[BD] Pénélope Bagieu, « Les Strates »

5 septembre 2022

Référence : Pénélope Bagieu (texte et dessin), Les Strates, Paris, Gallimard, collection « BD », 2021, 144 pages.

Présentation par l’éditeur

« L’autrice de Culottées, Eisner Award 2019, livre ici son premier récit autobiographique, où histoires d’enfance et d’adolescence composent le portrait de l’adulte qu’elle est devenue. »

Mon avis

Pénélope Bagieu est désormais l’une des autrices de BD les plus connues des médias français, mais comme cela ne veut pas dire que tout le monde la connaît, cela ne fait pas de mal de revenir rapidement sur son parcours. Elle est née en 1982 à Paris et elle a fait des études d’art à l’ENSAD puis à l’Université des arts de Londres. Elle a travaillé d’abord en tant qu’illustratrice – activité qu’elle poursuit de manière prolifique au gré des sollicitations et des collaborations – et a réalisé un court-métrage d’animation remarqué, Fini de rire, en 2006. Elle se lance ensuite dans l’aventure des blogs BD alors en pleine effervescence (avec d’autres comme Boulet, Maliki ou Reno et Melaka, pour ne citer que quelques noms). Son blog, Ma vie est tout à fait fascinante, raconte des tranches de vie avec humour. Il connaît une édition papier en 2008. Bagieu publie ensuite Joséphine, BD en trois tomes (2008-2010) qui est même adaptée au cinéma. Ses BD Culottées, qui présentent une galerie de portraits de femmes ayant marqué l’Histoire ou connu des parcours hors du commun, connaissent un grand succès (globalement mérité : j’aurai peut-être l’occasion d’y revenir dans un billet à part).

Les Strates est une BD récente et (du peu que j’aie pu en voir) moins discutée que les Culottées, par exemple. Elle mérite pourtant largement le détour, par la palette de sujets légers ou révoltants qu’elle aborde.

Comme la présentation de l’éditeur l’indique, il s’agit d’une BD autobiographique, qu’on pourrait a priori rapprocher du blog Ma vie est tout à fait fascinante. En réalité, le caractère autobiographique des récits en question est à peu près leur point commun avec le blog. Le reste diffère très nettement. Le dessin, outre l’expérience supplémentaire qu’il montre par rapport aux débuts de l’autrice, adopte une technique différente, fondée sur le crayonné, avec des ombres plus nombreuses. Ce choix graphique reflète visiblement une volonté de marquer un changement de ton : si l’humour est toujours présent, les sujets abordés sont loin de s’y cantonner et certaines planches sont même glaçantes. Si vous craignez les lectures capables de vous donner des cauchemars, je crois que vous pouvez vous rassurer : l’atmosphère générale reste à l’optimisme, mais un optimisme lucide et déterminé à l’action pour faire changer les choses.

Les Strates, son titre l’indique bien, ne forme pas un récit continu, mais une succession de récits courts ou brefs (allant de deux à une vingtaine de pages, en gros) où Pénélope Bagieu revient sur des souvenirs marquants de son enfance, de son adolescence ou des débuts de l’âge adulte. Les sujets abordés sont variés. Sa relation fusionnelle avec son premier chat (et avec les chats en général) fait l’objet d’un premier récit bien développé, qui aborde à la fin la question de la mort des animaux familiers. N’ayant personnellement jamais cohabité avec un animal familier permettant une relation très fusionnelle (on m’avait déconseillé de serrer trop longtemps contre moi mes deux poissons rouges), c’est un sujet que je ne connais que par ouï-dire, et, mine de rien, c’est important de pouvoir s’informer sur le vécu des gens qui sont passés par ce type de relation, pour ne pas sous-estimer l’amour et la souffrance qu’elle peut occasionner.

Plusieurs récits évoquent les premières amours, réciproques ou non. Je trouve qu’ils parviennent à saisir avec beaucoup de justesse le mélange de timidité, de pensée magique et de courage (voire d’imprudence) qui préside souvent aux émois de cette période de la vie. Pour l’autrice, c’est l’occasion de revenir sur une époque révolue de sa vie et de se réconcilier avec des souvenirs souvent embarrassants sur le moment. On la voit parfois s’adresser à elle-même plus jeune, dans une rencontre impossible entre les âges de la vie qui me semble être un thème assez récurrent chez les blogueurs et blogueuses de BD (Boulet a plusieurs fois fait ça aussi, par exemple). Je l’ai aussi vu mis en oeuvre dans certains mangas pour adultes, notamment chez Taniguchi. Ce serait intéressant de voir comment ce type de procédé graphique prolonge des procédés narratifs déjà présents, ou en germe, dans les autobiographies livresques (il faudrait voir si des auteurs comme Nathalie Sarraute ou Georges Perec ont tâtonné dans cette direction-là). Je me demande dans quelle mesure ces récits pourraient aussi plaire à un public d’ados. Je crois qu’ils seraient prenants et réconfortants à lire dès cet âge-là.

Un autre récit, très court, mais glaçant et qu’il faudrait faire lire à tout le monde, est l’évocation d’un viol subi entre l’adolescence et le début de l’âge adulte. L’histoire tient en quelques pages, avec peu de texte, ce qui renforce sa puissance graphique. Un autre encore, également sans paroles, montre des attouchements dans le métro parisien. Ni le mot « viol » ni le mot « attouchements » ne sont prononcés, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Pénélope Bagieu est née en 1982, elle avait quinze ans en 1997, elle est entrée dans l’âge adulte au début des années 2000, il y a une vingtaine d’années. On ne parle pas ici de je ne sais quelle époque lointaine et barbare : il s’agit de la France actuelle. Et on ne prétendra pas qu’en vingt ans, le degré de violence global de la société ait reflué à un tel point, et les combats pour les droits des femmes progressé à un tel point, qu’on puisse considérer ce type de témoignage comme une simple archive détachée du présent. Il n’y a pas besoin de beaucoup plus de lecture pour comprendre d’où sortent les revendications des mouvements féministes en général, d’où sort le mouvement #MeToo et ce qui a pu motiver l’engagement féministe de Pénélope Bagieu elle-même.

Les Strates reste un album court, mais révèle densité et nuance à la lecture, et montre un degré de maturité supplémentaire dans l’oeuvre de son autrice, décidément à suivre.


[Film] « Josep », par Aurel

17 janvier 2022

Référence : Josep, réalisé par Aurel, France, Belgique, Espagne, 2020, 71 minutes.

Résumé diffusé par le studio

« Février 1939. Submergé par le flot de Républicains fuyant la dictature franquiste, le gouvernement français les parque dans des camps. Deux hommes séparés par les barbelés vont se lier d’amitié. L’un est gendarme, l’autre est dessinateur. De Barcelone à New York, l’histoire vraie de Josep Bartolí, combattant antifranquiste et artiste d’exception. »

Mon avis

Les réfugiés d’hier

C’est l’un de ces films grâce auxquels un cinéaste nous prend la tête et nous tourne les yeux vers des zones d’ombre de l’Histoire peu reluisantes, que beaucoup préfèreraient oublier, mais dont il faut parler pour ne pas reproduire les erreurs commises en ces temps-là. L’affaire n’est pourtant pas si ancienne, et on pourrait penser qu’en France, l’un des principaux pays impliqués dans la Seconde Guerre mondiale, le travail de mémoire serait tel que tout le monde en connaîtrait déjà par coeur les moindres détails. Eh bien non. L’invasion de la Pologne en 1939, on connaît. La dictature franquiste en Espagne et la guerre civile espagnole à l’issue de laquelle Franco opprime tout le pays dans le sang, on connaît un peu aussi. Ce qu’on oublie, c’est que des Républicains espagnols, fuyant la dictature franquiste, sont massivement venus en France durant la guerre, confiants dans cet allié, ce pays des droits de l’Homme, pour les aider à sauver leur vie et leur République. En dépit des efforts du socialiste Léon Blum en 1936, l’opposition de la droite, des radicaux d’Herriot et du président Lebrun avaient abouti à une politique de non-intervention officielle que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ne respectèrent nullement, multipliant les soutiens militaires à Franco. La France finit par opter pour un soutien discret en laissant s’organiser un trafic d’armes international favorable aux Républicains espagnols ; ce ne fut pas assez.

De 1936 à 1939, les réfugiés affluèrent vers tout le sud de la France. Ils furent accueillis très diversement. En 1939, le gouvernement les parque dans des centres de contrôle, puis dans des camps de concentration. Ils y souffrent de conditions de vie déplorables, froid, faim, brimades diverses dues aux tensions parfois vives entre réfugiés et entre les réfugiés et les habitants de la région. C’est cette année-là que se situe l’action de Josep.

Le bon côté de l’Histoire

N’importe quelle évocation d’une période aussi polarisée que la Seconde guerre mondiale éveille en nous des questions faussement simples. Comment des régimes totalitaires aussi abjects ont-ils pu se mettre en place et trouver tant de soutien parmi les populations des pays concernés ? Comment les autres pays n’ont-ils pas agi plus vite pour mettre ces dictatures hors d’état de nuire ? Pourquoi tout le monde n’a-t-il pas été résistant en France ? Pourquoi tout le monde n’a-t-il pas aidé les Juifs et, plus généralement, les déportés ? Et enfin : qu’auriez-vous fait, vous, dans un conflit pareil ?

On entend parler de ces conflits à l’école, au collège, au lycée, éventuellement pendant les études ensuite. On regarde des documentaires à leur sujet, des oeuvres de fiction qui se situent à ces époques, films, BD, romans, séries, jeux vidéo parfois. Enfant puis adolescent, les choses étaient claires : des dictatures pareilles, il fallait tout faire pour lutter contre. On ne voyait que trop bien ce que ça donnait si on ne s’en inquiétait pas ! Nos familles, les adultes, les survivants et survivantes, les spécialistes de l’Histoire du XXe siècle, tout le monde nous a averti : n’oubliez pas, ça a été très grave, il ne faut pas que ça se reproduise. Soyez vigilants.

Puis on grandit, et on commence à creuser le sujet. L’aspect humain, comme on dit (quand on parle de ça, on veut généralement dire : l’aspect humain en dehors du fait que des millions de gens se sont fait tuer). Alors on s’intéresse aux zones grises. Les foules de Français qui n’ont été ni résistants, ni franchement collaborationnistes. Les gens ordinaires, ce fameux « Français moyen » qui n’est qu’une construction imaginaire, mais rassurante. On regarde d’autres fictions, d’autres documentaires qui nous rappellent que la vie était difficile pour tout le monde et qu’en plus, à l’époque, vraiment, ce n’était pas si simple de savoir qui étaient les gentils. Il est vrai que des crimes contre l’humanité tels que les camps d’extermination nazis ont été mis en oeuvre en secret (ce qui ne veut pas dire que les espions alliés n’ont pas été au courant). Et tout paraissait si énorme, si monstrueux, si incroyable, que beaucoup de gens préféraient ne pas y croire.

Mais est-ce une raison ? Trop souvent, ces dernières années, je lis une rengaine étrange : « surtout, ne pas juger ». Ne pas juger trop vite, certainement. Mais ne pas juger du tout, se refuser à conclure que tel choix politique, telle attitude individuelle ont été insuffisants, lâches, coupables de déni voire de compromission avec les totalitarismes ? Cela, pardon, c’est nécessaire, c’est même indispensable si nous ne voulons pas trahir, un jour, la mémoire des masses de nos ancêtres et de nos confrères et consoeurs humains du XXe siècle qui ont souffert et qui sont morts en luttant contre ces dictatures. Alors, oui, il faut juger.

Les auteurs de fictions, de par leur formation, ont du mal avec tout ce qui peut s’apparenter à du manichéisme, des gentils louables contre de sales types détestables. Il paraît que c’est trop simple. Dans la réalité, pourtant, on voit tous les jours des histoires bien réelles avec ces deux types de personnages, mais dont le dénouement n’a rien de simple, surtout quand les sales types en question disposent de gros moyens économiques, militaires, etc. et que les gentils n’ont pas un rond. Mais le public, apparemment, risquerait de s’ennuyer, de trouver à redire à ce qu’on lui donne à voir quelque chose qui ressemble à une leçon. Autre rengaine étrange que je vois trop : « ne pas faire de morale ». Pourtant, sans un minimum de morale, il n’y a plus de sociétés humaines qui tiennent. Je parle ici de morale basique, du type « Ne tuez pas les autres, c’est mal » (OK, il y a 5% de cas où ça peut se discuter, mais enfin quand même).

