[BD] Pénélope Bagieu, « Les Strates »

5 septembre 2022

Référence : Pénélope Bagieu (texte et dessin), Les Strates, Paris, Gallimard, collection « BD », 2021, 144 pages.

Présentation par l’éditeur

« L’autrice de Culottées, Eisner Award 2019, livre ici son premier récit autobiographique, où histoires d’enfance et d’adolescence composent le portrait de l’adulte qu’elle est devenue. »

Mon avis

Pénélope Bagieu est désormais l’une des autrices de BD les plus connues des médias français, mais comme cela ne veut pas dire que tout le monde la connaît, cela ne fait pas de mal de revenir rapidement sur son parcours. Elle est née en 1982 à Paris et elle a fait des études d’art à l’ENSAD puis à l’Université des arts de Londres. Elle a travaillé d’abord en tant qu’illustratrice – activité qu’elle poursuit de manière prolifique au gré des sollicitations et des collaborations – et a réalisé un court-métrage d’animation remarqué, Fini de rire, en 2006. Elle se lance ensuite dans l’aventure des blogs BD alors en pleine effervescence (avec d’autres comme Boulet, Maliki ou Reno et Melaka, pour ne citer que quelques noms). Son blog, Ma vie est tout à fait fascinante, raconte des tranches de vie avec humour. Il connaît une édition papier en 2008. Bagieu publie ensuite Joséphine, BD en trois tomes (2008-2010) qui est même adaptée au cinéma. Ses BD Culottées, qui présentent une galerie de portraits de femmes ayant marqué l’Histoire ou connu des parcours hors du commun, connaissent un grand succès (globalement mérité : j’aurai peut-être l’occasion d’y revenir dans un billet à part).

Les Strates est une BD récente et (du peu que j’aie pu en voir) moins discutée que les Culottées, par exemple. Elle mérite pourtant largement le détour, par la palette de sujets légers ou révoltants qu’elle aborde.

Comme la présentation de l’éditeur l’indique, il s’agit d’une BD autobiographique, qu’on pourrait a priori rapprocher du blog Ma vie est tout à fait fascinante. En réalité, le caractère autobiographique des récits en question est à peu près leur point commun avec le blog. Le reste diffère très nettement. Le dessin, outre l’expérience supplémentaire qu’il montre par rapport aux débuts de l’autrice, adopte une technique différente, fondée sur le crayonné, avec des ombres plus nombreuses. Ce choix graphique reflète visiblement une volonté de marquer un changement de ton : si l’humour est toujours présent, les sujets abordés sont loin de s’y cantonner et certaines planches sont même glaçantes. Si vous craignez les lectures capables de vous donner des cauchemars, je crois que vous pouvez vous rassurer : l’atmosphère générale reste à l’optimisme, mais un optimisme lucide et déterminé à l’action pour faire changer les choses.

Les Strates, son titre l’indique bien, ne forme pas un récit continu, mais une succession de récits courts ou brefs (allant de deux à une vingtaine de pages, en gros) où Pénélope Bagieu revient sur des souvenirs marquants de son enfance, de son adolescence ou des débuts de l’âge adulte. Les sujets abordés sont variés. Sa relation fusionnelle avec son premier chat (et avec les chats en général) fait l’objet d’un premier récit bien développé, qui aborde à la fin la question de la mort des animaux familiers. N’ayant personnellement jamais cohabité avec un animal familier permettant une relation très fusionnelle (on m’avait déconseillé de serrer trop longtemps contre moi mes deux poissons rouges), c’est un sujet que je ne connais que par ouï-dire, et, mine de rien, c’est important de pouvoir s’informer sur le vécu des gens qui sont passés par ce type de relation, pour ne pas sous-estimer l’amour et la souffrance qu’elle peut occasionner.

Plusieurs récits évoquent les premières amours, réciproques ou non. Je trouve qu’ils parviennent à saisir avec beaucoup de justesse le mélange de timidité, de pensée magique et de courage (voire d’imprudence) qui préside souvent aux émois de cette période de la vie. Pour l’autrice, c’est l’occasion de revenir sur une époque révolue de sa vie et de se réconcilier avec des souvenirs souvent embarrassants sur le moment. On la voit parfois s’adresser à elle-même plus jeune, dans une rencontre impossible entre les âges de la vie qui me semble être un thème assez récurrent chez les blogueurs et blogueuses de BD (Boulet a plusieurs fois fait ça aussi, par exemple). Je l’ai aussi vu mis en oeuvre dans certains mangas pour adultes, notamment chez Taniguchi. Ce serait intéressant de voir comment ce type de procédé graphique prolonge des procédés narratifs déjà présents, ou en germe, dans les autobiographies livresques (il faudrait voir si des auteurs comme Nathalie Sarraute ou Georges Perec ont tâtonné dans cette direction-là). Je me demande dans quelle mesure ces récits pourraient aussi plaire à un public d’ados. Je crois qu’ils seraient prenants et réconfortants à lire dès cet âge-là.

Un autre récit, très court, mais glaçant et qu’il faudrait faire lire à tout le monde, est l’évocation d’un viol subi entre l’adolescence et le début de l’âge adulte. L’histoire tient en quelques pages, avec peu de texte, ce qui renforce sa puissance graphique. Un autre encore, également sans paroles, montre des attouchements dans le métro parisien. Ni le mot « viol » ni le mot « attouchements » ne sont prononcés, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Pénélope Bagieu est née en 1982, elle avait quinze ans en 1997, elle est entrée dans l’âge adulte au début des années 2000, il y a une vingtaine d’années. On ne parle pas ici de je ne sais quelle époque lointaine et barbare : il s’agit de la France actuelle. Et on ne prétendra pas qu’en vingt ans, le degré de violence global de la société ait reflué à un tel point, et les combats pour les droits des femmes progressé à un tel point, qu’on puisse considérer ce type de témoignage comme une simple archive détachée du présent. Il n’y a pas besoin de beaucoup plus de lecture pour comprendre d’où sortent les revendications des mouvements féministes en général, d’où sort le mouvement #MeToo et ce qui a pu motiver l’engagement féministe de Pénélope Bagieu elle-même.

Les Strates reste un album court, mais révèle densité et nuance à la lecture, et montre un degré de maturité supplémentaire dans l’oeuvre de son autrice, décidément à suivre.


[BD] Florence Cestac (dessin et scénario), « Filles des Oiseaux, t. 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! »

28 février 2022

Référence : Florence Cestac (dessin et scénario), Filles des Oiseaux, tome 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! Paris, Dargaud, 2016.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Il y a une cinquantaine d’années, les familles aisées envoyaient leurs jeunes filles un peu rebelles chez les sœurs pour les remettre dans le droit chemin. Marie-Colombe en fait partie et pour Thérèse, qui n’habitait pas loin, c’était pratique. Âgées de 13 ans, ces deux filles qui n’avaient rien pour se rencontrer au départ vont se lier d’une amitié à toute épreuve et faire les 400 coups dans cette vénérable institution catholique d’Honfleur. »

Mon avis

J’avais chroniqué il y a quelques mois la bande dessinée autobiographique de Florence Cestac, Un papa, une maman, une famille formidable, où elle évoque son enfance et son adolescence au sein d’une famille aisée typique de la France des « Trente Glorieuses ». Filles des Oiseaux, de son côté, n’est pas une BD autobiographique au sens strict, mais davantage une autobiographie romancée en BD. Cestac a bel et bien été scolarisée dans un pensionnat catholique d’Honfleur dans les années 1950-1960, mais elle ne se met pas en scène directement : son nom et ceux de ses amies et professeures de l’époque sont changés, et elle se laisse un peu de latitude au niveau des événements. Si l’album commence à l’arrivée au pensionnat de Thérèse, adolescente issue d’une famille rurale pauvre et peu éduquée, c’est davantage dans le personnage de Marie-Colombe, la jeune fille issue d’une riche famille urbaine, qui rappelle le milieu social natal de Florence Cestac. L’ensemble paraît rester proche de l’expérience vécue de l’autrice, et l’album inclut d’ailleurs quelques photos d’époque, accompagnées d’abondants remerciements à ses anciennes copines de pensionnat.

N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! a beau être le premier album d’un diptyque, je ne m’étais même pas rendu compte qu’il disposait d’une suite avant d’entreprendre l’écriture de ce billet : c’est dire si l’album peut être lu de manière indépendante. Il forme une intrigue close, centrée sur l’amitié qui se noue entre Thérèse et Marie-Colombe, les deux pensionnaires issues de milieux sociaux complètement différents. Je n’ai pas encore lu le deuxième album, paru deux ans après le premier, mais je vais me faire un plaisir de mettre la main dessus. D’après son titre (à rallonge : Hippie, féministe, yéyé, chanteuse, libre et de gauche, top-model, engagée, amie des arts, executive woman, maman, business woman, start-upeuse, cyber communicante… what else ?), il prend la suite chronologique du premier et s’inspire sans doute des années de jeune adulte de Cestac à l’époque de mai 1968.

L’album aborde plusieurs thèmes classiques, mais remarquablement bien traités et entrecroisés. Le premier qui saute aux yeux est l’accession à l’âge adulte : à son arrivée au pensionnat, Thérèse meurt de solitude et d’angoisse dans le grand dortoir où elle découvre qu’elle a ses premières règles. Sous l’influence de Marie-Colombe, Thérèse forme peu à peu son esprit critique face aux excès tant des bonnes soeurs que de sa propre famille puis de celle de Marie-Colombe, jusqu’à s’émanciper et trouver sa propre voie. Dans l’intervalle, il y a l’adolescence, ses pulsions, ses élans, son besoin de s’épanouir dans son corps, sa soif de justice et de sociabilité, tout cela bien mal compris par l’institution et par les familles.

