Référence : Laetitia Coryn (dessin), Marie Galopin (couleur) et Philippe Brenot (scénario), Une histoire du sexe, Paris, Les Arènes BD, 2017 (première édition sous le titre Sex Story en 2016).
Quatrième de couverture de l’éditeur
« Voici le premier récit graphique sur l’histoire de la sexualité à travers les âges. il nous fait voyager dans toutes les époques du plaisir, depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui.
Avec beaucoup d’humour, ce best-seller mondial dévoile ce que les livres d’histoire n’osent pas raconter.
« Jamais aucun roman graphique n’a abordé l’histoire du sexe. Et quelle réussite ! De cette recherche titanesque réalisée par les auteurs résulte une lecture à la fois excitante et instructive. » L’Express
« Un roman graphique irrévérencieux et fascinant. » The Guardian
« Clair, déculpabilisant et frais. » Psychologies magazine
« Une vision anthropologique, scientifique mais aussi amusante de l’érotisme humain. » El País«
La jolie couverture
Une histoire du sexe est une réédition en 2017, sous un titre différent, d’une bande dessinée publiée l’année précédente sous le titre Sex Story. La première histoire de la sexualité en BD. Je n’ai pas été vérifier si c’était bien la première, le détail m’importe peu et j’aime mieux le nouveau titre. On notera au passage que le second titre, entièrement en français, emploie le mot « histoire », qui peut faire davantage penser au domaine savant, tandis que le mot anglais story du premier titre privilégiait la narration à l’aspect proprement historique et documenté. Rétrospectivement, le choix du premier titre paraît étrange, en dehors de l’allitération en s typique d’un marketing pour public anglophone. L’éditeur, Les Arènes, s’est spécialisé dans la publication de BD de vulgarisation savante, historique ou scientifique, et les enquêtes documentaires ou politiques. Il a notamment traduit l’excellent Economix de Dan Burr, qui réussit le tour de force de rendre les théories économiques accessibles et accomplit un véritable travail citoyen. Étant donnée la mode provoquée par le succès de plusieurs de ces ouvrages, Logicomix, Economix, Psychologix, etc. nous avons sans doute échappé de justesse à Sexix. Décidément, Une histoire du sexe, c’est plus sobre.
De rouge vif dans la première édition, avec le mot « Sex » occupant un bon quart de la hauteur, la couverture a viré au noir et blanc dans la deuxième, mettant mieux en valeur le dessin fin et précis de Laetitia Coryn, qui propose un bon équilibre : assez de sensualité pour mettre en valeur le sujet, assez de stylisation et de plans larges pour ne pas faire porno, et un dosage varié de romantisme, de mignonitude et d’humour. Quant au gros du texte, on le doit à Philippe Brenot, présenté en troisième de couverture comme « psychiatre et anthropologue, directeur des enseignements de sexologie à l’université Paris Descartes ». Un auteur qui, a priori, maîtrise le sujet et sait composer une synthèse rigoureuse à l’aide de connaissances scientifiques à jour. A priori.
Une préface racoleuse
Les choses commencent à m’inquiéter un peu dès qu’il s’agit de définir précisément le propos de l’ouvrage. Le quatrième de couverture annonce « le premier récit graphique sur l’histoire de la sexualité à travers les âges [qui] nous fait voyager dans toutes les époques du plaisir, depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui « . Sur le plan chronologique, c’est bel et bien le cas. À vrai dire, la BD s’autorise même un dernier chapitre de spéculations sur le futur dont il aurait peut-être dû se passer, à voir la banalité des hypothèses avancées (un hypercontrôle de la sexualité et de la reproduction doublé d’un abandon complet de la reproduction sexuée naturelle dorénavant interdite, jusqu’au jour où un couple clandestin se cache dans la jungle africaine pour… sérieusement, la réinvention de l’Amûre et du Bon Vieil Accouplement à la Main dans un contexte de sexualité hypercontrôlée, on a déjà vu ça partout en science-fiction, du roman Herland en 1915 à THX 1138 de George Lucas…).