Il y a pourtant bien des cas où, dans la réalité, le « bon côté de l’Histoire » n’est pas si difficile à trouver. Le plus difficile n’est pas nécessairement de déterminer le bon côté de l’Histoire : c’est d’agir pour qu’il prenne le dessus sur les mauvais. Le déni, le défaitisme, la paresse, l’avarice, la désorganisation, le manque d’union, ainsi bien sûr que diverses circonstances extérieures (météo, épidémies…), peuvent nuire à une bonne cause autant que ses pires ennemis ; et il y a là autant d’intrigues intéressantes à concevoir, il me semble, que dans les fictions actuellement à la mode où il faudrait absolument que personne ne soit plus ni complètement « méchant », ni complètement « gentil ».

Pour en revenir enfin à Josep après ce détour plus général, le film sacrifie en partie à cette tendance en nous offrant un récit-cadre sous la forme d’un dialogue entre un grand-père mourant et son petit-fils adolescent. Le grand-père, on nous l’assure, n’est pas un héros : il a été policier en 1939, chargé de garder les camps où étaient internés les réfugiés espagnols. Par chance, le film, qui tient à ne pas non plus plomber le moral de son public (car s’il ne faut pas trop de morale, c’est également mal vu de trop s’attaquer au moral), finit par en faire un type bien, vers la fin – seulement vers la fin. Dans l’intervalle, nous avons des nuances de gris à ne plus savoir qu’en faire : notre policier voit la faim, le froid, la misère, la souffrance, et il ne fait rien, ou alors si peu ! Il voit deux collègues se moquer des réfugiés, les brimer, les battre, les voler, leur pisser dessus, bref, se comporter comme des salopards, et il n’ose rien dire et rien faire. Difficile de ne pas réagir devant sa lâcheté, et c’est certainement ce type de réaction d’indignation que le film cherche à susciter en nous. Mais un peu plus tard, quand le personnage ose enfin réagir, c’est pour se faire tabasser à son tour. C’est dans ce genre de moment que le souci de la nuance déployé par le film menace de l’entraîner vers un autre genre de simplisme. En effet, notre homme a beau être timide et isolé, il reste un policier : il devrait avoir un minimum de formation militaire et de force physique, ainsi qu’une connaissance de base des lois et règlements de sa profession, qui interdisent évidemment ce type de brimades entre collègues. Mais non, rien à faire ! C’est, je trouve, l’une des quelques limites du scénario de Josep.

Trêve de râleries : Josep s’en tire tout de même fort bien dans son évocation de cette époque. Les nuances qu’il montre sont réelles et bien utiles, qu’il s’agisse d’une palette assez vastes de réactions de Français (policiers ou simples voisins) envers les réfugiés, ou d’une palette tout aussi vaste d’atttiudes de la part des résidents du camp, désunis par des tensions politiques (communistes, anarchistes, sympathisants du franquisme) ou diverses discriminations liés à la nationalité ou au colonialisme. Nous voyons des humains, non des saints. Quant au personnage du narrateur policier, il n’est après tout qu’un faire-valoir pour le véritable personnage central du film, Josep Bartolí, Républicain espagnol, combattant antifranquiste et dessinateur. Curieusement, Josep, quoique placé au centre du film, garde un aspect mystérieux. On ne saura pas tout de sa vie, ni avant ni après les guerres qu’il traverse. On ne le voit qu’à travers les yeux du policier qui devient son ami, puis de l’adolescent auquel, dans sa vieillesse, ce policier transmet la mémoire de Josep. Ce parti pris peut avoir quelque chose de frustrant pour qui s’attendrait à un film biographique en bonne et due forme. Mais Josep n’en est pas un. C’est autant, et même davantage, une évocation de l’oeuvre artistique de Josep que de sa vie.

Du dessin à l’animation

Josep trouve sa plus grande qualité dans la manière dont il évoque le rôle de l’art dans la mémoire historique. Josep Bartolí, interné dans un camp parmi des foules disparates de réfugiés, se voit offrir un carnet et un crayon par le policier qui nous narre ses souvenirs. Aussitôt il couvre des feuillets de dessins serrés, denses en détails, où il fixe sur le papier la réalité qu’il voit : les campements, les gens, leur souffrance, les policiers moqueurs qui s’adonnent aux brimades. Ces dessins existent hors du film, on les a conservés. Le réalisateur Aurel, comme il s’en explique dans les bonus du DVD du film, a pris le parti d’intégrer ces dessins à son film, non pas en les animant, mais en optant pour un intermédiaire entre dessin fixe et animation fluide. Les tout premiers plans de Josep nous montrent ainsi trois réfugiés avançant par saccades dans un paysage froid et neigeux, avec des gestes hachés, une progression par à-coups, comme si la bobine du film n’arrivait pas à tourner. On retrouve ce parti pris dans plusieurs scènes de la première moitié du film, aussi longtemps que Josep demeure dans le camp. Les couleurs sont à l’avenant : le beige de la feuille de papier et le trait noir du crayon dominent une palette de grisaille et de couleurs ternes, qui laissent brusquement place à une explosion de couleurs dès la guerre terminée, ou dans les quelques moments où Josep rêve de la peintre mexicaine Frida Kahlo.

J’ai trouvé ces choix pleinement convaincants et très réussis en termes d’animation : ce sont de vrais choix d’auteur qui apportent quelque chose au cinéma d’animation, sans se contenter de lisser les mouvements ou de sacrifier aux conventions d’un style assagi. Ces mouvements saccadés, qui n’arrivent pas à avancer, ne sont-ils pas aussi à l’image de ce passé historique qui ne passe pas, mais qui nous reste en travers de la gorge et du coeur quand nous le découvrons ?

Les réfugiés d’aujourd’hui

Des réfugiés fuient en masse leur pays et arrivent en France avec l’espoir d’y trouver un asile et des alliés pour défendre leurs droits humains contre des dictatures. Le parallèle avec les réfugiés actuels, parqués dans des camps comme celui de Calais, crève les yeux. On ne peut voir Josep sans être frappé par cette répétition de l’Histoire. Le film ne dit rien de bien militant : il se contente de montrer le choix du gouvernement de l’époque, la persistance d’une zone de non-droit où les droits des réfugiés sont constamment bafoués pendant que la population reste ignorante, détourne les yeux, préfère se réfugier dans ses préjugés pour se vautrer dans la xénophobie, ou bien, parfois, comprend, s’indigne et vient à leur aide. Le film ne fait que montrer la souffrance provoquée par nos choix politiques et par l’inaction qui laisse le champ libre à la haine ; les conséquences se déroulent, logiques, avec les souffrances et les morts. Et la honte pour tout notre pays, à jamais.

Devrions-nous nous repentir ? La France devrait-elle présenter des excuses à ces réfugiés maltraités, parfois morts à cause de leurs conditions d’internement déplorables ? Voilà une question que le film ne réclame pas, mais qui s’est posée depuis 1939 et qui continuera à se poser même si on cherche à la taire. Certains conspuent cette repentance comme une séance de flagellation inutile. Je dis, moi, qu’un pays qui sait regarder en face les erreurs de son passé et s’employer à y remédier est un pays plus grand que celui qui s’acharne à les nier. Je dis qu’une devise qui n’est pas appliquée n’est qu’une farce sinistre dont l’ombre pèse sur la conscience et sur le moral de toute la population. Je suis convaincu que le peuple français se porterait bien mieux, si nos gouvernants avaient le courage de se hisser, de nous hisser toutes et tous, à la hauteur des ambitions déployées par les plus idéalistes de nos prédécesseurs. Car l’Histoire montre aussi que les utopies d’hier, de l’abolition de l’esclavage au vote des femmes en passant par les congés payés ou la sécurité sociale, peuvent devenir les réalités d’aujourd’hui et de demain.

On ne peut pas regarder ce film sans être renvoyé au présent. Que faisons-nous pour les réfugiés actuels ? Quelle France voulons-nous ? Quelle existence voulons-nous pour notre pays aux yeux des autres ? Sur quelle base fonde-t-on cette communauté humaine qu’est un pays : sur l’exclusion du reste de l’humanité, ou sur un idéal ancien, exigeant, qui consiste à lui tendre la main et à réclamer, pour tout être humain, la satisfaction de ses nécessités vitales et de sa dignité ? Quels doivent être nos réflexes quand nous nous trouvons devant quelqu’un qui a faim, soif, froid et qui est traité comme moins que rien ? Ne devons-nous pas réclamer pour cette personne les mêmes soins que nous aimerions obtenir, nous, si un jour la misère, la guerre, une dictature ou une catastrophe quelconque nous jette hors de notre pays, parce que l’Histoire a prouvé que ce genre de chose n’arrive jamais qu’aux autres ?

Josep montre un passé qui n’a cessé de se répéter, laissant chacun ressentir, réfléchir, et se forger sur ces questions une conscience intime et citoyenne.

Dans le même genre

Le film le plus puissant que je connaisse en matière de dénonciation du sort des victimes de guerre, c’est bien entendu Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata, chef-d’oeuvre de l’animation japonaise et du cinéma tout court. Un film à hauteur d’enfant, où l’on suit un frère et sa petite soeur dans le Japon ravagé par la Seconde guerre mondiale. Ils ne sont pas réfugiés ailleurs, ils sont dans leur propre pays, mais ils vont mourir et on le sait dès le début. Le recours à l’animation rend cette fiction solidement documentée encore plus poignante. Comment on peut ignorer ce type de problème après avoir vu un film pareil, je ne sais pas.

Sur le sujet des réfugiés de guerre, je n’ai pas vu beaucoup de films. J’ai vu en partie Welcome de Philippe Lioret (2009) qui évoque le sort d’un jeune migrant kurde en route pour l’Angleterre et qui se retrouve coincé à Calais, où il va lier une amitié inattendue avec un maître nageur en plein divorce. Le résultat, sans être magistral, semblait former une porte d’entrée intéressante vers ce sujet. Du côté des livres, je peux vous recommander Bienvenue à Calais. Les raisons de la colère, un tout petit livre créé par deux journalistes, dont l’un est dessinateur de presse et (à la façon de Josep, mais sans être réfugié lui-même) a dessiné le camp, les bidonvilles, les réfugiés, la police.

Si vous ne voulez vous documenter qu’avec quelques clics, plusieurs sites d’associations proposent des informations solidement étayées et proposent des moyens d’action pour aider les migrants. On peut ainsi aller voir le site de L’Auberge des migrants de Calais ou d’Utopia 56 qui proposent leur aide aux migrants arrivés à Calais. Des associations comme Sea Watch interviennent en mer pour éviter que les réfugiés ne meurent en chemin. Notons aussi le site Info migrants qui propose, en trois langues, des actualités sur et pour les migrants, réalisées par des journalistes professionnels de plusieurs pays (notamment RFI et France24 pour les Français du collectif). Sur les personnes sans-abris, migrantes ou simples SDF, citons l’Observatoire des expulsions collectives des lieux de vie informels, qui tente de dresser un panorama chiffré des expulsions pratiquées par la police contre des sans-abris établis dans des tentes et autres lieux de vie improvisés. Josep montrait des policiers en train de voler à des réfugiés leur nourriture et leurs quelques possessions ; rappelons que cela se produit encore quotidiennement en France, aussi bien contre des migrants que contre des SDF dont les tentes, les couvertures, parfois les bagages contenant tous leurs biens, sont confisqués et détruits sur ordre des préfectures.


