George Sand, « Mademoiselle La Quintinie » (le roman)

25 Mai 2020

Sand-MademoiselleLaQuintinie

Référence : George Sand, Mademoiselle La Quintinie, Paris, Calmann-Lévy, collection « Œuvres complètes de George Sand en grand in-18 », sans date (première parution : Michel Lévy frères, 1863). Je précise « le roman », parce que Sand a adapté son livre pour la scène sous le même titre quelques années après.

Résumé

Paris, 1861. Originaire d’Aix-en-Provence, le jeune Émile Lemontier va rendre visite à une amie d’enfance, Élise, dans un couvent où elle passe quelque temps. Leurs familles les verraient bien s’épouser, mais Émile, en dépit de ses efforts, n’arrive pas à se sentir amoureux. Lorsqu’il croise Lucie, en revanche, c’est le coup de foudre, celui qui rend fou en quelques instants et pour longtemps. Émile n’ose croire sa chance quand ses premiers efforts l’amènent à découvrir que Lucie pourrait être intéressée. Un seul obstacle se dresse entre les deux jeunes gens, mais de taille : Lucie, fille du sourcilleux général La Quintinie, vient d’une famille très catholique, tandis qu’Émile est le fils d’un libre-penseur qui lui a transmis ses idées subversives. S’épouseront-ils ? Renonceront-ils ? Une chose est sûre : pour ces deux esprits vifs et âpres à la discussion, dotés tous les deux d’une probité hors du commun, les sentiments n’auront pas trop de toute leur puissance pour faire hésiter les résolutions dictées par leurs consciences respectives.

Mon avis

Quand on est athée et qu’on cherche des livres intéressants, la liste des titres mis à l’Index par l’Église catholique fournit en général de bonnes pistes. On ne peut qu’être surpris, de nos jours, de redécouvrir tout ce que l’ Église a pu mettre à l’Index au fil du XIXe siècle (l’historien Philippe Boutry aborde ce sujet dans un article pour la Revue d’histoire du XIXe siècle paru en 2004). En 1863, année de parution de Mademoiselle La Quintinie, y sont ajoutés l’ensemble des romans de George Sand, écrivaine qui, toujours de nos jours, ne semble pas exactement sulfureuse.

Et pourtant ! Quelle audace que l’évocation du malheur des épouses dans Indiana ! Quel scandale que le désespoir mordant de Lélia ! Quelle ambition exaspérante pour les conservateurs chez cette femme capable aussi bien de pondre des romans réalistes à la Balzac (en moins verbeux et en mieux structuré), de remettre à l’honneur sans mépris les croyances et légendes des paysans du Berry dans Légendes rustiques et de puiser avec brio son inspiration dans les sciences naturelles comme la géologie pour Laura. Voyage dans le cristal, de jouer avec les codes du fantastique sans jamais renoncer à l’héritage des Lumières, de condamner la peine de mort dans Mauprat bien avant Victor Hugo et son Dernier Jour d’un condamné, et de discuter de religion avec un esprit critique farouchement rétif à l’autorité de tout dogme dans des romans philosophiques comme Spiridion ! Il y avait de quoi défriser quelques moustaches à l’époque.

Et donc, quand Mademoiselle La Quintinie prétend discuter du bien-fondé de certains dogmes catholiques et critiquer la dépendance des femmes à l’égard de leur confesseur : paf, à l’Index. Neuf ans après le roman, Sand, qui s’est lancée dans l’écriture théâtrale, adapte le livre pour la scène, propose la pièce au théâtre de l’Odéon, qui accepte… et vlan, censure ! La pièce n’est jamais représentée du vivant de Sand.

Le plus ironique, un bon siècle et demi après, est de se rendre compte que Mademoiselle La Quintinie est un roman à la fois intelligent et profondément chrétien, vraiment pas le genre à renforcer la crise des vocations. Mais, certes, pas du tout catholique au sens où le catholicisme s’en prend plein la figure.

Si vous avez toujours pensé que, christianisme ou catholicisme, vu de loin, ce n’est pas très différent, vous pouvez commencer par vous réjouir de ne pas avoir vécu en France au XVIe siècle pendant les guerres de religion, et, ensuite, vous pouvez lire Mademoiselle La Quintinie. Vous y trouverez ce qu’en lexique balzacien on appellerait un croisement entre une « étude de mœurs » – un roman réaliste dépeignant des types psychologiques et sociaux de l’époque de son écriture – et une « étude philosophique », puisque le roman discute abondamment de religion. Le tout avec un art consommé de mêler débat d’idées et suspense de l’intrigue qui est sans doute l’une des grandes qualités de Sand.

Ayant lu plusieurs de ces romans à idées, je commence à en saisir les ficelles. On pourrait les résumer de manière injuste en prétendant que chaque personnage incarne une idéologie, mais ce serait faux, car, hormis un ou deux personnages secondaires délibérément caricaturés, aucun des personnages principaux ne reste figé dans ses idées et ses croyances de départ, et c’est justement l’un des grands intérêts du roman que de voir comment tout ce petit monde, bousculé dans son confort intellectuel et affectif, tournoie, se réajuste, se cherche, se repousse, se combat ou se rallie, dansant au gré des passions et des ambitions.

Je mentirai moins si je dis que chaque personnage incarne une certaine tournure d’esprit, une certaine approche de la religion. Émile est « l’esprit fort », le libre-penseur, mais c’est en même temps le jeune premier amoureux qu’on croise dans tant de pièces de théâtre, et c’est un fils très attaché à son père. De là le dilemme entre ce que lui dictent sa conscience et son amour filial (qui l’éloignent de la religion) et ce que lui fait faire son amour (c’est-à-dire, nécessairement, des concessions) : où poser la limite de ce qu’il est prêt à faire ? Lucie, elle, est la chrétienne qui croit à un Dieu d’amour. Catholique par obéissance à sa famille, elle va se trouver confrontée aux contradictions et aux rigidités du catholicisme de son temps (exemple : penser que toute une partie de l’humanité devra brûler éternellement dans les flammes de l’Enfer, est-ce vraiment conforme à la bonté que les chrétiens prêtent à Dieu ?). Le mystérieux ami de Lucie, M…, qui correspond avec elle depuis des années, est  catholique comme on est soldat ou comme on est espion : il cherche avant tout à servir une cause et à la faire triompher. Mais toutes les méthodes sont-elles bonnes, en d’autres termes : la fin justifie-t-elle les moyens ?

Voilà donc les trois personnages principaux du roman. Tous ont leur intérêt, aucun n’est plat, aucun n’est bête, tous éveillent sympathie ou défiance au fil des pages, et c’est cela qui rend le roman passionnant quelles que soient vos idées et vos croyances ou vos absences de croyances.

Environ les trois quarts du roman prennent la forme d’un roman épistolaire. Qu’on ne s’en effraie pas si l’on n’est pas habitué à ce genre : le fait que le texte consiste en une succession de lettres n’empêche jamais Sand de planter un récit bien rythmé, d’insérer des dialogues, de multiplier les scènes. Le procédé épistolaire, comme dans tout bon roman de ce type, alimente le suspense comme le ferait aujourd’hui la succession des points de vue des personnages de factions ennemies dans un roman choral : on lit tour à tour chacun parlant à ses alliés, discutant à part de ce qu’il va faire ensuite. La fin du roman adopte un récit continu, une fois arrivé le temps du dénouement.

Une histoire d’amour, des portraits de types sociaux, des enjeux de société : tout cela serait par trop rêche et sec à avaler sans une cuillerée d’humour. Et de l’humour, il y en a, de l’humour et de l’esprit, par touches assez discrètes pour se faire oublier, mais assez présentes pour faire fonctionner le mélange et prendre l’émulsion. Ce n’est pas un rire aux éclats : la plupart du temps, c’est un sourire, un visage malicieux de la narratrice qui nous sourit par-dessus l’épaule de ses personnages, toujours avec humanité et bienveillance envers eux. C’est l’emportement amoureux d’Émile qui se fait chambrer par ses camarades. C’est le jeu des amours-propres entre lui et Lucie, entre Lucie et M…, et c’est enfin (et de plus en plus) la mise en scène des travers sociaux de l’époque. Cette dernière devient plus sensible dans la dernière partie du roman, lorsqu’entrent en scène le général La Quintinie, vrai militaire bas du front de théâtre (mais puissant et qu’il va falloir convaincre !) puis le père Onorio, un fou de Dieu qui tient difficilement l’équilibre entre le sublime et le ridicule.

Mademoiselle La Quintinie est l’occasion pour Sand de réfléchir et de donner à réfléchir, une fois de plus. Bizarrement, la discussion qu’elle propose sur les relations entre la libre-pensée et le christianisme et entre le christianisme et le catholicisme n’a pas tant perdu de son actualité que cela, malgré les bouleversements qu’ont connu les religions depuis 1863. Ce qui a permis au roman de survivre à son époque, c’est le fait que toutes ces idées, que tous ces choix sont incarnés, et admirablement incarnés, dans des personnages pleins de vie et de couleur (même si cette couleur est composée de nuances subtiles et de dégradés qu’il faut prendre le temps de saisir, plutôt que d’aplats contrastés dont on voit tout au premier regard).

