Andrée Chedid, « Rythmes »

9 novembre 2020

Référence : Andrée Chedid, Rythmes, préface de Jean-Pierre Siméon, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2018 (première parution du recueil : Gallimard, 2003).

Présentation du livre sur le site de l’éditeur

« Composé à plus de 80 ans par Andrée Chedid, Rythmes apparaît pourtant comme un livre de jeunesse, tant il manifeste une capacité d’étonnement et d’émerveillement devant la vie et ses métamorphoses, tant il fait montre, en dépit d’une lucidité sans compromis sur les faiblesses, travers et failles de l’humain, d’un optimisme obstiné, vigoureux, sans cesse renaissant. On y retrouve, d’une façon extraordinairement vive et franche, tous les thèmes de l’œuvre d’Andrée Chedid, son appétit de l’ouvert et du mouvement, sa généreuse passion de l’autre en toute chose, passion qui permet de sortir de son «étroite peau» et de bousculer ce qui limite la conscience et l’avancée. Même si l’on entend dans ces poèmes quelques échos de la vieillesse et du combat contre l’effacement et la perte, ce chant poétique ne s’en tient jamais à la confidence personnelle, il élargit toujours ses résonnances, au rythme vibrant d’un cœur obstiné, avec en perspective l’ensemble de l’aventure humaine et ses questionnements face à l’énigme qui perdure et à l’inconnu qui vient. Sans doute n’y a-t-il rien de plus émouvant, au seuil de la mort, que cet éloge convaincu et raisonné de la vie. »

Mon avis

J’avais découvert les poèmes d’Andrée Chedid avec une courte anthologie parue chez Librio, Au cœur du cœur, en 2012, qui présentait un saupoudrage issu de différents recueils, dont Textes pour un poème et Poèmes pour un texte. C’était une toute petite sélection, mais elle avait suffi à me marquer assez pour me donner envie d’en lire davantage un jour. Toujours un peu par hasard, huit ans après, je suis tombé sur ce recueil, Rythmes, qui, lui, date de 2002. Alors qu’un recueil se prête au picorage pas pressé, je l’ai dévoré en un jour. Cette fois, c’est certain : Chedid s’ajoute à mes poétesses et poètes préférés. Pourquoi ? C’est ce que je vais m’efforcer de vous expliquer.

Portrait de la Poésie actuelle en petite fille aux allumettes

Quelle idée de parler de poésie, aussi ?

Quand on n’a pas fait d’études littéraires et que quelqu’un vous parle de poésie, on a tendance à se remémorer des Fables de La Fontaine ou quelques vers d’Hugo ou de Baudelaire, à la limite une illumination de Rimbaud en prose, ou, avec un peu de chance, quelques rimes de Jacques Prévert apprises en maternelle ou en primaire.

Qui sont les poètes et poétesses récents ? Qu’écrivent-ils ? On ne le sait pas : la poésie récente est peu évoquée dans les médias généralistes. Les éditeurs trouvent qu’elle se vend mal, n’en éditent plus, ce qui n’aide pas le lectorat à la découvrir et à l’apprécier et devient la cause qu’en effet la poésie se vend encore plus mal, en un cercle vicieux agaçant. Les gens n’osent pas écrire de la poésie, ou, pour être précis, ils hésitent à dire qu’ils en écrivent de peur d’avoir l’air efféminés ou prétentieux. S’ils se hasardent à montrer des poèmes en vers, on commence vite à se disputer sur les fautes de métrique sans avoir pris la peine de se documenter sur le sujet. S’ils écrivent des poèmes en prose ou en vers libres, trop de lecteurs en retirent l’impression qu’on pourrait tout faire, donc que tout se vaut. Parfois, quelqu’un, dans son coin, assemble trois mots pour en tirer de beaux effets et s’imagine être devenu le Poëte sans avoir pris la peine de lire les auteurs contemporains réellement expérimentés, pareil à cet homme préhistorique qui croit avoir inventé le feu en tirant trois étincelles de deux silex, sans voir que le clan de la caverne d’à côté en est à peaufiner des feux d’artifice.

Et loin de moi l’idée de me moquer de cette situation, qu’il s’agisse des gens qui écrivent, de ceux qui éditent ou du public qui lit ou ne lit pas ! S’orienter parmi les auteurs récents, distinguer les courants esthétiques, comprendre ce qui vous plaît et ce qui vous plaît moins, trouver des auteurs que vous auriez envie de suivre, tout cela n’a rien de simple, même en ayant fait des études littéraires. Serais-je capable de vous brosser en quelques paragraphes un paysage de la poésie française contemporaine ? Pas du tout. Je me contente de vous dire : n’ayez pas peur ! Furetez ! Feuilletez ! Persévérez ! Découvrez des choses, ça en vaut la peine. Il y a de jolies trouvailles à faire. Hugo, Baudelaire et Prévert, c’est très bien, mais ce serait dommage d’en rester à eux toute votre vie. Certes, on ne tombe pas tous les jours sur un nouveau futur pilier de la littérature mondiale, mais toutes vos lectures en sont-elles ?

