plus florissant. D’abord cantonnés au rôle de sous-traitants pour des studios étrangers (le plus souvent américains ou européens), les animateurs indiens ont pris leur autonomie, ouvert leurs propres studios et commencé à réaliser leurs propres films animés, destinés avant tout au public indien et jamais diffusés en France… jusqu’à maintenant.

Pas encore de miracle, cela dit : Kochadaiiyaan est sorti dans très peu de salles (moins d’une dizaine, à ce que j’ai pu trouver), et dans un silence médiatique aussi impeccable que désolant, du moins de la part des grands titres de presse que j’ai pu consulter. Cela dit, cela valait peut-être mieux pour lui : les mauvais journalistes de cinéma ont tendance à méconnaître complètement la richesse extraordinaire des techniques et des styles d’animation et à estimer que tout ce qui n’est pas un film animé en images de synthèse à très gros budget, de préférence américain et avec un style à la Pixar, ne peut être qu’un mauvais film ou une curiosité anachronique (à l’exception des films de Hayao Miyazaki qui sont tous qualifiés de chefs-d’œuvre, mais c’est l’exception qui confirme la règle). C’est naturellement loin d’être le cas et, même si Kochadaiiyaan n’est certes pas un chef-d’œuvre, ce n’est pas une raison pour ne pas en dire quelques mots.

Une nouvelle pierre dans un édifice en plein chantier : l’animation indienne

Aller voir Kochadaiiyaan dans un cinéma français, en 3d relief, c’est avoir un aperçu d’une animation en plein essor dont les artistes et les techniciens accomplissent chaque année des pas de géants, et qui pourrait bien donner naissance dans peu d’années à de grosses productions capables de rivaliser avec Disney ou Dreamworks, voire  des œuvres uniques à la personnalité aussi forte que celle des films d’animation français ou japonais par exemple. Ce ne sont ni les studios, ni les animateurs, ni la technique, ni les idées, ni la personnalité qui manquent, seulement à la rigueur le budget (mais l’Inde, tout comme les États-Unis, possède ses énormes studios – ce qu’on appelle « Bollywood » ou « Kollywood » – capables d’aligner les films à gros budget chaque année) et surtout l’expérience. Passer de la sous-traitance ou bien de la production de publicités, de clips, de courts métrages ou de séries d’animation télévisées à un film au format long métrage, c’est un pas qui n’a rien d’évident et que n’importe quel studio d’animation dans le monde aborde toujours avec appréhension : les exigences de qualité sont sans commune mesure, les enjeux financiers aussi.

Il y a peu de temps, l’Inde en était encore au temps des pionniers. Les studios d’animation existent dans le pays depuis les années 1950 et, depuis une vingtaine d’années, l’arrivée de l’animation par images de synthèse a réclamé de former les animateurs à des techniques entièrement différentes. L’Inde a déjà produit des dessins animés de bonne qualité, comme Ramayana: The Legend of Prince Rama, certes co-produit avec le Japon (co-réalisé par Yugo Sako et Ram Mohan), en 1992, qui offre un aperçu du mariage aussi étonnant que réussi entre l’univers de la mythologie hindoue venu tout droit de l’épopée du Ramayana, un univers visuel nettement indien et un style d’animation très proche des dessins animés japonais. Mais, à ma connaissance, il n’y a pas eu tant que ça de grands dessins animés indiens avant le tournant de l’an 2000.

Kochadaiiyaan est loin d’être le premier dessin animé indien à être animé en images de synthèse. Ce titre ne revient pas non plus à Roadside Romeo, co-produit par Disney en 2008, qui s’en targuait abusivement. Non, il faut chercher bien plutôt autour de l’an 2000 (soit à peine cinq ans après Toy Story de Pixar qui était le premier film d’animation en images de synthèse tout court) pour trouver déjà une production indienne, Pandavas : The Five Warriors, réalisée par Usha Ganesarajah et produite par le studio Pentamedia Graphics (là encore, on est en pleine mythologie : le sujet du film est emprunté au Mahabharata, l’autre grande épopée indienne antique). Kochadaiiyaan n’est pas non plus le premier film indien animé en capture de mouvement, puisque Sindbad : Beyond the Veil of Mists, le précédent film de Pentamedia, sorti également en 2000, avait déjà systématisé cette technique à l’échelle d’un film. Tant les Pandavas que Sindbad recherchaient déjà un rendu réaliste. À visionner des scènes de ces films, on a le sentiment de voir des scènes cinématiques de jeu vidéo de la fin des années 1990 : les décors sont bien faits, les costumes et accessoires bien modélisés et riches en détail, mais l’animation elle-même et le rendu de détails comme les ombres et les effets de lumière ne sont pas encore très élaborés. Comme les effets spéciaux vieillissent vite ! Les spectateurs non avertis auront vite fait de se moquer de ces premiers essais, en oubliant la prouesse technique qu’ils représentaient encore aux États-Unis il y a quinze ans.

Dans l’intervalle, l’industrie de l’animation indienne s’est développée à toute vitesse, portée par des succès comme celui de Hanuman en 2005 (en dessin animé). Toutes sortes de studios se sont créés et les films se sont multipliés, chacun tentant d’avoir sa part du gâteau auprès du public, sans que le succès soit toujours au rendez-vous. Les techniques employées restent aussi bien le dessin animé (comme dans la co-production indo-disneyenne Arjun, the Warrior Prince en 2012, de nouveau inspiré du Mahabharata et qui ne semble malheureusement pas avoir trouvé son public) que les images de synthèse (par exemple Bal Ganesh en 2008, qui raconte la jeunesse du dieu Ganesha dans un style cartoonesque, ou Ramayana : The Epic de Chetan Desai en 2010). Les sujets sont souvent mythologiques, voire franchement religieux (comme dans Dashavatar en 2008), ou bien reprennent sous forme animée les sujets et les conventions des gros films « bollywoodiens » (comme Roadside Romeo déjà cité ou Koochie Koochie Hota Hai en 2011).

Un prince parfait se venge d’un roi secrètement fourbe

Cette longue introduction permet de mieux comprendre l’intérêt de Kochadaiiyaan. À commencer par l’originalité de son sujet : contrairement à ses prédécesseurs qui ne se détachaient pas des sujets mythologiques préexistants, Kochadaiiyaan est un film d’aventure de fantasy situé cette fois dans un univers entièrement fictif, quoique toujours proche de l’atmosphère des grandes épopées indiennes et inspiré davantage par l’Inde médiévale réelle que par les fictions à forte dose de merveilleux : oubliez les elfes, les orques et les magiciens barbus, et sortez plutôt les guerriers à moustache, les princesses en sari, les chars à chevaux et les complots de palais. Précisons aussi que le film s’adresse davantage aux adolescents et aux adultes qu’aux très jeunes enfants (disons que je le classerais dans la catégorie des « 12 ans et plus »).