S’engager en religion (pour Lucie), se coltiner le poids qu’a encore une religion en dépit de son décalage manifeste avec le siècle (pour Émile), refuser le dogmatisme, lutter contre le fanatisme chez les autres ou en soi-même, ce sont des questions que nous vivons toujours aujourd’hui, à une heure où l’Église catholique, quoique en recul en France, conserve un poids médiatique et politique disproportionné (on l’a vu en 2013 pendant les débats sur l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe, une question qui ne concernait théoriquement pas les religions) et une respectabilité paradoxale quand on se souvient qu’elle ne traîne plus seulement une croix mais également de nombreuses casseroles sonnantes et brinquebalantes (le problème de la pédophilie n’en finit plus d’éclater au grand jour). La question de l’esprit critique par rapport au dogme et celle de l’équilibre à tenir entre l’engagement au service d’une religion et le basculement dans le fanatisme se posent, elles, pour toutes les religions et n’ont pas pris une ride.

Avec ce roman, Sand réaffirme sa propre conception du christianisme une petite trentaine d’années après l’ambitieux Spiridion. Cette conception est marquée, entre autres, par le refus de la notion d’enfer. Mais aussi par une critique acerbe des écarts entre la théorie et la réalité du catholicisme, avec cette conscience aiguë qu’une religion n’est rien si elle ne parvient pas à incarner dans le monde réel et au quotidien les notions morales qu’elle prône, si les hommes censés la servir se vautrent dans la mesquinerie et les jeux de pouvoir, si ses croyants oublient de réfléchir pour tomber dans une simple répétition de gestes mécaniques ou une récupération de la dignité religieuse au service de leurs ambitions sociales. Enfin, Sand, fidèle à elle-même, lutte une fois encore pour l’émancipation des femmes : elle remet en question le pouvoir énorme accordé par l’Église aux prêtres, qui confessent les épouses, savent tout d’elles et sont en mesure de les contraindre à faire et dire ce qu’ils veulent, tandis que les femmes du temps de Sand sont peu instruites et n’ont que de frêles marges de manœuvre.

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Un mot sur l’édition que j’ai lue : croisée au petit bonheur dans une librairie d’occasion, elle ne doit pas être loin de son siècle d’âge, avec sa couverture rigide, sa reliure de cuir fatiguée et son papier jauni. Heureusement, il existe des rééditions plus fraîches : les éditions Paleo, qui ont réédité toute l’œuvre de Sand, ont réédité celui-ci en 2015 (sans notes, hélas, comme toutes leurs parutions à ma connaissance), et avant cela les Presses universitaires de Grenoble l’avaient réédité conjointement avec l’essai À propos des Charmettes en 2004.

 

 


George Sand, « Pauline »

13 avril 2020

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Référence : George Sand, Pauline, édition établie et présentée par Martine Reid, Paris, Gallimard, coll. « Folio Femmes de lettres », 2007 (première parution en volume : 1841).

Présentation de l’éditeur

« Pauline était vêtue de brun avec une petite collerette d’un blanc scrupuleux et d’une égalité de plis vraiment monastique. Ses beaux cheveux châtains étaient lissés sur ses tempes avec un soin affecté ; elle se livrait à un ouvrage classique, ennuyeux, odieux à toute organisation pensante : elle faisait de très petits points réguliers avec une aiguille imperceptible sur un morceau de batiste dont elle comptait la trame fil à fil. La vie de la grande moitié des femmes se consume, en France, à cette solennelle occupation. »

Mon avis

Pauline est un très court roman ou une longue nouvelle (moins de 150 pages) publié par George Sand dans les premières années de sa carrière, à un moment où elle écrit surtout des études sociales et dénonce les conditions de vie des femmes en France à son époque.

Dans cette courte histoire réaliste, deux amies, Laurence et Pauline, ont grandi ensemble dans la petite ville provinciale de Saint-Front. Il y a quelques années, Laurence a choisi d’embrasser une carrière de comédienne, une profession encore très mal considérée dans beaucoup de milieux à son époque. Elle est partie à Paris, où elle connaît le succès depuis quelques années. Pauline, elle, est restée en arrière, pour s’occuper de sa vieille mère. Or voilà que, quelques années après, Laurence se retrouve par hasard à Saint-Front après s’être trompée de voiture de poste. Émue, elle décide d’aller prendre des nouvelles de son amie.

Pauline végète toujours auprès de sa mère dans cette petite ville morte. Elle semble très heureuse de retrouver Laurence, dont l’arrivée est pour elle comme une bouffée d’air. Mais quels effets ce retour va-t-il avoir sur le caractère de Pauline, sur son avenir, et sur la ville de Saint-Front ?

George Sand réalise ici une étude à la fois sociale et psychologique. Sociale, parce qu’elle décrit (souvent avec férocité) les réactions des gens de Saint-Front au retour de Laurence. Et psychologique, parce que l’intrigue tourne en bonne partie autour des personnalités des deux amies et de ce que devient leur amitié. Au passage, Sand met aussi en scène des personnages d’hommes, et notamment un séducteur mesquin, réjouissant à observer sous sa plume, mais redoutable pour les jeunes femmes.

Si vous aimez les histoires à la Balzac, mais que vous voulez quelque chose de court, de bien construit, qui ne perde pas de temps et ne passe pas des pages à des généralités misogynes, essayez donc ce petite livre de George Sand, vous m’en direz des nouvelles.

Outre l’édition Folio très accessible (parue en 2007 dans une collection à deux euros), le texte de ce roman, qui est passé dans le domaine public, est disponible gratuitement en ligne, par exemple sur Wikisource.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum « Le Coin des lecteurs » le 3 septembre 2017 avant de le republier ici.


George Sand, « Leone Leoni »

9 décembre 2019

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Référence : George Sand, Leone Leoni, Paris, Félix Bonnaire, 1835. Lu dans l’édition en ligne sur Wikisource, qui reproduit la réédition du roman dans les Œuvres illustrées de George Sand, avec des illustrations de Maurice Sand, Paris, Jules Hetzel, volume 4, 1855.

Résumé

Don Aleo, gentilhomme vénitien, fait vainement sa cour à Juliette Ruyter. Cette dernière ne parvient pas à oublier son ancien amour : Leone Leoni, un homme paré de toutes les qualités et de tous les défauts. Pour conjurer son souvenir, Don Aleo lui demande de lui raconter ce qu’elle a vécu avec lui. Juliette remonte pour cela au temps de son adolescence, lorsqu’elle vivait chez son père, bijoutier de luxe à Bruxelles, et sa mère, femme du monde coquette et vaine. Leone Leoni, un Vénitien noble et riche, séduit la jeune fille et convainc ses parents de l’épouser. Mais un soir de bal, alors que son père a utilisé ses pierres les plus précieuses et ses créations les plus coûteuses pour décorer la robe de sa fille, Leone Leoni aperçoit une ancienne connaissance qui le terrifie inexplicablement. Il entraîne alors Juliette dans une fuite éperdue qui les conduit jusqu’en Suisse, dans une maisonnette à l’écart de tout. Ils vivent quelque temps une idylle, mais Juliette ne tarde pas à déchanter quand elle s’aperçoit que Leone Leoni n’est ni si riche, ni si honnête qu’elle le pensait.

L’aventure et la morale

C’est une histoire qui m’est arrivé à répétition avec George Sand : commencer à lire quelques pages d’un de ses romans ou nouvelles, et me retrouver entraîné dans le récit au point de tout dévorer. Je n’aime pas en général les avis de lecture qui contiennent des platitudes du genre : « J’ai commencé à le lire et je n’ai plus pu m’arrêter », mais c’est bel et bien ce qui s’est passé avec Leone Leoni puisque je l’ai entamé non pas en dans une édition papier mais sur Wikisource, et qu’il a fini par devenir le premier roman que j’ai lu intégralement en ligne.

Si je n’aime pas ce type de platitude, c’est parce qu’elles ne font qu’éprouver une expérience de lecture que beaucoup de gens ont pu connaître, mais qui est rendue possible par la réunion de conditions furieusement différentes d’une lecteur ou d’une lectrice à l’autre. De ce fait, je ne me fonderai certainement pas sur ce critère pour prétendre émettre un jugement objectif sur la réussite de ce roman. Je peux tout au plus affirmer qu’il y a eu une rencontre entre ce roman et moi (et plus généralement cette écrivaine et moi, puisque ce n’était pas son premier que je dévorais de cette façon). Et je peux surtout me dépêcher de passer à l’explication des raisons qui m’ont captivé à ce point, afin que vous puissiez les comparer à vos propres goûts et imaginer par vous-même si ce livre vous scotcherait autant que moi ou non.