Mais qu’en est-il du cadre géographique de l’ouvrage ? Aura-t-on droit à quelques mots sur la sexualité dans l’ensemble des cultures humaines ? Cela ferait beaucoup de boulot. L’introduction, « Secrets bien gardés », n’en dit rien (ce qui peut expliquer son titre). La précision est rejetée au dos, au bas de la page 4 : « Cette histoire de la sexualité est « une » lecture de l’évolution des mentalités dans le courant judéo-chrétien. D’autres lectures complémentaires peuvent être faites (suites possibles d’Une histoire du sexe) dans le champ de l’islam, des traditions hindouistes et bouddhistes, des grandes cultures de la tradition (Afrique, Asie, Océanie), toutes riches d’une dimension érotique qui caractérise les sociétés humaines. » Ah, donc ce n’est pas réellement une histoire généraliste du sexe dans l’Histoire. Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir opté pour un titre (ou un sous-titre) plus précis, quelque chose comme le livre de Robert Muchembled L’Orgasme et l’Occident, puisque la BD adopte se concentre en bonne partie sur l’Occident ? Autre question : si l’ouvrage s’intéresse à la tradition judéo-chrétienne, pourquoi passer quasiment 80 pages sur la Préhistoire et l’Antiquité polythéiste, en intercalant bizarrement une double page sur la Genèse biblique au milieu de la Préhistoire ? Tout cela n’est pas clair. Quant aux suites possibles évoquées par ce petit avertissement, aucune n’est parue à l’heure où j’écris.
La préface, donc, s’intitule « Secrets bien gardés » et, au lieu de préciser directement le cadre de l’ouvrage, elle nous explique à quel point nous avons de la chance d’avoir commencé à la lire, car elle va nous révéler une histoire « que l’on nous a longtemps cachée » et des choses « qu’aucun manuel d’histoire ne [nous] dira ». Bémol nécessaire : la BD se termine par une bibliographie remplie d’ouvrages savants d’historiens et d’historiennes consacrés à la sexualité dans l’Histoire, ce qui tombe bien parce qu’il a bien fallu que les auteurs se documentent quelque part. Je suppose que la préface parlait des manuels scolaires, mais ces derniers, contrairement à ce qu’affirme le texte, abordent par exemple bel et bien la question de la sexualité de Cléopâtre (qu’on trouve dans tous les bons manuels de latin de niveau 3e, hé si !).
Deuxième bémol : toute à ses effets de manche, la préface en oublie le sens de la nuance, heureusement plus présent dans la suite. Par exemple, elle résume un peu vite « la formidable évolution des mœurs » d’un ton très progressiste, alors que la suite montre bien que l’histoire de la sexualité n’est pas un progrès constant, mais connaît des phases de liberté suivies de régressions consternantes, y compris aux époques récentes.
Le texte donne par ailleurs dans « l’Histoire par le petit bout de la lorgnette » en multipliant les promesses émoustillantes au sujet de la sexualité des personnalités célèbres de l’Histoire, y compris à propos du supposé piercing génital du prince consort Albert, dont le chapitre sur le XIXe siècle mentionne plus honnêtement qu’on ignore s’il en portait bel et bien un et que le nom de cet accessoire s’est simplement trouvé associé à ce monsieur pour des raisons obscures.
Les auteurs pointent en revanche avec justesse l’insuffisance de l’éducation sexuelle actuellement délivrée dans les collèges et les lycées, en dépit des efforts trop limités de l’institution et des tentatives des associations pour y suppléer avec leurs maigres moyens.
Dans l’ensemble, ces premières pages me laissent l’impression d’un propos un peu trop racoleur, prêt à sacrifier parfois rigueur et précision pour appâter le grand public. Mais passons à la BD proprement dite.
Une démarche de vulgarisation bienvenue…
J’ai été assez convaincu par le graphisme. Certes, la BD parle de sexe, mais je prierai mon digne lectorat de ne pas croire trop vite au compliment facile. Le sujet ne l’était justement pas, et Laetitia Coryn déploie une variété de styles adaptée aux fréquents changements de registre des dialogues (élaborés en commun avec Philippe Brenot). Ces derniers ne forment généralement pas une histoire, mais davantage un commentaire du texte principal de vulgarisation qui constitue le cœur du propos. C’est une structuration souvent adoptée dans les BD de vulgarisation historique ou scientifique, et elle fonctionne très bien, avec d’autant plus de facilité que la sexualité est un sujet qui risque beaucoup moins d’ennuyer les gens que l’économie (je crois). La BD reste longue, près de 200 pages bien remplies.