Un deuxième thème central est, logiquement, la rencontre entre les milieux sociaux. L’intrigue rappelle par endroits le film La Vie est un long fleuve tranquille d’Étienne Chatiliez (1988) avec son portrait mordant des travers des riches et des pauvres (les Le Quesnoy d’un côté, les Groseille de l’autre). Comme dans le film, de nombreuses situations évoquent le choc de la découverte mutuelle de ces milieux l’un par l’autre : Thérèse se perd dans l’immense appartement familial de Marie-Colombe et se fait remarquer par sa façon de manger bruyante, Marie-Colombe se laisse séduire par le frère de Thérèse et tombe enceinte. Mais le portrait des deux milieux brossés par Cestac s’avère infiniment plus nuancé que les archétypes très tranchés du film et, finalement, plus abouti, en dosant avec habileté l’humour et l’émotion, la caricature et le réalisme historique et sociologique. On y voit ainsi la honte de classe qu’éprouve souvent Thérèse face au regard de Marie-Colombe, et les réactions inattendues de cette dernière, qui trouve un soulagement bienvenu dans la fréquentation d’un milieu moins rigide et collet monté que le sien.

Enfin, la critique de l’éducation catholique dispensée au pensionnat d’Honfleur apparaît régulièrement dans les pages de l’album. Le pensionnat est montré comme un cadre étouffant, dont la pédagogie autoritaire s’adosse à une religion rabaissée à un ressassement de rituels et de principes moraux grandiloquents que les sœurs ne semblent en réalité guère mettre en pratique auprès de leurs pensionnaires. Les heurts récurrents entre les adolescentes et les sœurs paraissent exemplifier l’époque et préparer le grand branle-bas de mai 1968.

En somme, une nouvelle fois, le travail de Cestac m’a rappelé celui de l’écrivaine Annie Ernaux dans sa démarche de restitution d’une époque, mais avec une esthétique toute différente, qui recourt beaucoup plus à l’humour. Cestac joue aux montagnes russes avec nos émotions, de l’éclat de rire à la tendresse en passant par l’horreur scabreuse quand elle aborde au passage des sujets tels que les violences familiales, les avortements clandestins ou le suicide. L’air de rien, de gag en anecdote, elle brosse un portrait ambitieux de la France des années 1950-1960, acide sans tourner au vitriol, satirique sans tomber dans la pure caricature. Autour des traits rondouillards et amusants des personnages, les habits, les bâtiments, les usages et le langage de l’époque sont bien restitués. L’art de Cestac ne paye pas de mine – on pourrait même dire qu’il cache son jeu, ou qu’il cache son sérieux sous le jeu – mais ne vous y trompez pas : on y on en ressort plus instruit et plus humain. Pour paraphraser un slogan soixante-huitard : « Sous les gros nez, l’Histoire ».


Victoire Tuaillon, « Les Couilles sur la table »

26 octobre 2021

Référence : Victoire Tuaillon, Les Couilles sur la table, Paris, Binge audio éditions, 2019.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Qu’est-ce que ça veut dire d’être un homme, en France, au XXIe siècle ? Qu’est-ce que ça implique ? Pour dépasser les querelles d’opinion et ne pas laisser la réponse aux masculinistes qui prétendent que « le masculin est en crise », Victoire Tuaillon s’est emparée frontalement de la question, en s’appuyant sur les travaux les plus récents de chercheuses et de chercheurs en sciences sociales. Ensemble, au fil des épisodes de son podcast au titre percutant, elles et ils ont interrogé la masculinité et ses effets : pourquoi, dans une immense majorité des cas, les harceleurs, les violeurs, les casseurs, sont-ils des hommes ? Pourquoi les petits garçons disent-ils tous que « l’amour c’est nul » ou encore que « l’amour c’est pour les filles » ? Comment la domination masculine affecte-t-elle aussi les hommes ?

Réunissant les réponses à ces questions et à bien d’autres, ce livre démontre sans dogmatisme que la masculinité n’a rien de naturel, que c’est une construction sociale et qu’il faut la remettre en question si on veut atteindre une véritable égalité entre les femmes et les hommes. »

Mon avis

Le contexte

Ma première réaction en lisant le titre de ce livre a été la répulsion. « Les Couilles sur la table » est une expression que je n’ai jamais aimée : elle est vulgaire, et elle symbolise à mes yeux une forme de masculinité que je n’ai jamais eu envie de faire mienne – une domination brutale et désinvolte. Bien évidemment, c’est tout le sujet du livre : les différentes formes de masculinité. J’ai donc fini par le feuilleter, puis l’acheter pour le lire, et je m’en suis félicité à chaque page. Donc, si jamais le titre vous rebute, je vous invite à aller plus loin, la lecture en vaut la peine. On va voir pourquoi.

Un peu de remise en contexte s’impose. Les Couilles sur la table est au départ un podcast créé par la journaliste Victoire Tuaillon et diffusé sur la plate-forme française Binge Audio depuis septembre 2017 pour évoquer non pas la mais les masculinités, en interviewant des spécialistes. Il en est actuellement à son soixante-douzième épisode, au rythme actuel d’un épisode de 45 minutes toutes les deux semaines. En dépit de son succès grandissant, je suis passé complètement à côté pendant deux bonnes années, parce que j’écoutais très peu de podcasts, tout comme j’écoutais très rarement la radio, préférant la presse écrite. Il faut dire aussi que ce n’est pas toujours évident de dégager 45 minutes pour écouter une émission certes très claire, mais qui demande tout de même un minimum d’attention (j’ai fini par trouver le moment idéal : pendant mon repassage). Bref, il m’aurait fallu une version écrite, et c’est justement ce qui est arrivé avec la parution, fin 2019, d’un livre synthétisant les grands thèmes du podcast. C’est ainsi que ce livre est arrivé jusqu’à moi, sur la table d’une librairie, avec son quatrième de couverture aussi passionnant que son titre avait l’air vulgaire.

Notons enfin que le livre a été réédité cette année en poche aux éditions Pocket.

La forme

Avant de passer à la question du fond, parlons un peu de la forme. Elle est pratique et agréable. Un moyen format pas trop grand, pas trop lourd, trimballable, avec une couverture assez solide pour ne pas pelliculer au moindre contact avec une paume moite. Et, à l’intérieur, une mise en page bien équilibrée, juste assez aérée et juste assez dense, avec un usage intelligent de la couleur pour égayer la présentation et éviter toute impression d’austérité. Bref, c’est dense comme un ouvrage de vulgarisation scientifique un peu ambitieux, mais la mise en page fait tout pour être accessible à un large public. Une ambition que je ne peux que saluer, tant le sujet est important.

Mais ai-je parlé de forme, de mise en page, d’orthographe, de typographie ? Angoisse, horreur ! Voici que débarque la troupe sourcilleuse et implacable de l’Inquisition Typographique d’Internet (ITI), avec sa lampe-torche, sa grosse caisse et son porte-voix ! Voici déjà la lampe-torche braquée sur mon visage tandis qu’on me met à la question ! Attendez ! Laissez-moi vous parler de la qualité de la relecture, vous garantir qu’elle est soignée, que les accords verbaux, nominaux et adjectivaux sont correctement faits ! Qu’on ne trouve ni solécismes, ni redondances, ni truismes, et assez peu d’hiatus ! Que le style est léger et précis sans verser dans le cabotinage, que les développements sont concis et bien structurés, que les arguments sont sourcés à l’aide de notes et d’une bibliographie qui figure en bonne place en fin du livre ! Mais non, on me secoue comme un sac de patates et on me crie : « Rien de tout cela ne nous intéresse ! Rien de tout cela n’est important ! Qu’on massacre les conjugaisons, qu’on oublie l’accord du participe passé, qu’on accumule approximations et généralisations, peu nous importe ! Nous ne voulons savoir qu’une chose, une seule, tu sais laquelle ! Avoue ! Victoire Tuaillon utilise-t-elle l’écriture inclusive ? — Pitié, seigneurs ! Oui, elle l’utilise un peu ! — Hérétique ! Profanatrice ! Corruption ! Décadence ! Qu’as-tu vu entre ses pages, malheureux ? Des pronoms neutres ? — O-oui ! — Des points médians ? Utilise-t-elle des points médians ? — Pitié, pitié ! Oui, elle en utilise… quelques-uns. — Enfer ! Massacre ! Feu et foudre sur vous ! — Pitié, messires, ce ne sont que dix ou vingt néologismes en deux-cent-cinquante-cinq pages… J’implore votre indulgence. Après tout, une langue est aussi vivante que les gens qui la parlent. S’il est vrai qu’il faut employer les mots de tout le monde pour se faire comprendre des autres, tout locuteur, toute locutrice native d’une langue peut revendiquer son droit à une part de création lexicale. D’ailleurs, bien des écrivains ont eu recours au néologisme, par exemple… — Silence, avorton ! Tu veux dire que les points médians ne t’ont pas empêché de lire ? Que tu ne t’es pas crevé les yeux, pareil à Œdipe comprenant qu’il avait mis son E dans l’O de sa propre mère ? Que tu n’as pas aussitôt détourné le regard et refermé cet objet du démon ? Que tu as aimé cela ? Que tu t’es vautré dans le stupre plein et délié de cette partie de jambages en l’air ? — Pitié, messires ! Je l’avais payé 18 euros, et puis… quand on se concentre sur le fond, c’est bien intéressant… — Hérésie ! Compromission abjecte ! Péché en capitales ! Fornication True Type ! Crime inexpiable qui invalide, annule et efface tout texte qui s’y adonne ! Rien de ce qui est écrit de cette manière ne peut avoir de pertinence ! C’est une atteinte intolérable à notre très sainte et très parfaite langue française ! Il ne faut rien changer à notre très sainte et très parfaite langue française ! Lisez les tables de la loi sur le site de l’Académie ! Haro ! Haro ! La fin est proche ! Repentez-vous ! DONG, DONG ! » Et la grosse caisse nous étrille les tympans, et les beuglements du porte-voix nous étourdissent, et la meute hurlante de la chasse sauvage nous mord les jarrets avant de s’éloigner, la bave aux lèvres, vers l’abîme sans fond des réseaux sociaux.