L’histoire est celle d’un bon film d’aventure rempli de ficelles classiques mais efficaces. Dans un lointain passé, deux royaumes rivaux sont constamment en guerre. Un tout jeune prince, Rana, entreprend, pour des raisons qu’on ignore, un voyage périlleux vers le royaume ennemi. Arrivé à moitié mort dans ledit royaume, sans qu’on connaisse son identité, il y grandit et devient un grand guerrier. Promu au titre de commandant en chef de l’armée royale, il découvre dans les mines secrètes du roi des milliers d’esclaves venus de son royaume natal, qu’il n’a pas oublié. Il obtient de changer ces esclaves en guerriers et de les mener au combat contre leur propre royaume… pour bien évidemment rentrer chez lui avec eux et rejoindre les armées de son royaume natal. Ce premier exploit ne couvre que les quelques premières minutes du film et ouvre une longue série de prouesses. Les enjeux réels du film ne se dévoilent que progressivement, lorsqu’on découvre la haine a priori inexplicable que Rana voue à l’actuel roi de son royaume natal. Pour la comprendre, il faudra un flashback relatant la vie du père de Rana, Kochadaiiyaan, le héros à la crinière de longs cheveux, injustement trahi par le roi.

Le film fait alterner avec une bonne régularité les scènes d’action épiques (un peu sanglantes, donc pas destinés à de très jeunes enfants, quoique sans surdose d’hémoglobine) et les scènes plus calmes de réflexion, de complots ou d’amour. Les rebondissements sur les motivations cachées de Rana et du roi sont bien amenés et confèrent à l’histoire un côté feuilletonnesque pas désagréable. L’ensemble fait parfois penser au Comte de Monte-Christo d’Alexandre Dumas pour la vengeance et les secrets, et au Cid de Corneille pour les exploits guerriers et les dilemmes familiaux, le tout dans un univers qui emprunte tout de même au Mahabharata ses héros surpuissants et moralement irréprochables et ses royaumes rivaux.

Pour un public européen ou américain, le scénario du film rappellera surtout les films d’aventure du milieu du XXe siècle comme ceux mettant en scène Errol Flynn (Les Aventures de Robin des bois, L’Aigle des mers) ou, sous nos latitudes, les films de cape et d’épée façon Scaramouche ou Le Bossu. Comme dans ces films, le héros est présenté comme foncièrement bon (« Loyal Bon », diraient les joueurs de Donjons et Dragons) et lutte contre l’injustice avec un esprit de sacrifice qui n’a d’égal que son sens de la répartie. Rana et Kochadaiiyaan ne sont cependant pas aussi rebelles et insolents que leurs cousins à rapière : ils sont parfaits, trop parfaits, et tombent parfois dans les travers des personnages de ce type, un peu trop lisses, comme Mickey ou Tintin. La critique vaut surtout pour Kochadaiiyaan lui-même, dont on comprend qu’il finisse par taper sur les nerfs de son roi à force d’être un modèle de vertu. Rana, de son côté, offre heureusement un personnage plus nuancé, vengeance secrète oblige. En outre, Kochadaiiyaan contient aussi une part d’humour qui équilibre bien ses éléments de drame, même si le tout devient peut-être un peu trop sérieux dans le dernier tiers du film.

Les héros principaux sont tous des hommes ; la plupart des personnages féminins ont simplement le rôle d’épouses ou de mères, mais la princesse royale est un peu mieux traitée puisqu’elle est aussi douée pour les arts martiaux que pour tomber amoureuse du héros. Si le film ne m’a paru contenir aucun message politique, social ou religieux particulier (les quelques allusions à Shiva sont banales dans le cinéma indien, majoritairement hindou, et se rapportent autant à l’univers des épopées mythologiques qu’aux réalités actuelles du pays), l’une des péripéties secondaires du film consiste en un mariage entre deux personnes de castes différentes encouragé par le héros, sujet qu’on retrouve fréquemment dans le cinéma bollywoodien mais qui n’est pas encore si évident dans la société indienne.

Dans la plus pure tradition bollywoodienne, le film est ponctué par de nombreuses chansons allant de pair avec autant de chorégraphies de la part des héros et de foules de figurants animés. Pour un public non habitué aux films de Bollywood, cela peut paraître un peu surprenant de voir des foules de danseuses, de villageois, de hauts dignitaires royaux ou même de soldats entonner une chanson en dansant au beau milieu d’une scène, mais c’est l’une des conventions les plus classiques de ce cinéma et pour autant qu’on l’accepte, elle ne manque pas de charme.

Reste une question qui m’a taraudé pendant plusieurs scènes : puisque Kochadaiiyaan et son fils sont supposés être des modèles de vertu si parfaits, pourquoi diable ne s’arrangent-ils pas pour faire la paix entre les deux royaumes au lieu de jouer les patriotes belliqueux ? D’accord, la guerre fait partie des conventions de ce genre de film, et il n’y aurait pas vraiment d’aventure si nos deux héros étaient encore plus doués. Mais une autre réponse apparaît à la toute fin, dont l’ultime rebondissement semble clairement fait pour permettre une suite au cas où le film aurait du succès. Pour le coup, c’est de bonne guerre.

Des images réussies, l’animation et la réalisation encore  inégaux

Parlons maintenant des images et de l’animation – c’est là que les Athéniens s’atteignent et que les Pixar se pixélisent. Outre tout ce que j’ai dit sur le contexte propre à l’animation indienne, il faut ajouter que le film se revendique d’un rendu aussi photoréaliste que possible, à l’aide notamment de la technique de la capture de mouvements, et aussi que la production a été menée tambour battant en un temps record d’un an et demi. Une accumulation de paris périlleux.

Si l’on tient compte de ce contexte particulier, surtout par rapport aux précédents films d’animation indiens en images de synthèse, il faut convenir que les progrès sont sensibles. Kochadaiiyaan contient tout ce dont un film d’aventure épique a besoin, et il ne lésine pas dessus : villes et palais ou paysages naturels, armées en marche ou foules chamarrées de courtisans et de danseuses, jardins, tours, prisons, combats à pied, à cheval, en char ou sur mer, duels héroïques et assassins infiltrés, tout y est. Décors, costumes et accessoires impressionnent par leur luxe de détails, qu’il s’agisse des motifs des vêtements, de la texture de cuir des rênes d’un cheval ou de la peau des acteurs et actrices principaux. Bref, il y a des images superbes et le film n’est pas avare en grand spectacle.

L’animation elle-même est plus inégale. Les ombres, les reflets et les effets de lumière sont correctement rendus et l’ensemble garde un niveau de qualité professionnel, mais certaines scènes sont moins réussies que d’autres. Les ombres, parfois, sont un peu rares, et certains plans font penser à des scènes cinématiques de jeux vidéo du début des années 2000. Ça ne pique pas les yeux et ça reste regardable, mais ça n’atteint pas le niveau des grosses productions des pays riches. Le « photoréalisme » revendiqué n’est donc pas toujours au rendez-vous, bien que les éléments les plus importants, notamment les corps et les visages des acteurs principaux, restent particulièrement soignés.