Comparé à d’autres romans de Sand, Leone Leoni semble assez peu ambitieux. Ce n’est pas une dénonciation de la condition des épouses comme Indiana, ni un diamant noir du romantisme comme Lélia, ni une rencontre ingénieuse entre le roman fantastique et un traité de minéralogie comme Laura, voyage dans le cristal ou un recueil de récits et de croyances du Berry mis à la portée du grand public comme Légendes rustiques. Il n’a pas non plus l’ambition d’embrasser toute l’histoire du christianisme comme Spiridion ou de réfléchir sur le fanatisme comme Mademoiselle La Quintinie. Non, Leone Leoni est « seulement » un bon roman à suspense, fondé sur un personnage aussi ambivalent que fascinant. Pour une plume de la trempe de George Sand, c’est presque un écrit « facile ».

Et pourtant, quel roman captivant ! Ce qui ne cesse pas de m’étonner avec Sand, c’est sa capacité à planter un décor, à esquisser des personnages, à amorcer une intrigue, à faire miroiter du drame, des rouages psychologiques et sociaux, à ébaucher des sujets de réflexion, à mobiliser de vastes connaissances géographiques, historiques et techniques de tous ordres, et à vous trousser une intrigue, comme en deux temps trois mouvements. Tout s’enchaîne, mais avec vie. Tout paraît évident, mais jamais attendu. Les critiques de son temps ne se sont pas privés de cracher venin contre cette écrivaine prolifique. « C’est trop facile ! » ont-ils dit. « Vache à romans ! » répétait Baudelaire, qui, sous ses airs de génie solitaire et misanthrope, ne se privait pas de hurler avec les loups comme le premier petit bourgeois mesquin venu quand il était d’humeur. Messieurs, j’en suis à quatorze romans, deux recueils de nouvelles et deux pièces de théâtre de Sand, et mon verdict est : jalousie pure. Sand a du métier. Non seulement elle a du métier, mais elle a des facilités, ce qui est tout autre chose que de verser dans la facilité. Elle a même du génie, j’en suis convaincu, mais on ne saurait reprocher au génie de ne pas briller 24 heures sur 24 quand on passe toute une vie à écrire pour vivre de sa plume, comme l’a fait Sand. Même si tous ses livres ne sont pas des chefs-d’œuvres, il y a du démiurge dans sa capacité à donner vie à tant d’histoires, dans autant de contextes et sur tant de sujets différents, avec un tel naturel et un tel rythme, il y a du monumental dans sa puissance de travail pour s’instruire d’autant de domaines et faire son miel de tout (nulle vache ici, mais bien une abeille, pour ne pas dire une ruche à elle seule), et il y a du génie dans l’ampleur de vue dont témoignent son œuvre et les réflexions auxquelles elle se livre sur tous les sujets importants de son temps et d’autres.

Alors, Sand peut bien écrire un roman à suspense si le cœur lui en dit. Remarquons au passage qu’il s’agit d’un de ses romans « de jeunesse », le cinquième publié sous son nom, puisqu’il est paru en 1835. Elle en avait écrit d’autres avant d’adopter son fameux pseudonyme. Quoique au début de sa longue carrière, elle a déjà de la bouteille.

Leone Leoni commence comme une histoire d’amour, puis cela se double d’une histoire d’arnaque. Cela se triple d’une fable morale, cela se quadruple d’une réécriture notablement améliorée de la fable morale plus ancienne qu’est Manon Lescaut, avec un Leone Leoni décidément ambivalent et cela se termine comme un roman de cape et d’épée dès lors que le récit-cadre et le récit enchâssé (conté par Juliette) se rejoignent avec habileté. On voit qu’il y a de quoi faire.

Résumé à grands traits de nos jours, un postulat comme celui de Leone Leoni ou celui de son modèle Manon Lescaut pourrait inquiéter un lectorat de notre cynique début de XXIe siècle : tout cela n’est-il pas trop moralisant ? Ne risque-t-on pas de ressortir de cette histoire mieux équipé sur le plan éthique ? Si, bien sûr, ai-je envie de dire, et après tout, à dose modérée, ça ne fait pas toujours de mal, surtout quand c’est bien fait. Quoi de plus réjouissant qu’un roman d’aventure avec des gentils très gentils et des méchants affreusement méchants ? Et en même temps non, heureusement, ce n’est pas un pur récit édifiant cousu de fil blanc et de fil noir sans nuances de couleurs. Le roman est logiquement dominé par son personnage-titre, dont la psychologie insaisissable et les réactions imprévisibles font beaucoup pour la profondeur et l’intérêt du résultat.

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Illustration de Maurice Sand (fils de George Sand) pour le roman dans une réédition illustrée chez Hetzel en 1853.

Ambivalences et excès romantiques

Tour à tour grandiose et mesquin jusqu’au sordide, Leone Leoni s’est attiré à l’époque des critiques pour son supposé manque de vraisemblance. Je crois pourtant que ce n’est que l’exagération d’une tendance aux contradictions qui existe en chacun et chacune de nous. Et c’est aussi une conception du personnage qui me paraît typique du romantisme, quelques années à peine après Hernani et Notre-Dame de Paris : en un même personnage peuvent coexister des qualités confinant au sublime et des défauts dépourvus de toute grandeur au point de frôler le grotesque. Simplement, autant Victor Hugo applique cette esthétique à tous les aspects de l’univers d’une même œuvre, autant Sand la concentre ici chez un seul personnage, à côté duquel le reste du décor et des figures prennent des allures fines et feutrées, même les quelques gredins que fréquente Leone Leoni. On sent ce dernier torturé par des élans métaphysiques et des désespoirs spleenétiques qui ne sont pas si éloignés des clairs-obscurs de Lélia.

L’influence du théâtre sur l’esthétique des auteurs de l’époque ressort elle aussi assez fortement. Composé en actes, en scènes et en vers, Leone Leoni aurait pu devenir un drame romantique à la façon d’Hernani. Les huis clos y sont nombreux, les déguisements et les secrets omniprésents, et l’on y croise plusieurs coups de théâtre. Bien que célèbre pour ses romans et ses essais, Sand a également embrassé une carrière théâtrale (surtout à partir des années 1850) et a d’ailleurs adapté plusieurs de ses romans pour la scène (dont François le Champi et Mauprat), mais pas celui-ci. Peut-être parce que le roman a suscité des critiques défavorables (qui paraissent absurdes de nos jours). Ou peut-être parce que Sand y emploie un de ses procédés favoris, littéralement vieux comme le monde : le récit enchâssé, pas évident à adapter au théâtre (en revanche, il passerait très bien au cinéma).

Pourtant, Sand n’est pas qu’une romantique « à la » Victor Hugo. Beaucoup plus douée que lui pour les portraits psychologiques, elle brosse les caractères et leur évolution avec une finesse à côté de laquelle Jean Valjean, Phébus, Quasimodo ou Hernani ont l’air de figurines en carton. Curieuse chose que de relire un roman peu connu plus de cent quatre-vingts ans après sa parution et de le comparer avec ceux avec lesquels la postérité a été plus clémente : si les aspects de roman d’aventure que montre Leone Leoni rappellent le théâtre d’Hugo, sa part d’étude sociale et morale m’a fait penser à Jane Austen. Il faut dire que Juliette n’est pas issue de cette noblesse et de ces milieux riches auprès desquels son père, grâce à son métier de bijoutier, a ses entrées, et que sa mère fréquente aux dépens de l’argent de la famille. La rencontre entre la jeune Juliette et Leoni, l’éveil simultané chez elle de l’amour et de l’amour-propre, m’ont rappelé la rencontre entre Elizabeth Bennett et Darcy. Et si certaines crapules font un peu penser aux personnages des Liaisons dangereuses, elles sont trop peu puissantes pour en venir directement et rappellent davantage les trompeurs et les égoïstes d’Austen.

On a souvent comparé les premiers romans de Sand à ceux de Balzac, et c’est justifié pour d’autres (comme Indiana). Mais Leone Leoni a quelque chose de plus épuré, une sorte de ligne claire qui s’affirme dans l’art narratif de Sand, et qui l’éloigne du monde tout en clairs-obscurs et en eaux-fortes de la Comédie humaine. Cette épure, cette clarté, ne sont pas à confondre avec de la naïveté, et c’est le tort qu’ont eu certains critiques de Sand, eux-mêmes naïfs, à son époque et parfois encore à la nôtre.

Pour analyser le roman à fond, il faudrait le comparer avec Manon Lescaut en relisant ce dernier pour l’occasion. Je n’en ai pas eu le courage. J’ai lu Manon Lescaut pour le lycée dans ma folle jeunesse et je devrais le relire, maintenant que cette lecture n’est plus ternie par l’aura plombante des Devoirs à Faire. Je le ferai peut-être un jour. Ce n’était pas si mal, mais ça a peut-être plus vieilli que Leone Leoni.