Alain Rey soit loué, ils sont partis. Ils ne brillent pas par leurs qualités d’écoute ou leur sens de la nuance. Quel dommage ! D’un autre côté, des gens prêts à éclipser 255 pages de travail pour tout réduire à ce type de question sont-ils de bonne foi ? Si ça n’avait pas été ce prétexte-là, ils en auraient trouvé un autre pour ne pas lire. Heureusement, je ne leur ai pas dit que la couverture était rose.

Le fond

Venons-en au fond du propos. Les Couilles sur la table est donc un livre féministe qui parle non pas des femmes, mais des hommes (mais du coup aussi des femmes) ; et non pas des hommes en général, mais des notions de masculinité et de virilité. Autrement dit : de ce que c’est que d’être éduqué en tant qu’homme, que d’avoir des relations sociales, que d’adopter tel ou tel comportement, telle ou telle façon d’être, que la société attend des hommes ou que les hommes ont tendance à adopter entre eux et avec les autres, pour des raisons variées. Et des conséquences de tout cela sur les femmes.

Pour les gens que le mot « féminisme » mettrait mal à l’aise, ou qui auraient des fantasmes de guerre des sexes ou de castration chaque fois qu’il est question d’égalité entre hommes et femmes, le premier paragraphe de l’introduction (p.9) clarifie les choses d’une manière que je trouve magistrale :

Ceci n’est pas un manuel pour apprendre à être un homme, un vrai. Ce n’est pas non plus un pamphlet contre une entité abstraite qui s’appellerait « les hommes », et qu’on mettrait tous dans le même sac. Et ce n’est pas un point de vue personnel sur la masculinité que j’aurais tiré d’observations plus ou moins inspirées de mon entourage proche. Ce livre est une tentative de synthèse des centaines de travaux — articles, thèses, essais, documentaires — concernant la masculinité, les hommes et la virilité, que j’ai eu la chance de lire dans le cadre de mon travail.

Tandis que le podcast consiste intégralement en entretiens avec des spécialistes en tout genre et de tout genre, le livre consiste en grande partie en un travail personnel de synthèse de la part de la journaliste. Cette synthèse demeure cependant proche de ses sources : Tuaillon mentionne à longueur de pages les livres, documentaires, etc. d’où elle tire ses informations, ses statistiques, ses analyses. Elle les indique dans le corps du texte, recourt à quelques notes de bas de page (en nombre très raisonnable) et ajoute une petite bibliographie à la fin (j’aurais aimé plus de références plus complètes, avec mention de l’éditeur et de l’année, mais mettons que c’est une concession à l’orientation « grand public » du livre, et cela fait déjà beaucoup à lire et à voir). Les chapitres alternent avec un choix d’extraits d’entretiens directement issus des épisodes du podcast, et qui se distinguent du reste du texte par leurs pages à fond coloré. J’ai beaucoup apprécié ce parti pris, qui permet d’alterner entre des développements généraux et des analyses précises, et de donner voix à toute une variété d’approches, en découvrant les travaux de tel ou telle spécialiste. On peut ainsi y lire les philosophes Olivia Gazalé et Manon Garcia, les sociologues Benoît Coquard et Raphaël Liogier, la militante féministe Valérie Rey-Roberts et le militant trans queer Paul B. Preciado. Les pages d’ouverture des chapitres sont illustrés et ponctués, au verso, de brèves citations de chercheurs et de chercheuses (Pierre Bourdieu, Simone de Beauvoir) mais aussi d’artistes (Anne Sylvestre, Virginie Despentes, Jennifer Lopez) qui sont autant de pistes de lectures et d’écoutes supplémentaires.

Après l’introduction, Les Couilles sur la table se divise en cinq grandes parties : « Construction », « Privilège », « Exploitation », « Violence » et « Esquives ». Une dernière partie, « Prolongation », regroupe les annexes. Voyons rapidement ces différentes parties.

« Construction » évoque le rôle de l’éducation et l’illusion d’une masculinité « naturelle ». Le constat est simple, et fait écho à la phras de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient ». La même chose est vraie des hommes : les comportements masculins ne sont pas spontanés, ils sont modelés par la société à travers l’éducation des garçons et les modèles de masculinité. Après cela, Victoire Tuaillon, prenant la suite d’un nombre croissant de sociologues, bat en brèche la notion de « crise de la masculinité » promue par des philosophes comme Élisabeth Badinter et les militants qui se disent « masculinistes ». Sur cette supposée crise de la masculinité, j’avais acheté avec passion le livre XY, de l’identité masculine d’Élisabeth Badinter, pour finir par le laisser tomber, très déçu par l’accumulation de généralités vaseuses et étonnamment mal argumentées qui forme les premiers chapitres – je suis bien mieux convaincu par les arguments cités par Tuaillon qui montrent que cette prétendue crise est en réalité une rhétorique récurrente des hommes (ou plutôt de certains hommes) pour réaffirmer une forme de masculinité dominatrice. Enfin, Tuaillon pose les notions de virilité et de masculinité, mot dont elle montre qu’il faut l’employer au pluriel : il n’y a pas une seule façon de se comporter, de s’habiller, de parler, d’agir comme un homme, mais bien plusieurs, selon les époques, les milieux sociaux, les métiers, le type d’éducation reçue, l’orientation sexuelle, etc.

« Privilège » explique pourquoi, quand on est un homme, on est favorisé dans les sociétés actuelles par rapport aux femmes. Par exemple, l’homme est considéré comme l’être humain standard, tandis que la femme est considérée comme un cas particulier. J’avais entendu parler de ça, mais c’est ahurissant de voir à quel point c’est encore vrai… jusque dans la détermination des protocoles de test des ceintures de sécurité pour les automobiles, où les mannequins standards ont des poitrines d’hommes ! (Et, oui, ça peut faire une différence d’avoir une poitrine de femme pour ce genre d’accessoire de survie.) D’autres exemples, en matière de recherche médicale notamment, sont tout aussi déconcertants et inquiétants. Autre domaine, que je connaissais un peu mieux : la façon dont l’urbanisme favorise les hommes, depuis les noms des rues jusqu’aux choix d’aménagement des espaces sportifs, sans oublier le problème du harcèlement de rue. Suit une section sur le domaine du travail : inégalités de salaires, phénomène des boys’ clubs (avec l’évocation d’affaires récentes comme la « ligue du LOL » en 2018, mais aussi les bizutages et le harcèlement sexiste dans les grandes écoles).

« Exploitation » montre de quelles manières les hommes exploitent (consciemment ou non) les femmes. J’ai retrouvé là des classiques des études sur le genre, qui figurent en bonne place dans des manuels universitaires comme la classique Introduction aux études sur le genre de Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard (De Boeck, 2008, régulièrement réédité et mis à jour) : la question du travail domestique, de la répartition de ce travail au sein du couple (toujours très inégalitaire en dépit de quelques progrès), son invisibilisation voire la négation de sa valeur. La notion de charge mentale, que je connaissais, mais aussi celle de travail émotionnel, que je ne connaissais pas : la manière dont une grande partie de la prise en charge des émotions dans les relations humaines se retrouve dévolue aux femmes, notamment tout ce qui améliore le quotidien, la gentillesse, l’attention prêtée à l’autre, ce que les anglophones appellent le care (soin). Enfin, la question de la contraception, qui m’a fait tomber des nues quand j’ai appris que l’écrasante majorité des couples fait encore reposer la contraception sur les femmes, via la pilule en général, plutôt que sur la pourtant toute simple utilisation du préservatif. Et cela alors même que la technologie nécessaire pour élaborer une pilule masculine est au point et qu’il existe d’autres formes de contraception masculine, complètement invisibilisées.

« Violence » est la partie difficile où l’on aborde les violences conjugales, les violences sexuelles, la « culture du viol » (expression oxymorique à mes yeux, mais qui a le mérite de mettre en lumière des phénomènes déplorables), le viol et ses liens avec la masculinité. C’est une fois encore l’occasion d’enfoncer des mythes : le violeur n’est que très rarement cet inconnu armé d’un couteau qui s’en prend aux femmes dans les rues obscures le soir, mais bien plus souvent un proche, mari, ami, parent, frère, connaissance amicale, que la victime connaît déjà. De même, contrairement à ce qu’on voit tout le temps dans les films ou les séries, la victime ne va pas toujours se débattre bruyamment quand elle se fait agresser et violer : la faute à un phénomène de sidération, d’incrédulité et d’irréalité qui se produit dans ce type de circonstances – et ce n’est pas parce qu’elle ne se débat pas qu’elle serait d’accord, ou qu’elle l’aurait mérité, ou que ce serait sa faute parce qu’elle n’en ferait pas assez. Autant de développements salutaires sur un sujet encore incroyablement mal dépeint dans les fictions et dans l’imaginaire collectif. Pire : les statistiques montrent à quel point le viol reste largement impuni. La manière dont la violence sexuelle est érotisée, dans une confusion délétère, alors que rien n’empêche de mettre en avant d’autres types de récits dans les histoires d’amour et dans la pornographie. La notion de consentement, avec les réponses à des questions aussi simples que primordiales, comme : comment faire pour s’assurer que sa partenaire est consentante ? Faut-il demander à chaque geste qu’on fait (révélation : non, quand même pas) ? Comment faire, alors (révélation : demander souvent, quand même, se souvenir qu’un « oui » pour faire l’amour ne signifie pas « oui à tout ce que vous avez envie de faire au lit cette fois-ci » et vérifier que l’autre se sent bien). Très intéressante, aussi, est la section « Paroles de violeurs ? » qui s’intéresse à l’identité des vrais violeurs, aux raisons de leurs gestes et à la manière dont ils peuvent comprendre ce qu’ils ont fait – ou tenter d’esquiver la réalité.

