Makiko Futaki, « Le Grand Arbre au centre du monde »

31 janvier 2023

Référence : Makiko Futaki, Le Grand Arbre au centre du monde, traduction française de Yacine Zerkoun, éditions Ynnis, 2022 (édition originale : Sekai no mannaka no Ki, 1989).

Présentation sur le site de l’éditeur

« Éditée pour la première fois en France, la splendide fable écologique écrite et illustrée par Makiko FUTAKI, animatrice emblématique du mythique Studio Ghibli !

À l’ombre du grand arbre au centre du monde, Sissi et sa grand-mère vivent paisiblement. Mais lorsqu’un superbe oiseau doré fait son apparition, leur existence s’en trouvera à jamais bouleversée. Déterminée à le poursuivre, Sissi se lance dans une ascension vertigineuse vers la cime de l’arbre. Au gré de rencontres insolites, la jeune fille devra faire face à une vérité à laquelle elle n’était pas préparée pour enfin comprendre son destin. »

Mon avis

Makiko Futaki était l’une des grandes animatrices du studio Ghibli, hélas morte en 2016. En 1989, elle a publié au Japon un beau livre illustré pour la jeunesse : Le Grand Arbre au centre du monde. Il vient seulement d’être traduit en français, en octobre dernier, par les éditions Ynnis, qui font un gros travail pour faire connaître en France les romans et albums jeunesse dont s’inspirent les films d’animation japonais (Ghibli et autres).

L’histoire commence dans une vallée encaissée au pied d’un arbre gigantesque qui rythme les saisons et prodigue toutes sortes de bienfaits à Sissi et à sa grand-mère. Un jour, Sissi entrevoit un grand oiseau doré volant au-dessus de l’arbre, et elle conçoit le désir de grimper au tronc pour trouver cet oiseau. Ce voyage éprouvant va la placer face à des périls qui menacent le peu qu’elle et sa grand-mère possèdent, mais il lui fera aussi faire d’étonnantes rencontres.

La quantité de texte reste limitée, ce qui rend le livre accessible à un public jeune : à vue de nez, je dirais 8-10 ans, voire moins s’il y a un adulte à côté pour faire la lecture ou se charger des passages un peu longs.

Le livre est au format A5, avec une solide couverture rigide et un titre doré, et un papier de bonne qualité. Tout cela met bien en valeur les illustrations, qui sont extrêmement nombreuses (le dessin prime sur le texte) et joliment détaillées. Makiko Futaki aime dessiner les paysages et son style aquarellé, logiquement proche de son travail pour Ghibli, déploie des nuances de couleurs qui entretiennent l’ambiance à merveille. Les environnements colorés et la lumière varient au fil des péripéties et ménagent des atmosphères changeantes qui servent bien le récit. La mise en page varie de même, alternant les illustrations en pleine page, les dessins sur fond blanc jouxtant de petits blocs de texte, et parfois même des pages qui ne sont pas loin de la page de manga, divisées en deux ou trois grandes cases où le texte est inséré dans le dessin (mais avec des dessins en couleur bien plus travaillés, et sans utiliser de bulles).

Un aperçu d’une double page au tout début du livre (p.8 et 9). Le style graphique rappelle beaucoup les art books des films d’animation du studio Ghibli, mais les dessins sont plus achevés et les couleurs, systématiques, sont très soignées.

Disons-le tout de suite : c’est vraiment un album pour la jeunesse, et son intrigue repose sur des bases qui peuvent paraître classiques en 2023. Mais il faut garder en tête que ce livre est traduit plus de 30 ans après sa parution initiale ! Il a été écrit en 1989, peu après la sortie de Nausicaä, du Château ambulant, de Mon voisin Totoro et des premiers classiques du studio Ghibli, pendant qu’aux États-Unis, la fantasy, c’était Dark Crystal, Labyrinthe et Willow, et que Disney venait de sortir La Petite Sirène, tandis qu’en France c’est Le Roi et l’Oiseau, Gandahar et les dessins animés Astérix. Quant aux livres pour la jeunesse, en 1989, ce sont, en France, les albums de Pef (Le Monstre poilu, Le Prince de Motordu) et les traductions des romans d’Astrid Lindgren (Fifi Brindacier, Ronya fille de brigand). Les romans jeunesse avec des univers de fantasy complexes, ça n’existe pas, en dehors du Hobbit de Tolkien.