Conclusion

Terminons avec deux rêves. J’ai dit à propos d’autres livres qu’ils feraient d’excellents mangas ou BD romantiques. C’est très vrai de Leone Leoni, qui se prêterait à merveille à une adaptation en bande dessinée. Et comme, quand on écrit, on n’a aucune limite de budget, voici un second rêve : ce roman se prête très bien à un film ou à un téléfilm en costumes. Pour le faire vraiment, il faudrait trouver l’argent afin de faire les choses bien et de tourner dans les palais vénitiens, bien sûr. Mais c’est l’affaire des réalisateurs, pas la mienne !

Où trouver une édition papier de Leone Leoni si vous n’avez pas envie de le lire en ligne ? Dans un volume Omnibus paru en 2002, Romans 1830, qui regroupe huit des premiers romans de George Sand, précédés d’une préface de Marie-Madeleine Fragonard. C’est tout ? Hélas. On n’a plus qu’à harceler Folio, GF et les autres pour qu’ils se décident à rééditer ces classiques du domaine public dont on ne peut pas dire qu’ils leur coûtent des fortunes en droits d’auteur. En attendant, merci Omnibus.


George Sand, « Laura. Voyage dans le cristal »

10 juin 2019

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Référence : George Sand, Laura. Voyage dans le cristal, Clermont-Ferrand, éditions Paleo, « La collection de sable », 2012 (première édition : Paris, Michel Lévy frères, janvier 1864).

Résumé

Alexis Hartz est le neveu et l’étudiant du professeur Tungstenius, un expert en minéralogie aussi brillant que distrait. Les minéraux et la géologie n’inspirent à Alexis qu’une tenace envie de bâiller, jusqu’au jour où son oncle lui présente sa cousine, Laura, belle et intelligente, qui se moque de sa fainéantise. Bien qu’elle soit promise à Walter, un autre élève de Tungsténius, Alexis tombe désespérément amoureux d’elle et trouve une motivation toute nouvelle pour ses études. Au fil de leurs rencontres rares et brèves, Laura lui apprend à se passionner pour la minéralogie. Mais plus Alexis se plonge dans l’observation des pierres, plus il est pris d’étranges visions : un pays lointain, souterrain, entièrement tapissé de minéraux rares et de cristaux colorés. Tout le monde est persuadé qu’il délire, y compris lui, jusqu’à un soir où il fait la connaissance de son autre oncle, Nasias, le père de Laura, un aventurier doté de dons de médium, qui est persuadé que le pays du cristal existe bel et bien.

Mon avis

Laura, sous-titré Voyage dans le cristal, est un livre aussi beau qu’injustement méconnu. Si vous aimez la littérature fantastique à la manière des Contes d’Hoffmann et les récits de voyages extraordinaires capables d’entremêler avec subtilité l’aventure, le frisson, l’humour pince-sans-rire et différents niveaux de lecture possibles, je vous le recommande très chaleureusement. Vous voyez que je commence par la fin, mais c’est précisément pour dire au monde mon amour pour ce genre de coup de foudre de lecture que j’écris sur ce blog, alors je le redis : lisez Laura ! Et si je n’ai pas encore réussi à vous mesmériser suffisamment pour vous donner l’envie irrépressible de lire ce roman, voici quelques détails ci-dessous.

Sand fantastique

On connaît bien les romans champêtres de George Sand comme La Mare au Diable ou La Petite Fadette, on connaît un peu ses romans réalistes comme Indiana (dont j’ai parlé ici). On connaît moins ses romans gothico-philosophiques (comme Lélia qui fit scandale et dont j’ai parlé là) ou ses nouvelles (comme Marianne dont je dis un mot par là). Mais Sand a pratiqué bien d’autres genres, dont le fantastique, dans la lignée du romantisme européen illustré en Allemagne par les Contes d’Hoffmann et dont on a surtout retenu en France des auteurs venus après Sand, comme Théophile Gautier avec ses momies amoureuses ou Guy de Maupassant avec son Horla. Non contente de relater et d’étudier les croyances et les légendes du Berry dans ses Légendes rustiques (dont je dis quelques mots là), Sand a composé plusieurs romans et nouvelles fantastiques. J’ai notamment lu d’elle Les Dames vertes, une histoire de fantômes courte et joliment construite, rééditée dans une édition pour la jeunesse en 2004, à l’occasion du bicentenaire de sa naissance.

Si vous n’appréciez pas les récits fantastiques effrayants et sombres qui confinent parfois à l’horreur, comme ceux de Maupassant, vous pouvez vous rassurer : le fantastique selon George Sand est assez différent. On y trouve des pages de frisson, certes, mais jamais d’horreur cosmique ou de désespoir fataliste où le personnage devient fou, se suicide, etc. Les récits fantastiques de Sand ont quelque chose de plus léger et pour ainsi dire de ludique, un peu comme les nouvelles fantastiques de Théophile Gautier (Le Pied de momie ou Onuphrius par exemple). Contrairement à un Maupassant, dont les textes reflètent les angoisses bien réelles d’un écrivain hanté par des troubles mentaux, Sand a bien les pieds sur terre, ou plutôt dans les Lumières : chez elle, le fantastique ne met jamais vraiment la raison en danger. Les hallucinations qu’on croise dans ses pages ne conduisent pas à la démence, mais communiquent bien plutôt avec la rêverie romantique, l’allégorie psychologique ou la plaisanterie d’étudiant, selon les cas.

Un mélange virtuose de registres

Laura est donc un récit fantastique, mais on y trouve de l’humour – un humour parfois acide, mais le plus souvent gentiment tendre envers ses personnages, à commencer par Tungsténius, vrai professeur Tournesol avant l’heure, et Alexis, étourdi par ses propres pensées comme un Little Nemo in Slumberland avant l’heure (cela fait deux comparaisons avec des bandes dessinées, mais ces deux personnages font assez BD).

Le roman se veut aussi un hommage à la géologie et à la minéralogie, deux sciences auxquelles Sand, curieuse de tout et surtout de sciences naturelles, s’intéressait depuis longtemps. Sand a pratiqué la fiction à but pédagogique longtemps avant Jules Verne, et Laura relève en partie de cette logique. L’amour d’Alexis pour Laura revêt une dimension presque initiatique : beaucoup plus attentif avec elle qu’avec son oncle Tungsténius, le jeune dadais écoute sa cousine lui vanter les mille beautés des minéraux, et en particulier des géodes, ces pierres creuses qu’on peut fendre pour trouver à l’intérieur une cavité aux parois tapissées de petites cristallisations colorées. Sand se régale visiblement à composer ces pages où elle déploie toute son éloquence : les masses de béryls et de saphirs « s’étalent à l’infini en colonnades élancées que tu prends peut-être pour de lointaines forêts, comme tu prends, je le parie, ces fines et tendres verdures de chrysoprase pour des bosquets ». Plus loin, « voici la folle labradorite qui fait miroiter ses facettes tour à tour incolores et nacrées, et l’aventurine à pluie d’argent qui montre ses flancs polis, tandis que la rouge et chaude almandie, chantée par un voyant qui s’appelait Hoffmann, concentre ses feux vers le centre de sa montagne austère ». De quoi vous inciter à aller regarder des photos de minéraux ou à visiter les collections de géologie du Muséum d’histoire naturelle le plus proche !

Instruire en s’amusant, donc ? Oui, mais à dose calculée. On ne trouvera pas chez Sand de chapitres entiers consacrés à des catalogues de minéraux, ni de mini-cours de géologie prolongé. Ces éléments sont savamment distillés dans des passages d’une longueur restreinte, pour ne pas devenir pesants. Et ils laissent régulièrement place à un autre aspect du roman : l’aventure. Si la première moitié du récit se cantonne au musée où Tungsténius et Alexis mènent leurs recherches et accueillent Laura, le neveu étourdi ne tarde pas à partir en voyage, par l’intermédiaire de visions qui deviennent bientôt terriblement réelles. La vision fugace se change en une véritable réalité alternative qui sème la confusion la plus totale dans l’esprit du jeune homme, une réalité alternative dans laquelle il part pour une expédition lointaine.