La partie « Esquives » termine l’ouvrage sur un propos résolument constructif, en fournissant des conseils et des pistes afin de savoir que faire pour améliorer les choses. Victoire Tuaillon se concentre sur les domaines de la sexualité, de l’éducation et de l’engagement proféministe des hommes. Repenser la sexualité pour se libérer de constructions collectives délétères au profit de pratiques respectueuses qui sont elles aussi propices au plaisir. Améliorer l’éducation des garçons, occasion d’aborder la question du marketing genré et de ses effets pervers (les fameuses pages bleues et roses des catalogues de jouets à Noël, mais le problème se pose même quand le fond de la page n’est pas coloré). Et enfin, des pistes pour être un allié des causes féministes : ne pas rester dans l’ignorance des violences faites aux femmes et des inégalités, s’informer, en parler, mais aussi, tout simplement, écouter les femmes sans être dans le déni ou la minimisation systématiques.

La dernière partie, « Prolongation », regroupe les annexes, parmi lesquelles figurent des remerciements, la biblio-filmographie, un très utile index des épisodes du podcast bien pratique pour découvrir les épisodes qui pourraient vous intéresser, et une évocation des coulisses du podcast et de l’écriture du livre, terminée par la liste des premiers soutiens du financement participatif du livre sur Ulule en 2019.

Conclusion

Voilà donc un livre court, clair et concis, mais qui parvient à aborder de nombreux domaines de manière accessible, informative et aussi bien documentée que possible pour un travail de ce format. Que vous ayez ou non l’intention ou le temps d’écouter le podcast correspondant ensuite, je ne saurais trop en recommander la découverte. Il m’a appris beaucoup de choses, y compris dans des domaines sur lesquels je me pensais raisonnablement bien informé. Ce n’est pas un ouvrage de recherche, mais c’est de la vulgarisation solide, comme on en a grand besoin sur ce type de sujet. Le but est atteint à mes yeux, et c’est le genre de petit livre qui me donne envie de l’offrir à tout le monde.

Si vous cherchez d’autres lectures sur des sujets proches, j’avais chroniqué récemment Je suis une fille sans histoire, un seule-en-scène d’Alice Zeniter. En bande dessinée, je peux vous recommander la biographie dessinée d’Olympe de Gouges par Catel et Bocquet, la drôle et hilarante BD autobiographique de Florence Cestac Un papa, une maman, une famille formidable ! et pourquoi pas Une histoire du sexe par Coryn et Brenot, sans oublier La Charge émotionnelle et autres trucs invisibles par Emma. Si vous préférez la fantasy, lisez donc Lavinia d’Ursula Le Guin, et si vous préférez la science-fiction, plongez-vous dans les Chroniques du pays des mères d’Élisabeth Vonarburg. Enfin, si vous vous demandez pourquoi je m’intéresse au féminisme et aux études sur le genre, voyez donc le billet où je me suis rendu compte que je parlais beaucoup plus d’œuvres d’hommes que de femmes sur ce blog.


[BD] Mademoiselle Caroline (dessin) et Julie Dachez (scénario), « La Différence invisible »

11 octobre 2021

Référence : Mademoiselle Caroline (dessin), Julie Dachez (scénario), La Différence invisible, Paris, Delcourt, coll. « Mirages », 2016.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Marguerite se sent décalée et lutte chaque jour pour préserver les apparences. Ses gestes sont immuables, proches de la manie. Son environnement doit être un cocon. Elle se sent agressée par le bruit et les bavardages incessants de ses collègues. Lassée de cet état, elle va partir à la rencontre d’elle-même et découvrir qu’elle est autiste Asperger. Sa vie va s’en trouver profondément modifiée. »

Mon avis

Ayant été amené à m’intéresser aux troubles du spectre autistique l’an dernier, j’ai réalisé plusieurs lectures de livres et de bandes dessinées sur ce sujet. J’ai évoqué le témoignage de l’écrivaine Mélanie Fazi, L’Année suspendue, dans un billet à part entière où je mentionnais d’autres lectures. Je n’avais pas encore parlé La Différence invisible, une bande dessinée pourtant bien connue sur l’autisme, puisque très bien reçue par la critique et le public – et à bon droit, pour autant que j’aie pu en juger.

Comme Couleur d’asperge de Géry et Drakja (parue quelques années plus tard), La Différence invisible relève de la fiction, mais puise amplement dans l’expérience personnelle de sa scénariste, Julie Dachez, diagnostiquée du syndrome d’Asperger à 27 ans. Sans être ni un témoignage ni une autobiographie dessinée à proprement parler, c’est une fiction fortement ancrée dans le réel. Nous suivons son personnage principal, Marguerite, depuis un quotidien peu agréable jusqu’à un moment de sa vie où elle commence à s’épanouir grâce à son diagnostic en tant qu’autiste et aux outils qu’il lui fournit pour composer avec ses troubles.

Le dessin, sous les crayons de Mademoiselle Caroline, m’a rappelé le genre de dessin de presse qu’on trouve fréquemment dans la presse féminine : en ligne claire, il oscille entre le réalisme sociétal et un humour incisif qui ne bascule jamais pour autant dans la caricature franche. C’est un style très adapté au propos de l’album, qui constitue une « tranche de vie » où l’on suit une personne en apparence comme les autres dans son quotidien le plus banal. Les couleurs sont intelligemment mises à contribution pour évoquer les émotions et les réactions de Marguerite . Ainsi, les bulles de dialogue des premières pages font tout de suite comprendre la souffrance liée au bruit et au brouhaha constant de paroles que Marguerite doit endurer toute la journée, pendant toute sa semaine, un niveau sonore qui la gêne étrangement plus que tous ses collègues.

Le début de l’histoire enchaîne les scénettes qui devraient composer une journée de vie de bureau des plus ordinaires, à cela près que Marguerite semble désemparée par les situations les plus dénuées de conséquences et s’épuise à la vitesse grand V. Le jour suivant, voilà que Marguerite reprend non pas seulement les mêmes trajets et les mêmes activités, mais très exactement les mêmes, au geste près, au mot près. Et dès que quelque chose fait dérailler cette répétition scrupuleuse, c’est la panique. Pourquoi ? Dire que la réponse va « changer la vie » de Marguerite n’est pas qu’un artifice rhétorique sensationnaliste : le diagnostic, malgré son lot d’anxiétés liées tant au passage des tests qu’au regard des autres induit par le statut d’autiste (mot encore trop souvent employé comme une insulte), apporte bien souvent à moyen et long terme un soulagement réel aux personnes autistes, qui peuvent mettre en place des moyens très pratico-pratiques pour se faciliter la vie et mieux communiquer avec les autres.

L’histoire montre avec finesse la manière dont la normalité supposée des gens dissimule, dès qu’on gratte un peu la surface des contacts sociaux superficiels, une multitude d’individus singuliers, tous occupés à faire de leur mieux pour se hisser à la hauteur de la normalité qu’on attend d’eux. En témoignent, par exemple, les dialogues de Marguerite avec la boulangère du coin, laquelle s’avère elle-même atteinte d’une autre sorte de trouble. Ainsi chacune croyait l’autre « normale » et en nourrissait un complexe d’infériorité qui n’avait pas lieu d’être ; leur relation ne débouche ni sur une relation amoureuse, ni vraiment sur une amitié, mais simplement sur une compréhension mutuelle qui les aide à se sentir moins seules. L’épisode, quoique bref et d’une importance secondaire par rapport à l’ensemble, m’a frappé par sa justesse et son réalisme.

La Différence invisible est donc une BD très bien faite, qui fournit un moyen accessible et distrayant de s’informer sur l’autisme Asperger en se mettant dans la peau d’une femme qui en est atteinte. Afin de ne pas ramener le syndrome d’Asperger, qui peut prendre de multiples formes, aux seuls troubles dont souffre Marguerite dans l’histoire, la BD est complétée par un dossier et des explications complémentaires qui offrent le moyen d’approfondir un peu le sujet, tout en restant à la portée de tout le monde. Un « docu-fiction » n’aurait pas fait mieux.


Mélanie Fazi, « L’Année suspendue »

10 Mai 2021

Référence : Mélanie Fazi, L’Année suspendue, Evry, Dystopia Workshop, collection « Non fiction », 2021.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Comme dans le livre précédent, il est question ici d’une expérience personnelle et subjective. Le texte parle du vertige de se découvrir autiste à plus de quarante ans, du chemin compliqué, intérieur et extérieur, qui mène au diagnostic et à l’acceptation de soi, du soulagement de découvrir enfin son propre mode d’emploi. »

Mon avis

Le contexte

Et là, naturellement, je me remords les doigts de ne pas avoir (jusqu’à présent) chroniqué « le livre précédent » mentionné par le quatrième de couverture, à savoir Nous qui n’existons pas, paru chez le même éditeur en 2018, où Fazi évoquait ses questionnements sur son orientation sexuelle – de la découverte de son attirance pour les femmes à la persistance de son asexualité – et son profond besoin de solitude, en marge des coutumes dominantes actuelles en matière de vie de couple. A certains égards, L’Année suspendue prolonge Nous qui n’existons pas : là encore Mélanie Fazi s’y confie, là encore elle évoque ces thèmes. Mais sous bien des aspects, L’Année suspendue constitue une démarche d’écriture différente. Par son ampleur, d’abord : tandis que Nous qui n’existons pas était un opuscule de 123 pages en petit format, L’Année suspendue pèse bien ses 300 pages en moyen format (il se dévore très bien quand même). Par sa nature, ensuite : Nous qui n’existons pas était un essai comportant une part de témoignage personnel ; L’Année suspendue est le récit d’un parcours personnel qui se situe aux confins de l’écriture autobiographique et d’un témoignage représentatif sur une réalité humaine plus large, celle des autistes en France actuellement.