Dans ce contexte, Le Grand Arbre au centre du monde apparaît plus novateur. Son histoire repose résolument sur les ressorts d’une quête initiatique, où le merveilleux n’est jamais loin du cauchemardesque. Il rappellera immanquablement aux fans de Ghibli l’atmosphère de films comme Le Château ambulant et Nausicaä. Mais les différences sont nettes. D’abord, l’univers reste ancré dans la fantasy plutôt que dans la science-fiction : en termes d’univers on est finalement plus proche de Princesse Mononoké (sorti huit ans après ce livre), mais avec une optique intimiste et non pas une grande épopée collective. Ensuite et surtout, il ne faut pas s’attendre à une de ces intrigues à l’anglo-saxonne conçues comme des mécanismes d’horloge où le moindre détail trouve une explication limpide avant la dernière page. Non, Le Grand Arbre au centre du monde est une histoire énigmatique, dont certains aspects resteront nimbés de mystère. On pourra trouver cela frustrant, ou bien (c’est mon avis) estimer le résultat d’autant plus évocateur qu’il reste encore de quoi s’interroger et rêver une fois le livre refermé. Au fond, la logique de l’histoire est moins réaliste que symboliste. Ça aussi, ça se fait moins actuellement qu’en 1989, mais ce type d’histoire présente l’avantage à mes yeux de moins affaiblir la part de merveilleux et de magie propre à la fantasy que les univers où on nous assène dans les moindres détails tous les rouages des sortilèges ou le fonctionnement en style pseudo-scientifique du système digestif des griffons.

Lu en 2023, le livre frappe par ses préoccupations écologiques, qui sous-tendent toute l’intrigue. Il exprime le même attachement à la nature sauvage qui transparaît dans les films du studio Ghibli, et paraît plus que jamais actuel.

Si vous aimez ce que fait le studio Ghibli, vous pouvez vous procurer ce livre les yeux fermés en sachant qu’il vous fera passer un très bon moment de lecture, ou bien qu’il fera un beau cadeau pour initier un enfant à la fantasy écologique (et à l’illustration de fantasy). Si vous ne connaissez pas les univers de Ghibli, prenez le temps de voir ce que vous pensez du style graphique en aquarelles, mais je vous le recommande quand même : il est fin et nuancé, et au service d’un superbe conte.

J’ai posté une première version de cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs avant de l’étoffer pour le poster ici le même jour.


[BD] Florence Magnin (dessin) et Rodolphe (scénario), « L’Autre monde » (premier cycle)

14 mars 2022

Référence : Florence Magnin (dessin et couleurs) et Rodolphe (scénario), avec un lettrage de François Batet, L’Autre Monde, l’intégrale, Paris, Dargaud, 2001 (première parution en deux albums en 1991-1992 ; il s’agit ici d’une « intégrale » du premier diptyque, qui a été suivi de trois autres parus aux éditions Clair de Lune).

L’histoire en deux mots

Jan Vern s’est réveillé dans une chambre blanche, aux soins d’une infirmière nommée Blanche et du bon docteur Peine. Comment est-il arrivé là ? Il se souvient qu’il pilotait sa navette FK-11 dans l’espace, puis tout s’est éteint, une impression de chute, l’horreur… et plus rien. Lorsque des visiteurs entrent le voir, Jan s’aperçoit qu’il est l’objet de toutes les curiosités auprès d’une population qui semble surgie du XVIIIe siècle français. Jan se rend bientôt compte qu’il a été transporté dans un autre monde où l’on ignore tout de l’espace, des autres planètes, des étoiles et de l’aviation, et où une automobile à charbon est une technologie de pointe rarissime. Et il n’est pas au bout de ses surprises, car, dans cet autre monde, les légendes et les anciennes croyances au sujet de la configuration du monde semblent bel et bien réelles. Par exemple, le ciel n’est réellement qu’une toile où les étoiles sont suspendues comme des boules de Noël !