L’humour est très présent, pas systématique mais presque, limite trop puisqu’il prêterait parfois le flanc à l’accusation de facilité. Affirmer la possibilité de parler de sexe sans basculer tout le temps dans la plaisanterie aurait été plus original, mais j’en demande sans doute trop. Cet humour déploie cependant une palette de tonalités très variée et très réussie selon les cases : joyeuse célébration des corps ici, potache et impertinent là, trop graveleux de temps à autre, acidulé, corrosif ou noir ailleurs, empruntant au dessin de presse satirique quand il s’agit de dénoncer les excès et les absurdités de la domination masculine, de la répression de la sexualité ou des discriminations envers l’homo- et la bisexualité.
Venons-en au cœur du scénario, à savoir son propos vulgarisateur. Il puise dans les connaissances historiques, sexologiques, mais aussi psychiatriques, médicales et politiques, ce qui fait beaucoup à la fois mais est inévitable, car, on le sait depuis Lysistrata d’Aristophane, la sexualité est profondément politique. Qu’en est-il de la qualité de la synthèse de connaissances que nous pouvons découvrir au fil des pages ? C’est là que j’ai quelques réserves. En effet, ma lecture a souvent pris des allures d’attraction de montagnes russes, tant le niveau fluctuait d’un chapitre à l’autre et quelquefois d’une page ou d’une case à l’autre.
… non dénuée d’erreurs ou d’amalgames étranges
Le chapitre sur la Préhistoire propose quelques informations générales bienvenues sur l’évolution qui a mené des singes au premiers hominidés, avec les différences physiques que cela implique. Aux pages 8 et 9 figure un schéma bien pratique sur l’homo habilis comparé aux singes qui précèdent et aux humains qui suivent. Au bas de la page 8, l’auteur nous indique que « par simplification, toutes ces innovations sont attribuées à l’homo habilis » avant de préciser que plusieurs interviendront chez telle et telle espèce postérieure. Soupir de ma part, mais on ne peut certes pas tout détailler dans un ouvrage aussi général et surtout les limites du truc sont indiquées clairement. Suit une petite histoire suivant un groupe d’hominidés pour étudier leur sexualité. On y découvre un certain Noah qui invente le premier cache-sexe, puis en page 14 « le premier viol » (dû à un certain Zinn), après quoi le couple formé par Noah et Saw, en une page, s’avère à l’origine de « l’invention de la tendresse », fait l’amour « pour la première fois », invente la pudeur et fait « la découverte de l’amour ». Des personnages fictifs pour illustrer un propos scientifique général, d’accord : c’est du docu-fiction. Mais pourquoi souligner à ce point que cette intrigue, fictive, est une série de « PREMIÈRES FOIS » ? C’est une fiction, pas un mythe d’origine !
L’historiette se conclut sur l’idée que l’amour est le propre de l’espèce humaine, ce qui me semble bien rapide et aurait appelé au moins une petite prise de distance, le temps d’indiquer que ce qu’on appelle « amour » a fortement varié selon les cultures humaines, ce qui ne facilite pas la tâche de savoir si d’autres espèces vivantes l’ont développé ou non. Je pense aussi que des zoologues spécialistes de la sensibilité et de l’intelligence animales trouveraient à y redire, mais passons.
Et à propos de mythes d’origine, devinez qui arrive aux pages 16-17 ? La Bible, avec un résumé de la Genèse. Genèse présentée par le texte comme le récit fondateur « des trois grands monothéismes (judaïsme, christianisme, islam) » – mais dans ce cas, pourquoi avoir écrit en gros « la Bible » juste au-dessus, et pas « L’Ancien Testament et le Coran », qui aurait mieux regroupé les trois ? Bon, c’est du pinaillage. Ce qui m’étonne surtout est la place choisie pour cette double page, en pleine Préhistoire (car le chapitre sur la Préhistoire reprend après), alors qu’en toute bonne chronologie cette double page devrait se trouver dans le chapitre sur l’Antiquité, au même endroit où sont présentés plusieurs autres mythes fondateurs d’autres religions, de la Mésopotamie à la cosmogonie grecque en passant par l’Égypte. En l’état, on a l’impression d’assister d’abord à une sorte de mythe des origines réécrit à la mode L’Odyssée de l’espèce (le docu-fiction d’Yves Coppens est d’ailleurs mentionné dans les sources de ce chapitre), puis au mythe d’origine biblique, comme s’il fallait rapprocher les deux. Je veux bien, mais dans ce cas, il aurait fallu faire explicitement la comparaison dans le texte, sans se contenter de ce rapprochement curieux, qui paraît donner à la Genèse biblique davantage d’importance ou de légitimité qu’aux autres mythes, sans expliquer pourquoi.