Reprenons : Mélanie Fazi s’est fait connaître en tant qu’écrivaine des littératures de l’imaginaire, principalement comme nouvelliste dans le domaine du fantastique, dont elle est l’une des voix les plus notables de ces vingt dernières années, avec des recueils comme Serpentine (dont j’ai parlé ici), Notre-Dame aux écailles (dont j’ai parlé là), Le Jardin des silences (dont je devrais parler ici) ainsi que deux romans, Trois pépins du fruit des morts (joli exemple de fantastique contemporain inspiré du mythe grec de Perséphone, sur le thème de l’immortalité) et Arlis des forains (qui met en scène des enfants au Nebraska, aux Etats-Unis). Elle travaille en parallèle comme traductrice de l’anglais, toujours dans le domaine des littératures de l’imaginaire. Ces deux chapeaux lui ont fait remporter d’ores et déjà une bonne demi-douzaine de prix littéraires, dont deux Grands Prix de l’Imaginaire. Ce n’est qu’en 2018 qu’elle s’aventure hors de la fiction et se confie dans Nous qui n’existons pas, au sein d’une collection « Non fiction » résolument expérimentale créée pour l’occasion par l’éditeur Dystopia.

C’est à la suite d’une conversation privée tournant autour de ce livre que Mélanie Fazi est mise sur la piste de troubles du spectre autistique pour expliquer son ressenti hors du commun, ainsi que les problèmes croissants de fatigue dont elle souffre à ce moment. Après des mois de démarches, elle s’ouvre de son questionnement au public en mai 2019 dans un billet sur son blog, « Le vertige du réplicant » (allusion au personnage de Rachel dans Blade Runner). Pas tout à fait un an après, en février 2020, elle déclare avoir été diagnostiquée de troubles du spectre de l’autisme, dans un autre billet intitulé « Sur le spectre ». Dans ce même billet, elle annonce son intention de consacrer un livre à ce parcours : ainsi est élaborée L’Année suspendue. Dans l’intervalle, avec la pandémie qui s’est abattue sur le monde, l’attention générale a été mobilisée par autre chose, et je ne sais pas du tout dans quelle mesure la nouvelle s’était diffusée jusqu’à la parution du livre. Cela ne fait pas une grande différence : l’intérêt du livre ne repose pas sur une quelconque révélation mais sur l’analyse attentive d’un parcours, et L’Année suspendue montre à cet égard de belles qualités d’écriture.

Un récit de voyage intérieur

Le sujet n’a pourtant rien de facile : écrire sur soi, sur des événements tout récents, sur un sujet qu’on ne maîtrisait pas du tout deux ans plus tôt, tout en le connaissant intimement mais sans savoir qu’il nous concernait, le tout avec de forts enjeux intimes. « Ce sera intéressant, mais comment diable va-t-elle présenter ça ? » me suis-je demandé en découvrant sur son blog l’annonce du projet de livre. Réponse : sous la forme d’une confidence qui prend soin de ne pas tourner au déballage, et c’est une qualité à souligner. Un parti pris qui m’a remis à l’aise, car, bien qu’adorant les fictions de Mélanie Fazi, je ne me serais jamais senti le droit de m’inviter dans des confidences à ce point personnelles, si le texte final n’avait pas posé très clairement les limites de ce qui sera dit ou non dit. Donc, pas de name dropping sur le rôle de tel-le ou tel-le ami-e ou proche, pas d’anecdotes qui se seraient voulues croustillantes sur les aventures de couloirs dans tel ou tel salon ou festival, et (à mes yeux) pas non plus de mise en scène virant au pathos. Ça n’a jamais été le genre de Fazi dans ses écrits, mais j’aimerais insister là-dessus, parce que c’est une mesure qui n’est pas facile à garder, en particulier quand on aborde des événements si récents.

A la place, L’Année suspendue offre le récit d’une « quête » pour reprendre le mot employé par une proche de Fazi dans les premières pages) où la première personne omniprésente fonctionne avant tout comme l’oeil scrutateur de l’esprit retourné vers lui-même, pour se poser la question : « Qui suis-je ? », ou même parfois : « Que suis-je ? » Une application du Connais-toi toi-même, en somme, et une démarche universelle où tout le monde peut se reconnaître, donc partager les recherches, les errances et les atermoiements de l’autrice-narratrice. Comme elle le dit avec beaucoup de justesse vers la fin du livre, il s’agit d’une certaine manière d’un récit de voyage (on aurait même pu l’indiquer sur le quatrième de couverture). Un voyage en bonne partie intérieur, mais qui ne manque ni de rebondissements, ni de suspense.

Peut-être influencé dans ma lecture par mon habitude des nouvelles de Fazi, je n’ai pas pu m’empêcher parfois de trouver que sa manière de présenter ses interrogations frôlait le fantastique. Mais le mode fantastique n’est-il pas notre approche du réel par excellence, quand ce n’est pas le merveilleux ? L’autrice ne peut pas ne pas avoir pensé à ce parallèle, et ce n’est pas pour rien que le premier chapitre s’intitule « L’autre spectre », point de passage des histoires de fantômes au spectre de l’autisme, pas moins inquiétant que les fantômes en question puisqu’il va de pair avec son lot d’idées reçues et de stéréotypes véhiculées par la fiction (auxquelles Fazi consacre de passionnants développements).

Cette première personne, ce « je » omniprésent que nous suivons tout au long de ces pages, pratique une introspection d’une prudence et d’une rigueur intellectuelle remarquables. Cela reflète en partie les doutes terribles par lesquels Fazi est passée avant d’obtenir la confirmation de sa condition d’autiste. C’est que, depuis des années, elle sentait qu’elle avait « quelque chose », mais sans savoir quoi, et il a fallu plus d’un an encore avant de pouvoir confirmer que la piste autistique était la bonne. Toute personne un tant soi peu prudente en vient, dans de telles circonstances, à se demander si elle n’a pas tout imaginé, si elle ne fait pas que chercher à « se rendre intéressante ». Il n’empêche : avec un tel parcours, et plus encore a posteriori au moment d’achever un récit rétrospectif (intro-rétrospectif ?), beaucoup de gens seraient tentés d’attribuer bons et mauvais points aux médecins, psychologues, etc. qui ont vu ou n’ont pas vu, cru ou pas cru, au diagnostic final. Fazi s’en garde avec un sens de la nuance remarquable, y compris au sujet de praticiens dont on devine entre les lignes qu’ils ne lui ont pas fait passer des quarts d’heures agréables. Par chance, elle ne semble pas être tombée sur de véritables « brutes en blanc » (pour reprendre l’expression de Martin Winckler), mais dans l’ensemble sur un personnel attentionné et bienveillant.

L’écriture de soi : entre témoignage sur l’autisme et démarche autobiographique

Des témoignages d’autistes relatant leur découverte de leur trouble, il en existe déjà un bon nombre, et Mélanie Fazi en cite plusieurs. Pour ma part, le hasard et mon métier ont fait que j’ai été amené à m’intéresser à l’autisme peu de mois avant la parution du livre. Avant L’Année suspendue, j’avais lu un livre, Asperger et fière de l’être. Voyage au coeur d’un autisme pas comme les autres, d’Alexandra Reynaud (Eyrolles, 2017), et une bande dessinée toute récente, Couleur d’asperge : comment j’ai découvert que j’étais Asperger de Géry et Drakja (Vents d’Ouest, 2021). Le livre d’Alexandra Reynaud est fondé sur l’expérience personnelle de l’autrice et constitue donc un témoignage, mais il s’organise en chapitres thématiques qui rendent facile de le consulter comme un utilitaire une fois terminée la première lecture où l’on suit pas à pas son parcours. Quant à la BD, elle est l’oeuvre d’un scénariste lui-même Asperger, qui a choisi de mettre en scène un personnage fictif de jeune fille, afin de contribuer à faire connaître l’autisme féminin, moins facilement détecté et moins connu du grand public que l’autisme masculin. Cette BD présente l’avantage d’être accessible à un lectorat adolescent, ce qui peut faciliter la tâche aux ados qui se découvriraient autistes, ou qui auraient des proches, amis ou camarades de classe autistes et voudraient se renseigner sur le sujet. (EDIT : J’ai lu depuis, et chroniqué ici, une autre BD sur l’autisme féminin : La Différence invisible, par Mademoiselle Caroline au dessin et Julie Dachez au scénario.)

Comparé à ces deux livres, L’Année suspendue choisit une démarche plus autobiographique et plus littéraire. J’entends ces qualificatifs de plusieurs manières. D’abord, plutôt que de prendre la forme d’une présentation générale et statique de ce que c’est que l’autisme, le livre se concentre sur la chronologie du diagnostic, en retraçant ses étapes et la façon dont l’autrice les vit avant, pendant et après sa découverte de la nature de son trouble. En cela, et même si Fazi insiste sur le fait qu’il y a plusieurs types d’autisme et de nombreuses manières différentes de les vivre, son témoignage ne manquera pas d’intéresser aussi bien les autistes (qui pourront y trouver exprimé un ressenti proche du leu) que les non-autistes (qui disposeront d’un texte propre à les amener à se mettre à la place d’une personne autiste, et en ressortiront non pas seulement mieux informés mais aussi mieux sensibilisés au sujet).

Signe régulier de ce choix d’en rester au plus près d’un témoignage personnel : le grand nombre de références culturelles propres à l’univers de l’écrivaine qui émaillent les pages de L’Année suspendue, des littératures de l’imaginaire à la chanson en passant par le cinéma. Les lectrices et lecteurs de longue date de Fazi s’y trouveront en terrain familier. Qu’on ait lu ou non ses fictions, on ne peut qu’être frappé par la manière dont l’autrice-narratrice manie constamment ces références culturelles pour progresser dans sa « quête », donner sens à ce qui lui arrive, garder le moral et penser l’avenir. C’est au passage une belle déclaration d’amour aux cultures de l’imaginaire et à tout ce qu’elles peuvent apporter dans une vie.