Lovecraft avant Lovecraft

Dans cette seconde moitié du roman, George Sand signe des pages où les paysages grandioses alternent avec une action pleine de suspense, et où le fantastique touche à son paroxysme. Là encore, il y a des descriptions grandioses. Qu’on en juge avec ce bref passage : « Tantôt les icebergs se découpaient en blocs anguleux qui projetaient au-dessus de nos têtes d’immenses dais frangés de stalactites, tantôt leurs flancs s’écartaient, et nous traversions une forêt de piliers trapus, évasés, monstrueux champignons surmontés de chapiteaux d’un style cyclopéen. »

« Cyclopéen ? rugiront les lecteurs de récits fantastiques. Par Azathoth ! Mais c’est un des adjectifs préférés d’H.P. Lovecraft ! » Eh oui. Et il n’y a pas que cela : toute la partie du livre dont provient cette phrase évoque furieusement Lovecraft. La nuit, la fièvre, le mystère, des personnages de plus en plus inquiétants, des phénomènes naturels inexpliqués… Les Montagnes hallucinées  ne sont pas loin. Lovecraft a-t-il lu Laura ? Aucune idée, mais il n’a pas pu la lire en anglais : le livre n’a été traduit dans cette langue qu’en 1992. Et à vrai dire, les deux auteurs ont des sources communes : les récits d’expéditions polaires, qui se multiplient entre la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. (Pour ce qui est de l’emploi du mot « cyclopéen », je laisse l’enquête aux lexicographes intrépides.)

Il y a plus étonnant encore : si vous lisez le livre jusqu’au bout, vous vous rendrez compte que George Sand joue avec un certain nombre de stéréotypes du récit d’horreur de l’époque et qu’après les avoir installés, elle les distord adroitement. Elle fait en particulier mentir les clichés au sujet des peuples indigènes, clichés que Lovecraft, plus d’un demi-siècle après, reprendra consciencieusement et avec le premier degré scrupuleux de l’homme qui tient à toucher le maigre salaire de son texte auprès de la revue pulp qui daigne le publier. Bref, Sand arrive au passage à parodier Lovecraft 26 ans avant la naissance de ce dernier. Excusez du peu.

Plusieurs niveaux de lecture possibles

Donc, Sand mêle savamment le sérieux et l’humour, la vulgarisation scientifique et la rêverie romantique, l’étude psychologique et sociale à l’aventure, le réalisme au fantastique. Le tout avec une grande maîtrise du dosage et de la structure, puisque le résultat reste cohérent. Mieux : tout cela sert un propos mûrement réfléchi, une fiction qui ménage plusieurs niveaux de lecture possible. Difficile d’en dire trop sans révéler le fin mot de l’histoire, mais on peut lire le récit fantastique au premier degré, ou comme un récit initiatique qui trouve une explication psychologique ou sentimentale, ou encore, sur un plan métatextuel, comme un savant jeu de pastiche et de démarcations envers plusieurs genres qui redéfinit le fantastique. Je m’emporte un peu, mais j’insiste sur le fait qu’on peut tout à fait profiter de la lecture du livre quand on se contente d’en découvrir l’histoire au premier degré. Je veux simplement dire que l’ensemble est comparable à une géode, non pas à cause de son caractère creux, mais au contraire parce qu’on peut creuser l’œuvre pour révéler plusieurs facettes insoupçonnées.

Sand et Verne : l’injuste postérité

Si vous avez lu Jules Verne, le résumé de Laura. Voyage dans le cristal vous rappelle peut-être celui de Voyage au centre de la Terre. Est-ce que Sand se serait inspirée de Verne ? Non, c’est l’inverse ! Laura a été écrit en 1863 et est paru dans une revue littéraire en janvier 1864 tandis que le roman de Verne a été écrit pendant l’année 1864 et est paru vers la fin de l’année, en novembre. Or Verne s’est incontestablement inspiré de Sand pour le sujet, pour le principe de certaines scènes (Alexis et Laura voyagent dans une géode cristallisée géante, et au chapitre 22 du roman de Verne, Axel écrit : « Je m’imaginais voyager à travers un diamant »; je pourrais aussi mentionner les champignons géants cités plus haut, qui réapparaissent chez Verne) et pour plusieurs personnages, à savoir le duo de l’oncle minéralogiste brillant mais excentrique (Tungsténius chez Sand, Lidenbrock chez Verne) et du neveu rêveur (Alexis chez Sand, Axel chez Verne). Tous les personnages ? Non, le personnage féminin disparaît (ou du moins son importance est considérablement réduite : la « petite Graüben » dont Axel est amoureux chez Verne n’a qu’un rôle anecdotique à côté de ce que fait Laura chez Sand).

Faut-il crier au plagiat ? Plutôt à l’inspiration opportuniste, que Sand elle-même jugeait un peu trop proche quand elle a entamé la lecture du roman de Verne. Par bonheur, il y a tout de même des différences nettes entre les deux livres, qu’il s’agisse des nombreuses inventions de Verne fondées sur une documentation différente (l’équipement des voyageurs, la navigation sur une mer souterraine, etc.), de la part réduite du fantastique chez lui et de la réflexion aménagée par les différents niveaux de lecture possibles qui ne montrent pas la même esthétique et la même réflexion sous-jacente. Surtout, Verne n’a jamais caché son admiration pour George Sand, ni dans sa correspondance, ni dans ses romans (dans la bibliothèque du Nautilus, le capitaine Nemo lit « tout ce que l’humanité a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à madame Sand »).

Il faut aussi se remettre dans le contexte de l’époque : en 1864, Sand est une écrivaine bien établie, qui a déjà publié de nombreux romans, nouvelles, articles, essais, dans différents genres, avec plusieurs grands succès (et plusieurs scandales). Verne, lui, vient juste de connaître son premier grand succès avec Cinq semaines en ballon l’année précédente. Verne avait probablement pensé ces ressemblances entre Voyage au centre de la Terre et Laura. Voyage dans le cristal comme un hommage à une écrivaine qu’il comptait parmi ses modèles en matière d’écriture. Il était loin de se douter que la postérité réduirait George Sand à quelques romans champêtres inoffensifs pendant tout le XXe siècle, en ignorant la plus grande partie de son œuvre, dont ses romans fantastiques et d’aventure comme Laura. Ainsi le modèle écrit par « madame Sand » a-t-il sombré dans l’oubli pendant que l’imitation du jeune disciple gravissait peu à peu les marches de la gloire littéraire. Les écrivains de science-fiction, Hollywood, Disney, la BD, les parcs d’attraction : tous se sont emparés du livre de Verne en rejetant un peu plus celui de Sand dans l’oubli.

Injuste destin pour Laura ! J’aimerais voir à quoi ressemblerait un monde où Laura. Voyage dans le cristal aurait été publié chez Hetzel dans une collection pour la jeunesse, illustré par de nombreuses belles gravures, sous une couverture rouge et or, comme l’ont été les livres de Verne. Car le texte de Sand appelle l’illustration (pour ne pas dire le film) et lui aussi peut enflammer les imaginations des petits et des grands. Quel dommage et quel temps perdu ! Sans compter que si Laura avait connu la célébrité qu’il mérite, les petites filles auraient eu beaucoup plus tôt une figure féminine de savante pour leur servir de modèle dans leurs futures études… mais rien ne sert de donner dans l’uchronie éditoriale : ce qu’il faut dans le présent, c’est mieux faire connaître Laura, mieux l’éditer, la commenter, l’étudier, la faire lire.

L’histoire littéraire a fait qu’il est actuellement impossible de parler de Laura sans le rapprocher du roman de Verne que Sand a inspiré. Attention, néanmoins : autant il y a bel et bien eu des emprunts de Verne à Sand, autant les deux romans restent très différents dans leur esthétique et leur structure. Un jour, j’espère, on pourra de nouveau lire Laura sans penser à Verne, ce qui évitera de juger l’un en fonction de l’autre et permettra d’apprécier les qualités de chacun.

L’édition Paleo et les autres éditions récentes

Pour finir, un mot sur l’édition dans laquelle j’ai lu Laura. Le roman a été réédité il n’y a pas si longtemps, en 2012, par les éditions Paleo, qui ont réédité les œuvres complètes (ou a priori complètes) de George Sand. Dans le cas de romans oubliés et restés longtemps indisponibles au format papier comme Laura, cette réédition a un grand mérite à exister. Même si le livre est passé dans le domaine public et est disponible gratuitement en ligne (par exemple sur Wikisource), c’est toujours bon de pouvoir le lire en exemplaire papier à un prix pas trop affreux (17 euros).

Tout récemment, fin 2017, est parue une édition savante du roman par Marie-Cécile Levet dans l’édition en cours des œuvres complètes de Sand aux éditions Honoré Champion. Elle contient un apparat critique précieux. Sa parution est une excellente nouvelle pour les études sandiennes et contribuera certainement à remettre en lumière ce roman injustement oublié. Cependant, son prix (38 euros en neuf) la réserve aux spécialistes, aux fans ou à la consultation en bibliothèque. De plus, j’y ai cherché en vain une mention et une prise en compte de l’article décisif de Nigel Harkness paru en 2012 sur lequel je me fonde à propos de l’influence du roman de Sand sur celui de Verne (1) : c’est une occasion manquée regrettable.

Le mieux serait une réédition en poche avec introduction et notes, capable de replacer le roman dans son contexte et d’en fournir quelques éléments d’analyse (comme j’ai essayé de le faire ici, mais en mieux). J’ai trouvé trace d’une réédition chez Pocket en 2004 (pour le bicentenaire de la naissance de Sand). Elle semble indisponible en neuf, mais peut se trouver d’occasion sans difficulté en ligne.