Le reste du chapitre est heureusement plus logique et convoque utilement les analyses de Darwin, Freud et Lévi-Strauss pour présenter plusieurs théories importantes au sujet de la sexualité et des tabous dans la Préhistoire.
Après ce début relativement prometteur en dépit de cette étrangeté de construction, l’ouvrage aborde l’Antiquité. Je vais détailler cette partie, car c’est une période historique que je connais bien, ce qui m’a permis de l’aborder d’un œil différent du reste de la BD.
Le chapitre 2 présente la sexualité en Mésopotamie. La sociabilité et les rites qui y sont liés dans les sociétés sumériennes et akkadiennes sont présentés en quelques pages, qui illustrent ensuite joliment un passage d’une invocation à la déesse Ishtar. Extrait : « Fais-moi l’amour six fois comme à une chèvre, fais-moi l’amour sept fois comme à une biche, fais-moi l’amour douze fois comme à une perdrix ! » Il faut que je trouve le texte complet de cet hymne-là, le Cantique des Cantiques peut aller se rhabiller. (C’est d’ailleurs ce que les auteurs ont dû se dire, car cet autre monument de la sensualité littéraire antique n’est pas mentionné dans la BD.)
Le chapitre 3 enchaîne sur l’Égypte, avec le même mélange de rapide commentaire des mœurs et de résumés de mythes. C’est là que je commence à tomber sur des détails qui me font tiquer. « Selon l’ancienne tradition, au nom d’Isis, toute femme doit, une fois dans sa vie, avoir eu commerce [comprenez: avoir fait l’amour] avec un étranger. » Ah ? En fervent lecteur des auteurs grecs et latins, j’ai comme l’impression de lire du Hérodote. J’espère que l’information ne vient pas de là, car Hérodote, en dépit de tous ses efforts, raconte parfois des bêtises sur les Égyptiens, et les (bons) égyptologues savent prendre du recul envers ses affirmations.
Arrive Cléopâtre. Qui, selon le texte, « a laissé l’image d’une femme de pouvoir au charme oriental associé à la débauche et à la luxure. » L’image, oui, mais pas la réalité ! Cette légende d’une Cléopâtre séductrice est une construction de la propagande romaine d’Octave, attaché à discréditer la reine d’Égypte qui s’était alliée avec Marc-Antoine, son adversaire politique du moment. Or ce n’est dit nulle part. Pire : les deux pages qui suivent reprennent telles quelles, et pêle-mêle, des affirmations manifestement tout droit sorties des textes romains, qu’aucun antiquisant digne de ce nom ne s’aventurerait à prendre pour argent comptant. Et on termine par le suicide avec serpent, tout aussi légendaire, qu’il aurait fallu lui aussi présenter avec de grandes précautions (au minimum). Voilà donc notre sexologue qui se vautre dans les clichés les plus faux au sujet de Cléopâtre, après avoir conspué les « manuels scolaires », alors qu’il lui aurait suffi de consulter un manuel de latin de collège pour lire des analyses critiques sur ces légendes concernant Cléopâtre. Un comble.
Le chapitre 4 est consacré à la Grèce. Là encore, une rapide présentation des coutumes cohabite avec d’abondants résumés de mythes, plus détaillés qu’ailleurs en raison de la place importante qu’ils ont prise dans la postérité. L’auteur avance des éléments de comparaison entre divinités également rapides (pour rappeler ce qu’Aphrodite doit à Ishtar et à Isis) et parfois franchement erronés (Ouranos n’est pas « la force de vie » mais seulement le Ciel personnifié. Aphrodite « éveille la nature au printemps » ? Je me demande alors ce que fait Déméter). L’ensemble reste correct, en dépit d’un brin d’idéalisation (hélas, Hermaphrodite, à la fois homme et femme, ne représente pas « la perfection » aux yeux des Grecs : c’est une figure à la signification plus ambiguë) et d’un brin de manque de recul envers les sources (j’aurais aimé une approche plus critique du mythe de Tirésias selon lequel la femme éprouve sept fois plus de plaisir que l’homme dans les rapports sexuels : c’est un mythe à remettre dans le contexte des mentalités grecques et qui n’est pas forcément aussi bienveillant envers les femmes que ce qu’on pourrait croire de nos jours).