Mon avis

Une grande artiste

Disons-le tout net : cela fait plus de vingt ans que je suis le travail de Florence Magnin avec une admiration toujours renouvelée et j’ai bien l’intention de vous convaincre de vous intéresser à ce qu’elle fait. Bien entendu, c’est en partie une question de goûts, mais pas seulement : dès lors qu’on regarde de près ses illustrations, ou même les cases de ses bandes dessinées, on ne peut que reconnaître, objectivement, la minutie de ses compositions, sa maîtrise des couleurs, et l’univers bien affirmé qui s’est élaboré au fil de ses publications.

Magnin a commencé comme illustratrice pour des couvertures de romans (notamment Les Princes d’Ambre de Roger Zelazny) avant de venir à la bande dessinée avec L’Autre Monde en collaboration avec le scénariste Rodolphe. Elle a ensuite alterné sont métier principal d’illustratrice avec des albums de BD. Elle s’est fait connaître en illustrant des jeux de société (comme la somptueuse première édition d’Il était une fois et Citadelles) et des jeux de rôle sur table, via le magazine Casus Belli puis via les jeux Ambre et Rêve de dragon dont ses couvertures sont des splendeurs. Après avoir signé le dessin de la BD Mary la noire, une histoire de pirate en deux tomes, elle est revenue à la BD quelques années après, cette fois en tant qu’autrice complète (elle signe aussi les scénarios), pour un cycle, L’Héritage d’Emilie, qui comprend cinq tomes. Au fil de ses recherches sur des techniques différentes, elle parvient à réaliser plus rapidement un albums comprenant un plus grand nombre de pages, Mascarade, en 2014.

Quelques exemples de couvertures illustrées par Florence Magnin, dont celle du jeu de rôle Rêve de dragon. Ci-dessus, la couverture de son Artbook paru en 2019.

Florence Magnin est à mes yeux l’une des grandes illustratrices de contes, mais aussi l’une des grandes conteuses, de l’imaginaire français, aux côtés de figures comme Pierre Dubois ou Roland et Claudine Sabatier, par exemple. Son imaginaire riche m’évoque tantôt les contes de fées et les fêtes anciennes, tantôt les légendes celtiques, tantôt les vitraux (pour son sens des couleurs). Bizarrement, c’est plutôt aux milieux du jeu de rôle et de la fantasy qu’elle doit sa reconnaissance principale, grâce à sa participation au « tarot d’Ambre », un jeu de cartes servant d’accessoire au jeu de rôle Ambre (ce tarot est actuellement en cours de réédition, sans les références à l’univers d’Ambre pour des questions de droits, sous le titre « le tarot de la Marelle », aux éditions Nestiveqnen). Il a fallu attendre 2019 pour qu’elle ait enfin droit à un beau livre consacré à son oeuvre graphique, un art book paru chez Nestiveqnen. Magnin continue à publier à un rythme soutenu : après avoir achevé le quatrième diptyque de L’Autre Monde l’an dernier, elle vient de publier un conte illustré pour la jeunesse, Amandine et Caramel, dans un grand format qui met joliment en valeur son travail.

L’Autre Monde, dont je ne chronique ici que le premier diptyque, a été donc prolongé depuis par pas moins de trois autres paires d’albums, toujours en collaboration avec Rodolphe. Il faut dire que l’histoire de ces deux premiers albums, si elle aboutit à une fin, ne résout pas toutes les questions que l’on peut se poser à propos de cet univers étrange. Tandis que Dargaud avait publié le premier cycle, les suivants sont parus aux éditions Clair de Lune.

En lisant aujourd’hui ces deux premiers albums, parus en 1991-1992, il faut les replacer dans leur contexte et se souvenir qu’il s’agit de la première incursion de Florence Magnin dans la bande dessinée après un début de carrière en tant qu’illustratrice. On lui a parfois reproché ses cases trop statiques, manquant un peu du sens du mouvement souvent recherché en BD. Pour ma part, je n’ai pas été gêné le moins du monde par cet aspect : le résultat est superbe et donne un côté « tableau » à la moindre des cases de l’histoire. Les gens que cela gênerait se tourneront plus volontiers vers les albums suivants, où Magnin a corrigé ce défaut.