EDIT : Une autre édition en poche, parue en 2007, est toujours disponible : la réédition chez Motifs Poche, sous le titre Voyage dans le cristal (qui oublie Laura, je me demande bien pourquoi), qui fait suivre le roman de deux nouvelles de Sand : « L’Orgue du Titan » et « Le Géant Yéous ». Ce sont deux contes fantastiques appartenant aux Contes d’une grand-mère, publié nettement après Laura, mais leur présence dans le volume se justifie aisément puisque ces deux histoires puisent leur inspiration dans la géologie, comme Laura. Il existe donc bien une édition de poche pratique et accessible du roman. Tant mieux !

L’illustration choisie pour la couverture de l’édition Paleo me laisse sceptique : je vois mal son lien avec le sujet du livre. Certes, elle n’est pas affreuse non plus. Les fonds blancs et les titres colorés de la collection rendent toujours bien, par ailleurs : c’est déjà ça. J’espère qu’à l’avenir Laura bénéficiera d’une réédition critique qui aidera le grand public à mieux connaître et apprécier ce livre.

(1) Nigel Harkness, « The Metatextual Geology of Verne’s Voyage au centre de la Terre », The Modern Language Review, vol. 107, n°4, octobre 2012, p. 1047-1063.


George Sand, « Légendes rustiques »

18 février 2019

Sand-LegendesRustiques

Référence : George Sand, Légendes rustiques, gravures de Maurice Sand, Paris, A. Morel, 1858 (réédition lue : Paléo, La collection de sable, 2010).

Présentation de l’éditeur (dans l’édition La Découvrance)

George Sand a écrit les Légendes rustiques à partir des contes et des légendes recueillis dans la campagne berrichonne par son fils Maurice. « Mon cher fils, Tu as recueilli diverses traditions, chansons et légendes, (…) car ces choses se perdent à mesure que le paysan s’éclaire, et il est bon de sauver de l’oubli qui marche vite, quelques versions de ce grand poème du merveilleux, dont l’humanité s’est nourrie si longtemps et dont les gens de campagne sont aujourd’hui, à leur insu, les derniers bardes. Je veux donc t’aider à rassembler quelques fragments épars de ces légendes rustiques, dont le fond se retrouve à peu près dans toute la France, mais auxquelles chaque localité a donné sa couleur particulière et le cachet de sa fantaisie. » George SAND

Mon avis

Les Légendes rustiques sont à mi-chemin entre un recueil de contes et légendes du Berry et un ouvrage d’analyse : Sand rapporte des croyances et des récits réellement répandus parmi la population paysanne du Berry, et elle les accompagne de rapides analyses très accessibles où elle les commente, ébauche des comparaisons entre variantes, et défend l’importance de cette culture à une époque où elle se trouve encore trop souvent méprisée et menacée.

Si vous aimez les livres de l’elficologue Pierre Dubois avec ses encyclopédies de fées et de lutins, ou bien les livres de Claude Lecouteux, ou tout simplement les contes un peu anciens, je ne peux que vous recommander chaudement ce petit livre : loups-garous, meneurs de loups, feux follets, moines fantomatiques, grand’bête nocturne, lavandières de la nuit et autres croyances moins connues sont présentes à chaque page dans des récits courts où les habitants des campagnes berrichonnes ont bien souvent affaire au diable, aux revenants et à l’au-delà.

L’édition originale était accompagnée de gravures par Maurice Sand, le fils de George, qui était peintre et illustrateur. Comme beaucoup d’éditions ne les incluent pas, vous pourrez les trouver sur Internet (Wikipédia par exemple).

Les éditions Paleo rééditent une grande partie des œuvres de George Sand, avec pour ambition de proposer à terme ses œuvres complètes. Cette réédition a avant tout le grand mérite d’exister et de rendre à nouveau disponible au public, sur support papier et à un format A5 pratique, des livres qui, pour certains, avaient fait l’objet d’une négligence absurde de la part des éditeurs depuis de longues années. En contrepartie, Paleo n’accompagne ses textes de presque aucun apparat critique. C’est dommage, car on manque parfois de contextualisation. Au moins cette édition des Légendes rustiques est-elle accompagnée d’un essai Croyances et légendes du centre de la France, écrit par Sand en guise de préface à un livre de Germain Laisnel de La Salle, Croyances et légendes du centre de la France : souvenirs du vieux temps, coutumes et traditions populaires comparées à celles des peuples anciens et modernes, publié en 1875. Mais sans préciser d’où vient ce texte, dont j’ai dû retrouver la provenance par mes propres moyens (merci Gallica). Un point à Paleo pour l’effort, mais la prochaine fois, ce serait mieux d’indiquer clairement d’où sort ce genre de texte ajouté en guise de bonus ou d’annexe.

Et si vous avez envie de vous plonger directement dans le livre gratuitement, c’est possible, puisque, comme toute l’œuvre de George Sand, il se trouve désormais dans le domaine public. Vous pouvez trouver le livre et ses images sur Wikisource par exemple.

Dans le même genre…

J’ai mentionné plus haut les écrits de Pierre Dubois sur les croyances régionales de France : je ne peux que vous recommander ses Grand livre des fées, Grand livre des nains et Grand livre des elfes (pour leur grand travail de synthèse et leurs superbes illustrations par les Sabatier) ainsi que ses recueils Contes du Petit Peuple, Contes de Crime (si ce sont avant tout des histoires en bonne et due forme que vous recherchez).

George Sand a évoqué les croyances et superstitions locales du Berry dans de nombreux autres livres, quoique souvent en passant. La Petite Fadette en parle régulièrement, par exemple. Parmi les pièces de théâtre de Sand (sans doute la partie de son œuvre la plus méconnue aujourd’hui), vous pourrez lire avec intérêt Le Drac où c’est une créature surnaturelle qui tombe amoureuse d’une mortelle. Si vous voulez explorer d’autres textes de George Sand qui se rattachent à la littérature fantastique, je vous conseille Laura. Voyage dans le cristal (lien vers le billet que je lui ai consacré), où c’est un musée de géologie qui sert de point de départ à une étrange aventure.


George Sand, « Marianne »

17 septembre 2018

Sand-Marianne

Référence : George Sand, Marianne, présentation, notes, questions et après-texte établis par François Tacot, Paris, Magnard, collection « Classiques et contemporains » n°105, 2009 (première édition : 1875).

Quatrième de couverture de l’éditeur

Pierre André aime en silence la belle Marianne Chevreuse. Mais, ironie du destin, c’est lui qu’on sollicite pour favoriser le mariage qui lui enlèverait la jeune femme à tout jamais ! La conquête s’annonce d’autant plus rude, pour ce trentenaire, que le « fiancé » est un jeune Parisien très entreprenant… Mais Marianne n’est pas une demoiselle ordinaire : malgré les préjugés de son époque, elle compte bien rester maîtresse de son destin !

Ce court roman montre que George Sand, au soir de sa vie, n’avait en rien renoncé à ses idéaux et à son combat pour la justice sociale et l’égalité entre hommes et femmes. L’approche des notions importantes du texte et l’étude thématique du récit (le mariage, l’argent, la vie selon la nature) permettront notamment d’analyser le genre narratif au XIXe siècle.

Mon avis

Voici un très court roman écrit par George Sand dans les dernières années de sa vie. Le moins qu’on puisse dire est qu’on y perçoit l’immense maîtrise des ressorts romanesques qu’elle a accumulée au fil de sa carrière d’écrivaine ! C’est court mais riche en suspense, avec des personnages peu nombreux mais fouillés, une intrigue et une mélange de finesse et d’humour dans l’analyse psychologique qui peut faire penser à Marivaux ou à Jane Austen.

J’ai apprécié en particulier le personnage de Pierre André, un jeune provincial prématurément usé et désabusé par la vie. Intelligent mais timide et manquant de confiance en lui, il ne sait pas bien lui-même ce qu’il ressent et Sand met en scène ses hésitations pour laisser comprendre ses aspirations contradictoires de longue date (un peu comme elle le fait avec le personnage de Victorine dans une pièce de théâtre méconnue que j’ai trouvée par hasard il y a quelque temps, Le Mariage de Victorine). Marianne Chevreuse, elle, est plus énigmatique, mais réserve aussi des surprises. C’est un personnage féminin indépendant comme Sand les a popularisés, qui vit seule, n’est pas pressée de se marier et monte à cheval à une époque où ça ne se fait pas quand on est une femme (!). Et Sand montre encore une fois qu’elle aime mettre en scène de jeunes « Dom Juan de village », avec le jeune peintre qui débarque de Paris en se proposant de séduire la belle.