La sexualité grecque antique est très bien présentée, avec des explications indispensables rappelant que les notions d’homosexualité et d’hétérosexualité sont des inventions du XIXe siècle et que les Grecs concevaient leur vie amoureuse et sexuelle à l’aide de notions toutes différentes. La conception des rapports entre hommes et femmes au sein du mariage d’un côté et la pédérastie de l’autre sont ainsi présentés avec justesse. Suit une courte présentation du Banquet de Platon, avec le mythe des androgynes, et une page concluant sur le statut des femmes, où prédomine la présentation des théories sexistes d’Aristote à leur sujet. Ouf ! La rigueur du propos s’améliore : voilà de l’excellente vulgarisation comme j’aime à en voir.
La rigueur du propos en question redevient néanmoins préoccupante au fil du chapitre 5, « Rome, grandeur et décadence ». Décadence ? Sûrement un trait d’humour, puisque la notion de décadence a été abandonnée par tous les historiens sérieux depuis un bail. Mais non ! Après une distinction plutôt juste entre les coutumes étrusques et une certaine régression amenée par la domination romaine, les choses se gâtent au moment de présenter les rites des Saturnales : en gros, l’auteur y voit des orgies pures et simples. Il enchaîne tout de go avec l’affaire des bacchanales, où il reprend sans aucun recul les récits romains concernant ce scandale où l’on a prêté à des femmes toutes sortes de comportements dépravés. Je me demande où il a pris des renseignements aussi datés ! Sans aucune transition, on repasse à des pages impeccables sur la sexualité romaine, des lupanars aux rapports forcés avec les esclaves, en passant par les conceptions romaines de la virilité. Et puis paf : les pages 79 à 81 nous dépeignent bel et bien « la décadence romaine », en passant allègrement toute l’histoire de l’empire à la moulinette des clichés les plus obsolètes, de Messaline aux orgies. La page 81 s’achève sur des Romains paniqués fuyant l’éruption du Vésuve, qu’un personnage prétend provoquée par leurs orgies. Humour, sans doute… mais le reste de la page présente avec sérieux une « décadence » des Romains. Comment comprendre cette page ? Ce n’est pas clair du tout et ça devrait l’être.
Les début de la chrétienté sont expédiés en une page (p. 82) : les papes sont « jaloux et débauchés » tandis que les discours de saint Paul sont décortiqués avec nuance, autant dans leurs aspects progressistes que dans leurs aspects les plus conservateurs, qui sont malheureusement les plus mis en avant au cours des siècles suivants.
Bonnes idées, lieux communs et erreurs crasses
La suite de la BD reste largement centrée sur l’Europe et les États-Unis (en gros l’Occident, donc). C’est dommage, mais cela correspond à ce qui était annoncé au début. Je n’ai pas trouvé d’erreurs aussi crasses dans le chapitre sur le Moyen âge. Pour autant que j’aie pu en juger, celui-ci fait un bon travail, pourfendant au passage quelques clichés (ah, la ceinture de chasteté…) et rappelant très justement que le fameux amour courtois est adultère et pas toujours platonique. J’ai appris au passage que la chapelle Sixtine, au plafond si célèbre, a été financée par l’argent des maisons closes que possédait le Vatican (édifiant !).
Ce chapitre et les suivants adoptent une démarche qui se veut féministe et arrive parfois à l’être, dénonçant le sexisme parfois proprement ahurissant des religieux mais aussi des médecins et des politiques à l’encontre des femmes… tout en alignant un choix d’auteurs et de grands noms de l’Histoire impeccablement traditionnel. Le Moyen âge ne connaît pour femmes qu’Héloïse et Jeanne d’Arc, la Renaissance n’en montre aucune et le XVIIIe siècle est inauguré par une galerie exclusivement masculine (p. 126). J’imagine qu’on ne peut pas être attentif à tout à la fois, mais c’est une occasion manquée.