Un scénario ad hoc

Je connais moins bien l’oeuvre de Rodolphe, le scénariste. Le moins qu’on puisse dire est qu’il a lui aussi de la bouteille, et qu’il a signé des scénarios dans des genres variés, la plupart relevant des genres de l’imaginaire : fantastique paranormal louchant vers la SF dans ses collaborations avec Leo sur les séries Amazonie, Centaurus, Kenya et Namibia, franche fantasy avec le Cycle de Taï-Dor co-écrit avec Serge Le Tendre et dessiné par Serrano puis Foccroulle, uchronie avec Si Seulement dessiné par Chabane, aventure avec Mary la noire où il retrouve Magnin…

Ce qui saute aux yeux dans L’Autre Monde, c’est la parfaite adéquation entre l’univers graphique de Magnin et l’imaginaire déployé par Rodolphe dans son scénario : un univers de merveilles semblant tout droit sorties des siècles passés, une fête bon enfant, naïve et inoffensive – du moins en apparence – et une aventure placée sous le signe du rêve et du cauchemar. Ces deux-là devaient travailler ensemble.

Le scénario de Rodolphe se complaît à égarer toujours plus le personnage principal et avec lui le lectorat. Quel est exactement cet autre monde ? Qu’a-t-il pu se passer ? Toutes les pistes sont ouvertes, et cela d’autant plus largement que, dès les premières pages, il est évident que l’époque d’origine de Jan Vern se situe dans le futur (un futur où les vols en navette spatiale sont banals). Merveilleux, fantastique, SF ? Impossible à prévoir. Une chose est sûre : comme Rodolphe en convient volontiers dans la préface écrite pour cette intégrale, il a délibérément foulé aux pieds toutes les lois scientifiques habituelles pour réaliser un pot-pourri des croyances les plus obsolètes en la matière. N’attendez donc surtout pas de la science-fiction richement documentée ! En termes d’approches de la science ancienne, le résultat se situe bien plutôt du côté d’univers comme De Cape et de crocs ou du jeu de rôle Terra Incognita qui partent du principe que telle ou telle théorie dépassée est vraie dans l’univers de la fiction. Même si les choses sont un peu plus compliquées.

La fin, particulièrement curieuse, ne fait que pousser encore plus loin cette logique, et prend une valeur symbolique ou métafictionnelle appréciable, qui m’a fait penser – mais à une échelle plus modeste – aux vertiges métaphysiques de BD comme les Cités obscures de Schuiten et Peeters et Le Grand Pouvoir du Chninkel ou de films comme Le Tableau de Jean-François Laguionie (dont je parlais ici). Une partie du lectorat s’en satisfera en le lisant sous cet angle. Je comprendrais en revanche que d’autres lui reprochent de poser plus de questions que de réponses, et d’être un brin léger. On pourrait trouver ce dénouement désinvolte, n’étaient les cycles suivants qui ont prolongé l’aventure. Je suis curieux de voir comment cet univers paradoxal est approfondi dans ces suites.

Une dernière qualité qui m’a frappé à la lecture : la recherche lexicale dans les dialogues, qui contribue beaucoup à l’ambiance surannée et colorée de l’autre monde, en particulier pendant la rencontre avec les Chotards (les gobelins de cet univers), qui donne lieu à des répliques truculentes.

Conclusion

Pour une première BD de Magnin, ce premier diptyque de L’Autre Monde formait donc une jolie réussite, grâce à la minutie et au soin apportés à son dessin et à son scénario habile à nous emmener de surprises en révélations et de moments bon enfant en inquiétudes existentielles. Il installe un univers familier, puisque nourri de contes et de croyances anciennes, mais qui arrive à dérouter. Selon vos goûts, vous aimerez y découvrir ce monde étrange, ou vous vous dirigerez vers les BD plus récentes de Magnin, pour profiter directement de l’expérience qu’elle a accumulée au fil des albums. Dans tous les cas, je ne saurais trop vous recommander de vous intéresser à ces auteurs et à l’univers visuel de Magnin, qui en vaut très largement la peine.