Le roman a été réédité dans une collection pour collégiens et lycéens : c’est une excellente idée, car c’est un texte très accessible, court, bien rythmé, dense et riche en pistes d’analyse. Le dossier pédagogique qui entoure le roman comprend, au début du volume, une courte présentation de la vie et de l’œuvre de Sand en deux pages, puis, en fin de volume, neuf double pages de questions sur le texte organisées en différents thèmes (« La nature », « Le mariage », « Être une femme », « Être un homme », « En famille », « Des arts et des sciences », « Le voyage », « Une vie selon la morale ? » et « L’argent ») et comprenant chacune un encadré fournissant des informations d’analyse littéraire ou des précisions sur la société européenne à l’époque de Sand. Le volume se termine par un court groupement de textes sur le thème du mariage dans la littérature du XIXe siècle (avec des extraits de La Vieille Fille de Balzac, Madame Bovary de Flaubert, Mademoiselle Merquem de Sand et Bel-Ami de Maupassant), et enfin par une bibliographie incluant, outre des livres, des références de sites Internet, de disques et d’un film. Les autres éditeurs parascolaires, tout comme les manuels scolaires, gagneraient à redécouvrir l’œuvre de George Sand dans toute sa diversité, sans la cantonner timidement à ses romans les plus connus.

Que la réédition de ce roman dans une collection pour la jeunesse ne vous induise pas en erreur : Marianne est au départ un roman pour tous publics. Je le recommande à tous les fans de Sand, bien sûr, mais aussi aux amateurs et amatrices de romans psychologiques et sociaux du XIXe siècle à la Jane Austen, et aux amateurs et amatrices d’intrigues amoureuses à la Marivaux.

Rappelons que les romans de George Sand sont dans le domaine public et que vous pouvez donc en trouver le texte gratuitement et légalement sur Internet. Marianne est par exemple disponible sur Wikisource. C’est donc avant tout la qualité d’une édition papier, son dossier pédagogique, ses notes, ses éventuelles illustrations, etc. qui en justifient le prix, puisqu’il n’y a plus de droits versés à l’autrice ou à ses ayant droits.

Enfin, si vous préférez une version audio de ce livre, sachez qu’il est disponible gratuitement en mp3 sur le site Littérature audio.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum « Le Coin des lecteurs » le 10 septembre 2017 avant de le relire et de le modifier pour le publier ici.


George Sand, « Indiana »

20 août 2018

Référence : George Sand, Indiana, Paris, Gallimard, collection « Folio classique », 1984. (Première édition : 1832.)

Sand-Indiana

Résumé

Indiana est une jeune femme créole. Fille d’un père violent, elle est devenue la femme d’un mari brutal et autoritaire, le colonel Delmare, avec qui elle réside dans un manoir du Lagny. Indiana n’apprécie pas son mari et parvient à lui résister dans une certaine mesure par sa froideur et son maintien imposant le respect. Mais elle dépérit peu à peu. La seule réelle fréquentation du couple est un sir anglais, Ralph Brown, placide et flegmatique au possible, et dont le calme semble n’exprimer qu’un certain égoïsme. Bel entourage pour une jeune femme !

Alors, lorsqu’Indiana rencontre son cousin, Ramon de la Ramière, un bel homme de son âge élégant, cultivé et beau parleur, elle s’intéresse rapidement à lui. Ramon, sorte de Don Juan en plus naïf, est prompt à s’enflammer pour une belle femme. Mais il noue d’abord une liaison avec Noun, la femme de chambre d’Indiana… avant de s’intéresser à la maîtresse.

Cet amour, auquel Indiana résiste de son mieux, vient renverser peu à peu l’équilibre délicat qu’entretenaient les habitants du château et place Noun et Indiana dans une situation de plus en plus dangereuse pour leur cœur, leur honneur, voire leur vie.

Mon avis

Indiana est le premier roman « non paysan » que j’ai lu de George Sand. Ça a été une véritable révélation : je me suis rendu compte que Sand avait écrit une œuvre beaucoup plus variée et riche que le peu que je connaissais jusque là.

Indiana, c’est une sorte de Madame Bovary avant l’heure (une jeune épouse malheureuse en mariage et qui se trouve tentée de prendre un amant), mais avec un style, une construction et un univers radicalement différents. George Sand maîtrise à la perfection la structuration d’un roman : elle sait poser une scène, installer une atmosphère, mettre en scène des personnages peu nombreux mais à la psychologie fouillée (qui vous réserveront parfois des surprises), et dans le même temps elle ne s’étale pas en digressions, elle ne perd pas de temps, elle mène son récit au cordeau, comme un ressort de montre. Le tout avec un style à la fois élégant et fluide, capable de beaucoup d’esprit et même d’ironie (Ramon de la Ramière est un portrait au vitriol du jeune séducteur complètement irresponsable). Résultat : je l’ai dévoré et j’ai aussitôt lu d’autres romans de Sand.

L’introduction, écrite par Béatrice Didier, une spécialiste de Sand, contient tout ce qu’on peut attendre d’une introduction : des informations sur Sand, sur le contexte de l’écriture et de la parution du roman, sur son accueil critique, et des analyses assez poussées mettant en avant les différentes facettes de l’œuvre, sans la réduire à l’un de ses aspects. Un sans-faute et une aide bien pratique pour les gens qui ne connaissent pas encore grand-chose à Sand, comme c’était mon cas. Les notes de fin d’ouvrage et les diverses annexes sont aussi bien utiles en ce sens.

L’affirmation d’une nouvelle écrivaine

Le roman a été salué à sa parution comme la révélation d’une nouvelle écrivaine, et cela se comprend aisément. Beaucoup ont alors considéré que Sand était influencée par Balzac. C’est vrai pour ce qui concerne le thème du roman, son réalisme social et l’attention portée à la psychologie des personnages. Par bonheur, Sand est beaucoup moins encline aux digressions à rallonge que Balzac (peut-être aussi parce qu’elle n’a pas écrit ce roman en feuilleton) : chaque page, chaque paragraphe paraît nécessaire et à sa bonne place. Autre grande différence avec Balzac : Sand ne partage évidemment pas le sexisme de l’auteur  de la Comédie humaine, et le lectorat du XXIe siècle n’aura pas à souffrir avec Sand les longs développements mystico-machistes dont Honoré est capable, surtout quand il s’essaie à la psychologie féminine. De ce point de vue, les romans de Sand ont nettement mieux vieilli et il est étonnant qu’ils aient été souvent oubliés (sauf si cela est dû au… sexisme des milieux littéraires, qui existe bel et bien y compris à l’université, à lire le travail révoltant d’un Pierre Reboul autour de Lélia).

Les amateurs de Flaubert trouveront chez Sand une auteure de la génération précédente, qui l’a beaucoup influencé. Sand travaille plus à l’échelle de la page que de la phrase : il y a chez elle moins de belles périodes rhétoriques sculpturales voire hiératiques qu’on a envie de calligraphier sur une affiche et d’encadrer, mais en revanche il y a des paragraphes ou des pages entières pleines d’intelligence et d’éloquence, qui me donnent envie de recopier des bouts entiers du roman pour les mettre en ligne ici et vous en faire profiter. C’est vrai dans Indiana et dans une bonne partie de ceux de ses romans suivants que j’ai lus, comme Lélia, Mauprat, ou Spiridion.

Enfin, parmi les auteurs auxquels Indiana me fait penser, il y a aussi Racine, le tragédien, tant Indiana a parfois des allures de tragédie classique, avec ses personnages peu nombreux à la psychologie fouillée, ses rebondissements faciles à transposer au théâtre et son personnage principal malmené par un destin aux allures de machine infernale. Mais le tout est rédigé en belle prose accessible et avec des bourgeois à la place des rois. Surtout, Sand ne se complaît pas dans l’esthétisation à outrance des malheurs de ses personnages, ni dans la déploration facile d’une fatalité mécanique : dès ce premier roman paru en son nom, elle affirme une vision du monde réaliste et pleine d’espoir à la fois. Cela explique que certaines péripéties du roman puissent surprendre, notamment vers la fin : Sand emmène son récit dans des directions que Balzac avant elle et Flaubert après elles ne prennent pas, et que les misanthropes du dimanche auront beau jeu de juger trop optimistes. Pour ma part, j’ai trouvé comme une bouffée d’air (et un souffle non moins puissant) dans cette intrigue où l’esprit progressiste des Lumières se mêle aux grands élans du romantisme, sans que le roman se laisse réduire à cette dernière étiquette. Cet héritage tout frais des Lumières réapparaît dans de nombreux autres romans de Sand (à commencer par le virevoltant Mauprat, dont j’espère pouvoir parler ici bientôt). Comme je le disais, dès ses débuts, Sand, tout en assimilant le meilleur chez les auteurs qui l’ont influencée, sait affirmer son style et sa vision du monde.