Dans le chapitre sur la Renaissance, j’ai vu avec étonnement l’homosexualité de Montaigne affirmée comme une certitude : j’aurais bien pris quelques détails sur les sources et le raisonnement qui conduisent à cette conclusion. Je ne sais pas quels documents permettent de faire la part entre une amitié étroite et une relation amoureuse dans les liens qui ont uni Montaigne et La Boétie. Par ailleurs, la notion d’homosexualité actuelle n’existait pas tellement plus au Moyen âge que dans l’Antiquité, ce qui fait que Montaigne a aussi bien pu être ce qu’on appellerait maintenant bisexuel. Mais c’était impossible à détailler dans un ouvrage aussi généraliste. Même petit regret au sujet de Léonard de Vinci (là encore, comment sait-on qu’il était exclusivement homo et pas bi, par exemple ?).
Un chapitre inattendu rompt la succession chronologique d’ensemble pour s’attarder sur le sujet de la masturbation et sur l’histoire, délirante mais (pour le peu que j’en avais lu ailleurs) véridique, de sa répression au fil des siècles.
Le XVIIIe et le XIXe siècles présentent un tableau étonnant de progrès et de régressions selon les aspects de la société et les régimes politiques. J’ai déjà dit plus haut mes regrets de ne trouver aucune intellectuelle ni aucune artiste du XVIIIe siècle. Seule Mme de Pompadour fait l’objet d’un développement, qui la cantonne à son rôle parmi les supposés exploits sexuels de Louis XIV. Au moins il y a le chevalier d’Éon. Mais c’est tout et c’est bien peu. Rien, par exemple, sur Olympe de Gouges, la Révolution est expédiée bien vite et résumée aux terreurs de, heu, la Terreur. Bizarre pour une BD qui met si volontiers l’accent sur l’émancipation du corps des femmes. Bien sûr, on peut toujours aller lire la BD de Catel et Bocquet sur Olympe de Gouges mais un petit mot dans une BD généraliste n’aurait pas été de trop au sujet de cette militante dont la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne réfléchit notamment sur la question du mariage.
Les célébrités des XVIIIe et XIXe siècles retenues sont classiques et le propos donne parfois dans l’anecdote croustillante plus ou moins véridique. Que les vies sexuelles de Casanova et Sade y soient détaillées, cela se comprend, mais pour ce qui est de Napoléon, son code était plus indispensable à la BD que le détail de ses maîtresses successives, qui n’apporte rien à une histoire générale de la sexualité, pas plus que les vies sexuelles de la reine Victoria et de Victor Hugo, qui ne sont liés à aucune innovation ou particularité significative. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure en parlant de « l’histoire par le petit bout de la lorgnette ».
Arrive une page résumant la vie et la carrière de George Sand… et là, paf, nouveau flagrant délit de grand n’importe quoi. Du sexisme, d’abord : George Sand est présentée à travers la succession de ses liaisons amoureuses (uniquement masculines : rien sur sa liaison avec Marie Dorval, mais il est vrai que le cas est délicat à trancher). Mais pas le moindre mot sur le contenu de ses livres, elle qui est l’une des très rares femmes à avoir pu vivre de sa plume pendant toute sa vie et qui a multiplié dans son œuvre les personnages féminins forts et les dénonciations de la condition des femmes ! Nouvelle occasion manquée dans une BD qui affiche un ton féministe. Erreur, ensuite : une case de la page 155 montre la supposée lettre érotique qu’elle aurait écrite à Musset et qui est « un grossier canular », comme l’affirme Martine Reid dans sa biographie de George Sand (Gallimard, coll. « Folio biographies », 2013, p.109, note de bas de page). Pas de chance ! J’étais justement en train de lire cette biographie quand j’en suis arrivé à cette partie de la BD.