Victoire Tuaillon, « Les Couilles sur la table »

26 octobre 2021

Référence : Victoire Tuaillon, Les Couilles sur la table, Paris, Binge audio éditions, 2019.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Qu’est-ce que ça veut dire d’être un homme, en France, au XXIe siècle ? Qu’est-ce que ça implique ? Pour dépasser les querelles d’opinion et ne pas laisser la réponse aux masculinistes qui prétendent que « le masculin est en crise », Victoire Tuaillon s’est emparée frontalement de la question, en s’appuyant sur les travaux les plus récents de chercheuses et de chercheurs en sciences sociales. Ensemble, au fil des épisodes de son podcast au titre percutant, elles et ils ont interrogé la masculinité et ses effets : pourquoi, dans une immense majorité des cas, les harceleurs, les violeurs, les casseurs, sont-ils des hommes ? Pourquoi les petits garçons disent-ils tous que « l’amour c’est nul » ou encore que « l’amour c’est pour les filles » ? Comment la domination masculine affecte-t-elle aussi les hommes ?

Réunissant les réponses à ces questions et à bien d’autres, ce livre démontre sans dogmatisme que la masculinité n’a rien de naturel, que c’est une construction sociale et qu’il faut la remettre en question si on veut atteindre une véritable égalité entre les femmes et les hommes. »

Mon avis

Le contexte

Ma première réaction en lisant le titre de ce livre a été la répulsion. « Les Couilles sur la table » est une expression que je n’ai jamais aimée : elle est vulgaire, et elle symbolise à mes yeux une forme de masculinité que je n’ai jamais eu envie de faire mienne – une domination brutale et désinvolte. Bien évidemment, c’est tout le sujet du livre : les différentes formes de masculinité. J’ai donc fini par le feuilleter, puis l’acheter pour le lire, et je m’en suis félicité à chaque page. Donc, si jamais le titre vous rebute, je vous invite à aller plus loin, la lecture en vaut la peine. On va voir pourquoi.

Un peu de remise en contexte s’impose. Les Couilles sur la table est au départ un podcast créé par la journaliste Victoire Tuaillon et diffusé sur la plate-forme française Binge Audio depuis septembre 2017 pour évoquer non pas la mais les masculinités, en interviewant des spécialistes. Il en est actuellement à son soixante-douzième épisode, au rythme actuel d’un épisode de 45 minutes toutes les deux semaines. En dépit de son succès grandissant, je suis passé complètement à côté pendant deux bonnes années, parce que j’écoutais très peu de podcasts, tout comme j’écoutais très rarement la radio, préférant la presse écrite. Il faut dire aussi que ce n’est pas toujours évident de dégager 45 minutes pour écouter une émission certes très claire, mais qui demande tout de même un minimum d’attention (j’ai fini par trouver le moment idéal : pendant mon repassage). Bref, il m’aurait fallu une version écrite, et c’est justement ce qui est arrivé avec la parution, fin 2019, d’un livre synthétisant les grands thèmes du podcast. C’est ainsi que ce livre est arrivé jusqu’à moi, sur la table d’une librairie, avec son quatrième de couverture aussi passionnant que son titre avait l’air vulgaire.

Notons enfin que le livre a été réédité cette année en poche aux éditions Pocket.

La forme

Avant de passer à la question du fond, parlons un peu de la forme. Elle est pratique et agréable. Un moyen format pas trop grand, pas trop lourd, trimballable, avec une couverture assez solide pour ne pas pelliculer au moindre contact avec une paume moite. Et, à l’intérieur, une mise en page bien équilibrée, juste assez aérée et juste assez dense, avec un usage intelligent de la couleur pour égayer la présentation et éviter toute impression d’austérité. Bref, c’est dense comme un ouvrage de vulgarisation scientifique un peu ambitieux, mais la mise en page fait tout pour être accessible à un large public. Une ambition que je ne peux que saluer, tant le sujet est important.

Mais ai-je parlé de forme, de mise en page, d’orthographe, de typographie ? Angoisse, horreur ! Voici que débarque la troupe sourcilleuse et implacable de l’Inquisition Typographique d’Internet (ITI), avec sa lampe-torche, sa grosse caisse et son porte-voix ! Voici déjà la lampe-torche braquée sur mon visage tandis qu’on me met à la question ! Attendez ! Laissez-moi vous parler de la qualité de la relecture, vous garantir qu’elle est soignée, que les accords verbaux, nominaux et adjectivaux sont correctement faits ! Qu’on ne trouve ni solécismes, ni redondances, ni truismes, et assez peu d’hiatus ! Que le style est léger et précis sans verser dans le cabotinage, que les développements sont concis et bien structurés, que les arguments sont sourcés à l’aide de notes et d’une bibliographie qui figure en bonne place en fin du livre ! Mais non, on me secoue comme un sac de patates et on me crie : « Rien de tout cela ne nous intéresse ! Rien de tout cela n’est important ! Qu’on massacre les conjugaisons, qu’on oublie l’accord du participe passé, qu’on accumule approximations et généralisations, peu nous importe ! Nous ne voulons savoir qu’une chose, une seule, tu sais laquelle ! Avoue ! Victoire Tuaillon utilise-t-elle l’écriture inclusive ? — Pitié, seigneurs ! Oui, elle l’utilise un peu ! — Hérétique ! Profanatrice ! Corruption ! Décadence ! Qu’as-tu vu entre ses pages, malheureux ? Des pronoms neutres ? — O-oui ! — Des points médians ? Utilise-t-elle des points médians ? — Pitié, pitié ! Oui, elle en utilise… quelques-uns. — Enfer ! Massacre ! Feu et foudre sur vous ! — Pitié, messires, ce ne sont que dix ou vingt néologismes en deux-cent-cinquante-cinq pages… J’implore votre indulgence. Après tout, une langue est aussi vivante que les gens qui la parlent. S’il est vrai qu’il faut employer les mots de tout le monde pour se faire comprendre des autres, tout locuteur, toute locutrice native d’une langue peut revendiquer son droit à une part de création lexicale. D’ailleurs, bien des écrivains ont eu recours au néologisme, par exemple… — Silence, avorton ! Tu veux dire que les points médians ne t’ont pas empêché de lire ? Que tu ne t’es pas crevé les yeux, pareil à Œdipe comprenant qu’il avait mis son E dans l’O de sa propre mère ? Que tu n’as pas aussitôt détourné le regard et refermé cet objet du démon ? Que tu as aimé cela ? Que tu t’es vautré dans le stupre plein et délié de cette partie de jambages en l’air ? — Pitié, messires ! Je l’avais payé 18 euros, et puis… quand on se concentre sur le fond, c’est bien intéressant… — Hérésie ! Compromission abjecte ! Péché en capitales ! Fornication True Type ! Crime inexpiable qui invalide, annule et efface tout texte qui s’y adonne ! Rien de ce qui est écrit de cette manière ne peut avoir de pertinence ! C’est une atteinte intolérable à notre très sainte et très parfaite langue française ! Il ne faut rien changer à notre très sainte et très parfaite langue française ! Lisez les tables de la loi sur le site de l’Académie ! Haro ! Haro ! La fin est proche ! Repentez-vous ! DONG, DONG ! » Et la grosse caisse nous étrille les tympans, et les beuglements du porte-voix nous étourdissent, et la meute hurlante de la chasse sauvage nous mord les jarrets avant de s’éloigner, la bave aux lèvres, vers l’abîme sans fond des réseaux sociaux.

Alain Rey soit loué, ils sont partis. Ils ne brillent pas par leurs qualités d’écoute ou leur sens de la nuance. Quel dommage ! D’un autre côté, des gens prêts à éclipser 255 pages de travail pour tout réduire à ce type de question sont-ils de bonne foi ? Si ça n’avait pas été ce prétexte-là, ils en auraient trouvé un autre pour ne pas lire. Heureusement, je ne leur ai pas dit que la couverture était rose.

Le fond

Venons-en au fond du propos. Les Couilles sur la table est donc un livre féministe qui parle non pas des femmes, mais des hommes (mais du coup aussi des femmes) ; et non pas des hommes en général, mais des notions de masculinité et de virilité. Autrement dit : de ce que c’est que d’être éduqué en tant qu’homme, que d’avoir des relations sociales, que d’adopter tel ou tel comportement, telle ou telle façon d’être, que la société attend des hommes ou que les hommes ont tendance à adopter entre eux et avec les autres, pour des raisons variées. Et des conséquences de tout cela sur les femmes.

Pour les gens que le mot « féminisme » mettrait mal à l’aise, ou qui auraient des fantasmes de guerre des sexes ou de castration chaque fois qu’il est question d’égalité entre hommes et femmes, le premier paragraphe de l’introduction (p.9) clarifie les choses d’une manière que je trouve magistrale :

Ceci n’est pas un manuel pour apprendre à être un homme, un vrai. Ce n’est pas non plus un pamphlet contre une entité abstraite qui s’appellerait « les hommes », et qu’on mettrait tous dans le même sac. Et ce n’est pas un point de vue personnel sur la masculinité que j’aurais tiré d’observations plus ou moins inspirées de mon entourage proche. Ce livre est une tentative de synthèse des centaines de travaux — articles, thèses, essais, documentaires — concernant la masculinité, les hommes et la virilité, que j’ai eu la chance de lire dans le cadre de mon travail.

Tandis que le podcast consiste intégralement en entretiens avec des spécialistes en tout genre et de tout genre, le livre consiste en grande partie en un travail personnel de synthèse de la part de la journaliste. Cette synthèse demeure cependant proche de ses sources : Tuaillon mentionne à longueur de pages les livres, documentaires, etc. d’où elle tire ses informations, ses statistiques, ses analyses. Elle les indique dans le corps du texte, recourt à quelques notes de bas de page (en nombre très raisonnable) et ajoute une petite bibliographie à la fin (j’aurais aimé plus de références plus complètes, avec mention de l’éditeur et de l’année, mais mettons que c’est une concession à l’orientation « grand public » du livre, et cela fait déjà beaucoup à lire et à voir). Les chapitres alternent avec un choix d’extraits d’entretiens directement issus des épisodes du podcast, et qui se distinguent du reste du texte par leurs pages à fond coloré. J’ai beaucoup apprécié ce parti pris, qui permet d’alterner entre des développements généraux et des analyses précises, et de donner voix à toute une variété d’approches, en découvrant les travaux de tel ou telle spécialiste. On peut ainsi y lire les philosophes Olivia Gazalé et Manon Garcia, les sociologues Benoît Coquard et Raphaël Liogier, la militante féministe Valérie Rey-Roberts et le militant trans queer Paul B. Preciado. Les pages d’ouverture des chapitres sont illustrés et ponctués, au verso, de brèves citations de chercheurs et de chercheuses (Pierre Bourdieu, Simone de Beauvoir) mais aussi d’artistes (Anne Sylvestre, Virginie Despentes, Jennifer Lopez) qui sont autant de pistes de lectures et d’écoutes supplémentaires.

Après l’introduction, Les Couilles sur la table se divise en cinq grandes parties : « Construction », « Privilège », « Exploitation », « Violence » et « Esquives ». Une dernière partie, « Prolongation », regroupe les annexes. Voyons rapidement ces différentes parties.

« Construction » évoque le rôle de l’éducation et l’illusion d’une masculinité « naturelle ». Le constat est simple, et fait écho à la phras de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient ». La même chose est vraie des hommes : les comportements masculins ne sont pas spontanés, ils sont modelés par la société à travers l’éducation des garçons et les modèles de masculinité. Après cela, Victoire Tuaillon, prenant la suite d’un nombre croissant de sociologues, bat en brèche la notion de « crise de la masculinité » promue par des philosophes comme Élisabeth Badinter et les militants qui se disent « masculinistes ». Sur cette supposée crise de la masculinité, j’avais acheté avec passion le livre XY, de l’identité masculine d’Élisabeth Badinter, pour finir par le laisser tomber, très déçu par l’accumulation de généralités vaseuses et étonnamment mal argumentées qui forme les premiers chapitres – je suis bien mieux convaincu par les arguments cités par Tuaillon qui montrent que cette prétendue crise est en réalité une rhétorique récurrente des hommes (ou plutôt de certains hommes) pour réaffirmer une forme de masculinité dominatrice. Enfin, Tuaillon pose les notions de virilité et de masculinité, mot dont elle montre qu’il faut l’employer au pluriel : il n’y a pas une seule façon de se comporter, de s’habiller, de parler, d’agir comme un homme, mais bien plusieurs, selon les époques, les milieux sociaux, les métiers, le type d’éducation reçue, l’orientation sexuelle, etc.