Tehanetorens (Ray Fadden), « Légendes iroquoises »

14 février 2022

Référence : Tehanetorens (Ray Fadden), Légendes iroquoises, traduit de l’anglais par Berthe Fouchier-Axelsen, avec des illustrations de John Kahionhes Fadden, Montréal (Québec), Alias, collection « Alias poche », 2020 (édition originale : Legends of the Iroquois, Book Club Co., 1998).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les Iroquois, anticipant leur totale disparition dans le grand courant nord-américain, se mirent à recueillir les récits de leur peuple. Mais avant que Ray Fadden commence son travail vers 1930, aucun véritable effort continu n’avait été fait pour connaître les légendes et les traditions iroquoises qui feraient comprendre aux jeunes générations les us et coutumes de leurs ancêtres. Le présent ouvrage offre une sélection significative des récits recueillis auprès de son peuple par Fadden dans les années 1930 et 1940. Il s’agit d’une merveilleuse occasion pour le lectorat contemporain de découvrir une riche partie de l’imaginaire de la nation iroquoienne.

Berthe Fouchier-Axelsen nous restitue ici ces légendes dans leur puissante simplicité, alors que Nadine N. Jennings, dans son avant-propos, les replace dans le contexte de l’époque en rappelant l’histoire de la Confédération iroquoise.

Le livre est magnifiquement illustré par John Kahionhes Fadden. »

Mon avis

Voici un petit livre qui m’a donné l’impression de rencontrer un peuple. En France, peu de gens ignorent le nom des Iroquois, qui comptent parmi les peuples nord-amérindiens les plus célèbres. Combien, cependant, ne les connaissent que par les images d’Epinal massivement diffusées par les westerns sous diverses formes, films, BD ou vieux romans d’aventure et mélangent allègrement les unes avec les autres les peuples des diverses régions des Etats-Unis et du Canada, Apaches, Cheyennes, Sioux et quelques autres, en laissant dans l’ombre une réalité infiniment plus riche et diverse ? Trop souvent, quand on s’intéresse au sort de ces Amérindiens, on évoque leur génocide par les colons européens (peut-être plus facilement de ce côté-ci de l’Atlantique), mais on oublie de préciser qu’une partie d’entre eux a survécu, de même que leur culture. Commémorer les morts en oubliant de mentionner les survivants, c’est enterrer ces derniers à l’avance, ce qui n’est pas beaucoup mieux.

Autant amateur de contes, de légendes et de mythes à l’âge adulte que je l’étais enfant, j’ai gardé l’habitude de découvrir peu à peu, par ce biais, des cultures des quatre coins du monde. C’est de cette manière que j’ai craqué pour ce recueil, à la Librairie du Québec, à Paris, où j’avais trouvé quelques mois plus tôt Kamik (Chasseur au harpon), de l’écrivain inuit Markoosie Patsauq, dont j’ai parlé dans un autre billet.

Ces Légendes iroquoises forment un recueil très court : 120 pages au format poche, écrit gros, avec des illustrations. Et pourtant ! Dans ces pages, on trouve tout ce qu’il faut pour découvrir non seulement les légendes iroquoises, mais aussi l’histoire et la culture de ce peuple et de ses six tribus, ainsi que l’auteur, Tehanetorens (Ray Fadden de son nom canadien), figure majeure de la préservation et de la transmission de la culture iroquoise.

Qu’on en juge. Après une brève préface à l’édition française par l’illustrateur (le livre est d’abord paru en anglais en 1998) vient un avant-propos de Nadine N. Jennings, docteure en études anglaises et professeure adjointe au Suny Canton College of Technology, dans l’Etat de New York. En trois ou quatre pages, Jennings présente l’histoire et la culture des Iroquois, qui se nomment eux-mêmes les Haudenosaunee, Ceux de la maison longue, du nom des bâtiments où ils vivent et dont elle présente l’organisation matérielle et politique, marquée par l’union de cinq tribus (auxquelles se joint une sixième en 1715) à l’instigation du pacificateur Dekanawidah. Elle évoque brièvement le système d’écriture iroquois, les pictogrammes, que le chapitre suivant, « Clefs pour les pictogrammes des Six-Nations », présente plus en détail, de leurs conditions matérielles d’écriture (par exemple directement sur les arbres, ou sur des objets d’écorce, ou encore sur les ceintures appelées « wampums ») jusqu’à leur sens et leur symbolique. Claire, concis, ce passionnant chapitre ainsi que les deux suivants (« Symboles des Six-Nations » et « Les clans des Six-Nations ») sont illustrés de nombreux exemples de pictogrammes avec l’histoire de leur reconstitution.