Mais la démarche qui préside à L’Année suspendue est aussi plus autobiographique et plus littéraire dans sa manière d’écrire et de travailler la matière textuelle. Le livre porte en lui-même le récit du parcours de son autrice, mais aussi celui de sa propre genèse. Entamé avant le diagnostic, il est terminé après. Dans l’intervalle, il est écrit par à-coups, avec des pauses, des hésitations, des périodes de renoncement. Loin de vouloir dissimuler ces coutures, Fazi les intègre à son propos. Vers le milieu du livre, elle insère telles quelles deux entrées de journal intime (ou deux textes qui s’en rapprochent beaucoup), parfois écrites au sortir d’un rendez-vous, « à chaud ». Tout comme le « je » de l’autrice, le texte est ballotté par le parcours de recherche du diagnostic, menacé de finir par une impasse ou de ne pas parvenir à se recoller.

Dans cette même logique d’intégrer au texte sa propre genèse, le livre montre aussi une circulation très contemporaine entre l’écriture pour une publication papier et l’écriture pour une publication numérique sur un blog : Fazi évoque à plusieurs reprises son processus d’écriture pour son blog, le soutien qu’elle reçoit en réponse à ses confidences et témoignages faits sur cette plate-forme (l’occasion de constater qu’Internet n’est pas seulement fréquenté par des harceleurs, mais peut aussi rassembler des fans bienveillants capables d’apporter un soutien à qui en a besoin) ; et les deux billets de blog que j’ai cités en liens plus haut sont intégrés, en tant qu’annexes, à la fin du livre où ils ont toute leur place (ce qui est aussi un moyen prudent d’en conserver une sauvegarde ailleurs que dans un nuage de données). Cela montre, pour qui en douterait, que l’écriture destinée à un blog peut être d’aussi bonne tenue et aussi digne d’intérêt que l’écriture destinée à une publication papier.

Le livre refermé, l’envie est grande de le reparcourir et de le reconsulter sur tel ou tel sujet précis. L’appareil éditorial ne s’y prête pas : le sommaire, quoique complet, n’offre que des titres de chapitres assez généraux (« la question », « le chemin », etc.) ; il n’y a pas d’index, ni de bibliographie sur le thème de l’autisme. C’est que ce n’est pas le propos du livre, qui ne cherche pas à se changer en manuel sur le sujet, ni en mode d’emploi. En revanche, les deux billets de blogs joints en annexes à la fin auraient mérité des renvois dans le corps du texte aux endroits où ils sont mentionnés : je les avais lus sur le blog avant de découvrir le livre, mais quelqu’un qui ne les aurait pas lus pourrait être gêné dans sa lecture, dans l’hypothèse où l’on n’aurait pas accès au blog au moment de lire le livre (dans un avenir lointain, par exemple), et où l’on ne tomberait sur les billets qu’un peu tard, à la fin. Mais c’est vraiment du pinaillage de ma part. Quoi qu’il en soit, je pense relire ce livre à terme, et j’aurais presque envie de l’acquérir en version numérique, pour pouvoir naviguer rapidement dedans à la recherche d’un thème en particulier.

Conclusion

L’Année suspendue est donc un témoignage mû par une démarche autobiographique rigoureuse. Il ne cherche pas à constituer une lecture suffisante sur le thème de l’autisme. Il peut vous faire découvrir le sujet, mais, si vous souhaitez le creuser davantage, vous devrez vous tourner vers d’autres publications (en nombre heureusement croissant). En revanche, même s’il n’est pas un ouvrage de fiction, il me semble évident qu’il fait oeuvre littéraire, et qu’en plus du rôle certainement cathartique (pour ne pas dire thérapeutique) que son écriture a joué pour son autrice, et de la portée plus large que je lui souhaite d’obtenir en tant que témoignage sur l’autisme en France à notre époque, il marque, dans le même temps, une nouvelle étape vers la maturité dans la pratique de l’écriture de Mélanie Fazi. Autrement dit : non seulement ce livre l’a aidée à surmonter sa recherche, à trouver des réponses et (j’espère) à se porter mieux, mais en plus c’est un texte réussi en lui-même, où Fazi accomplit le tour de force de se confier tout en faisant une nouvelle démonstration de la qualité de son écriture. Je ne peux que m’en réjouir : cela fait tout un tas de raisons différentes de recommander la lecture de ce livre. Et d’attendre avec curiosité ses prochaines publications, de fiction ou non, courtes ou amples, on verra bien.


[BD] « Sarah’s Scribbles », par Sarah Andersen

31 août 2020

Référence : Sarah Andersen (dessin et scénario), Sarah’s Scribbles [« Les Gribouillages de Sarah »], édité en ligne sur Tumblr puis sur plusieurs sites dont Instagram puis GoComics, depuis 2013. En ligne sur Gocomics. Version papier : Adulthood Is a Myth: A Sarah’s Scribbles Collection, Andrews McMeel Publishing, 2016, traduit en français : Les Adultes n’existent pas, Paris, Delcourt, collection « Humour de rire », 2017.

Quatrième de couverture de l’album papier Les Adultes n’existent pas

« Vous débordez d’ambition ? Votre vie sociale est d’une richesse inouïe ? Les responsabilités ne vous font pas peur et l’âge adulte représente pour vous un défi passionnant ? Alors ce livre n’est pas pour vous ! À travers son personnage caustique, mignon et drôle, Sarah croque avec beaucoup de mordant les petits et grands tracas de sa vie. Ses flemmes, ses envies, son travail, sa touchante misanthropie ou encore ses truculentes pensées existentielles. Autrement dit, les difficultés de beaucoup de jeunes adultes d’aujourd’hui ! Une apparente légèreté pour des réflexions toujours en plein dans le mille. »

Une planche des Sarah’s Scribbles en 2016. « SE SOUVENIR DES NOMS. – Ah, salut ! Laisse-moi te présenter mes amis. – Voici Sally, Max et Fred. – CINQ SECONDES PLUS TARD. – Je ne me souviens de rien. Mon esprit n’est qu’un grand vide. Les identités de ces personnes demeureront à jamais un mystère. »

Mon avis

Au premier regard, une planche de Sarah’s Scribbles ne paie pas de mine : quatre ou cinq cases au maximum, des dessins en noir et blanc, des personnages aux traits simples, pour ne pas dire simplistes, avec des yeux exorbités montrant une tendance récurrente au strabisme divergent et des grimaces dentues en forme de vagues. Le style graphique de la BD mérite amplement son titre de Sarah’s Scribbles : « Les gribouillages de Sarah ».

On aurait tort de s’y laisser tromper. Premièrement, ce style n’est pas le choix par défaut d’une dessinatrice qui ne saurait « pas faire mieux » : Sarah Andersen a montré plus tard, avec Cheshire Crossing (2019) et Fangs (2019-2020), qu’elle était on ne peut plus capable d’adopter des styles variés et plus détaillés que celui des Scribbles. C’est bel et bien d’un univers visuel délibérément construit qu’il s’agit. Tout le monde ne le trouvera pas à son goût, c’est certain, mais cela ne doit pas vous détourner des autres créations de l’autrice.

Deuxièmement, ces « gribouillages » se marient parfaitement avec la vision du monde qui se dégage des Scribbles : un humour grinçant sans devenir cruel, noir sans devenir désespéré, ironique sans sans tomber dans le cynisme facile. De planche en planche, Sarah Andersen décèle les petites tragédies du quotidien et met le doigt là où ça fait mal sans qu’on veuille l’admettre : sur nos inconforts, nos incertitudes, nos remords, notre mauvaise conscience d’animaux fatigués sommés de vivre en tant qu’adultes parmi les autres humains. Le paresseux à trois doigts et l’antisocial qui sommeillent en beaucoup d’entre nous ne pourront qu’applaudir devant l’autoportrait, ou plutôt l’autofiction dessinée, d’une Sarah Andersen repliée chez elle comme un blaireau hirsute et mal fagoté dans sa tanière, fuyant des congénères qu’elle peine à comprendre et parmi lesquelles elle échoue à se conformer aux usages sociaux.

Sarah Andersen réussit joliment à mettre des ficelles d’humour cartoonesque au service d’observations sociales empreintes d’une acuité psychologique certaine. Est-ce à dire qu’elle consacre tout son temps à contempler les arcanes de l’âme humaine ? Non, certes : il y a aussi des blagues sur les chats, certaines assez faciles. Mais on croise également des dénonciations hilarantes autant que féroces de divers mythes sur les femmes et sur les artistes au travail, des planches en lien avec l’actualité ou abordant des sujets peu représentés en BD, comme la dépression ou les douleurs des règles.

Le format court dans la BD humoristique est loin d’être aussi facile qu’il peut le sembler. Vous savez peut-être qu’il a donné lieu à certaines des meilleures BD de tous les temps (à mon avis), comme les Gaston Lagaffe de Franquin en une page (parus de 1957 à 1991), les Peanuts de Charles Schultz (publié quasi quotidiennement de 1950 à 2000 !) et ce chef-d’oeuvre qu’est Calvin et Hobbes de Bill Watterson (paru entre 1985 et 1995). Autant dire qu’il y a de beaux modèles susceptibles de susciter des émules. A ce compte, Sarah Andersen démontre au fil des planches un sens certain du rythme et de la surprise à la base des effets comiques dans ce format court. Elle y développe ses propres procédés comiques et graphiques, dont les yeux exorbités et divergents, les rictus en vagues, mais aussi des effets de flous. Quelques personnages récurrents apparaissent, plusieurs formant des personnifications du corps de Sarah, comme son cerveau ou ses ovaires, tous deux très créatifs dès qu’il s’agit de lui mettre des bâtons dans les roues.