« Privilège » explique pourquoi, quand on est un homme, on est favorisé dans les sociétés actuelles par rapport aux femmes. Par exemple, l’homme est considéré comme l’être humain standard, tandis que la femme est considérée comme un cas particulier. J’avais entendu parler de ça, mais c’est ahurissant de voir à quel point c’est encore vrai… jusque dans la détermination des protocoles de test des ceintures de sécurité pour les automobiles, où les mannequins standards ont des poitrines d’hommes ! (Et, oui, ça peut faire une différence d’avoir une poitrine de femme pour ce genre d’accessoire de survie.) D’autres exemples, en matière de recherche médicale notamment, sont tout aussi déconcertants et inquiétants. Autre domaine, que je connaissais un peu mieux : la façon dont l’urbanisme favorise les hommes, depuis les noms des rues jusqu’aux choix d’aménagement des espaces sportifs, sans oublier le problème du harcèlement de rue. Suit une section sur le domaine du travail : inégalités de salaires, phénomène des boys’ clubs (avec l’évocation d’affaires récentes comme la « ligue du LOL » en 2018, mais aussi les bizutages et le harcèlement sexiste dans les grandes écoles).

« Exploitation » montre de quelles manières les hommes exploitent (consciemment ou non) les femmes. J’ai retrouvé là des classiques des études sur le genre, qui figurent en bonne place dans des manuels universitaires comme la classique Introduction aux études sur le genre de Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard (De Boeck, 2008, régulièrement réédité et mis à jour) : la question du travail domestique, de la répartition de ce travail au sein du couple (toujours très inégalitaire en dépit de quelques progrès), son invisibilisation voire la négation de sa valeur. La notion de charge mentale, que je connaissais, mais aussi celle de travail émotionnel, que je ne connaissais pas : la manière dont une grande partie de la prise en charge des émotions dans les relations humaines se retrouve dévolue aux femmes, notamment tout ce qui améliore le quotidien, la gentillesse, l’attention prêtée à l’autre, ce que les anglophones appellent le care (soin). Enfin, la question de la contraception, qui m’a fait tomber des nues quand j’ai appris que l’écrasante majorité des couples fait encore reposer la contraception sur les femmes, via la pilule en général, plutôt que sur la pourtant toute simple utilisation du préservatif. Et cela alors même que la technologie nécessaire pour élaborer une pilule masculine est au point et qu’il existe d’autres formes de contraception masculine, complètement invisibilisées.

« Violence » est la partie difficile où l’on aborde les violences conjugales, les violences sexuelles, la « culture du viol » (expression oxymorique à mes yeux, mais qui a le mérite de mettre en lumière des phénomènes déplorables), le viol et ses liens avec la masculinité. C’est une fois encore l’occasion d’enfoncer des mythes : le violeur n’est que très rarement cet inconnu armé d’un couteau qui s’en prend aux femmes dans les rues obscures le soir, mais bien plus souvent un proche, mari, ami, parent, frère, connaissance amicale, que la victime connaît déjà. De même, contrairement à ce qu’on voit tout le temps dans les films ou les séries, la victime ne va pas toujours se débattre bruyamment quand elle se fait agresser et violer : la faute à un phénomène de sidération, d’incrédulité et d’irréalité qui se produit dans ce type de circonstances – et ce n’est pas parce qu’elle ne se débat pas qu’elle serait d’accord, ou qu’elle l’aurait mérité, ou que ce serait sa faute parce qu’elle n’en ferait pas assez. Autant de développements salutaires sur un sujet encore incroyablement mal dépeint dans les fictions et dans l’imaginaire collectif. Pire : les statistiques montrent à quel point le viol reste largement impuni. La manière dont la violence sexuelle est érotisée, dans une confusion délétère, alors que rien n’empêche de mettre en avant d’autres types de récits dans les histoires d’amour et dans la pornographie. La notion de consentement, avec les réponses à des questions aussi simples que primordiales, comme : comment faire pour s’assurer que sa partenaire est consentante ? Faut-il demander à chaque geste qu’on fait (révélation : non, quand même pas) ? Comment faire, alors (révélation : demander souvent, quand même, se souvenir qu’un « oui » pour faire l’amour ne signifie pas « oui à tout ce que vous avez envie de faire au lit cette fois-ci » et vérifier que l’autre se sent bien). Très intéressante, aussi, est la section « Paroles de violeurs ? » qui s’intéresse à l’identité des vrais violeurs, aux raisons de leurs gestes et à la manière dont ils peuvent comprendre ce qu’ils ont fait – ou tenter d’esquiver la réalité.

La partie « Esquives » termine l’ouvrage sur un propos résolument constructif, en fournissant des conseils et des pistes afin de savoir que faire pour améliorer les choses. Victoire Tuaillon se concentre sur les domaines de la sexualité, de l’éducation et de l’engagement proféministe des hommes. Repenser la sexualité pour se libérer de constructions collectives délétères au profit de pratiques respectueuses qui sont elles aussi propices au plaisir. Améliorer l’éducation des garçons, occasion d’aborder la question du marketing genré et de ses effets pervers (les fameuses pages bleues et roses des catalogues de jouets à Noël, mais le problème se pose même quand le fond de la page n’est pas coloré). Et enfin, des pistes pour être un allié des causes féministes : ne pas rester dans l’ignorance des violences faites aux femmes et des inégalités, s’informer, en parler, mais aussi, tout simplement, écouter les femmes sans être dans le déni ou la minimisation systématiques.

La dernière partie, « Prolongation », regroupe les annexes, parmi lesquelles figurent des remerciements, la biblio-filmographie, un très utile index des épisodes du podcast bien pratique pour découvrir les épisodes qui pourraient vous intéresser, et une évocation des coulisses du podcast et de l’écriture du livre, terminée par la liste des premiers soutiens du financement participatif du livre sur Ulule en 2019.

Conclusion

Voilà donc un livre court, clair et concis, mais qui parvient à aborder de nombreux domaines de manière accessible, informative et aussi bien documentée que possible pour un travail de ce format. Que vous ayez ou non l’intention ou le temps d’écouter le podcast correspondant ensuite, je ne saurais trop en recommander la découverte. Il m’a appris beaucoup de choses, y compris dans des domaines sur lesquels je me pensais raisonnablement bien informé. Ce n’est pas un ouvrage de recherche, mais c’est de la vulgarisation solide, comme on en a grand besoin sur ce type de sujet. Le but est atteint à mes yeux, et c’est le genre de petit livre qui me donne envie de l’offrir à tout le monde.

Si vous cherchez d’autres lectures sur des sujets proches, j’avais chroniqué récemment Je suis une fille sans histoire, un seule-en-scène d’Alice Zeniter. En bande dessinée, je peux vous recommander la biographie dessinée d’Olympe de Gouges par Catel et Bocquet, la drôle et hilarante BD autobiographique de Florence Cestac Un papa, une maman, une famille formidable ! et pourquoi pas Une histoire du sexe par Coryn et Brenot, sans oublier La Charge émotionnelle et autres trucs invisibles par Emma. Si vous préférez la fantasy, lisez donc Lavinia d’Ursula Le Guin, et si vous préférez la science-fiction, plongez-vous dans les Chroniques du pays des mères d’Élisabeth Vonarburg. Enfin, si vous vous demandez pourquoi je m’intéresse au féminisme et aux études sur le genre, voyez donc le billet où je me suis rendu compte que je parlais beaucoup plus d’œuvres d’hommes que de femmes sur ce blog.


Youssouf Tata Cissé et Wa Kamissoko, « La grande geste du Mali »

25 août 2013

CisseKamissokoGrandeGesteDuMali

Couvertures de la réédition de 2000/2009.

Référence : Youssouf Tata Cissé et Wâ Kamissoko, La grande geste du Mali, Paris, Karthala et ARSAN (Association pour la recherche scientifique en Afrique noire). Le tome 1, Des origines à la fondation de l’empire, est paru à ma connaissance en 1988 puis a été réédité en 2000 (sans le cahier photos et avec une image de couverture différente) et compte 430 pages dans sa réédition. Le tome 2, Soundiata, la gloire du Mali. La grande geste du Mali, tome 2, est paru en 1991 puis a été réédité en 2009 et compte 300 pages dans sa réédition.

Précision : les noms de personnages et de lieux de l’épopée varient parfois selon les variantes de l’épopée, les conventions de transcription des ouvrages et l’époque de leur parution (ainsi, D. T. Niane appelle l’ennemi de Soundiata « Soumaoro » tandis que Cissé et Kamissoko écrivent son nom « Soumaworo »). Il ne faut donc pas s’étonner de ces légères divergences.

Il y a quelques mois, j’avais présenté ici Soundiata ou l’épopée mandingue de D. T. Niane, un petit livre important puisque c’est lui qui, à partir de sa parution en 1960, a permis de faire connaître l’épopée ouest-africaine de Soundiata à un lectorat francophone, dans et hors d’Afrique. L’épopée de Soundiata est une épopée orale relatant une version en partie légendaire de la vie de Soundiata Keïta, roi mandingue d’Afrique de l’Ouest ayant vécu au XIIIe siècle et fondateur du royaume couramment appelé l’empire mandingue, empire du Manden ou encore empire du Mali, du nom du principal pays sur lequel il s’étendait. Dans le billet que je consacrais à ce livre, je disais tout l’intérêt et toute la curiosité qu’avait suscités en moi la lecture de ce livre, et la légère frustration que j’avais ressentie à voir une épopée si ample racontée en si peu de mots.

Le moins que l’on puisse dire est que La grande geste du Mali était le livre idéal à lire après celui de D. T. Niane. C’est une version incomparablement plus riche de l’épopée de Soundiata, et c’est aussi une mine, un trésor, un monument, une superbe découverte qui m’a beaucoup marqué et que j’ai plaisir à partager maintenant ici, car l’univers de l’épopée de Soundiata et des épopées africaines en général vaut très largement la peine d’être connu.

Un ouvrage foisonnant

Si vous ignorez encore tout de l’épopée de Soundiata, mieux vaut commencer par un livre plus petit et plus accessible, par exemple celui de D. T. Niane (voire par l’article de l’épopée sur Wikipédia, tout simplement). Si vous en connaissez déjà les grandes lignes, en revanche, il est temps de plonger dans le livre de Cissé et Kamissoko.

En effet, les deux livres ne sont pas destinés au même public et se complètent bien à toutes sortes d’égards.

Le livre de D. T. Niane est court et bon marché, et il présente une version très simplifiée de l’épopée de Soundiata sous une forme assez claire pour être accessible à un large public, notamment aux enfants ; les quelques notes de bas de page se contentent d’expliquer quelques mots et notions liés à la culture mandingue, mais ne vont pas plus loin que ce qui est nécessaire pour comprendre l’histoire. En outre, ce livre n’est pas une édition scientifique d’une version de l’épopée. L’épopée de Soundiata étant une épopée orale, dont il existe donc de nombreuses variantes différentes selon les traditions dont sont porteurs les griots de telle ou telle région, une édition scientifique d’une de ces variantes implique, de nos jours, qu’un ou plusieurs universitaires travaillent avec des griots et transcrivent leurs paroles aussi fidèlement que possible (on va même jusqu’à les enregistrer, quand les griots sont d’accord). Mais au temps où D. T. Niane écrivait, ce protocole scientifique était loin d’être aussi développé, rigoureux et systématique qu’il l’est de nos jours. Niane n’a donc pas fait ce travail : son travail à lui était autant celui d’un écrivain que d’un historien. Il s’est inspiré du récit d’un griot guinéen, Mamadou Kouyaté, qu’il est allé écouter dans la région de Siguiri, et il a ensuite écrit un texte qui s’efforce de rester assez proche du style de la parole du griot, mais qui adopte la forme d’un récit continu, à la façon d’un conte.

