Référence : George Sand, Mademoiselle La Quintinie, Paris, Calmann-Lévy, collection « Œuvres complètes de George Sand en grand in-18 », sans date (première parution : Michel Lévy frères, 1863). Je précise « le roman », parce que Sand a adapté son livre pour la scène sous le même titre quelques années après.
Résumé
Paris, 1861. Originaire d’Aix-en-Provence, le jeune Émile Lemontier va rendre visite à une amie d’enfance, Élise, dans un couvent où elle passe quelque temps. Leurs familles les verraient bien s’épouser, mais Émile, en dépit de ses efforts, n’arrive pas à se sentir amoureux. Lorsqu’il croise Lucie, en revanche, c’est le coup de foudre, celui qui rend fou en quelques instants et pour longtemps. Émile n’ose croire sa chance quand ses premiers efforts l’amènent à découvrir que Lucie pourrait être intéressée. Un seul obstacle se dresse entre les deux jeunes gens, mais de taille : Lucie, fille du sourcilleux général La Quintinie, vient d’une famille très catholique, tandis qu’Émile est le fils d’un libre-penseur qui lui a transmis ses idées subversives. S’épouseront-ils ? Renonceront-ils ? Une chose est sûre : pour ces deux esprits vifs et âpres à la discussion, dotés tous les deux d’une probité hors du commun, les sentiments n’auront pas trop de toute leur puissance pour faire hésiter les résolutions dictées par leurs consciences respectives.
Mon avis
Quand on est athée et qu’on cherche des livres intéressants, la liste des titres mis à l’Index par l’Église catholique fournit en général de bonnes pistes. On ne peut qu’être surpris, de nos jours, de redécouvrir tout ce que l’ Église a pu mettre à l’Index au fil du XIXe siècle (l’historien Philippe Boutry aborde ce sujet dans un article pour la Revue d’histoire du XIXe siècle paru en 2004). En 1863, année de parution de Mademoiselle La Quintinie, y sont ajoutés l’ensemble des romans de George Sand, écrivaine qui, toujours de nos jours, ne semble pas exactement sulfureuse.
Et pourtant ! Quelle audace que l’évocation du malheur des épouses dans Indiana ! Quel scandale que le désespoir mordant de Lélia ! Quelle ambition exaspérante pour les conservateurs chez cette femme capable aussi bien de pondre des romans réalistes à la Balzac (en moins verbeux et en mieux structuré), de remettre à l’honneur sans mépris les croyances et légendes des paysans du Berry dans Légendes rustiques et de puiser avec brio son inspiration dans les sciences naturelles comme la géologie pour Laura. Voyage dans le cristal, de jouer avec les codes du fantastique sans jamais renoncer à l’héritage des Lumières, de condamner la peine de mort dans Mauprat bien avant Victor Hugo et son Dernier Jour d’un condamné, et de discuter de religion avec un esprit critique farouchement rétif à l’autorité de tout dogme dans des romans philosophiques comme Spiridion ! Il y avait de quoi défriser quelques moustaches à l’époque.
Et donc, quand Mademoiselle La Quintinie prétend discuter du bien-fondé de certains dogmes catholiques et critiquer la dépendance des femmes à l’égard de leur confesseur : paf, à l’Index. Neuf ans après le roman, Sand, qui s’est lancée dans l’écriture théâtrale, adapte le livre pour la scène, propose la pièce au théâtre de l’Odéon, qui accepte… et vlan, censure ! La pièce n’est jamais représentée du vivant de Sand.
Le plus ironique, un bon siècle et demi après, est de se rendre compte que Mademoiselle La Quintinie est un roman à la fois intelligent et profondément chrétien, vraiment pas le genre à renforcer la crise des vocations. Mais, certes, pas du tout catholique au sens où le catholicisme s’en prend plein la figure.