Rien de surprenant là-dedans : je ne vois pas comment cela aurait été possible étant données les contraintes de temps et de budget des animateurs du film. Mais encore une fois, on serait trop sévère de voir dans le film un nanar sur la base de cette simple différence de niveau. À mes yeux, on est plutôt dans la catégorie intermédiaire, celle des films qui maîtrisent déjà bien les techniques numériques mais qui n’ont simplement pas les moyens de mettre des centaines de millions de dollars, d’euros ou de yens dans leurs effets spéciaux. Cela n’a jamais empêché personne de faire de bonnes choses avec des ordinateurs (par exemple, voyez L’Ours montagne d’Esben Toft Jacobsen, film danois sorti en 2011, ou Sam et les monstres de feu de Kompin Kemgumnird, thaïlandais cette fois, sorti en 2012).

Le film trouve ses défauts les plus gênants dans certains détails plus particuliers. Si les scènes de chorégraphies ne sont pas si mal transposées en animation dans l’ensemble, les expressions des personnages et les mouvements des lèvres sont parfois ratés, notamment dans certaines des premières chansons. Dans la première chanson d’amour, surtout, la princesse avait un regard terriblement inexpressif et prenait une allure de Barbie en plastique dans certains plans (mais faut-il blâmer les compétences des animateurs ou le jeu de l’actrice ?). Cela m’a inquiété pour la suite, mais les choses s’amélioraient ensuite, avec des scènes parfois franchement réussies.

Deuxième défaut, qui m’a davantage gêné pendant le film : la vitesse des déplacements de la caméra et la brièveté des plans, notamment dans les scènes d’action. Le film contient de nombreux plans magnifiques, mais trop vite expédiés. Est-ce par peur que des plans plus longs laissent voir les défauts de l’animation (alors que les décors et les costumes peuvent sans problème supporter d’être admirés), ou bien une concession abusive à la mode actuelle des montages frénétiques ? Toujours est-il que certaines scènes m’ont paru y perdre, que ce soient des scènes de combat (le combat contre les hyènes, par exemple) ou des scènes de danse (la danse de Kochadaiiyaan, par ailleurs visuellement et musicalement très réussie).

Dernier défaut : la 3d relief, correcte, mais qui ne supporte pas toujours bien ce montage trop nerveux, d’où quelques effets de relief aberrants dans quelques plans. Cependant, cela ne m’a pas beaucoup gêné, même si je reverrais bien le film en 2d à l’occasion.

Le bilan technique de Kochadaiiyaan reste globalement bon : le travail accompli est impressionnant, les images du film sont belles et riches en détails, les progrès par rapport aux précédentes productions du même type sont indéniables. L’animation indienne s’approche à grande vitesse de la cour des grands. Il est d’autant plus frustrant de voir des plans à l’animation perfectible ou au rendu imparfait. En sortant de la séance, je rêvais à ce que le film pourrait donner dans une version non pas « director’s cut » mais, disons, une version peaufinée qui améliorerait la finition de l’ensemble pour le rendre vraiment magnifique.

Une bande originale réussie

J’ai mentionné plus haut les chansons. Un film de Bollywood ne serait rien sans sa musique. Celle de Kochadaiiyaan est composée par A. R. Rahman, un grand nom de la musique de films en Inde. Et le résultat est incontestablement une réussite. Les chansons sont tour à tour entraînantes ou paisibles, toujours émouvantes. Chose assez rare pour être saluée, les paroles des chansons étaient aussi sous-titrées, ce qui permet de profiter pleinement de la poésie propre aux chansons bollywoodiennes, remplies d’images et de métaphores colorées que personne n’oserait inclure dans un film sous nos latitudes. Oubliez les figures de style parfois pâles ou cliché des dessins animés Disney : les chansons bollywoodiennes sont beaucoup plus dépaysantes, et, quand elles sont réussies, elles forment des poèmes à part entière. Les parties instrumentales ne sont pas négligées et accompagnent efficacement l’action le reste du temps.

Si vous voulez quelques exemples de la bande originale, je vous recommande la chanson « Engae Pogudho Vaanam » qui accompagne la première apparition de Rana et de ses guerriers : épique et entraînante, elle donne le ton pour les aventures qui suivent (le refrain signifie en gros « Là où vole le vent, nous allons »). Vous pouvez l’écouter par exemple sur Youtube. Parmi les chansons sentimentales, voyez la belle « Idhayam » qui exprime les doutes de la princesse Vadhana (là encore, on la trouve sur Youtube). Vous remarquerez vite que le film a été produit en au moins trois langues, chose très courante en Inde où la diversité linguistique est une réalité banale : la version originale du film est en tamoul, mais la bande originale a également été éditée dans des versions en hindi et en télougou.

En somme…

En somme, si Kochadaiiyaan n’a pas encore réussi à éveiller l’intérêt des médias sous nos latitudes, et si ses prouesses d’animation n’atteignent pas encore tout à fait le niveau suffisant pour conquérir un public toujours sévère en cette période de surenchère technique débridée, il reste néanmoins un film très regardable et témoigne des progrès rapides de l’animation indienne en ce début de siècle. Je ne serais pas surpris que, dans quelques années, l’Inde se hisse sans grand effort au rang des grands studios américains, européens ou japonais, et que ses films bénéficient enfin de la large diffusion que mérite le savoir-faire et la créativité de leurs animateurs.

Le film n’aurait pas pu se faire sans la célébrité et les moyens dont jouit en Inde Rajnikanth, dit « superstar », l’acteur principal du film : espérons que Kochadaiiyaan, qui bénéficie de plusieurs sorties à l’étranger, trouvera son public et ne dissuadera pas les producteurs de retenter l’expérience. Pour la réalisatrice, Soundarya R. Ashwin, fille de Rajnikanth, dont c’est le premier film, le pari était dangereux, mais il est relevé avec un résultat honnête, hormis le montage parfois trop frénétique. De quoi suivre avec curiosité les prochains développements de l’animation indienne et les futures réalisations d’Ashwin.

Sur les mêmes sujets

Si vous cherchez un film d’animation du même genre qui soit complètement réussi, je ne peux que vous recommander Ramayana: The Legend of Prince Rama de Yugo Sako et Ram Mohan (1992) dont je parlais plus haut. C’est un dessin animé de bonne qualité, qui rend justice à la fois à l’épopée du Ramayana et aux arts visuels indiens, avec une animation très correcte. Ce petit bijou injustement méconnu n’est malheureusement pas édité en DVD sous nos latitudes : il faudra vous contenter de le regarder en ligne en attendant qu’il soit enfin édité comme il le mérite. Parmi les films plus récents que je n’ai pas encore vus, Arjun, the Warrior Prince (2012) semblait très prometteur, également en 2d, mais avec un style proche des Disney de la période Tarzan ou des premiers dessins animés Dreamworks en 2d (du type Le Prince d’Égypte, La Route d’Eldorado ou Spirit ).

Si vous voulez plus d’informations sur Bollywood et le cinéma indien en général, allez donc faire un tour sur le Bollyblog d’A2, qui est une mine d’informations. A2 est passionnée de cinéma indien, et c’est même elle qui m’a fait découvrir Kochadaiiyaan, ce dont je ne peux que la remercier ! Si vous n’y connaissez rien au cinéma indien, il vous suffira de commencer par la page qu’elle a prévue spécialement pour les néophytes.