Tout débuta
Dans l’arythmie
Le chaos

Des vents erratiques
S’emparaient de l’univers
L’intempérie régna

L’indéchiffrable détonation
Fut notre prologue

(Premier poème du recueil)

Un Big bang de mots

Dans Rythmes, Andrée Chedid s’intéresse à un sujet qu’elle a exploré de longue date, puisqu’il était présent dans certains des poèmes les plus anciens de l’anthologie Au cœur du cœur. Ce sujet, il intéresse tout le monde : c’est la condition humaine. C’est ce que ça fait d’être là, nous, les humains, dans cet univers convulsé de beautés et d’horreurs, au beau milieu des choses et des autres humains, soumis au passage du temps, aux impulsions des désirs, aux aiguillons de la douleur, à la peur de la souffrance, à la quête de la justice, à l’approche inéluctable de la mort. Ce sont des sujets dont la poésie peut parler d’une façon unique, qui n’est pas l’approche de la philosophie, ni celle des religions, ni celle des documentaires scientifiques ou des historiens. Et quand je dis que la poésie peut en parler d’une façon, c’est en réalité qu’elle peut en parler de mille et une façons, autant qu’il y a de poètes et de poétesses.

Chedid, elle, a opté pour la poésie en vers libres : donc pas de rimes, pas de nombre de syllabes imposé ni de schémas métriques récurrents, seulement le libre jeu des sons et… des rythmes, ces rythmes qu’elle met en avant dans le titre du recueil. Si la poésie en vers a régné sur cette partie de la littérature pendant des siècles, au point qu’on persiste souvent à l’y résumer aujourd’hui, la poésie en vers libres semble être devenue la forme la plus pratiquée de nos jours. Hors de tout carcan mais aussi de tout corset qui l’aide à se donner une forme, le poème peut partir de n’importe où et aller n’importe où. C’est extraordinairement difficile à écrire, puisqu’on est libre. Il faut s’inventer une voix.

Autre choix fréquent dans la poésie en vers libres contemporaine : la rareté de la ponctuation. Les mots restent suspendus sur le blanc de la page, ce qui autorise le regard à les assembler de manières variables et à choisir soi-même les pauses et (encore) le rythme auquel les lire. Une ponctuation finale termine certains poèmes, tandis que quelques autres y ont recours plus abondamment (avec des séries de questions, par exemple).

Ce double effet de non-ponctuation et de mise en page peut se lire de plusieurs manières. Personnellement, même à la lecture silencieuse, je lis en prononçant les mots en imagination (j’ai toujours été très sensible, justement, aux rythmes et à la cadence des mots, même en prose). Les retours à la ligne m’incitent à faire des pauses ; c’est comme si la page se changeait en une vaste caisse de résonance où la voix du poème, à chaque fin de vers, venait donner un poids et une force supplémentaires aux mots que je viens de lire. Ils résonnent, éveillent dans mon esprit des réverbérations sonores et des associations d’idées. Ce n’est qu’en réfléchissant à ce billet que je me suis rendu compte que ce type de texte peut donner lieu à une lecture toute différente chez les gens qui ont l’habitude de lire de manière rapide, en survolant du regard la page. L’absence de ponctuation, dans ce cas, renforce au contraire la rapidité du texte, qui ressemble à une cascade ou à un éboulement continu, un flot qui trouve dans son déferlement de ligne en ligne une autre forme de puissance. C’est à vous, là-dedans, de trouver comment vous lisez spontanément ce genre de poème, et quelle forme de lecture vous plaît.

Les poèmes de Chedid dans Rythmes sont courts : des vers libres comprenant quelques mots chacun, en une, deux ou à tout casser trois strophes de cinq ou six vers chacune, et vous tenez la plupart des textes du recueil. Mais malgré cette brièveté, ces textes bouillonnent d’énergie. Rythmes est l’un des derniers recueils de Chedid, morte en 2011, neuf ans après sa parution, à l’âge de 90 ans. De quoi, d’ailleurs, faire voler en éclats bien des clichés, car à la simple lecture, on aurait bien du mal à trouver moins énergiques les poèmes de ses octantièmes années et ceux de sa jeunesse, tant tous rutilent d’éclats vifs et dégagent une même puissance. Mais cette énergie et cette puissance ne partent pas dans tous les sens : chaque poème dégage une impression d’achèvement, forme un tout cohérent et refermé sur lui-même. Choisir les mots justes pour parvenir à cet effet, c’est sans doute là la marque d’une plume expérimentée.