Si vous avez toujours pensé que, christianisme ou catholicisme, vu de loin, ce n’est pas très différent, vous pouvez commencer par vous réjouir de ne pas avoir vécu en France au XVIe siècle pendant les guerres de religion, et, ensuite, vous pouvez lire Mademoiselle La Quintinie. Vous y trouverez ce qu’en lexique balzacien on appellerait un croisement entre une « étude de mœurs » – un roman réaliste dépeignant des types psychologiques et sociaux de l’époque de son écriture – et une « étude philosophique », puisque le roman discute abondamment de religion. Le tout avec un art consommé de mêler débat d’idées et suspense de l’intrigue qui est sans doute l’une des grandes qualités de Sand.
Ayant lu plusieurs de ces romans à idées, je commence à en saisir les ficelles. On pourrait les résumer de manière injuste en prétendant que chaque personnage incarne une idéologie, mais ce serait faux, car, hormis un ou deux personnages secondaires délibérément caricaturés, aucun des personnages principaux ne reste figé dans ses idées et ses croyances de départ, et c’est justement l’un des grands intérêts du roman que de voir comment tout ce petit monde, bousculé dans son confort intellectuel et affectif, tournoie, se réajuste, se cherche, se repousse, se combat ou se rallie, dansant au gré des passions et des ambitions.
Je mentirai moins si je dis que chaque personnage incarne une certaine tournure d’esprit, une certaine approche de la religion. Émile est « l’esprit fort », le libre-penseur, mais c’est en même temps le jeune premier amoureux qu’on croise dans tant de pièces de théâtre, et c’est un fils très attaché à son père. De là le dilemme entre ce que lui dictent sa conscience et son amour filial (qui l’éloignent de la religion) et ce que lui fait faire son amour (c’est-à-dire, nécessairement, des concessions) : où poser la limite de ce qu’il est prêt à faire ? Lucie, elle, est la chrétienne qui croit à un Dieu d’amour. Catholique par obéissance à sa famille, elle va se trouver confrontée aux contradictions et aux rigidités du catholicisme de son temps (exemple : penser que toute une partie de l’humanité devra brûler éternellement dans les flammes de l’Enfer, est-ce vraiment conforme à la bonté que les chrétiens prêtent à Dieu ?). Le mystérieux ami de Lucie, M…, qui correspond avec elle depuis des années, est catholique comme on est soldat ou comme on est espion : il cherche avant tout à servir une cause et à la faire triompher. Mais toutes les méthodes sont-elles bonnes, en d’autres termes : la fin justifie-t-elle les moyens ?
Voilà donc les trois personnages principaux du roman. Tous ont leur intérêt, aucun n’est plat, aucun n’est bête, tous éveillent sympathie ou défiance au fil des pages, et c’est cela qui rend le roman passionnant quelles que soient vos idées et vos croyances ou vos absences de croyances.
Environ les trois quarts du roman prennent la forme d’un roman épistolaire. Qu’on ne s’en effraie pas si l’on n’est pas habitué à ce genre : le fait que le texte consiste en une succession de lettres n’empêche jamais Sand de planter un récit bien rythmé, d’insérer des dialogues, de multiplier les scènes. Le procédé épistolaire, comme dans tout bon roman de ce type, alimente le suspense comme le ferait aujourd’hui la succession des points de vue des personnages de factions ennemies dans un roman choral : on lit tour à tour chacun parlant à ses alliés, discutant à part de ce qu’il va faire ensuite. La fin du roman adopte un récit continu, une fois arrivé le temps du dénouement.
Une histoire d’amour, des portraits de types sociaux, des enjeux de société : tout cela serait par trop rêche et sec à avaler sans une cuillerée d’humour. Et de l’humour, il y en a, de l’humour et de l’esprit, par touches assez discrètes pour se faire oublier, mais assez présentes pour faire fonctionner le mélange et prendre l’émulsion. Ce n’est pas un rire aux éclats : la plupart du temps, c’est un sourire, un visage malicieux de la narratrice qui nous sourit par-dessus l’épaule de ses personnages, toujours avec humanité et bienveillance envers eux. C’est l’emportement amoureux d’Émile qui se fait chambrer par ses camarades. C’est le jeu des amours-propres entre lui et Lucie, entre Lucie et M…, et c’est enfin (et de plus en plus) la mise en scène des travers sociaux de l’époque. Cette dernière devient plus sensible dans la dernière partie du roman, lorsqu’entrent en scène le général La Quintinie, vrai militaire bas du front de théâtre (mais puissant et qu’il va falloir convaincre !) puis le père Onorio, un fou de Dieu qui tient difficilement l’équilibre entre le sublime et le ridicule.