[Film] « Snowpiercer, le Transperceneige », de Bong Joon-ho

28 novembre 2013

Snowpiercer, le Transperceneige, Bong Joon-ho, 2013La sortie de l’adaptation au cinéma réalisée par le Coréen Bong Joon-ho (réalisateur de The Host) est l’occasion de redécouvrir ou, en ce qui me concerne, de découvrir, Le Transperceneige, BD française de science-fiction post-apocalyptique assez sombre aux allures d’allégorie politique. Bong Joon-ho donne une adaptation très différente de la BD d’origine, mais qui en respecte les grandes lignes pour mettre l’intrigue au service d’un film d’action intelligent, quoique sombre et entraîné par les conventions du genre à une surenchère de violence.

De la bande dessinée…

Le Transperceneige a été créée en 1982 par  Jacques Lob (au scénario) et  Alexis (au dessin). Malheureusement, Alexis meurt après avoir dessiné dix-sept pages. Le dessinateur Jean-Marc Rochette prend le relai et la BD peut être achevée. Elle rencontre alors un gros succès. Lob meurt en 1990. Mais un deuxième et un troisième tomes paraissent dans les années 1990-2000 avec un autre scénariste,  Benjamin Legrand. Malgré cela, la BD s’acheminait vers l’oubli jusqu’à ce qu’une édition coréenne pirate permette au réalisateur Bong Joon-ho de lire la BD : conquis, il décide d’en réaliser une adaptation libre au cinéma.

Le pitch de la BD en deux mots : le monde a été ravagé par un cataclysme dont on ne connaît pas bien la nature au début ; tout ce qu’on sait, c’est que le monde est devenu une étendue de neige glaciale où l’humanité ne peut plus survivre. Au beau milieu de ces déserts glacés, l’humanité survivante s’est calfeutrée dans les wagons d’un gigantesque train, le Transperceneige, qui roule sans fin au milieu des étendues arides. Dans ce train, les travers de la société humaine transparaissent aussi bien que dans les anciennes villes : les plus riches ont droit aux wagons de première classe en tête du train, tandis que les plus pauvres s’entassent en queue dans des wagons à bestiaux, survivant tant bien que mal dans ces conditions de vie épouvantables. L’histoire commence lorsqu’un misérable loqueteux quitte son wagon de queue pour tenter désespérément de rejoindre des wagons un peu plus habitables.

À ma honte, je dois avouer que je ne connaissais pas du tout cette BD, alors que je pensais être à peu près au courant des grands classiques de la BD de SF des années 1980… L’occasion de combler une lacune, donc ! J’ai pris le parti de lire la BD avant d’aller voir le film, mais je n’ai pu mettre la main que sur le premier tome, qui forme déjà une intrigue complète. C’est de la SF noire solide, le huis clos oppressant dans le train aux allures de fin du monde fonctionne très bien et la seconde lecture d’allégorie politique (voire philosophique) ajoute à l’intérêt de l’ensemble. L’intrigue m’a paru très resserrée, parfois au point de me faire regretter qu’on n’en sache pas plus sur les détails de cet univers, mais il vaut mieux que l’histoire soit passée par-dessus tout, car, de, cette façon, le rythme ne faiblit pas et on ne quitte pas des yeux les grandes lignes de l’intrigue et de l’univers lui-même.

… au film

Venons-en au film. Je l’ai trouvé très bon, dans la catégorie « film d’action intelligemment conçu ». Le scénario contient pas mal de différences de détail et d’innovations par rapport à la BD, mais en conserve le principe général, l’état d’esprit et la réflexion politico-philosophique.

Le scénario va du bon à l’excellent, les deux heures sont densément utilisées, tous les côtés classiques ou prévisibles de l’histoire sont évités ou ingénieusement négociés pour éviter les gros poncifs (autrement dit, même dans les moments les plus attendus, on évite ces fameuses répliques hollywoodiennes creuses qui vous arrachent des soupirs ou des yeux au ciel). Les « méchants » sont tous très réussis, chose très importante dans un film à suspense. Les personnages principaux sont nuancés, ni tout noirs ni tout blancs. Et la dernière partie du film est riche en rebondissements bien trouvés qui maintiennent l’intérêt jusqu’au bout. Un certain nombre de choses à la toute fin sont laissées dans l’incertitude pour le plus grand bien du scénario (1).

L’image, les décors, costumes, lumières etc. sont très soignés même si ça reste un brin esthétisant par endroits. On sent un cinéaste aux commandes. Le montage arrive à générer l’angoisse et à alimenter la tension dramatique sans tomber dans la frénésie, le rythme du film est vraiment travaillé (plus lent et mieux dosé que ce qu’aurait fait un blockbuster attendu). La musique entretient à souhait l’angoisse et la peur, et les acteurs s’en tirent très bien.

Un choix du film qui contribue à rendre son visionnage éprouvant et qu’on pourrait lui reprocher, c’est une certaine surenchère dans la violence par rapport à la BD. C’est vraiment une tuerie, même si heureusement il n’y a pas que de ça. Ce qui fait la différence avec un film d’action bas du front, c’est l’absence de complaisance ou d’esthétisation de la violence la plupart du temps. D’abord parce que, comme les personnages sont bien posés, on a vraiment mal pour eux. Mais aussi parce que le film recourt parfois à l’humour grinçant et au grotesque, au point que j’ai parfois pensé aux sketches les plus noirs des Monty Python (mais c’est sûrement parce que j’ai revu leurs films récemment : en fait, on pourrait plutôt comparer ça à un film comme Brazil). Il y a des scènes extrêmement réussies de ce point de vue, comme celle du pont Ekaterina ou de l’école.
Cela dit, je me demande quand même si on avait besoin de tuer ou d’abîmer autant de personnages en cours de route… même la BD est moins meurtrière que ça. Il y a une part de saturation inutile dans les images de violence, comme dans pas mal de films récents. On pouvait faire aussi peur sans montrer autant de sang et de bouillie. Mais le film a la qualité d’être très loin de se résumer à ça ou de se laisser aller à la facilité de ce point de vue. Cette façon de coller à la tendance générale actuelle dans les films d’action me semble simplement limiter l’ambition du film, qui ne réussit qu’à être un exemple particulièrement bien ficelé de ce qui se fait en ce moment dans ce genre de film, plutôt qu’un film d’auteur complet qui saurait s’affranchir vraiment de ces conventions afin de développer une réflexion et une esthétique pleinement originales.

J’aurais tendance à conseiller de prévoir de voir le film à plusieurs et d’aller se boire un verre ou faire des trucs qui donnent le moral après, quand même. Le film partage la réflexion politico-philosophique de la BD et la rend même encore plus noire, même si elle n’est pas complètement désespérée non plus.

(1) <Quelques révélations sur le film :> La part de bluff et de manipulation dans les révélations de Wilford à Curtis à la fin, ou encore la part d’hallucination dans les combats finaux avec le tueur sadique qui se relève miraculeusement… <Fin des révélations.>

Message initialement publié sur le forum elbakin en octobre 2013, rebricolé ensuite.