La grande geste du Mali, de son côté, avec ses deux tomes épais, se destine à un public de chercheurs, les étudiants et les curieux ayant plutôt intérêt à aller le consulter ou l’emprunter en bibliothèque à moins d’avoir les moyens de se l’offrir (ou de se le faire offrir). Ce livre a été publié près de trente ans après celui de Niane (en 1988-1991), à un moment où l’importance du rôle des griots et des traditionnistes africains commence à être reconnue par les chercheurs et les universitaires, que ce soit en Afrique ou ailleurs. Ce livre se fonde sur le travail commun étroit entre un chercheur malien, Youssouf Tata Cissé, et un griot et traditionniste malien, Wâ Kamissoko. Pour employer les catégories malinkés, Wâ Kamissoko est un djéli (un maître de la parole) mais il fait partie des griots les plus doués et de ceux qui connaissent à fond les détails et les interprétations érudites du savoir oral, ce qui lui vaut d’être qualifié aussi de nwâra (grand maître). Pour la culture entièrement orale qui est celle des griots, le passage de l’oral à l’écrit ne va pas du tout de soi (je suppose que c’est un peu comme si on me demandait à moi de faire l’inverse). Certains griots s’y opposent complètement, ou se limitent dans leurs propos, ou encore mentent, lorsqu’ils savent que leurs paroles seront enregistrées ou consignées par écrit. Mais Wâ Kamissoko ne fait pas partie de ceux-là, car il s’est rapidement persuadé de l’intérêt qu’il y avait à recourir à l’écrit pour préserver son savoir en plus des vecteurs habituels de la culture orale. La longue amitié qui l’unit à Youssouf Tata Cissé a rendu possible un travail énorme d’enregistrement et de transcription des traditions orales mandingues dont il était dépositaire. Outre une préface et un avant-propos, ce livre consiste donc avant tout en une transcription exacte ou quasi exacte de la parole du griot qu’est Wâ Kamissoko, qui est autant l’auteur du livre que le savant qui l’a transcrit, traduit en français et commenté.

La grande geste du Mali offre aussi l’énorme avantage (au moins pour les étudiants et chercheurs) d’être une édition presque bilingue. Bilingue, car le premier tome inclut la transcription des paroles de Wâ Kamissoko, qui parle en malinké, sur les pages de gauche, les pages de droite donnant la traduction française par Youssouf Tata Cissé. Mais presque bilingue seulement, car le second tome, pour des raisons éditoriales, ne donne que la traduction : il est très dommage que l’éditeur, qui a pourtant publié nombre de livres sur les cultures africaines, n’ait pas eu le courage d’aller jusqu’au bout du parti pris de départ, les ouvrages bilingues malinké-français n’étant pas exactement légion. Cissé inclut toutefois de nombreuses expressions malinkés d’origine entre parenthèses dans le tome 2 pour tous les mots, notions ou phrases qu’il juge importants.

Le livre contient aussi, à la fin de chaque tome, un chapitre « Questions-réponses » qui est la transcription d’une partie des sessions des colloques qui ont réuni pour la première fois des universitaires (européens et africains) et des griots traditionnistes à Bamako en 1975 et 1976 sur des questions d’histoire de l’Afrique médiévale et du genre de l’épopée. Ces échanges sont l’occasion, pour les historiens, d’interroger les griots sur nombre de points de détail qui ne sont souvent que partiellement exposés, voire effleurés ou omis, dans les « performances » orales de l’épopée.

Pour le reste, les deux tomes offrent tout ce qu’on peut attendre d’un ouvrage de recherche : annexes, cartes et figures, bibliographies, tables des matières détaillées, index, il n’y a pas à se plaindre sur ce plan et ces outils indispensables permettent de profiter au mieux de l’extraordinaire richesse de cet ouvrage. Si vous vous y perdez encore un peu parmi les différents personnages, l’index vous permettra de retrouver facilement les précédents passages qui le mentionnaient ou de vous orienter parmi ses différents noms. Si vous désirez plutôt vérifier si un lieu, une notion, un animal ou une figure mythologique donnés sont évoqués ailleurs, l’index facilitera grandement les recherches de détail. Un seul détail frustrant se trouve dans les notes de bas de page, car si certaines sont données à la fois en malinké et en français, d’autres ne figurent qu’en malinké ou qu’en français ; il aurait été préférable de les donner systématiquement dans les deux langues. Des chercheurs spécialisés pourraient aussi commenter le système de transcription choisi pour le malinké ou d’autres aspects pointus de ce genre, mais je n’y connais rien.

Soundiata raconté par Wâ Kamissoko

 Un lectorat européen ou américain s’imaginera sans doute une épopée comme un récit de fiction continu, et c’est d’ailleurs la forme adoptée par D. T. Niane dans son livre. La lecture de La grande geste du Mali montre au contraire à quel point une « performance » de griot est tout sauf une simple récitation statique. C’est bien plutôt un dialogue constant  entre le griot et son public (limité ici à Youssouf Tata Cissé). Le contenu même de la variante qui est racontée, tout comme sa durée et son niveau de détail, est modifié et conditionné par les circonstances de la séance et s’adapte au public. Le fait que Youssouf Tata Cissé soit un ami de longue date de Wâ Kamissoko et ait une connaissance approfondie de la culture de la région du Manden permettent à Wâ de fournir à son interlocuteur des détails et des commentaires érudits qu’il n’aurait manifestement pas révélés au premier venu. En outre, Wâ inclut dans son récit des allusions à la généalogie de Youssouf Tata Cissé (« Cissé » étant à l’origine le nom d’un des clans du Manden). Autre aspect surprenant, le propos de Wâ Kamissoko ne se limite nullement à un simple récit de fiction, mais comprend des réflexions et des allusions historiques, des considérations morales et philosophiques, des explications rattachant tel ou tel événement à la géographie passée ou actuelle du Mali et des pays environnants, des étymologies, de nombreux détails sur tel ou tel vêtement, objet, coutume, loi ou usage, etc.

À lire d’autres livres sur les épopées ouest-africaines (comme celui de Kesteloot et Dieng dont je parlerai plus bas), on se rend compte que tout cela fait pleinement partie des conventions du genre épique dans cette partie du monde. Au départ,  cela peut être un peu frustrant, quand on a en tête des épopées européennes que nous ne connaissons que sous forme écrite, comme l’Iliade ou l’Odyssée ou Beowulf, et qui consistent uniquement en une fiction continue : on a l’impression que le griot s’arrête souvent de raconter et que cela « rompt le charme », en quelque sorte. Mais on s’y habitue peu à peu, et on se rend compte qu’il s’agit simplement d’une façon différente de faire vivre un passé légendaire commun partagé par le griot et son public. Le jeu des allusions, des allers et retours entre le passé lointain et légendaire et le présent de la réalité quotidienne font exister le passé aussi sûrement qu’une narration classique. De plus, les multiples digressions apparentes permettent au griot de ménager toutes sortes d’explications sur le sens qu’il donne à la matière épique et de faire allusion à énormément d’autres événements du passé légendaire concernant les vies de tel ou tel personnage secondaire, la généalogie de tel clan, ou plus rarement telle ou telle divinité.

 La variante de l’épopée présentée ici par Wâ Kamissoko est, dans les grandes lignes, relativement proche de celle écrite par D. T. Niane. Mais, bien souvent, la ressemblance s’arrête là. Des noms de personnages et des généalogies changent, certains événements significatifs diffèrent (par exemple les motivations de Dô Kamissa ou de Soumaoro Kanté, ou les circonstances de la mort de Soundiata). Et surtout, le récit de Wâ Kamissoko, en plus d’être incroyablement plus riche que celui de Niane, emprunte explicitement des directions différentes afin de conférer un sens différent au parcours de Soundiata et à son action, et par là à son épopée en général. Bien entendu, les grandes différences entre les deux variantes s’expliquent d’abord par le fait que Wâ Kamissoko et Mamadou Kouyaté (le griot sur lequel se fonde le livre de Niane) représentent deux traditions, deux « écoles » de griots différentes. Mais au delà de cela, j’ai eu l’impression qu’il y avait bel et bien une autorité d’auteur à l’œuvre dans chacune de ces variantes. Wâ Kamissoko s’étend délibérément davantage sur certains épisodes que sur d’autres, il approfondit les personnalités des grandes figures de l’épopée, et il insiste explicitement sur certains aspects de l’action politique de Soundiata.

Ainsi, là où le récit de Niane était avant tout l’histoire de l’ascension de Soundiata en tant que chef de guerre et s’arrêtait peu après la fondation de l’empire, le récit de Wâ Kamissoko remonte aux origines de la lignée de Soundiata, consacre un peu moins de place à ses exploits guerriers et aux étapes de la guerre, mais s’étend davantage sur la naissance et l’enfance de Soundiata et sur son règne après sa victoire sur Soumaworo. Soumaworo lui-même change du tout au tout entre la version de Niane et celle de Kamissoko : chez Niane, il était l’archétype du roi-sorcier cruel et maléfique, tandis que la variante de Kamissoko est bien plus nuancée. En effet, Wâ Kamissoko explique l’hostilité de Soumaworo envers le Manden par une rebuffade qu’il a essuyée lorsqu’il a voulu venir en aide à son pays : Soumaworo, simple fils de forgeron, a voulu lutter contre la pratique de l’esclavage entre Noirs au Manden, mais on lui a renvoyé à la figure la modestie de ses origines sociales en lui intimant de ne pas se mêler de politique (ce à quoi il réagit en s’exilant et en rassemblant une armée). Par ailleurs, Wâ Kamissoko fait de Soundiata un souverain éclairé qui s’oppose lui aussi à la pratique de l’esclavage entre Noirs au Manden, et qui est le premier à l’abolir sur tous les territoires qu’il conquiert et intègre à son empire ; le récit de D. T. Niane ne disait rien de cet aspect, bien que les deux variantes fassent coïncider la fondation de l’empire de Soundiata avec l’élaboration de la « charte du Manden » qui pose les bases des droits humains en Afrique. Enfin, les figures féminines comme Dô Kamissa (la femme-buffle) ou sa réincarnation Sogolon Kondé, mère de Soundiata, sont aussi davantage détaillées ; déjà marquantes dans la version de Niane, elles gagnent encore en grandeur dans celle de Kamissoko.

À ces variantes et à ces nombreuses nuances, rendues possibles par la plus grande longueur de l’ensemble et par les analyses que Wâ Kamissoko intègre à sa « performance » épique, viennent s’ajouter de multiples épisodes secondaires détaillant l’histoire de tel clan ou de telle grande figure de l’épopée, en particulier Tiramakhan Traoré et Fakoli Doumbia, les deux principaux généraux de Soundiata. Le tome 2 relate la suite des événements jusqu’à la mort de Soundiata et bien après (à savoir les troubles politiques et militaires de l’interrègne jusqu’à ce que l’empire retrouve un souverain stable), une période que la version de D. T. Niane n’abordait pas du tout. Des mythes ouest-africains distincts de l’épopée de Soundiata sont aussi présents par des épisodes courts ou des allusions, par exemple le royaume du Wagadou et le serpent Bida. Les sections « questions-réponses » sont souvent le lieu où des chercheurs curieux questionnent Wâ sur ces allusions.

La grande richesse de la matière traditionnelle que maîtrise Wâ Kamissoko et la transcription directe de la forme très ondoyante et ramifiée que prend sa récitation font qu’il serait probablement ardu de suivre le fil du récit pour quelqu’un qui ne connaît encore rien à la trame générale de l’épopée ou à ses grands personnages. Il faut par ailleurs accepter de ne pas saisir tout de suite tous les noms ou tous les détails, et ne pas hésiter à recourir à l’index, à la table des matières ou aux cartes pour s’orienter dans le récit et les nombreux noms propres.

Au prix de cet effort, j’ai pu découvrir une épopée largement aussi ample et grandiose que le faisait soupçonner le petit livre de Niane. Et cette épopée, portée par le griot virtuose et érudit qu’est Wâ Kamissoko, est à son tour un portail ouvert sur une littérature orale d’une richesse étourdissante. Le caractère foisonnant de La grande geste du Mali et le fait qu’il s’agit d’abord d’une publication scientifique pourront malheureusement décourager les lecteurs n’ayant que peu de temps ou d’énergie à consacrer à une telle lecture (à ceux-là, je recommande avant tout le livre de Niane ou d’autres versions courtes comme on peut en trouver aussi dans des collections pour la jeunesse). Mais toute personne passionnée par les mythes et les légendes, et/ou toute personne disposant d’un bagage d’études suffisant pour avoir pris l’habitude de lire des ouvrages de sciences humaines ou des textes issus de cultures et d’époques différentes, ne peut qu’avoir envie de s’y plonger.