Pour mieux tenir debout
L’homme inventa la fable
Se vêtit de légendes
Peupla le ciel d’idoles
Multiplia ses panthéons
Cumula ses utopies

Se voulant éternel
Il fixa son oreille
Sur la coquille du monde
À l’écoute
D’une voix souterraine
Qui l’escorte le guide
Et l’agrandit

(Rythmes, p.33)

Le recueil se divise en sept parties. Le titre de chacune est souvent tiré du poème placé en tête de cette partie. « Rythmes » commence avec la création du monde. C’est la Théogonie mais dans la vision du monde d’Andrée Chedid, agnostique, philosophique, pleine d’énigmes. Elle célèbre l’affirmation de l’humanité avec un souffle épique étonnant dans ce format bref.

La deuxième partie, « La source des mots », poursuit avec l’origine du langage et en vient tout naturellement à la question de l’écriture poétique. C’est bien entendu le moment privilégié où la poétesse s’interroge sur ce qu’elle fait et donne des éléments sur son art poétique, sa vision de l’écriture poétique. Cette partie prolonge la précédente en partant des débuts des relations du « je » poétique avec le langage (le premier poème de cette partie peut être lu comme une évocation de l’assimilation du langage par le petit enfant) avant d’aborder des sujets plus généraux sur l’importance de la parole.

« Ce corps » aborde la condition humaine par le biais de notre rapport à notre corps. Là encore, la transition est subtile et les interrogations sur l’univers restent nombreuses, mais s’orientent peu à peu différemment. Je ne résiste pas à l’envie de vous en citer un exemple :

Bricolage

Tu naquis d’un bricolage
Du génial univers
Par étranges combinaisons
Par surprise et par liaisons
Tu devins toi plutôt que mouche
Plutôt que zèbre souris lion

Surgi du magma des possibles
Et de la souche de toute vie
Tu devins Toi
Unique au monde
Face à l’éphémère défi

(Rythmes, p.56)

La quatrième partie du recueil, « L’escapade des saisons », s’intéresse davantage au passage du temps, quoique avec des sujets plus variés. La fragilité de l’univers et le caractère transitoire de la vie y est un sujet de préoccupation régulier, mais ce serait mal connaître Chedid que de croire que cela donne lieu à une esthétique du désespoir ou de l’effroi pascalien devant les deux infinis : bien au contraire, chaque texte, après vous avoir montré des abîmes, vous rattrape au col et ne vous laisse pas sans des paroles qui redonnent force et confiance. Il fallait le faire.

La partie « Vie, intervalle convoité » chante alors ce que c’est que d’être en vie, entre merveilles et finitude. Les tensions entre les humains et leur environnement sont au centre des poèmes de cette partie : jouet du hasard, lié dans son sort à celui de sa planète exposée au soleil, confronté à des puissances comme le feu, l’être humain est aussi confronté aux fluctuations de ses relations avec ses congénères.

La sixième partie, « La poursuite », contient certains des poèmes les plus sombres du recueil, au sens où elle met en avant de la façon la plus vivace le vide qui précède et suit l’être humain, le combat constant contre les forces usantes et la peur devant sa propre faiblesse. Et cependant, même dans cette partie, la faiblesse des humains se trouve toujours transfigurée, portée au sublime par le regard de la poétesse, comme dans le court, simple et beau à la fois poème « Nuages » :

Nuages

Les nuages frôlent
Falaises et crêtes
Courtisent les vallées
Tracent sur plan d’azur
De brèves et blanches écritures
Détissées par le temps

Face aux montagnes
Qui surplombent nos saisons passagères
Nous sommes ces nuages
Entre gouffres et sommets

(Rythmes, p.99)

La dernière partie du recueil, « Émerveillements », section la plus variée de toutes, paraît rassembler tous ces thèmes, mais au travers de poèmes qui recherchent (et trouvent) un espoir et une énergie de vivre, en dépit de nos limites. Après un poème consacré à « l’Œil », les sujets descriptifs sont nombreux et puisés parfois aux thèmes les plus classiques de la poésie : les astre, l’arbre, l’oiseau, l’aube et le crépuscule, les fleurs, l’eau, les cygnes et même Paris. Mais ils sont entrelacés avec un poème sur le temps et une paire consacrée à l’infime et à l’infini. L’amour clôt le recueil en tant que puissance que les humains ont en partage et qui leur confère la force, l’espoir et le bonheur dans cet univers mystérieux, fragile et beau.