D. T. Niane, « Soundjata ou l’épopée mandingue »

8 janvier 2013

Niane-Soundjata-ou-l-epopee-mandingue

Ce billet est une présentation d’un grand classique. Si vous n’y connaissez rien, restez, c’est conçu pour !

Référence : D. T. Niane, Soundiata ou l’épopée mandingue, Paris et Dakar, Présence africaine, 1960, 160 pages. ISBN : 2-7087-0078-2.

Redites-moi comment vous êtes tombé sur ce livre ?

En regardant le dessin animé Kirikou et les Hommes et les Femmes de Michel Ocelot. Dans l’une des histoires qui composent ce dessin animé, une griotte (une femme griot : ce féminin est employé aussi bien par Ocelot que par Niane dans son livre) arrive dans le village de Kirikou et commence à raconter l’histoire d’un grand héros, Soundiata Keita. Mais son récit est interrompu et repris plusieurs fois, tantôt par la griotte et tantôt par Kirikou, ce qui fait qu’en fin de compte, on entend seulement le tout début et la toute fin (et encore, on sait que la toute fin a été modifiée par Kirikou). Or au début du récit, Soundiata est mal en point : c’est un enfant en retard, qui ne parle pas et se traîne encore sur le sol à l’âge où tous les autres enfants parlent et marchent déjà. On voit mal comment il va pouvoir devenir un grand guerrier ! Du coup, j’ai eu envie de trouver un livre racontant l’histoire complète, ou au moins ses grandes lignes. De retour chez moi, en parfait homme moderne du XXIe siècle, j’ai dégainé Wikipédia, et, après une petite recherche, je suis tombé sur la référence de ce livre.

Les cultures africaines, je n’y connais pas grand-chose… Est-ce que ce livre-là est compréhensible pour un non spécialiste ?

Par chance pour moi, oui, car je n’y connaissais pas grand-chose non plus. J’avais entendu parler de l’empire mandingue, un empire africain médiéval, mais ce n’était qu’un nom, et je ne connaissais pas du tout l’épopée de Soundiata. Ce livre a l’avantage d’être petit (format poche), court (160 pages), pas cher (je l’ai trouvé à 6,20 euros) et facile à lire par petites tranches (l’histoire est répartie en courts chapitres), toutes qualités qui ne suffisent certes pas à faire un bon livre, mais peuvent aider les lecteurs à petit budget et/ou qui ont peu de temps à consacrer à la lecture. De plus, même si son contenu est fiable, ce n’est pas une étude savante, avec tout ce que cela pourrait avoir de technique : c’est avant tout le texte d’une variante de l’épopée racontée de vive voix par un griot africain, Mamadou Kouyaté, et que Djibril Tamsir Niane, qui est historien, a recueillie et mise par écrit lorsqu’il a rencontré ce griot à Siguiri, en Guinée. Il y a tout de même régulièrement des notes de bas de page qui offrent pas mal d’informations utiles pour comprendre les noms propres, les allusions à la géographie et au contexte culturel et historique de l’épopée.

La seule difficulté que je puisse voir, ce sont les noms propres et la généalogie qui figurent dans les premiers chapitres, et qui peuvent paraître compliqués au premier abord. Mais il y a les notes, et il n’est pas nécessaire de tout retenir pour bien comprendre l’histoire ensuite : on peut se laisser guider par le récit et retenir seulement les personnages récurrents au fil des chapitres. En somme, il m’a semblé que c’était un bon moyen de découvrir l’épopée de Soundiata, quitte à passer ensuite à des ouvrages plus touffus si on éprouve l’envie d’aller plus loin.

Eh bien, allons-y, alors. Où et quand se passe cette épopée, et qui est ce Soundiata ?

Nous sommes en Afrique de l’Ouest, au XIIIe siècle ap. J.-C. La région se partage en petits royaumes et en empires. L’un de ces royaumes est le Manding, qui a alors pour capitale Niani et n’est lui-même qu’une province de l’empire du Ghana. Le roi du Manding, Maghan Kon Fatta, qui règne principalement sur la tribu des malinkés, est présenté dans l’épopée comme le descendant d’une longue dynastie royale qui a souci de se rattacher notamment au prophète Mohammed (l’influence de l’islam gagne cette région à partir de quelque chose comme le XIe siècle, si j’ai bien compris, mais elle ne coïncide pas avec une conquête politique et coexiste avec l’animisme, la religion principale de cette partie du monde). L’épopée commence vraiment lorsque Maghan Kon Fatta rencontre puis épouse Sogolon Kedjou, dite la Femme-buffle : de leur union, recommandée par une prophétie, naîtra Soundiata.

Au début, le mariage de Maghan Kon Fatta et de Sogolon ne fait pas vraiment l’unanimité au sein de la famille royale : comme toutes les familles royales, celle-ci est divisée par de nombreuses tensions et luttes pour le pouvoir. Sogolon est la deuxième épouse du roi, et la première, Sassouma, voit d’un très mauvais œil l’arrivée de cette rivale susceptible de donner naissance à un héritier qui enlèverait à ses propres enfants toute chance d’accéder au trône. Sassouma fait donc tout pour rendre la vie impossible à Sogolon, chose d’autant plus facile que Sogolon est une femme laide et bossue, et que Soundiata, à sa naissance, semble incapable de se développer normalement. Mais cela ne dure pas : Soundiata accède finalement à l’âge adulte et développe une force peu commune, qui fait de lui un grand guerrier. Des sœurs puis des frères lui naissent et il rencontre par ailleurs plusieurs amis et futurs alliés. Malheureusement, ses rivaux finissent par obtenir son exil et c’est un fils de Sassouma qui monte sur le trône. Soundiata semble ne jamais devoir devenir roi.

À peu près à ce moment, le Manding est en butte aux ambitions de conquête d’un roi cruel, Soumaoro, le roi-sorcier, qui conquiert les royaumes les uns après les autres et exerce une domination tyrannique sur toute la région. C’est contre lui que Soundiata, d’exploit en exploit, va soulever peu à peu toute la région, jusqu’à lui déclarer ouvertement la guerre. Soundiata devient finalement le fondateur de l’empire mandingue, ou empire du Mali, qui, à son apogée, couvre un vaste territoire qui correspond actuellement au sud du Mali, au sud-est de la Mauritanie, à presque tout le Sénégal et à l’est de la Guinée.