En sept ans, les Sarah’s Scribbles ont trouvé leur voix propre et distincte dans une certaine manière d’en faire trop qui rend possible un humour quasi cathartique. De quoi me convaincre de garder un oeil sur cette BD et sur les autres créations de Sarah Andersen.

Comme c’est désormais l’usage pour les BD en ligne dès qu’elles rencontrent un certain succès, les Sarah’s Scribbles ont bénéficié d’albums papier. Trois sont parus en américain : Adulthood Is A Myth (L’Âge adulte est un mythe), Big Mushy Happy Lump (qu’on peut traduire approximativement par Gros tas heureux et endormi) et Herding Cats (Elever son troupeau de chats). Le premier a été traduit en français chez Delcourt sous le titre Les Adultes n’existent pas. Espérons que les suivants bénéficieront bientôt d’une traduction.


Catherine Dufour, « Entends la nuit »

22 juillet 2019

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Référence : Catherine Dufour, Entends la nuit, Nantes, L’Atalante, 2018.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« La chair et la pierre sont de vieilles compagnes. Depuis des millénaires, la chair modèle la pierre, la pierre abrite la chair. Elle prend la forme de ses désirs, protège ses nuits, célèbre ses dieux, accueille ses morts. Toute l’histoire de l’humanité est liée à la pierre.

Quand on a 25 ans, un master en communication, une mère à charge et un père aux abonnés absents, on ne fait pas la difficile quand un boulot se présente.
Myriame a été embauchée pour faire de la veille réseaux dans une entreprise du côté de Bercy, et elle découvre une organisation hiérarchique qui la fait grincer des dents : locaux délabrés, logiciel de surveillance installé sur les ordinateurs, supérieurs très supérieurs dans le style british vieille école.
Mais quand un de ces supérieurs s’intéresse à elle via Internet au point de lui obtenir un CDI et lui trouver un logement, elle accepte, semi-révoltée, semi-séduite…
Mauvaise idée ? Pas pire que le secret qu’elle porte.
Myriame est abonnée aux jeux dangereux dans tous les cas, et sa relation avec Duncan Algernon Vane-Tempest, comte d’Angus, décédé il y a un siècle et demi, est à sa mesure. Du moins le croit-elle.

Catherine Dufour, éprise de légendes urbaines, nous offre avec ce roman un « anti-Twilight » tout en humour et une ode à Paris bouleversante. »

Mon avis

J’avais découvert Catherine Dufour avec l’un de ses tout premiers romans du cycle de Blanche-Neige et les lance-missiles : de la fantasy humoristique, donc, parue au tout début des années 2000. J’avais dû grignoter le tout premier tome quand un ami l’avait lu, puis opter pour la préquelle L’Immortalité moins six minutes qui me laisse le souvenir d’un univers à l’humour cruel. Sauf que, depuis ce début (à l’époque remarqué : c’était l’une des rares qui arrivait à écrire de la fantasy humoristique vraiment drôle sans s’appeler Terry Pratchett), Catherine Dufour a bien mené sa barque, et cela dès son roman suivant, Le Goût de l’immortalité, couvert de prix et dont tant l’univers que le ton semblent tout différents. Je ne l’ai pas encore lu, pas plus que ses livres précédents. Ma mémoire étant ce qu’elle est, on peut aussi bien considérer qu’Entends la nuit est le premier roman de Dufour que je lis « vraiment », sous la superbe couverture d’Aurélien Police.

Ce qui saute aux yeux, mais qui est peut-être davantage caractéristique de cette écrivaine que de ce roman en particulier, c’est le style. Prenant, percutant, très imagé, jonglant avec les registres de langue sans hésiter à faire cohabiter des tournures orales relâchées ou une parodie de franglais avec une belle métaphore poétique dans des phrases voisines voire dans la même, le style de Dufour aligne les traits d’esprit, les pointes d’humour et les flèches émotionnelles avec la cadence frénétique et la puissance de feu d’un… eh bien, toujours d’un lance-missile, à vrai dire, mais il serait plus juste d’évoquer une écrivaine aguerrie qui sait poser sa « voix » propre et qui dispose de nombreuses cordes à son arc. Ça se voit très vite, ça dure tout le roman, on ne peut que le constater : voilà qui est fait. Il y a des perles, des trouvailles de langage géniales, des collisions de mots délicieuses, des images d’une belle poésie à certains endroits. Au passage, l’écriture de Dufour (du moins dans ce livre) emprunte beaucoup à la langue orale et travaille une langue française du quotidien très actuelle, aux antipodes du beau style académique d’un Jean-Philippe Jaworski, par exemple. Ce serait intéressant de la rapprocher d’écrivaines comme Virginie Despentes et son Vernon Subutex (que j’ai encore trop peu lu pour me livrer moi-même à cet exercice en détail). Leur parenté dépasse d’ailleurs le style puisqu’elle se dessine aussi dans le choix du sujet : époque actuelle, cadre urbain, évocation de la précarité et des inégalités sociales, la différence principale étant que Dufour utilise le miroir grimaçant de l’imaginaire pour commenter indirectement la France d’aujourd’hui. On pourrait aussi penser à Nothomb, mais cela fait trop longtemps que je n’ai plus lu cette dernière pour approfondir le rapprochement.

Le style, donc, est l’une des grandes forces du roman, mais peut constituer l’une de ses limites dès lors qu’on en vient à l’échelle du livre entier. Commençons à parler de l’intrigue : elle est ficelée, emballée et pesée très convenablement, en dépit de quelques défauts dont je parlerai plus loin, et les gens qui cherchent avant tout des romans rythmés où l’auteur actionne régulièrement les leviers de l’action, du mystère et du danger pour les rescotcher à leurs pages, pourront commencer Entends la nuit sans avoir trop de soucis à se faire. Cependant, adopter un style qui a lui-même des allures de course acrobatique sur des montagnes russes en vitesse accélérée peut finir par poser problème quand on ne relâche jamais la pression pour ménager des pages plus tranquilles et laisser souffler un peu les lecteurs ébouriffés. Or Dufour déploie une énergie constamment hypersaturée qui a fini par faire grogner le paresseux à trois doigts qui somnole en moi. À mon sens, il aurait fallu ménager quelques pauses, espacer de temps en temps les échanges de traits d’esprit au profit de variations plus sensibles dans les tonalités du style, qui m’a quelquefois fait l’effet de devenir paradoxalement monotone dans son intensité.

Passons à l’histoire proprement dite. La relecture a posteriori de la fin du quatrième de couverture m’enduit de doute : ce roman était-il censé n’être qu’un roman de fantasy urbaine humoristique ? C’est qu’à mes yeux il ne s’y résume pas, loin de là. Pour moi, Entends la nuit commence comme une satire sociale mordante sur le monde du travail, continue comme une romance fantastique teintée d’humour avant de se changer en un thriller qui montre au passage que Dufour est capable de faire très peur sans problème quand elle le veut (ou alors je suis bon public, n’étant pas un lecteur de romans d’horreur).

Hormis son style, le second grand atout du roman à mon sens est le choix de son élément surnaturel principal. C’est là que cela devient difficile de chroniquer le roman sans faire quelques révélations, donc, si vous n’avez pas lu ce livre et que vous ne voulez vraiment rien savoir du tout à l’avance, vous pouvez sauter ce paragraphe. Vous préférez continuer celui-ci ? Bien. Les personnages surnaturels du roman sont des lémures, librement inspirés des créatures de la mythologie romaine du même nom. Sans trop tout détailler à l’avance, il s’agit d’esprits de défunts liés à des lieux, mais qui se distinguent des simples fantômes par le fait qu’ils sont, matériellement, les lieux qu’ils hantent. Cela reste un thème classique du fantastique (abordé il n’y a pas si longtemps par des auteurs comme Mélanie Fazi ou Serge Lehman*), mais son traitement, porté par le style de Dufour, s’avère suffisamment original pour apporter du nouveau.

La première moitié du livre m’a paru la plus réussie, avec son entrelacement constant entre le quotidien le plus terre-à-terre, le fantastique, l’érotisme et la sexualité et un humour à plusieurs facettes qui sait tour à tour détendre l’atmosphère ou faire grincer des dents, avec une satire sociale féroce du monde du travail, un propos social sur le monde de l’immobilier et une héroïne à la psychologie complexe. Tout cela fait avancer le propos du livre sur plusieurs plans à la fois avec maestria et une subtilité que la suite abandonne, en partie par contrainte puisqu’il faut bien lever quelques mystères.

La seconde moitié, qui dépasse le cadre de la seule relation entre Myriame et Vane pour donner à voir le monde nocturne dont ce dernier fait partie, m’a paru multiplier les ficelles classiques de thriller (trahisons, course-poursuites, violence graphique) en affaiblissant ou en oubliant ce qui faisait à mes yeux l’originalité du début, à savoir la satire sociale et la complexité psychologique des êtres surnaturels dont Vane fait partie. Là encore, Dufour prend le parti de tout miser sur l’intensité (augmentation des enjeux, sexe, violence) mais, ce faisant, elle affaiblit l’originalité de ses personnages et court le danger du déjà-vu. Cela se lit toujours très bien, mais le résultat devient bien moins mémorable. Je m’attendais en outre à voir articulés plus finement la part de satire sociale du monde de l’immobilier et les éléments proprement fantastiques de l’histoire : finalement, en dehors de ses deux personnages principaux, Dufour se contente d’ébaucher assez vite un univers de méchants vraiment très méchants et très implacables, dont j’ai cru deviner qu’il pouvait faire allusion à des gens du monde réel (les requins de l’immobilier ? de la finance ? les riches ? tout ça à la fois ?), mais qui semble oublier, ou ne plus oser, s’articuler étroitement au monde réel. Les personnages se cantonnent à des archétypes déjà rebattus, les événements à des rebondissements traités avec une bonne maîtrise du suspense mais en somme banals. Quant au dénouement, il m’a semblé en queue de poisson. J’ai quitté le livre sur une mauvaise impression, frustré à l’idée que, sans ce virage « facile », le livre aurait pu accumuler une force de frappe beaucoup plus percutante vis-à-vis de ce qu’il semble vouloir dénoncer à certains moments (en particulier dans la scène où figure la citation de Baudelaire qui sert de titre au roman).