Si j’ai peut-être donné l’impression de commenter un traité philosophique à certains moments, c’est que le questionnement philosophique est au centre du propos de Chedid (et pas seulement dans Rythmes). Mais tout l’intérêt de sa poésie consiste à aborder ces grandes questions qui sont les nôtres avec les images saisissantes, les cascades exaltantes ou pathétiques et les tours de magie des mots propres à la poésie. Point de raisonnements tortueux ou de distinctions techniques ici, mais des réseaux de sens et de symboles, et l’utilisation des mots dans toute leur énergie. Mais n’est-ce pas le propre de la poésie que cette opération par laquelle le poème restitue au moindre mot tout son sens, toute sa puissance, jusqu’à donner l’impression de revenir chercher à la source du réel la capacité évocatrice de ce mot, qu’un usage quotidien et distrait nous avait fait oublier ?


Aimé Césaire, « Cahier d’un retour au pays natal »

2 septembre 2012

Couverture de "Cahier d'un retour au pays natal" d'Aimé Césaire

Quatrième de couverture de l’édition Présence africaine :

« Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique. Et la voix prononce que l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences,

car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie

que nous n’avons rien à faire au monde

que nous parasitons le monde

qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde

mais l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur

et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force

et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’à fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite. »

La réédition du Cahier d’un retour au pays natal, la première œuvre d’Aimé Césaire, saluée depuis l’origine comme le texte fondamental de la génération de la Négritude.

 Mon avis :

 Comme beaucoup de gens sans doute, j’ai découvert ce poème au moment de la mort de Césaire en 2008. Arte avait alors diffusé une lecture du Cahier par l’acteur Jacques Martial, qui s’en acquittait avec beaucoup de talent. Il faut croire que c’était une très bonne introduction au Cahier, puisque cela m’a donné envie de le lire. Il s’agit d’un seul long poème qui alterne la prose et les vers libres (pas de mètre, pas de rimes), où la poésie naît de l’affirmation de la voix du poète et de la langue extraordinairement imagée qu’il élabore.

 J’ai donc entamé le Cahier d’un retour au pays natal un soir, avec l’idée d’en lire simplement les premières pages, mais j’ai été scotché par le souffle puissant du texte. Je crois qu’on rapproche souvent ce poème de l’œuvre de Rimbaud, et la comparaison n’est pas injustifiée : c’est un déploiement d’énergie extraordinaire, avec des images multiples et frappantes, et surtout une voix qui s’affirme et lutte pour ses idées. On est à mille lieues du poète replié dans l’art pour l’art loin de la vie commune : ici, on est de plein pied dans le monde, en plein combat politique.

 Le texte est extraordinairement riche, dans sa syntaxe et son vocabulaire. De nombreux mots m’étaient inconnus, mais je pense qu’il ne faut pas s’en formaliser pour une première lecture : mieux vaut se laisser porter par la voix de Césaire, quitte à revenir ensuite sur le texte pour l’approfondir si l’on veut. J’en suis resté pour le moment à cette première lecture, mais c’est typiquement le genre d’œuvre sur lequel j’aimerais avoir un cours. Je n’en aurai sans doute pas l’occasion, mais apparemment, depuis quelques années, plusieurs commentaires sur l’oeuvre de Césaire ont été publiés, donc il doit être possible de se renseigner plus avant sur le poème sans trop de problème. En attendant, l’édition du poème chez Présence africaine le fait suivre de la préface d’André Breton à l’édition de 1947, qui offre un premier éclairage sur le contexte de la publication du Cahier, dont la première version est parue en 1939.

Je n’ai pas – pour le moment – de longue analyse intelligente à proposer sur ce texte : je connais encore très mal cet auteur et le courant littéraire auquel il se rattache. C’est donc, pour une fois, moins une critique qu’une première impression que je vous donne ici… et (surtout) une invitation à découvrir cette œuvre ! C’est un poème d’une grande force et d’une grande richesse. Je ne sais pas si cette accumulation de puissance, ces images frappantes, ce vocabulaire chamarré peuvent plaire à tous les lecteurs, mais il faut y mettre le nez !

Message posté sur le forum Le Coin des lecteurs le 6 octobre 2011, rebricolé ensuite.


Jean-Pierre Chambon, « Trois rois »

19 juillet 2012

Forum Le Coin des Lecteurs, 20 octobre 2011.

Trois Rois, de Jean-Pierre Chambon, a été publié en 2009 par un petit éditeur, Harpo &.