Un roi-sorcier… une seconde, je pensais que ce Soundiata et les autres personnages avaient réellement existé…

C’est le cas de la plupart, mais il s’agit bien sûr d’une épopée, donc d’une fiction. En l’occurrence, l’épopée de Soundiata ajoute une part de merveilleux à une base historique. Il ne faut jamais oublier que nous sommes dans le domaine de la légende, quelque part entre l’Iliade et la Chanson de Roland, s’il faut trouver des équivalents grosso modo. On peut aussi penser à Alexandre le Grand, le conquérant antique, auquel Soundiata est souvent comparé : Alexandre le Grand est un personnage historique, mais au fil du temps s’est formé un « roman d’Alexandre » qui lui prête toutes sortes d’aventures plus ou moins véridiques ou extraordinaires. L’épopée de Soundiata contient de nombreux éléments merveilleux : la magie, notamment, y est très présente. C’est ce qui rend sa lecture si surprenante. Les circonstances de la naissance et de la mort de Soundiata, son enfance, ses exploits, ne se soucient pas toujours de vraisemblance mais forment un ensemble cohérent. Et certains passages sont vraiment marquants, l’apparition de Soumaoro ou les batailles qui l’opposent à Soundiata par exemple…

Est-ce que le style est beau ? Est-il compliqué ?

Niane écrit dans un style qui tente visiblement de reproduire tout ce que la parole du griot a de proprement oral. Cela se voit par exemple dans la syntaxe des phrases, parfois dans le rythme, et cela donne beaucoup de vivacité à la narration. En dehors de l’emploi de termes propres aux sociétés africaines où évolue Soundiata (des noms d’habits, d’instruments de musique, de coutumes, etc., généralement expliqués dans les notes), le vocabulaire employé n’est pas particulièrement recherché. Quant aux procédés de style, ils sont discrets et la langue en elle-même est peu imagée : il s’agit de laisser la part belle à l’intrigue. C’est un style qui donne une impression de facilité et de simplicité sans doute trompeuse, parce que malgré ce sentiment d’un style « neutre » ou « discret », les personnages sont posés, un univers se dessine où l’on plonge rapidement, il y a une atmosphère, des réflexions morales ou politiques ici et là, etc. Le style neutre n’existe pas…

Ce genre d’histoire, ça n’a pas un peu vieilli ?

À certains égards, si, bien sûr, comme toutes les épopées de ce genre à la gloire d’un conquérant (mais le Soundiata légendaire est si environné de merveilleux qu’il se détache assez nettement de ce qu’a pu être le Soundiata historique). C’est aussi un univers guerrier et dominé par les hommes, même s’il y a plusieurs personnages féminins marquants. Et la morale défendue a un côté très conservateur par moments. Mais, là encore, ce n’est ni meilleur ni pire que d’autres grands classiques plus connus en Europe de l’Ouest et datant d’à peu près la même période. Tous ces textes doivent évidemment être replacés dans leur contexte culturel et historique d’origine si on veut les comprendre en profondeur. Mais encore une fois cela n’empêche pas de les lire d’abord simplement pour le plaisir, parce que ce sont de beaux récits.

Et ce qui est très intéressant aussi, c’est de voir la façon dont cette épopée, qui est déjà étonnante à lire si on la lit simplement comme une légende, brasse toutes sortes de références à la géographie et aux peuples d’Afrique de l’Ouest. C’est une plongée dans l’histoire de cette partie du monde, mais en plus agréable qu’un manuel d’histoire. Une fois qu’on a lu ça, on peut s’intéresser aux autres versions de l’épopée, mais aussi à l’histoire de ce coin du monde.

Et pour aller plus loin, qu’est-ce qui existe ?

Une chose qui peut être un peu frustrante à la fin de la lecture, quand on a bien aimé cette épopée, c’est que cette version reste courte et finalement assez rapide : cela donne l’impression qu’une épopée aussi grandiose mérite quelque chose de plus ample que ce tout petit livre. J’ai donc cherché une version plus ample, et qui serait accompagnée de davantage de commentaires. Pour le moment, j’ai trouvé un ouvrage plus touffu que j’ai lu et chroniqué ici : La Grande Geste du Mali, par Youssouf Tata Cissé et Wâ Kamissoko, paru chez Karthala en deux volumes en 2007 et 2009 (le premier volume s’intitule Des origines à la fondation de l’Empire et le second Soundjata, la gloire du Mali). Comme l’ouvrage de D. T. Niane, celui-ci est le résultat d’une enquête menée par un chercheur, Youssouf Tata Cissé, auprès d’un griot, Wâ Kamissoko. Il y a à la fois une version plus longue et plus détaillée de l’épopée et toutes sortes d’analyses historiques sur l’empire du Mali, les traditions des griots, etc. (EDIT le 25/08/2013 : Je l’ai lu, le lien mène vers le billet à son sujet.)

Si ces deux grands volumes touffus vous intimident, je ne peux que vous conseiller le beau roman de Camara Laye Le Maître de la parole, paru en 1978, qui est une version romancée de l’épopée de Soundiata qui en conserve les grandes lignes, tout en la présentant de façon extrêmement accessible pour un lectorat adulte. Au moment où j’écris, ce livre est surtout trouvable d’occasion mais pas réédité depuis un moment, et c’est une honte, car à mes yeux il s’agit d’un classique.

Si au contraire vous cherchez une version encore plus accessible, allez voir du côté des livres pour la jeunesse : je n’en ai eu qu’un en mains, mais une recherche rapide montre qu’il en existe plusieurs (certains illustrés) qui relatent les aventures de Soundiata. EDIT le 22/05/2014 et le 26/10/2018 : Il y a par exemple Soundiata, l’enfant-lion de Lilyan Kesteloot, illustré par Joëlle Jolivet (Casterman, 1999) et que j’ai lu et chroniqué à son tour ici fin 2018. Il y a aussi, en grand format, L’épopée de Soundiata Keïta de Dialiba Konaté et Martine Laffont (Seuil, 2002), qui accomplit un travail important pour représenter en images l’univers de Soundiata d’une façon fidèle aux traditions ouest-africaines.

Vous pouvez aussi vouloir passer à des ouvrages historiques pour faire la part entre la réalité et la fiction dans l’épopée. Je connais l’existence d’une monumentale Histoire générale de l’Afrique réalisée collectivement avec le soutien de l’UNESCO, mais c’est un peu gros pour commencer… et je n’ai pas (encore) de référence de bon manuel d’histoire sur le sujet. En attendant, un livre comme La Grande Geste du Mali mentionné ci-dessus contient déjà quelques analyses historiques sur les épisodes de l’épopée.

C’est aussi à Soundiata que l’on attribue la réalisation d’un texte juridique majeur de la région : la charte du Manden (ou Mandé), qui, dans la version de l’épopée dont je parle ici, aurait été conçue lors d’une importante assemblée réunissant Soundiata et ses nouveaux vassaux à Kurukan Fuga. Cette charte, qui contient des dispositions politiques et juridiques, énonce notamment des droits fondamentaux des hommes et des femmes, et elle paraît former toujours un enjeu important dans la vie politique africaine actuelle. Sur ce document, j’ai trouvé par exemple La Charte de Kurukan Fuga. Aux sources d’une pensée politique en Afrique, ouvrage collectif publié en 2008 chez L’Harmattan par le Centre d’études linguistiques et historiques par la tradition orale (CELHTO). Mais il semble destiné à un public déjà bien informé sur Soundiata. (EDIT le 02/01/2013 : Je l’ai lu, le lien mène vers le billet à son sujet.)