Un poème en prose est placé en tête des légendes : « La conservation de la nature telle que l’Indien la voyait ». D’une actualité brûlante, il met en avant les dégâts causés par la colonisation européenne aux écosystèmes de l’Amérique du Nord et la nécessité pour « l’homme blanc » de renoncer à l’avidité et au gaspillage dénoncés par le Grand Esprit, afin de changer de mode de vie pour préserver la vie autour de lui. Un second texte en prose poétique, « Souvenirs », clôt le volume et répond au premier, puisque les souvenirs qu’il évoque de manière vivace montrent une attention constante portée aux paysages, aux arbres et aux animaux autres que les humains.

Commencent alors les légendes à proprement parler. La plupart sont à vocation étiologique, c’est-à-dire qu’elles expliquent l’apparition d’une réalité qui existe toujours aujourd’hui : la médecine (« Le don du Grand Esprit »), la maîtrise du feu (« Une tradition : la découverte du feu »), l’invention de l’arc (« L’invention de l’arc et de la flèche »), l’origine d’une constellation (« L’histoire de la Grande Ourse », « Les sept danseurs ») et même l’apparition des moustiques actuels (« Pourquoi nous avons des moustiques »). Les premières légendes montrent également des divinités apparemment centrales dans la culture iroquoise, comme le Sat-kon-se-ri-io, aussi appelé le Grand Esprit, et l’Enfant-tonnerre (dont la légende du même nom relate la naissance et le destin), ou encore l’ancêtre des Iroquois (« Sa-go-ia-na-wa-sai, notre aïeul »).

Les autres légendes donnent une large place aux récits de chasse surnaturelle, un quotidien âpre où les humains n’ont pas toujours le dessus sur les animaux ou créatures rencontrées. Ainsi, dans « La tête volante », un malheureux chasseur tombe sur une entité apparemment invulnérable. Plusieurs récits mettent en oeuvre le motif du changement de taille, et il est difficile de ne pas penser à Alice au pays des merveilles ou aux Voyages de Gulliver en les lisant (tout particulièrement dans « La bête féroce »). D’autres récits mettent en scène des animaux locaux, lors de rencontres rares et privilégiées avec des humains (« La danse des lapins ») ou dans leur vie entre bêtes (« Le chant de la grive solitaire »).

Ces récits sont courts, voire très courts (certains dépassent à peine deux pages), et illustrés par John Fadden, dont les crayonnés soignés, détaillés et très évocateurs contribuent pleinement à nous immerger dans l’univers de ces légendes en donnant à voir l’apparence des personnages et des créatures, les vêtements, les coiffures, l’équipement des chasseurs.

Le chapitre final, d’une quinzaine de pages, est consacré à la vie et à l’oeuvre de l’auteur, Tehanetorens, Ray Fadden de son nom d’état civil fédéral. Durant un XXe siècle qui voit les Iroquois en butte à des Etats déterminés à les « civiliser » (comprendre : à faire disparaître leur culture dans une éducation uniquement « états-unienne »), Tehanetorens entreprend, avec une persévérance remarquable et salutaire, de recueillir, de préserver et de transmettre la culture iroquoise. Il poursuit cette tâche dans les années 1930-1940 et jusqu’à sa mort (survenue en 2008, selon sa notice sur le catalogue de la Bibliothèque nationale de France).

Deux choses m’ont frappé à la lecture. La première est la persistance d’une logique de génocide du peuple iroquois et d’effacement délibéré et systématique de la culture iroquoise de la part des Etats à des époques très récentes, bien après la Deuxième guerre mondiale. Ce sont des crimes qu’il faut faire connaître, faire reconnaître aux Etats, et pour lesquels il faut rendre justice aux Iroquois et aux autres peuples concernés, si nous voulons définitivement tourner la page de la colonisation et entrer pleinement dans une ère démocratique.