Pour aller plus loin

Que lire une fois que vous aurez fait ce beau voyage qu’est La grande geste du Mali, voire avant ou pendant que vous l’entreprendrez, si vous avez besoin d’aller mettre le nez ailleurs pour trouver des renseignements supplémentaires ? Le livre lui-même, avec ses riches bibliographies, foisonne de références utiles, mais voici quelques indications sur des livres où j’ai mis le nez et qui m’ont paru particulièrement bien pour découvrir ce domaine.

Sur le genre de l’épopée en Afrique noire, un livre incontournable est Les épopées d’Afrique noire, par Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng (deux africanistes, la première belge, le second sénégalais), paru également chez Karthala, en 1997. Ce livre est avant tout une anthologie destinée à présenter les principales épopées connues dans les différentes régions d’Afrique noire, via des textes de présentation et un choix d’extraits. Mais l’introduction générale qui en occupe le début constitue en elle-même une synthèse passionnante sur le genre de l’épopée en Afrique, sa définition, ses spécificités par rapport aux épopées des autres continents, les grands ensembles et leurs différences selon les régions d’Afrique, etc. Entre cette introduction et la présentation de l’épopée de Soundiata, il y a de quoi répondre à beaucoup des questions qu’on peut se poser quand on découvre les épopées orales noires-africaines.

Sur la littérature africaine plus en général (traditionnelle mais pas seulement orale), vous pouvez aller voir par exemple du côté des livres de Jacques Chevrier, comme L’Arbre à palabres. Essai sur les contes et les récits traditionnels d’Afrique noire, paru en 1986, qui est à la fois un essai et une anthologie des littératures traditionnelles africaines. Il a publié depuis deux livres sur les littératures francophones d’Afrique noire.

Sur l’épopée en général dans le monde, il y a l’anthologie d’Ève Feuillebois-Pierunek, Épopées du monde. Pour un panorama (presque) général, parue chez Garnier dans la collection « Classiques » en 2011 (une collection hélas chère : là aussi, n’hésitez pas à chercher en bibliothèque !). Vous aurez la certitude d’y faire des découvertes complètes, et vous y trouverez aussi posés les principaux problèmes de définition d’un genre épique qui dépasserait les différences entre cultures au niveau même plus d’un ou deux continents mais du monde entier.

Sur la charte du Manden ou charte de Kouroukan Fouga et les autres textes juridiques traditionnels ouest-africains mentionnés dans l’épopée de Soundiata, vous pouvez aller voir le billet que j’avais consacré à La Charte de Kurukan Fuga. Aux sources d’une pensée politique en Afrique, ouvrage collectif paru en 2008 chez l’Harmattan, inégal et pas conçu pour la découverte, mais qui peut être utile.

Sur la postérité récente de l’épopée de Soundiata, dont plusieurs écrivains ont réalisé des réécritures et qui reste une référence importante dans les littératures et les arts ouest-africains, je vous renvoie à l’article de Wikipédia, qui donne quelques références de livres et de films.


Bartolomé de Las Casas, « Très brève relation de la destruction des Indes »

24 juillet 2013

LasCasasTreBreveRelation

Référence : Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, traduit de l’espagnol par Fanchita Gonzalez Batlle, avec une introduction de Roberto Fernandez Retamar, Paris, La Découverte et Syros, 1996 (première édition : Maspero, 1975).

Avant-propos salutaire (ajouté le 3 janvier 2020) : Ce message est l’un des plus consultés de ce blog. Je m’en réjouis, parce que c’est une bonne anthologie et que je suis content que ce billet permette à d’autres gens de la découvrir ou d’en prolonger la lecture. Toutefois, devant les intitulés de certaines recherches aboutissant à cette page, j’éprouve le besoin de rappeler, au cas où, que, si vous êtes étudiant-e à l’université ou élève dans le secondaire et que vous cherchez des informations sur ce roman, par exemple dans la perspective d’un devoir, ledit devoir ne doit pas recopier textuellement des passages de cette page, ni y pomper allègrement des analyses que votre cerveau devrait normalement se charger de faire tout seul comme un grand afin de se muscler les neurones, ce qui reste le but premier de vos études. Voilà. Histoire que des professeurs navrés ne viennent pas m’injurier après…

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Un prêtre dominicain face à la conquête des Amériques

En pleine conquête des Amériques par les conquistadors espagnols, au XVIe siècle, de rares voix discordantes se font entendre pour dénoncer les exactions commises par les conquérants dans ces nouvelles terres qu’on appelle encore « les Indes ». Le plus connu et sans doute le plus énergique de ces dénonciateurs salutaires est le prêtre dominicain Bartolomé de Las Casas, qui a multiplié les actions politiques et religieuses en faveur des populations amérindiennes et prône un contrôle accru des actes des colons.

Premier prêtre à avoir été ordiné aux Indes occidentales (en 1513), il est d’abord propriétaire d’une de ces encomienda, exploitations déléguées par le roi d’Espagne aux colons et dans lesquelles les Indiens sont réduits en esclavage et exploités de la façon la plus inique. Mais, révolté par le traitement inhumain réservé aux Indiens et horrifié par les massacres auxquels s’adonnent les conquistadors, Bartolomé de Las Casas renonce, à peine un an plus tard, à sa propriété, et consacre le reste de sa vie à dénoncer les violences qui se poursuivent d’année en année dans les nouvelles colonies, à tenter d’imposer des réformes et à rédiger plusieurs livres dont certains ne sont publiés que longtemps après.

L’une de ses démarches les plus fameuses est sa participation à la controverse de Valladolid, en 1550-1551, au cours de laquelle s’affrontent plusieurs approches théologiques et politiques, notamment sur la question de savoir si les populations amérindiennes ont une âme. Cette controverse a fait l’objet d’un roman de Jean-Claude Carrière paru en 1992 et dont j’avais parlé sur ce blog. C’est ce roman qui m’a intéressé à la figure de Bartolomé de Las Casas et m’a donné envie d’aller lire directement l’un des nombreux livres qu’il a écrits sur l’histoire des Indes. Le plus court et le plus accessible est sa Brevísima Relación de la destrucción de las Indias, qu’il termine autour de 1550.

Je ne savais pas trop à quoi m’attendre en entamant la Très brève relation de la destruction des Indes. Une histoire de la colonisation espagnole des Amériques ? Un réquisitoire contre les coupables ? En réalité, ce qu’on découvre dans ces pages, c’est avant tout un témoignage sur des massacres, des trahisons et des tortures systématiques, qui relèvent de ce qu’on appelle de nos jours un génocide et des crimes contre l’humanité. De court chapitre en court chapitre, chacun traitant d’une colonie différente, des pratiques tristement similaires se retrouvent. Bartolomé de Las Casas ne donne pas beaucoup de détails sur les circonstances, seulement ce qu’il faut pour servir de preuve : des lieux, des dates, les noms des chefs et des peuples massacrés, le nombre de victimes. Les noms des coupables, eux, il les tait, pour des raisons aisément compréhensibles puisque je suppose qu’il aurait été dangereux d’accuser nommément ceux qui étaient alors de grands personnages du royaume d’Espagne. Mais son récit était certainement transparent pour les lecteurs de son époque et il doit l’être toujours pour les historiens de la colonisation des Amériques.

Tout le reste du livre est une longue série de récits de massacres, de tortures et de pratiques iniques, de paroles données aux indigènes et jamais tenues, d’engagements jamais respectés. Le mépris des populations locales conduit les conquérants à bafouer le peu de morale qu’ils auraient été tenus de respecter dans leur pays. L’accumulation de ces récits de massacres ne peut susciter chez les lecteurs que la consternation et la révolte. Celles de l’auteur sont communicatives. Il parle en tant que prêtre, favorable par ailleurs à une colonisation qu’il conçoit comme une évangélisation, fermement convaincu qu’il est de la supériorité de sa religion sur les autres ; mais la conversion des populations locales ne peut être à ses yeux que pacifique et progressive. Et notre auteur découvre avec colère la conception toute flexible de la charité chrétienne des conquistadors auxquels il a affaire.

Introduction et commentaire :

indispensables et perfectibles…

Un document historique relatif à une époque si ancienne, et relatant des événements si horribles, nécessitait un travail d’édition, d’introduction et de commentaire solide, afin de permettre aux lecteurs de garder la distance réflexive nécessaire envers les émotions violentes que sa lecture ne peut manquer de susciter. D’abord parce que la parole des témoins doit être complétée par (et comparée avec) celle des historiens actuels, qui ont pu confronter le témoignage de Las Casas à toutes sortes d’autres preuves et d’autres documents. Ensuite parce que le livre de Las Casas n’est pas un « rapport d’Amnesty International avec quatre siècles d’avance » (contrairement à ce qu’affirme un peu vite la critique de Télérama citée en quatrième de couverture). Las Casas a certes la fibre d’un militant défenseur des droits humains, malgré la distance qui le sépare de notre conception actuelle de ces droits, et le combat acharné qu’il a livré pour de telles valeurs est tout à son honneur. Mais son livre n’est pas un rapport documenté comme peuvent l’être les rapports des ONG actuelles, et Las Casas n’est pas non plus un historien contemporain. Son livre est un document remontant au XVIe siècle, qui nécessite un commentaire et une remise en perspective historique pour être bien compris. Et c’est un pamphlet qui cherche à convaincre et, sans forcément déformer les faits, contient une part de rhétorique pour renforcer l’impact de son propos.

De ce point de vue, l’édition que j’ai lue chez La Découverte fournit les bases indispensables à cette remise en perspective historique, mais elle aurait pu être mieux faite.

Le texte de Las Casas est précédé de deux avant-propos. D’abord une note de l’éditeur longue de 5-6 pages, non datée, écrite sans doute au moment de la réédition du livre chez La Découverte et Syros en 1983. Puis une introduction par l’universitaire cubain Roberto Fernandez Retamar datant de juin 1976. Ces précisions ne sont pas inutiles, comme vous allez voir. La note de l’éditeur donne les éléments biographiques de base sur la vie et l’œuvre de Bartolomé de Las Casas dont je viens de donner un aperçu, et se termine par une brève évocation de la postérité de Las Casas. C’est ce dernier sujet qui fait l’objet principal de l’introduction de Roberto Fernandez Retamar. Les écrits de Las Casas ont en effet pu servir à alimenter ce qu’on appelle la « légende noire » de la conquête espagnole des Amériques : une diabolisation systématique des actes des Espagnols, diabolisation dont Retamar montre très bien le caractère biaisé et retors puisque les actes des Espagnols n’étaient ni plus ni moins horribles que ceux des autres conquérants européens à la même époque et aux époques suivantes, aux Amériques et ailleurs.

Mais cette « légende noire », à laquelle Retamar oppose une réhabilitation de la figure de Las Casas, est aussi étroitement liée à l’histoire contemporaine des pays d’Amérique latine, c’est-à-dire à leurs indépendances au fond toutes récentes à l’échelle de l’Histoire longue. Un autre aspect passionnant de son introduction est donc la réception récente et contemporaine de la figure de Las Casas (et de ses livres) par les habitants et les universitaires des pays d’Amérique latine, dans le cadre de la création d’une identité culturelle et politique propre de ces pays marqués par la conquête espagnole.