J’ajoute qu’Indiana, même si ce n’est pas le roman de Sand qui m’a le plus marqué, constitue une très bonne introduction à l’œuvre de cette écrivaine, qu’on réduit beaucoup trop souvent à trois de ses romans campagnards (La Mare au Diable, La Petite Fadette et François le Champi) alors qu’elle a donné dans le réalisme, le romantisme, le fantastique, le théâtre… Bref, n’hésitez pas à emprunter cette belle porte d’entrée dans l’univers de Sand.

Si vous cherchez une version audio de ce livre, sachez qu’il y en a une disponible gratuitement sur Littérature audio, le site de l’association « Des livres à lire et à entendre » qui propose des audiolivres gratuits lus par des bénévoles.

Ce billet a d’abord été posté sur le forum « Le Coin des lecteurs » le 13 juin 2017 avant d’être étoffé pour être posté ici.


George Sand, « Lélia »

11 juin 2018

Sand-Lelia

Référence : George Sand, Lélia, édition de Pierre Reboul, Paris, Gallimard, collection « Folio classiques », 2004. (Première édition : 1833, version remaniée en 1839.)

La dame de glace du romantisme noir

« Qui es-tu ? Et pourquoi ton amour fait-il tant de mal ? » Ainsi commence Lélia, par une lettre passionnée du jeune poète Sténio adressé à cette femme mystérieuse qui, bien qu’à peine trentenaire, semble avoir déjà tout vécu, tout médité, tout épuisé et être revenue de tout. De Lélia, on ne connaît pas grand-chose : elle n’a pas de pays, elle a à peine un âge. Elle est belle, mais surtout intelligente, dotée d’une capacité de réflexion d’une grande ampleur ; et son coeur semble alterner entre des élans tendres et une froideur implacable.

Lélia, c’est la femme par excellence du romantisme noir, ce courant du romantisme placé sous le signe de la mélancolie, du « mal du siècle ». Des personnages peu nombreux mais tous approfondis et marquants à leur façon vont l’entourer : Sténio, le poète fougueux qui s’épuise à l’aimer en espérant qu’elle l’aimera un jour ; Trenmor, un homme qui, comme Lélia, semble avoir tout vécu, tout réfléchi et avoir conclu à la vanité de tout ; et Magnus, le prêtre fou de désir pour Lélia. On verra aussi Pulchérie, la sœur de Lélia, devenue courtisane et dotée de sa propre philosophie du plaisir. Ce sont des figures hautes en couleurs, de vrais archétypes en pied du romantisme de l’époque.

Un scandale en 1833

Deux versions assez différentes du roman sont parues. La première, en 1833, a causé un scandale par l’audace de ses réflexions sur la religion, la morale, l’amour. Il faut dire que de nombreux passages du roman semblent des prétextes à des développements d’une belle ampleur de vue et d’une grande force rhétorique sur de nombreux sujets ; Lélia, Trenmor, Pulchérie, et par la suite Magnus et Sténio, jettent au bas de leur piédestal bien des statues de l’époque, sans parler des quelques moments érotiques que nous pouvons à peine reconnaître aujourd’hui, mais qui ont fait friser de nombreuses moustaches au XIXe siècle. Sand avait su tendre à son siècle un miroir de ses doutes et de ses complexes, et la critique n’a pas l’air de le lui avoir pardonné ! Cette première version, très sombre, semble ne laisser aucune place à l’espoir. En 1839, Sand reprend son roman, en modifie le milieu et la fin et lui donne un dénouement sinon heureux, en tout cas moins désespéré.

Un livre mystique et philosophique

Lélia a aussi cela de particulier que c’est autant une série de méditations collectives qu’un roman. L’intrigue tiendrait en quelques lignes et n’est manifestement pas l’aspect du livre que Sand a souhaité mettre en avant : c’est la trajectoire intellectuelle, sentimentale, philosophique ou mystique de ses personnages qui l’intéresse et qui constitue la vraie matière du livre. Certains critiques ont d’ailleurs douté, avec raison, de l’appartenance de Lélia au genre du roman, et ont préféré y trouver une sorte d’essai philosophique et moral mis en fiction, ou encore une sorte de poème philosophique. Cela rattache Lélia à des prédécesseurs comme La Peau de chagrin ou Séraphîta, les romans mystiques et philosophiques de Balzac, mais aussi à des livres postérieurs de Sand, comme le très beau, très ambitieux et très injustement oublié Spiridion, qui est à la fois un roman fantastique, une quête mystique et un essai sur les religions à lui tout seul, ou encore, dans un registre plus réaliste, Mademoiselle La Quintinie. Mais Lélia a cette originalité d’être à la fois profondément mystique et prématurément désenchanté à la façon des jeunes gens qui se disent qu’ils ont déjà tout vécu et déjà tout épuisé. Spiridion retrouve cette noirceur et ce sentiment de vanité, mais de façon plus équilibrée, au sein d’une odyssée intellectuelle et théologique qui connaît ses nuits mais aussi ses illuminations. De nos jours, tolèrerait-on qu’un écrivain se fasse autant philosophe dans une fiction ? Peut-être pas, mais on aurait tort, car un tel mariage étroit entre le cheminement d’un personnage et celui d’une pensée a beaucoup à apporter à la littérature et aux humains qui en lisent.

Tout cela n’en fait pas le livre le plus accessible de Sand, mais l’effort en vaut largement la peine. Le livre regorge non pas seulement de belles phrases mais de belles pages, de véritables « morceaux de bravoure d’écriture » qui mériteraient d’être cités en exemples pour leur souffle, leur structure, leur finition et leur vigueur. Je pense que même des adolescents pourraient être sensibles à la puissance rhétorique et aux pensées subversives de Lélia. Le romantisme noir de Lélia puise beaucoup dans le roman gothique anglais (Le Moine de Lewis, par exemple, dont le personnage de Magnus semble tout droit sorti), et la postérité du « gothique » n’a pas tari jusqu’à nos jours. Ah, si Luc Plamodon et Richard Cocciante s’emparaient de Lélia comme ils se sont emparés de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo en 1998, cela donnerait une comédie musicale qui ferait des ravages auprès de notre jeunesse !

Misogynie universitaire et paresse éditoriale

Conspué à sa parution, plongé dans l’oubli par ses détracteurs après la mort de Sand, Lélia a été réédité dans les années 1960… mais il faut voir comment. L’édition par Pierre Reboul est un monument de mauvaise foi et de sexisme : il ne cesse de rabaisser Sand à toute occasion, en l’accusant de paresse, en présentant toutes ses réflexions comme de purs emprunts à des hommes qui l’auraient influencée, en adoptant trop souvent une lecture autobiographique excessive du roman (même s’il s’en défend), le tout avec une différence de traitement criante par rapport à ce qu’il dit des hommes écrivains de la même époque. Ses formulations sont régulièrement d’une condescendance voire d’une malveillance gratuites, et il y a même des plaisanteries d’un goût douteux qui auraient déjà été criticables chez un étudiant de première année et n’ont clairement rien à faire dans le travail d’un chercheur. Jamais je n’avais vu un travail aussi méprisable de la part d’un universitaire dans une introduction et un appareil de notes en Folio. En plus, ses choix éditoriaux sont contestables : il ne fournit pas le texte complet des deux versions mais tronçonne celui de la version de 1839, ce qui la rend difficilement lisible. Autant aurait mieux valu un choix net en faveur de l’édition de 1833, ou bien une édition en deux volumes.

Gallimard a réimprimé cette édition en 1985, à peine modifiée, et une nouvelle fois à l’identique en 2004, pour le bicentenaire de la naissance de l’auteure : étrange façon de fêter Sand que de diffuser à nouveau ce torchon d’édition ! C’est là une paresse injustifiable de la part de l’éditeur, puisque les recherches sur Sand et son œuvre ont (heureusement !) beaucoup progressé depuis, et que l’édition de Reboul, médiocre à sa parution, semble désormais complètement anachronique. C’est à croire que ni Reboul, ni les éditions Gallimard ne sont au courant que depuis les années 1970 l’étude de Sand a été notablement renouvelée et diversifiée par des articles et des ouvrages de chercheuses comme Simone Vierne ou, plus récemment, Isabelle Hoog-Naginski. Ces chercheuses ont su étudier cette écrivaine sans préjuger de son incapacité à égaler ou à surpasser ses homologues masculins, peut-être parce que cette notion ne leur causait aucune angoisse de castration.

À la limite, je vous conseillerais donc plutôt de commander l’édition du roman parue chez Paléo, dans la « Collection de sable », qui ne comprend pas de notes, mais a au moins le mérite de respecter un tant soit peu l’œuvre qu’elle publie.

Si vous cherchez une version audio de ce livre, sachez qu’il y en a une disponible gratuitement sur Littérature audio, le site de l’association « Des livres à lire et à entendre » qui propose des audiolivres gratuits lus par des bénévoles.

Message posté sur le forum « Le Coin des lecteurs » le 25 juin 2017.