Alors, d’accord, c’est un détail dans un ouvrage aussi volumineux. Mais ça commence à faire beaucoup de détails, et il y a tout de même de quoi s’inquiéter : si un auteur censé maîtriser le sujet s’avère, à plusieurs reprises, incapable de prendre un recul critique envers des sources antiques, puis incapable de distinguer une forgerie érotique d’un vrai texte érotique d’époque, peut-on faire confiance à ce qu’il écrit dans le reste de la BD ? Je dois donc vous recommander de prendre ce qu’affirme cette BD avec des pincettes, et de ne pas vous appuyer dessus dans aller consulter au préalable des ouvrages plus précis sur l’histoire de la sexualité. C’est dommage, très dommage, car la BD elle-même est touffue, dotée d’annexes, dont une bibliographie et même un index des personnages, et on s’attendrait à pouvoir s’y fier. De toute évidence, la rigueur qu’elle déploie reste assez fluctuante et elle est souvent prête à sacrifier l’exactitude à une anecdote émoustillante.
C’est d’autant plus regrettable que, selon les pages, la qualité du propos peut s’avérer bien plus satisfaisante, à commencer par la présentation bienvenue du traité de Stendhal De l’amour (p. 157) ou de la vie d’Oscar Wilde dont la vie et le procès comptèrent beaucoup pour les premières revendications des homosexuels (p.160). Le chapitre sur le XXe siècle présente utilement les jalons des énormes progrès accomplis, en passant par les amours de Colette et « Missy », par les écrits de Freud et une présentation pratique de ses principales théories, que j’aurais aimées voir nuancer par la mention (même brève) de leur critique postérieure. Wilhelm Reich, Kinsey et ses rapports, mais aussi Marthe Richard et les travaux de Masters et Johnson, sont convoqués de manière très intéressante pour montrer l’apparition de la sexologie en tant que science, tandis que le féminisme s’affirme de plus en plus, jusqu’à la « libération sexuelle » des années 1960, évoquée d’une façon qui m’a paru un peu idéalisée. La page 176 présente les sex symbols de l’époque : pourquoi pas, mais si l’expression est récente, le phénomène n’est pas une nouveauté (on pourrait évoquer les gladiateurs célèbres de la Rome antique, entre autres).
J’en viens aux dernières erreurs qui m’ont déconcerté et rendu sceptique sur la rigueur du propos : des erreurs crasses qui portent, cette fois, directement sur le vocabulaire de la sexualité et de l’identité de genre. J’ai ainsi été étonné de voir le texte employer le mot de « transsexualisme » (à propos du chevalier d’Éon, à la fin de la p.141) alors que j’ai toujours lu dans les ouvrages que j’ai consultés le terme « transexualité » et que les personnes trans elles-mêmes demandent à ce qu’on parle de « transidentité » afin que d’éviter toute confusion avec la sexualité induite par les suffixes « sexualisme » ou « sexualité ». Confusion que la BD opère elle-même à la page 180 en listant la « transsexualité » (avec deux s, tant qu’à faire) parmi les « orientations sexuelles » possibles. Alors que ça n’en est pas une, et qu’un sexologue devrait connaître cette distinction de base.
Une dernière bourde pour la route ? En page 183, l’auteur explique que « la LGBT défend les droits des lesbiennes, gays, bi, trans, mais aussi des asexuels et des queers ». Bourde, car on ne dit pas « la LGBT » puisqu’il ne s’agit pas du nom d’une association, mais d’une abréviation regroupant commodément les initiales de quatre des principales minorités d’orientation sexuelle ou d’identité de genre : les lesbiennes (L), gays (G), bisexuels (B) et trans (T). Là encore, je m’étonne qu’un sexologue professionnel commette une telle erreur (à moins, gardons espoir, qu’il ne s’agisse des séquelles d’une phase de corrections confiée à quelqu’un d’autre ?).
Conclusion : peut mieux faire
Le projet était prometteur, le résultat n’est pas fondamentalement mauvais mais me déçoit par son recours à des sources parfois datées et son niveau de rigueur très fluctuant, qui fait que c’est un ouvrage auquel je ne peux pas faire confiance. S’adresser à un large public de non-spécialistes ne peut pas autoriser à opérer tous les raccourcis et à laisser passer des erreurs patentes. Je ne peux donc pas recommander cette BD, car les erreurs que j’ai relevées sur les sujets que je connaissais bien (ou pour lesquels je disposais d’ouvrages spécialisés) me font craindre que le reste ne contienne d’autres amalgames ou erreurs que je n’aurais pas vus.
Rien de tout cela n’est incurable : il suffirait d’une nouvelle édition revue et corrigée pour remédier à bien des choses. Mais en attendant, je préfère vous conseiller de trouver d’autres livres sur la sexualité plus fiables.