Là où les choses deviennent plus compliquées, c’est quand on se rend compte que, depuis 1976, l’introduction de Retamar est devenue elle aussi un objet d’histoire. J’ai été surpris et quelque peu amusé de me rendre compte petit à petit, à la lecture, que j’avais affaire à une introduction polémique, résolument marxiste-léniniste, et qui (chose plus gênante) remplaçait parfois l’argumentation par un rejet pur et simple de telle position à grands coups de métaphores aussi colorées qu’énergiques. Heureusement cela n’arrive pas trop souvent, et le raisonnement du chercheur ne coule jamais complètement sous les tentations de l’idéologie aveugle. Mais à bientôt quarante ans de distance, cette introduction apparaît étroitement liée à la situation à Cuba dans les années 1970, en plein contexte de guerre froide. De sorte que l’introduction de Retamar aurait besoin elle aussi d’une introduction ou de notes pour être replacée dans son contexte et ne pas donner lieu à des malentendus cocasses… Bref, il serait temps de remettre à jour cette édition en y ajoutant un commentaire plus récent, qui pourrait accessoirement prendre en compte les autres études sur Las Casas qui n’ont pas pu manquer de paraître en quarante ans.

Mais là où cette édition pèche vraiment, c’est par l’absence complète de notes accompagnant le texte de Las Casas. Même peu nombreuses, elles éclaireraient beaucoup la lecture, en explicitant notamment les allusions toujours feutrées aux principaux conquistadors, que des historiens reconnaîtront sûrement sans peine, mais pas le lecteur lambda… même chose pour les chefs indiens dont les noms sont cités. J’aurais aussi aimé quelques analyses sur l’image que Las Casas cherche à donner des Indiens, invariablement présentés comme doux, pacifiques et innocents de tout dans son livre. Je crois volontiers à leur innocence et à l’injustice du traitement ignoble qui leur a été réservé, mais il y a tout de même une part de mythe du bon sauvage dans cette affaire, le tout étroitement lié à la vision du monde qu’a Las Casas en tant que chrétien et en tant que prêtre. De même, un point de vue d’historien sur le déroulement de la conquête, sur les traités et les lois à son sujet, sur le nombre des victimes, etc. aurait été bienvenu.

En conclusion

Bref, si les éléments de commentaire présents dans cette édition sont loin d’être dépourvus d’intérêt, ils pourraient être mieux à jour et ne donnent qu’assez peu d’aide sur le détail du texte. De ce fait, cette édition de la Très brève relation de la destruction des Indes n’est pas aussi accessible à un lectorat d’étudiants ou de simples curieux qu’elle pourrait l’être.

Si vous découvrez complètement le sujet, je vous conseille fortement de commencer plutôt, soit par un manuel universitaire sur l’Espagne du siècle d’or, soit par le roman de Jean-Claude Carrière (ou le téléfilm correspondant scénarisé par le même et réalisé par Jean-Daniel Verhaeghe en 1992). Ces derniers relèvent de la fiction, mais s’appuient sur un travail de documentation sérieux et constituent une bonne introduction à la vie de Bartolomé de Las Casas et à son époque. Il sera temps ensuite de lire le livre de Las Casas lui-même. (De mon côté, je vais voir si je peux en trouver une meilleure édition.)


Collectif (CELHTO), « La Charte de Kurukan Fuga »

2 mars 2013

Charte-de-Kurukan-Fuga-CELHTO

Référence : CELHTO, La Charte de Kurukan Fuga. Aux sources d’une pensée politique en Afrique, Paris, L’Harmattan / Conakry (Guinée), Société africaine d’édition et de communication, 2008, 164 pages.

À la fin du livre Soundjata ou l’épopée mandingue de l’historien guinéen D. T. Niane, que j’avais lu il y a quelques mois et qui retrace l’une des versions de la vie légendaire du conquérant Soundiata Keïta, fondateur de l’empire mandingue (ou empire du Mali) au XIIIe siècle, un chapitre intitulé « Kouroukan Fougan ou le partage du monde » mentionne un sommet diplomatique et politique tenu par Soundiata et ses alliés après leur victoire contre Soumaoro Kanté, souverain du royaume de Sosso. Ce sommet, qui a lieu à Kurukan Fuga, pose les bases (solides) de l’empire de Soundiata. Dans le livre de D. T. Niane, ce moment est l’occasion de trois activités : la célébration de la victoire, une prestation de serment des rois alliés de Soundiata qui deviennent ses vassaux, et l’institution par Soundiata de liens sociaux, politiques et culturels entre les différentes tribus alliées par le biais d’une reconnaissance institutionnelle du « cousinage à plaisanterie » (une pratique qui, pour ce que j’en ai compris, vise à établir un lien privilégié entre deux tribus et à permettre une liberté de parole et de critique tout en allégeant les tensions).

En réalité, cet épisode de l’épopée de Soundiata est encore plus important, car c’est aussi à ce moment-là (que l’on situe en général en 1236) qu’a probablement été élaboré un document primordial pour l’histoire du droit en Afrique de l’Ouest : la charte dite de Kurukan Fuga, aussi parfois appelée « charte du Manden » (ou « Mandé »), qui énonce des principes législatifs pour l’empire mandingue naissant. Visiblement, il s’agit, en termes d’ancienneté et d’importance, d’un document comparable aux grands jalons du droit en Europe médiévale, comme la Magna Carta en Angleterre par exemple, à cette différence qu’il a été transmis par les traditions orales.

Cette charte n’a fait l’objet d’éditions et d’études savantes que tout récemment : une version en a été recueillie en Guinée à la suite d’un atelier régional de concertation entre communicateurs traditionnels et modernes qui a eu lieu à Kankan en mars 1998, et traduite sous la direction de Siriman Kouyaté ; au cours des années suivantes, cette version a été diffusée auprès d’un public plus large, et, en 2004, elle a fait l’objet d’une conférence internationale à Bamako (au Mali) regroupant des universitaires, des personnalités politiques et culturelles, à l’initiative notamment du Centre d’études linguistiques et historiques pour la tradition orale (CELHTO), institution dépendant de l’Union africaine. C’est à cette charte qu’est consacré La Charte de Kurukan Fuga. Aux sources d’une pensée politique en Afrique, petit livre publié à l’initiative du CELHTO, acheté un peu sur un coup de tête.

Un ouvrage utile mais disparate

Autant le dire tout de suite : même s’il m’a appris beaucoup de choses, ce livre n’est pas un livre d’histoire, mais un recueil très composite contenant à la fois de petites synthèses introductives, une édition bilingue d’une version de la charte, et les actes de la conférence de Bamako de 2004.

Le livre regroupe en effet :

– Une partie introductive occupant une petite quarantaine de pages, composée d’un avant-propos de Mangoné Niang (directeur du CELHTO), puis d’une introduction et d’une remise en contexte historique (« Entre guerre et paix. De l’empire du Ghana à l’empire du Mali. Le contexte historique de la charte du Mandé ») tous deux dûs à l’historien D. T. Niane (l’auteur de Soundjata ou l’épopée mandingue, donc). C’est une partie assez accessible au profane, pourvu qu’on ait déjà un peu entendu parler de l’épopée de Soundiata (pas besoin de la connaître en détail). Les textes de D. T. Niane sont particulièrement clairs et intéressants.

– Une édition bilingue d’une version de la charte de Kurukan Fuga, qui occupe une vingtaine de pages. C’est l’édition réalisée à la suite de la rencontre de Kankan de 1998. Elle contient la transcription de la charte en malinké et sa traduction française, ainsi que de précieuses notes qui éclairent les 44 règles édictées par la charte.

– Les actes, livrés de façon assez « brute de décoffrage », de la rencontre de Bamako de 2004 autour de la charte. Cette partie, qui occupe une bonne moitié du livre, est un recueil de documents plus qu’une présentation d’actes de colloque : on y trouve aussi bien les textes des discours d’introduction par différentes personnalités politiques ou savantes (Mongoné Niang, Emmanuel Sagara – secrétaire de l’Académie africaine des langues -, et Cheikh Oumar Sissoko – Ministre guinéen de la culture) et des textes programmatiques (la présentation par M. Niang des objectifs de la conférence, sa remise en contexte par Martin Faye) que les communications elles-mêmes et le rapport de la conférence, lui-même curieusement redoublé puisqu’il y a à la fois un « Rapport de la conférence de Bamako » signé par son rapporteur, Raphaël N’Diaye, et le Rapport final de la rencontre, collectif, qui récapitule, voire reprend par de simples passages copiés-collés, l’ensemble des documents précédents. Le souci d’exhaustivité et de transparence dans la reproduction des documents est louable, mais offre à la lecture un ensemble assez disparate et parfois redondant. De plus, quelques imperfections formelles compliquent quelque peu la lecture de cette partie du livre : les titres et surtitres ne sont pas clairement hiérarchisés (page 79, « Les communications. Réactions des intellectuels » est visiblement un surtitre applicable à plusieurs des textes qui suivent, mais il est écrit en plus petit que les titres de chacun de ces textes) et l’un des textes (« La charte dans les médias », p. 95-97) n’est pas signé. Au sein de ces actes de la rencontre de Bamako, ce sont de loin les textes présentés comme les « réactions des intellectuels » qui s’avèrent les plus intéressants : « De Kurukan Fuga à l’Union africaine' » par Ousmane Sow Huchard, « La Charte du Mandé, outil d’éducation » par Boubacar Boris Diop et « Sur les terres de l’empire du Mali » par Cheikh Hamidou Kane.

– Deux courts textes prolongeant les actes de la rencontre : « Après la conférence de Bamako », par Iba Der Thiam, qui informe sur les suites de la conférence entre 2004 et 2008 ; et « La Charte du Mandé : une nouvelle Magna Carta pour l’Union africaine », par Hamidou Dia, courte réflexion historique et politique sur l’intérêt de la Charte pour les pays de l’Afrique actuelle, thème déjà abondamment abordé par les actes de la rencontre.

– Enfin, des annexes proposent trois documents supplémentaires, tous intéressants :

* Une édition bilingue d’une version du « serment des chasseurs » (Donsolu Kalikan), autre document important pour l’histoire du droit et des droits humains en Afrique de l’Ouest, lié à l’histoire des sociétés d’initiés chasseurs. Cette version a été recueillie en 1965 par l’historien malien Youssouf Tata Cissé auprès de Fadjimba Kanté, maître chasseur et patriarche des forgerons de Tegué-koro (au sud de Bamako). C’est une déclaration puissante contre l’esclavage et l’asservissement des personnes, dont l’impact est rendu plus fort par le fait qu’elle prend une forme plus directement poétique que la charte de Kurukan Fuga.

* Un poème moralisant de l’érudit malinké Souleymane Kanté, « Variations sur la conférence de Kurukan », présenté cette fois en traduction seule.  Il est suivi d’une « annexe 3 » qui porte le même titre et le même nom d’auteur, et m’a tout l’air de n’être que la suite et la fin du même poème qui pourrait avoir été mal découpé lors de la mise en page… Mystère.

* Une dernière page présente un texte d’une petite demi-page intitulé « Kaman Bolon », non signé, et qui forme une conclusion sur l’importance de la Charte.

Il y a donc vraiment de tout dans ce livre, qui est à la fois un groupement d’éditions de textes (ou plutôt de traditions orales), une publication d’actes de colloque, et un ouvrage de réflexion historique et politique sur la charte de Kurukan Fuga et son intérêt pour l’Afrique contemporaine. Du fait de cette nature très composite de l’ouvrage, ses différentes parties peuvent intéresser des publics divers, et je me demande si tous seront satisfaits de ce qu’ils y trouveront, tant le résultat a parfois un aspect « fouillis ». A l’inverse, même si on pourrait lui reprocher de ne pas creuser encore assez chacun des aspects qu’il aborde, ce livre a le grand mérite d’exister et de fournir une édition correcte de ce document important de l’histoire du droit en Afrique de l’Ouest, document qui circule désormais aussi sur Internet, mais dont les éditions « papier » fiables et accessibles ne sont sans doute pas encore légion.

Ce livre s’adresse avant tout aux gens désireux de s’informer sur les activités de transcription, d’édition et de diffusion des traditions orales ouest-africaines, autrement dit les gens qui connaissent sans doute déjà un peu le CELHTO et ses activités (ce qui n’était pas mon cas, je précise). Mais il peut tout de même, dans une certaine mesure, rendre des services à un public plus large (auquel j’appartiens) : les gens qui désirent simplement découvrir ces documents importants de l’histoire du droit, mais aussi tous ceux qui s’intéressent aux efforts de coopération entre pays africains pour préserver et mettre en valeur les cultures de cette partie du monde.