Mademoiselle La Quintinie est l’occasion pour Sand de réfléchir et de donner à réfléchir, une fois de plus. Bizarrement, la discussion qu’elle propose sur les relations entre la libre-pensée et le christianisme et entre le christianisme et le catholicisme n’a pas tant perdu de son actualité que cela, malgré les bouleversements qu’ont connu les religions depuis 1863. Ce qui a permis au roman de survivre à son époque, c’est le fait que toutes ces idées, que tous ces choix sont incarnés, et admirablement incarnés, dans des personnages pleins de vie et de couleur (même si cette couleur est composée de nuances subtiles et de dégradés qu’il faut prendre le temps de saisir, plutôt que d’aplats contrastés dont on voit tout au premier regard).
S’engager en religion (pour Lucie), se coltiner le poids qu’a encore une religion en dépit de son décalage manifeste avec le siècle (pour Émile), refuser le dogmatisme, lutter contre le fanatisme chez les autres ou en soi-même, ce sont des questions que nous vivons toujours aujourd’hui, à une heure où l’Église catholique, quoique en recul en France, conserve un poids médiatique et politique disproportionné (on l’a vu en 2013 pendant les débats sur l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe, une question qui ne concernait théoriquement pas les religions) et une respectabilité paradoxale quand on se souvient qu’elle ne traîne plus seulement une croix mais également de nombreuses casseroles sonnantes et brinquebalantes (le problème de la pédophilie n’en finit plus d’éclater au grand jour). La question de l’esprit critique par rapport au dogme et celle de l’équilibre à tenir entre l’engagement au service d’une religion et le basculement dans le fanatisme se posent, elles, pour toutes les religions et n’ont pas pris une ride.
Avec ce roman, Sand réaffirme sa propre conception du christianisme une petite trentaine d’années après l’ambitieux Spiridion. Cette conception est marquée, entre autres, par le refus de la notion d’enfer. Mais aussi par une critique acerbe des écarts entre la théorie et la réalité du catholicisme, avec cette conscience aiguë qu’une religion n’est rien si elle ne parvient pas à incarner dans le monde réel et au quotidien les notions morales qu’elle prône, si les hommes censés la servir se vautrent dans la mesquinerie et les jeux de pouvoir, si ses croyants oublient de réfléchir pour tomber dans une simple répétition de gestes mécaniques ou une récupération de la dignité religieuse au service de leurs ambitions sociales. Enfin, Sand, fidèle à elle-même, lutte une fois encore pour l’émancipation des femmes : elle remet en question le pouvoir énorme accordé par l’Église aux prêtres, qui confessent les épouses, savent tout d’elles et sont en mesure de les contraindre à faire et dire ce qu’ils veulent, tandis que les femmes du temps de Sand sont peu instruites et n’ont que de frêles marges de manœuvre.
Un mot sur l’édition que j’ai lue : croisée au petit bonheur dans une librairie d’occasion, elle ne doit pas être loin de son siècle d’âge, avec sa couverture rigide, sa reliure de cuir fatiguée et son papier jauni. Heureusement, il existe des rééditions plus fraîches : les éditions Paleo, qui ont réédité toute l’œuvre de Sand, ont réédité celui-ci en 2015 (sans notes, hélas, comme toutes leurs parutions à ma connaissance), et avant cela les Presses universitaires de Grenoble l’avaient réédité conjointement avec l’essai À propos des Charmettes en 2004.