En dépit de mes différentes réserves, Entends la nuit reste un livre que je recommande à toute personne qui aime les romans au style mordant et au suspense haletant. Entre ses bonnes idées dans l’intrigue et les perles dont ses phrases regorgent, il contient assez d’éléments originaux et/ou réussis pour mériter l’attention de tous les amoureux et amoureuses de l’imaginaire francophone. Je compte bien, d’ailleurs, lire d’autres livres de Dufour, en espérant tomber un jour sur un chef-d’œuvre qu’elle est manifestement capable d’écrire et pas « seulement » sur un bon thriller fantastique doté d’éléments originaux et écrit par une plume hérissée. Mais, comme on dit, la critique est aisée et l’art est difficile…

* Vous voulez les titres ? « Villa Rosalie », nouvelle de Mélanie Fazi dans le recueil Notre-Dame aux écailles. « Le Haut-Lieu » de Serge Lehman, novella incluse dans son recueil Le Haut-lieu et autres espaces inhabitables.


[BD] « IRL. Dans la vraie vie », Cory Doctorow et Jen Wang

18 mars 2019

WangIRL

Référence :  Jen Wang (texte d’après la nouvelle Anda’s Game de Cory Doctorow, dessin et couleur), IRL. Dans la vraie vie, Talence, Akiléos, 2015, 192 pages (première édition : In Real Life, New York, First Second Books, 2014).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Anda aime Coarsegold Online, le jeu de rôle en ligne massivement multijoueur sur lequel elle passe le plus clair de son temps libre. C’est un endroit où elle peut être un leader, une combattante, une héroïne. Un endroit où elle peut rencontrer des gens du monde entier et se faire des amis. Mais tout se complique le jour où Anda se lie d’amitié avec un Gold Farmer, un enfant chinois pauvre dont l’avatar recueil[le] illégalement dans le jeu des objets de valeur pour les revendre aux joueurs des pays développés. Ce comportement va à l’encontre des règles de Coarsegold, mais Anda réalise rapidement que les questions de bien et de mal sont beaucoup moins simples quand la vie d’une personne réelle est en jeu. »

Mon avis

Ayant adoré Le Prince et la Couturière de la même auteure (j’ai vu avec plaisir que l’album avait obtenu un Fauve d’or à Angoulême fin janvier), j’ai lu avec beaucoup de curiosité IRL. Dans la vraie vie, dont l’histoire est assez différente. L’intrigue s’inspire d’une nouvelle ou courte novella, Anda’s Game, publiée le 15 novembre 2004 dans le magazine Salon par l’écrivain canado-britannique Cory Doctorow et reprise depuis dans plusieurs anthologies (vous pouvez trouver plus de détails sur la fiche de la nouvelle sur l’Internet Speculative Fiction Database ; en revanche, je n’en connais pas de traduction française). À cette histoire, Jen Wang apporte son talent de scénariste et de dessinatrice. On y trouve le trait rond, les visages expressifs et la mise en page très dynamique qu’elle a déployé par la suite dans Le Prince et la Couturière, mais avec deux types de décors bien distincts : le quotidien d’Anda (le collège, la maison familiale, les cybercafés) et l’environnement virtuel de Coarsegold Online (dont Jen Wang invente l’interface graphique et l’univers de fantasy).

Dès la préface, l’album développe un propos engagé : il s’agit de parler de jeux vidéo… et d’économie. On comprend vite en entamant la lecture de la BD proprement dite. De jeu vidéo, il en est question tout de suite, mais du point de vue de jeunes filles. Anda et ses camarades sont des joueuses passionnées de jeux vidéo, mais elles sont habituées à n’incarner que des personnages masculins par peur des réactions sexistes qu’entraînent invariablement les personnages féminins de la part des joueurs. Tout commence quand une représentante de la guilde des Farenheits,  un groupe exclusivement composé de joueuses, vient recruter plusieurs collégiennes pour les encourager à s’enhardir en ligne (… et leur vendre des abonnements à un jeu dont on apprend par la suite qu’il lui rapporte de l’argent). Ainsi, d’emblée, la BD s’inscrit dans les problèmes de société actuels, avec netteté mais sans prendre de gros sabots. Anda se porte volontaire et on repasse à des problèmes typiquement adolescents : la négociation avec sa mère pour se faire offrir l’abonnement, l’inscription, la socialisation en ligne, l’envie de faire ses preuves auprès des autres.

L’économie des jeux vidéo est loin de se résumer au paiement du jeu : pour nombre d’entre eux, et notamment les jeux vidéo de rôle massivement multijoueurs en ligne (les MMORPG) dont s’inspire Coarsegold Online, elle comprend l’usage de tout un tas de fonctionnalités payantes optionnelles, mais qui procurent vite des avantages aux joueurs les plus riches. À cela s’ajoute la pratique du farming (« culture » ou « exploitation en ferme », du verbe to farm signifiant « cultiver dans une ferme »). C’est une pratique d’optimisation d’un personnage qui relève pratiquement de la triche, puisqu’elle consiste à répéter la même action un grand nombre de fois dans le jeu à seule fin d’accumuler, selon les cas, des points d’expérience, des pièces d’or, etc. qui permettent au joueur de rendre son personnage plus puissant à coups de montées de niveau rapides. C’est cette pratique qu’Anda va découvrir dans Coarsegold Online.

L’équipe de supervision du jeu offre en effet de rémunérer des joueuses pour éliminer les personnages qui s’adonnent au farming. « Gagner de l’argent de poche supplémentaire en jouant ? Cool ! » se dit Anda, comme sans doute beaucoup d’ados le penseraient à sa place. Et de massacrer des personnages sans complexe… au début. Un jour, elle noue contact avec un de ces personnages et se rend compte qu’il est lui-même payé pour faire du farming pour le compte de joueurs riches. Sauf que lui ne gagne pas d’argent de poche : il gagne sa vie tout court. Autrement dit, ce qui n’est qu’un loisir pour la jeune fille aisée qu’est Anda forme le travail quotidien de ce joueur, non pas un ado mais un enfant, contraint de jouer des dizaines d’heures par semaine, au point qu’il en a mal au dos comme un vieillard.

En dépit du caractère fictif des personnages et du jeu vidéo Coarsegold Online, l’intrigue est très réaliste, puisqu’elle évoque des technologies et des situations très actuelles, du sexisme aux inégalités de richesse entretenues par l’économie des jeux vidéo, bien qu’on ne soit pas en reste de fantasy grâce aux scènes qui se déroulent dans l’univers du jeu. Derrière Coarsegold Online, on peut aisément reconnaître les classiques du MMORPG comme World of WarCraft. À vrai dire, en d’autres temps, le sujet n’aurait pas déplu à un Zola (le quotidien des farmers penchés sur leur écrans et devant tenir des cadences infernales n’est pas loin d’un véritable Germinal du virtuel) ou à un Maupassant, voire un peu avant, à un Voltaire (on aurait pu écrire : « C’est à ce prix que vous avez des XP en Europe »…). Il est abordé ici avec ce qui semble au prime abord être de la légèreté – un récit de formation coloré et optimiste d’une adolescente au départ un peu timide et embarrassée d’elle-même – mais qui devient vite sérieux à mesure qu’Anda découvre la réalité sordide qui se cache derrière les fonctionnalités payantes de Coarsegold Online et la pratique du farming. L’optimisme demeure, mais il se fait plus exigeant : dès lors qu’Anda veut rester intègre, elle prend conscience qu’elle doit essayer de changer les choses de son mieux… et que c’est loin d’être facile.

Bien ficelée, l’histoire développe un propos engagé et nuancé à la fois. Anda va de découverte en déconvenue, se trouve peu à peu en rupture vis-à-vis des Farenheits, de sa mère, voire de l’enfant qu’elle prétend aider, mais, loin de se désespérer, elle réagit, s’indigne, se documente, met en place des moyens d’agir… dans la vraie vie, puisque l’enjeu réel est là, même quand on joue à un jeu vidéo. IRL nous rappelle ainsi utilement l’ampleur des enjeux qui se cachent dans les coulisses de l’industrie du divertissement.

Que trouver à dire au chapitre des défauts ? Les esprits pessimistes pourraient reprocher à l’album son dénouement, les adeptes de l’originalité à tout crin y reconnaîtront des ficelles classiques, et les esprits chagrins jugeront peut-être la mise en page un peu trop aérée… Ce serait oublier que le but de l’album ne réside visiblement pas dans l’invention d’un parcours original, mais au contraire dans l’évocation d’une histoire réaliste, partant du quotidien d’un personnage comme vous et moi auquel on s’identifie aisément, et qui nous emmène sans aucune difficulté jusqu’à des questions d’économie dont on ne soupçonnait parfois pas même l’existence avant d’ouvrir l’album. Qu’on adhère ou non à l’optimisme de son propos, on ne peut que saluer l’habileté et le dynamisme avec lesquels l’album traite, avec clarté et subtilité, toute une palette de thèmes, de l’adolescence à l’économie et à la lutte pour les droits sociaux en passant par le sexisme, l’amitié en ligne ou les différentes formes de lutte et d’héroïsme – le tout dans une histoire que j’ai trouvée plaisante, accessible et vraisemblable. Une réussite à mes yeux, qui me confirme dans l’idée que Jen Wang est une auteure à suivre.