Une démarche panafricaniste

La démarche qui motive tant les colloques que l’édition et la diffusion de la Charte est à la fois savante et politique, chose logique puisque le CELTHO est une institution de l’Union africaine. Il ne s’agit pas seulement de recueillir, d’éditer et d’étudier plus largement les très riches traditions orales ouest-africaines, mais aussi de réfléchir à la façon dont la Charte de Kurukan Fuga peut être employée de nos jours en tant qu’outil politique de conciliation et d’union entre les pays africains, dans une perspective panafricaniste. Ce double but, nullement dissimulé dans l’ouvrage, constitue un équilibre délicat à tenir, et les chercheurs qui interviennent dans ces pages en semblent pour la plupart conscients.

Employer un document comme la Charte de Kurukan Fuga en tant qu’outil d’union politique n’a d’ailleurs rien d’évident, dans la mesure où Kurukan Fuga est étroitement lié à l’épopée de Soundiata, laquelle présente en général un large biais défavorable à l’adversaire de Soundiata, Soumaoro Kanté ; or, comme on pouvait s’y attendre, les historiens ont pu montrer que ce dernier, sans être irréprochable, n’était évidemment pas le souverain purement maléfique décrit par la plupart des versions de l’épopée. Or, derrière Soundiata et Soumaoro, il y a l’histoire des peuples et des conquêtes des royaumes successifs. Il y aurait donc toutes sortes de façons de mal utiliser la Charte, qui doit être considérée avec le recul historique nécessaire, certainement pas mise au service d’une réactivation d’un éloge sans nuance de Soundiata qui tiendrait de l’hagiographie plus que de l’Histoire.

En outre, bien que son importance pour l’histoire de l’Afrique de l’Ouest la placent sans conteste au même rang que les grandes déclarations européennes, américaines ou asiatiques de l’histoire des droits humains, la Charte de Kurukan Fuga ne peut évidemment pas être présentée comme une déclaration des droits de l’homme que l’on pourrait admettre et appliquer telle quelle de nos jours : c’est un document créé dans un contexte historique précis et adapté à des sociétés et à des exigences éthiques qui ont grandement changé depuis. Les notes et les communications qui accompagnent le texte de la Charte ont largement soin de faire ce travail indispensable de remise en contexte. Une utilisation politique de la Charte, quant à elle, ne peut qu’être contrainte de mettre en valeur ceux de ses articles à la portée la plus durable et d’en laisser d’autres à leur XIIIe siècle d’origine…

La politique et la recherche historique ne font pas toujours bon ménage, dans quelque partie du monde que l’on se trouve, et un puriste pourrait s’effaroucher non sans raison des biais possibles introduits par cette interdépendance entre le monde politique et la recherche universitaire. Son caractère en partie inévitable apparaît toutefois clairement à la lecture du livre, et témoigne une fois encore de problèmes communs à pas mal de régions du monde : sans une volonté politique globale, autrement dit sans une prise de conscience par les politiques de l’importance de la préservation et de la diffusion des cultures locales, surtout les traditions orales actuellement menacées par les changements économiques, sociaux et culturels rapides que connaissent les pays d’Afrique de l’Ouest, il serait impossible aux chercheurs, historiens, linguistes, mais aussi aux traditionnistes eux-mêmes (ceux qu’on regroupe sous le nom plus ou moins pertinent de « griots »), d’œuvrer efficacement et à grande échelle pour recueillir, éditer, étudier et faire connaître des documents importants comme la Charte ou le serment des chasseurs.

Plus curieuse, en revanche, est la présence parmi les organisateurs de la conférence de Bamako d’une organisation appelée Intermédia Consultants, qui semble n’avoir rien d’autre à faire que de proposer ses services pour promouvoir « l’innovation sociale dans les médias ». Je suppose que l’organisation n’est pas étrangère au texte non signé figurant parmi les communications, « La Charte dans les médias », qui s’interroge (de façon plutôt utile, certes) sur les moyens à mettre en œuvre pour porter la Charte à la connaissance du grand public. J’avoue avoir davantage confiance dans les institutions universitaires ou dans les ONG que dans les entreprises de consultants pour ce genre de projet…

Conclusion ?

Je suppose qu’il y aura bientôt, voire qu’il y a déjà, des livres encore meilleurs sur cette charte de Kurukan Fuga. Celui-ci, à défaut d’être parfait dans sa forme, a l’avantage d’exister et de fournir ce qu’il faut de notes et de commentaires pour comprendre le contexte de l’élaboration de la Charte, en lien avec la vie de Soundiata et l’histoire de l’empire mandingue. Sur la Charte elle-même, c’est donc plutôt une bonne introduction, même si ça n’atteint pas encore les sommets d’érudition et d’exhaustivité qu’on peut trouver dans les éditions savantes d’autres grands classiques. Mais cet ouvrage m’a aussi fait plonger, par la même occasion, dans les problèmes beaucoup plus immédiats de la préservation des cultures à tradition orale et dans les activités de l’Union africaine. Je connaissais déjà un peu les premiers, dans d’autres parties du monde et d’autres époques, mais pas du tout les secondes. Sur ces aspects en particulier, j’en suis ressorti avec plus de questions que de réponses, mais c’est assez normal de la part d’un lecteur pas du tout familier des politiques africaines actuelles.

Bref, une lecture quelque peu improbable et par endroits déroutante, mais certainement pas inutile et qui m’a donné envie de me renseigner encore non pas seulement sur les épopées africaines, mais aussi sur l’étude et la préservation des traditions orales locales de nos jours. Je n’ai malheureusement pas trouvé de site Internet du CELHTO pour le moment, mais ça n’est certainement pas ça qui va m’arrêter. En attendant, on peut déjà s’intéresser aux ressources proposées par l’UNESCO, qui travaille dans la même direction à l’échelle mondiale et a mis en avant pour cela la notion de patrimoine culturel immatériel de l’humanité (lien vers Wikipédia). Du côté des universitaires, il y a des équipes de recherche qui travaillent sur ces sujets : je suis tombé par exemple sur le site du laboratoire Langues et civilisations à tradition orale (LACITO), une équipe du CNRS en lien avec l’université Paris-III.

Sur l’Afrique de l’Ouest plus précisément, c’est encore dans La Grande Geste du Mali de Youssouf Tata Cissé et Wâ Kamissoko, que j’ai commencé à lire, qu’on peut trouver plus d’informations sur Soundiata et la Charte, mais aussi sur le fonctionnement des traditions orales et sur les démarches entreprises par les chercheurs pour les recueillir et les étudier.


Jean-Claude Carrière, « La Controverse de Valladolid »

19 juillet 2012

Couverture de "La Controverse de Valladolid", représentant l'un des personnages principaux, Bartholomé de Las Casas.

La couverture de l’édition dans laquelle j’ai lu le livre reprend une image du téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe adapté du roman en 1992.

Référence : Jean-Claude Carrière, La Controverse de Valladolid, Paris, Pocket, 1993 (première édition : Belfond et Le Pré aux Clercs, 1992).

Message posté sur le forum du Coin des lecteurs le 11 avril 2012.

C’est un livre court, et qui se lit vite, en raison du style adopté par Carrière : dépourvu de tout effet de style voyant, proche du registre oral, il choisit en outre de limiter les explications historiques et les descriptions au minimum syndical (il y a quelques explications sur le contexte, surtout au début, mais on en reste vraiment à l’essentiel), et il se concentre entièrement sur le récit, les propos et les réflexions des personnages. Toute la tension dramatique porte sur la controverse elle-même. Jean-Claude Carrière a un peu modifié la lettre des événements (en mettant en scène la controverse sous la forme d’un débat public), mais il explique clairement, dans un bref avant-propos, ce qui relève de l’invention et ce qui est historiquement exact.

Le résultat est prenant, passionnant, et arrive à nous apprendre beaucoup et à nous donner beaucoup à réfléchir en peu de mots.

Nous sommes donc en 1550. La découverte des Amériques s’est changée en conquête, en massacre et en exploitation des populations locales, le tout au service d’une nouvelle économie qui repose entièrement sur cette sinistre base et profite principalement à l’Espagne et au Portugal, mais aussi à la plupart des nations européennes.

À l’occasion de la publication du livre d’un philosophe, Sepulveda, qui justifie la guerre de conquête menée par les conquistadors, l’Eglise se retrouve à devoir statuer officiellement sur la nature des populations du nouveau continent. En effet, les conséquences de l’autorisation ou non de publication du livre dépassent largement l’enjeu de son contenu immédiat. Il s’agit de trancher une question beaucoup plus vaste : les peuples d’Amérique sont-ils des humains, c’est-à-dire, dans la pensée chrétienne, des enfants d’Adam et d’Eve, dotés d’une âme, pris en compte par le Christ lors de sa passion, et susceptibles d’être accueillis au Paradis ? Sont-ils des humains comme ceux du monde déjà connu, ou bien des créatures différentes, inférieures, voire démoniaques, corvéables ou massacrables à volonté ?

La question relève de la théologie et la controverse a lieu dans un couvent, mais c’est aussi une question morale… dont les enjeux politiques, et économiques, sont énormes.

Il y a trois personnages principaux.

D’un côté, Ginès de Sepulvéda, selon qui la conquête des Amériques était une guerre juste, car les populations locales sont inférieures et destinées par Dieu à une vie de soumission. C’est un philosophe et un orateur redoutable, rompu aux subtilités de la logique.

De l’autre, l’évêque Bartolomé de Las Casas, qui a longuement vécu aux Amériques. Rendu peu à peu sensible au sort inique des Indiens, il a été marqué par les massacres auxquels il a assisté. Il n’est pas aussi grand maître en matière de références érudites et de raisonnements subtils que son adversaire, mais il a pour lui l’expérience vécue, une foi tout aussi profonde, et un solide sens moral. Il est devenu le principal défenseur de la cause des Indiens en Europe à l’époque de la controverse.

Chacun des deux a fourbi toutes ses armes, ses arguments, ses preuves, a ses atouts dans sa manche. Le débat sera riche en surprises, en retournements de situation.

Face à eux, le légat du Pape, qui écoute chacun à égalité et devra rendre sa décision. Il garde une attitude neutre, et il est difficile de savoir pour qui il penche ou non selon les péripéties du débat. Il fait son travail consciencieusement, et a lui aussi quelques surprises en réserve pour tenter de trancher la question.

Autour d’eux, d’autres personnages moins importants mais eux aussi susceptibles d’influer sur l’issue du débat dans un sens ou dans l’autre.

Toute l’habileté de l’écriture de Carrière consiste à permettre à un lecteur pas du tout spécialiste de comprendre les enjeux de la discussion et les stratégies élaborées de part et d’autre. On peut ne rien y connaître à la Bible et au christianisme, et encore moins au XVIe siècle, et suivre sans peine la controverse.

Aucun aspect du christianisme n’est laissé dans l’ombre : on voit aussi bien les efforts sincères de tous les participants pour essayer de découvrir la vérité – une vérité conforme à la foi qui est leur cadre de pensée constant – et en même temps le processus terrible qui préside au massacre de populations entières : le recours à la foi et à toutes les ressources de la pensée pour justifier le sentiment de supériorité sur des populations qu’on méprise et qu’on ne tente pas de comprendre.

De ce point de vue, la controverse de Valladolid a une résonance intemporelle, et même terriblement d’actualité (je ne vais pas parler de politique, mais on se souvient des propos tenus récemment sur les civilisations qui n’auraient pas toutes la même valeur…). On se prend à se demander ce qui se passerait si une aussi extraordinaire rencontre entre des peuples se produisait aujourd’hui. Au XVIe ou au XXIe siècle, les enjeux sont toujours aussi terribles, les risques aussi énormes, la force des préjugés et des jeux d’intérêts aussi redoutable. On voit que l’égalité est un combat de l’esprit, et qu’il n’est pas gagné d’avance. De ce point de vue, le dénouement, inattendu, est aussi amer que nuancé (et historiquement exact, encore).

Chaudement recommandé.

Et pour aller plus loin ?

Pour aller plus loin, vous pouvez aller mettre le nez dans les écrits de Bartolomé de Las Casas. Je parle ici d’une édition de sa Très brève relation de la destruction des Indes.