Mise à jour le 20 novembre 2019 : les adaptations au cinéma. L’épopée a connu plusieurs évocations au cinéma. Au début de cet article, j’ai parlé de Kirikou et les Hommes et les Femmes de Michel Ocelot, un joli film d’animation composé de plusieurs histoires courtes dont une met en scène une griotte ; mais l’histoire ne dit que quelques mots sur Soundiata lui-même. Il existe un film en prises de vue réelles, Keïta ! L’Héritage du griot, réalisé par Dani Kouyaté en 1995, qui, à l’intérieur d’un récit-cadre, raconte l’épopée. C’est apparemment un classique, mais je n’ai pas encore réussi à me le procurer et ne l’ai pas encore vu. J’ai eu le grand plaisir d’apprendre la sortie en 2014 d’un film d’animation en images de synthèse, Soundiata Keïta, le réveil du lion, qui est une adaptation de l’épopée destinée à un large public. Ce film, en plus, est produit entièrement en Afrique, plus précisément en Côte d’Ivoire, par le studio Afrikatoon. Je n’en ai vu que des extraits et le résultat a l’air très correct (surtout si on tient compte des différences de budget entre ce film et les mastodontes coûteux des studios américains) ; j’espère avoir l’occasion de le regarder un jour en entier.

Un mot pour conclure ?

L’épopée de Soundiata est un grand classique de la littérature mondiale, et je regrette de ne pas en avoir entendu parler plus tôt. C’est un récit ample, étonnant, plein de souffle, qui pourrait facilement donner lieu à toutes sortes d’adaptations à l’écrit et à l’écran ; et c’est aussi un récit fondateur, un de ces ensembles légendaires qui forment les piliers de plusieurs cultures dans tout un coin du monde. Le livre de D. T. Niane m’a paru une bonne porte d’entrée vers ce sujet, mais il en existe certainement d’autres versions. L’essentiel est de trouver celle qui vous convient et d’aller y mettre le nez : vous n’y perdrez pas votre temps.

(Ce n’est pas une interview, mais un billet écrit sous la forme d’un dialogue, histoire de varier un peu.)


[Film] « Akira », de Katsuhiro Otomo

26 décembre 2012

Akira-DVD

J’avais lu, il y a quelques mois, le manga Akira. Il se trouve que je suis tombé, il y a quelques semaines, sur le DVD du film d’animation japonais réalisé par l’auteur du manga lui-même, Katsuhiro Otomo. Le film d’animation est tout aussi réputé que le manga auprès des amateurs de culture japonaise et des amateurs de science-fiction en général : je me suis donc jeté sur le DVD afin de voir enfin ce fameux film. Je vous renvoie au billet que j’avais consacré ici au manga pour la présentation de l’intrigue et mes impressions du moment, et je vais dire à présent un mot de l’adaptation.

Histoire de donner le ton tout de suite : elle m’a paru excellente, voire meilleure que le manga lui-même. Mais détaillons un peu.

Un film soigné

D’abord, en tant que film d’animation japonais, Akira est d’une grande qualité, tant du point de vue des graphismes, somptueusement détaillés, que de l’animation elle-même, très fluide et à des années-lumières des productions bon marché. De fait, le projet disposait d’un budget énorme pour l’époque, et il n’a visiblement pas été dépensé en vain. Ajoutons tout de suite que ces décors et les apparences des personnages sont très fidèles à ce qu’ils étaient dans le manga, avec un niveau de détail impressionnant qui permet aux scènes du film de reproduire les riches paysages urbains des pages de la BD.

La musique est une autre grande qualité de ce film, et l’un de ses principaux apports à l’univers créé par le manga : elle vaut qu’on s’y attarde un peu. Composée par le collectif musical Geinoh Yamashirogumi, elle ne peut que frapper par le jeu complexe d’écarts et de correspondances qu’elle instaure avec les images : en témoigne, dès les premières minutes, le parti pris d’un arrière-plan musical faussement discret, tout en énergie retenue, pour accompagner la scène de poursuite en moto très violente qui aboutit à l’accident de Tetsuo. Surtout, là où on aurait droit d’ordinaire à une simple musique orchestrale ou électronique, la BO d’Akira mêle savamment aux instruments classiques d’autres sonorités issues des musiques traditionnelles japonaise et balinaise : pour un spectateur français comme moi, qui ne connais la musique traditionnelle japonaise que par ce qu’on en entend dans quelques films de Kurosawa, le résultat donne l’impression de tirer certaines scènes vers le théâtre (j’emploie de multiples nuances parce que je ne connais pratiquement rien au théâtre japonais en dehors de cet emploi de la musique), ce qui renforce la stylisation de l’ensemble et donne à certaines des scènes les plus apocalyptiques de l’intrigue une dimension encore plus terrifiante, mais d’une nature différente, qui l’écarte du pur film d’action ou d’horreur pour l’orienter vers la tragédie.

Ce mariage, qui peut paraître improbable, ne manque pas de surprendre et peut déplaire. À mes yeux, il fonctionne très bien, et correspond à merveille à l’atmosphère particulière de l’univers du manga, qui, un peu comme les deux films Ghost in the Shell, mélange des scènes d’action débridées et un questionnement philosophico-mystique. (Ces quelques éléments montrent qu’il serait passionnant de replacer Akira dans le contexte de la culture japonaise, mais ça a sûrement déjà été fait depuis longtemps et je laisse ce soin à des gens mieux informés que moi…)

Une adaptation habile…

Qu’en est-il maintenant de l’adaptation du manga ? Il faut savoir d’abord que le film a été mis en projet bien avant la fin de la parution du manga, et à un moment où Katsuhiro Otomo lui-même n’avait pas encore conçu la fin de son intrigue. À lire la Wikipédia anglophone, il semble même que ce soit le projet de film qui ait aidé Otomo à concevoir enfin une fin pour son histoire. Le film est sorti en 1988, tandis que le manga n’a été achevé qu’en 1990 : cela veut dire que les lecteurs et admirateurs du manga ont eu d’abord droit à la fin de l’histoire dans le film avant de la lire dans le manga. Mais, je peux le dire sans dévoiler grand-chose, la fin du film et celle du manga sont nettement différentes, et justifient à elles seules d’aller lire ou voir les deux œuvres. C’est là la différence la plus décisive entre leurs deux intrigues. Mais bien entendu, le film, même s’il dure deux bonnes heures, a dû concentrer les multiples péripéties du manga dans un format très restreint.

Or, à ce jeu-là, il m’a semblé que le film s’en sortait étonnamment bien, avec un résultat dont le degré d’achèvement dépasse même celui du manga. Comme je l’avais dit dans mon billet sur le manga, l’œuvre originale souffrait un peu de la multiplicité de ses péripéties et de ses sous-intrigues, qui m’avaient laissé une impression d’action gratuite (voire de violence gratuite, même si l’humour évite à l’ensemble de tomber complètement dans le glauque). Or le scénario du film se concentre sur l’essentiel, et, ce faisant, corrige ce défaut : il ramasse l’intrigue en un temps plus court, évacue les péripéties accessoires, supprime certains personnages et en modifie d’autres. Les lecteurs du manga s’attristeront peut-être du rôle largement restreint de lady Miyako (qui apparaît à peine) ou de l’absence complète de Chiyoko. Mais cette concentration de l’intrigue autour de personnages moins nombreux permet au film de les approfondir suffisamment malgré la plus grande brièveté de l’intrigue, ce qui n’était pas gagné.