Quatrième de couverture :

Les voies par lesquelles nous sont parvenus les manuscrits afférents aux trois rois nous demeurent inconnues.

Mon avis :

Je ne connaissais ni l’auteur ni l’éditeur (après recherche, ni l’un ni l’autre n’en étaient à leur coup d’essai). J’ai croisé ce livre par hasard dans une librairie. C’est un livre de format moyen, plus haut que large, avec une couverture cartonnée souple, rouge, où le titre est écrit en noir et le nom de l’auteur et de l’éditeur en doré. Le titre est écrit horizontalement mais aussi verticalement, ce qui permet un jeu typographique sur les deux mots « Trois rois ». (J’écris tout ça sans mettre d’image parce que je n’en trouve pas sur le Web, sauf sur cette unique critique, mais je n’arrive pas à récupérer l’adresse de l’image donc il faudra aller la voir là-bas.)
Le papier et les fontes employés rendent très bien, et c’est en partie ça qui m’a fait craquer pour un livre par ailleurs cher (20 euros pour environ 70 pages dont la moitié de poésie : de quoi faire fuir les tenants du rapport prix/volume de lecture, surtout si l’on n’a pas un peu d’indulgence pour les petits éditeurs qui tirent à peu d’exemplaires). Mais après lecture, je ne regrette pas ce coup de coeur.

Trois rois est un livre hybride, qu’on peut considérer comme un recueil de poèmes ou de récits et de fragments : la première moitié du livre est constituée de poèmes en vers libres, tandis que la seconde regroupe des textes de quelques pages chacun qui tiennent un peu du récit et un peu du poème en prose ou du morceau de belle prose. Cependant, si je classe ce livre en « Fantasy et imaginaire », c’est surtout parce qu’il développe un univers imaginaire – même s’il le fait d’une façon différente du pavé romanesque de fantasy moyen. Trois rois est plus proche de ces univers qui valent avant tout pour leur ambiance et leur mystère. Quelque chose dans le goût du Rivage des Syrtes (pour l’univers imaginaire proche du réel et au cadre assez imprécis) ou des Cités obscures (pour le concept d’un univers présenté par petits aperçus).

Le livre se présente comme l’édition par un historien d’un ensemble de manuscrits et d’inscriptions réalisés par (ou pour) trois rois antiques. Hormis quelques rares allusions au monde réel dans l’introduction et dans une ou deux notes, le cadre général reste très vague, mais l’atmosphère est celle du Proche-Orient antique, celui de l’Assyrie, de la Mésopotamie ou bien de la Bible de l’Ancien Testament (celle de Salomon et de la reine de Saba). Après la courte introduction, on plonge dans les textes des inscriptions, qui ne sont autres que des poèmes courts.

Ce que j’ai beaucoup apprécié dans ces poèmes, c’est la façon dont ils posent peu à peu une atmosphère et un univers cohérent, tout en constituant en même temps des poèmes autonomes très honorables (l’inspiration antique est visible, mais on pense aussi parfois aux haikus japonais). Après les inscriptions des trois rois vient l’inscription trouvée sur le peigne de la reine Zélia, une jolie trouvaille comme on en retrouve plusieurs autres dans la suite.
La seconde moitié du recueil est donc constituée par de courts textes en prose, et c’est là qu’on plonge plus nettement dans le merveilleux (un merveilleux très susceptible de plaire à des lecteurs de fantasy). Après des souvenirs de la reine Zélia, qui contiennent plusieurs épisodes fantastiques, trois textes sont consacrés aux châteaux de chacun des trois rois, tous uniques en leur genre (dire pourquoi reviendrait à vous gâcher le plaisir de la découverte) ; ces textes sont émaillés de belles idées.

L’ensemble reste court, et laisserait sans doute sur sa faim un lecteur habitué à ne jamais pénétrer dans un univers sans l’épuiser complètement par l’intermédiaire de nombreux volumes. Il faut être amateur de formats courts. Personnellement, je les apprécie beaucoup, et je trouve que cela apporte une intensité (et une… poésie) que n’ont pas les pavés habituels. J’aime toujours aussi le principe de présenter un univers par l’intermédiaire d’une série de « documents » qui laisse au lecteur toute liberté d’assembler les pièces et de rêvasser sur l’ensemble à sa façon.
Certes, le résultat n’est pas parfait. Certains poèmes, certains passages de prose auraient pu être encore mieux ciselés. Peut-être que l’univers aurait mérité d’être un peu plus étoffé malgré ce parti pris de brièveté. Mais c’est une belle tentative, originale, rafraîchissante et déjà très appréciable. Et elle donne envie d’aller voir ce que l’auteur a publié d’autre…