Si Kaneda garde un côté « jeune premier » assez prévisible et a surtout des allures de personnage-prétexte relativement plat (à mon avis), ses relations avec Kei et Tetsuo gardent la complexité qu’elles ont dans le manga, et les deux autres piliers de l’intrigue que sont Tetsuo et le colonel Shikishima, personnages particulièrement approfondis, tiennent toutes leurs promesses, ce qui permet au scénario d’éviter tout manichéisme. Le personnage tourmenté qu’est Tetsuo est aussi grandiose que dans le manga, tandis que le colonel m’a paru gagner encore en profondeur.

J’ai apprécié aussi les apparitions régulières d’un scientifique collaborateur du colonel, parfait dans le rôle du savant inconscient prêt à ouvrir la boîte de Pandore, quitte à provoquer une nouvelle apocalypse. Naturellement, derrière l’enjeu terrifiant des pouvoirs d’Akira et de Tetsuo, il y a une réflexion sur l’arme nucléaire, mais aussi plus généralement sur les notions de savoir et de progrès. C’était l’une des autres grandes qualités du manga, et j’ai été très heureux de voir que le film non seulement la conserve, mais lui confère plus de puissance en mettant davantage en avant les trois mutants qui tentent de contenir Tetsuo ; ce sont eux qui se chargent de livrer aux spectateurs les quelques éléments qui permettent d’entrevoir la vérité au sujet de l’origine des pouvoirs paranormaux (dans le manga, c’était lady Miyako qui exposait ces éléments à Kei). Si le savant représente une approche purement scientifique de ces pouvoirs aberrants et terribles, les mutants, de leur côté, en incarnent l’approche mystique, ce qui pose le problème dans des termes différents, ceux de la frontière entre la condition humaine et quelque chose qui s’apparente soit à un don de Dieu ou des dieux, soit à une possibilité pour les humains d’accéder eux-mêmes à une puissance quasi divine.

… dotée d’une fin mieux ficelée

<Révélations sur la fin du manga.> J’avais reproché à la fin du manga son caractère abrupt et insatisfaisant. Si vous vous rappelez du détail, on y voit Tetsuo disparaître, comme absorbé par Akira après le réveil de ce dernier, mais on assiste surtout, à la toute fin, à la fondation d’un empire d’Akira au service duquel se mettent Kaneda, Kei, Chiyoko et les autres, ce qui me paraissait plus qu’étrange dans la mesure où ils ont à peu près toutes les raisons de haïr Akira à la fin du manga. Cette fin avait en plus un côté « jeune empire totalitaire en devenir » qui m’avait laissé mal à l’aise : pour un lecteur mal disposé et un peu hâtif, elle n’aurait pas de mal à avoir l’air de véhiculer une idéologie douteuse (culte de la personnalité d’un chef tout-puissant + société militarisée + instrumentalisation de la jeunesse + promesse d’un homme nouveau + velléités de conquête du monde + armes de destruction massive = hum hum), mais je ne pense pas que ce soit le cas, car je doute qu’Otomo ait conçu Akira ou Kaneda comme des modèles à prendre au premier degré : l’histoire est bien plutôt à prendre avec le même recul que les univers de science-fiction sombres riches en complots politiques et en figures de (vrais-faux) prophètes, du type Warhammer 40 000 ou Dune (ce dernier cycle développant lui aussi une réflexion sur le concept de messie, au fond pas si éloignée d’Akira, mais à une autre échelle). Il m’avait semblé, en tout cas, que cette fin du manga témoignait surtout des difficultés de l’auteur à boucler une intrigue foisonnante et ouvrant sur toutes sortes de développements possibles. C’était une fin ouverte, mais un peu trop ouverte à mon goût, car on avait vraiment l’impression que les personnages étaient laissés en plan. Or la fin du film est complètement différente et a l’avantage d’être plus « fermée », même si elle est également très riche en implications.

<Révélations sur la fin du film.> Dans la fin du film, on assiste, comme dans le manga, à la fin spectaculaire de ce qu’est devenu Tetsuo. Mais le moment du réveil d’Akira est différent et habilement réparti en deux temps. Lorsque Tetsuo ouvre le sarcophage qui est supposé contenir Akira, on s’attend à en voir sortir, comme dans le manga, Akira vivant. Or il n’en est rien : Akira a été tué lors de la première destruction de Tokyo, et le sarcophage ne contient que les restes de son corps soigneusement dispersés dans plusieurs récipients et conservés à une température de froid cosmique, pour éviter toute tentative de reconstitution. Après ce premier faux réveil déceptif, on assiste, dans la scène finale, à la reconstitution et à la résurrection d’Akira grâce aux efforts conjugués des mutants, et le film s’achève avec la disparition de Tetsuo *et* d’Akira, le second emmenant le premier vers… on ne sait pas très bien quoi : l’espace, une autre dimension, ou les deux. Le final laisse entrevoir la possibilité pour toute l’humanité d’accéder à une maîtrise un peu plus sereine des pouvoirs dont Tetsuo avait montré le déchaînement incontrôlé et terrifiant. Dans le film, Akira n’a donc pas vraiment d’ambitions politiques et ne manipule pas Tetsuo : il reste une figure beaucoup plus mystérieuse, quasi divine. Et surtout, les personnages survivants, débarrassés de ces monstres destructeurs, peuvent reprendre une vie à peu près normale et entamer la (énième) reconstruction de Tokyo : malgré le caractère ouvert à long terme de l’intrigue via toutes ces implications l’avenir de l’humanité, l’intrigue immédiate est bel et bien close. </Fin des révélations>

Un mot sur le DVD

J’ai vu ce film dans l’édition DVD sortie en 2011, qui a l’air d’avoir été bien faite : elle a eu recours à l’équipe du doublage français d’origine afin de corriger quelques défauts de ce premier doublage. Le DVD inclut aussi l’ancien doublage. De toute façon, j’ai regardé le film en VO sous-titrée, mais cela reste bon à savoir si ces deux versions de la VF vous intéressent.

Conclusion

Je ne peux donc que recommander vivement la découverte de ce film d’animation, non seulement aux lecteurs du manga (même voire surtout s’ils lui ont trouvé des longueurs) mais aussi à ceux qui ne l’ont pas vu, les deux œuvres fonctionnant de manière autonome. Akira est un classique que tout amateur de science-fiction découvrira avec profit, pour peu qu’on sache apprécier la SF sombre et les univers post-apocalyptiques. Son originalité tient à la part de fantastique, voire d’horreur, qu’il intègre harmonieusement à une intrigue de science-fiction, mais aussi à ce mélange improbable entre le film d’action et la réflexion philosophico-mystique (qui se développe encore dans les années suivantes avec Ghost in the Shell de Masamune Shirow et son adaptation en film d’animation par Mamoru Oshii).