La deuxième chose qui m’a frappé est la manière privilégiée par Tehanetorens pour sauver la culture iroquoise. Des folkloristes européens se seraient contentés de tout recueillir par écrit, dans des recueils de contes, des lexiques et des grammaires de langues menacées de disparition, comme cela s’est beaucoup fait en Europe et en France, dans nos régions, aux XIXe et XXe siècles. Tehanetorens, lui, ne semble pas avoir publié beaucoup de livres. Il a privilégié la mise en place d’une organisation (l’Akwesasne Mohawk Counselor Organization) et de structures vivantes, propres à organiser une transmission du savoir entre les générations, par la mise en contact des jeunes avec leurs aînés et des tribus entre elles. Ainsi son travail a donné naissance au Musée amérindien des Six-Nations (Six Nations Indian Museum), à Onchiota, en 1954, et ses écrits les plus nombreux ne sont pas des livres mais du matériel pédagogique, livrets, cartes, fresques murales. Cela s’explique en partie par l’urgence, à l’époque, de résister à la politique de scolarisation et d’éducation forcée « à l’américaine » que le gouvernement de New York tente d’imposer avant de renoncer devant la résistance de la population iroquoise.

Sans l’action de gens comme Tehanetorens, les jeunes Iroquois, séparés de leurs parents, auraient été entièrement élevés dans la culture dominante des colons et n’auraient jamais eu accès à leur culture natale, qui aurait entièrement disparu. Au lieu de cela, cette culture a survécu et reprend doucement du poil de la bête. Mais l’attitude des gouvernements successifs, tant au Canada qu’aux Etats-Unis, demeure changeante et trop ambiguë, marquée par un déni persistant. A ceux qui trouvent à redire aux études décoloniales, et qui prétendent que ce type de démarche revient à remuer inutilement ce qui ne serait que de mauvais souvenirs bien révolus aujourd’hui, il est important de faire comprendre que la colonisation n’est pas terminée. Elle ne le sera pas tant que les Amérindiens ne seront pas traités sur un pied d’égalité avec les autres citoyens et citoyennes des pays où ils vivent.

Conclusion

Ces Légendes iroquoises sont une merveille à lire et à regarder. Les légendes, avec leurs textes courts, limpides et illustrés, sont accessibles à un très jeune public, de même que les poèmes et la présentation de l’écriture pictographique. Les uns comme les autres feraient de belles ressources pédagogiques pour faire découvrir la culture iroquoise au-delà des clichés des westerns, où qu’on se trouve dans le monde. Les préfaces et la notice consacrée à Tehanetorens, quant à elles, semblent davantage destinées à un lectorat adulte et constituent une mine d’informations sur l’histoire et les luttes des Iroquois. Elles m’ont rendu extrêmement curieux d’en apprendre davantage sur ces sujets.

Dans le même genre, je peux vous conseiller plusieurs autres livres. Il y a quelques années, j’avais été marqué par la lecture du Fripon divin de C. G. Jung, C. Kerényi et P. Radin, consacré aux mythes des Winnebagos, autre peuple d’Amérique du Nord. Ces mythes, déroutants et réjouissants, valent la lecture. Les interprétations proposées dans le même ouvrage ont plus ou moins bien vieilli. J’en parle en détail dans ce billet.

William Camus, autre écrivain iroquois (son nom iroquois est Ka-Be-Mub-Be), a publié plusieurs recueils de contes amérindiens recueillis et traduits par lui (ainsi que d’autres livres variés, notamment des romans de science-fiction). Le seul que j’ai lu pour l’instant est Légendes de la Vieille-Amérique, paru chez Bordas en 1979 et réédité en 1996 chez Pocket junior dans la collection « Mythologies ». J’ignore s’il est encore disponible en neuf, mais il doit pouvoir se trouver d’occasion. Le recueil rassemble des contes et légendes de peuples amérindiens très variés : Menomini, Navajo, Oglala, Cheyenne, Zuni, Hopi, Chippeway, Wishita, Athabaska, Kato, Fox et Iroquois, ces derniers étant représentés par le conte « Le vieillard atteint de toutes les maladies », qui est une autre version de la légende de l’invention de la médecine relatée sous le titre « Le don du Grand Esprit » dans Légendes iroquoises. Ces Légendes de la Vieille-Amérique sont un trésor qui mérite amplement une réédition.

Sur les Premières Nations au sens plus large, je ne peux que vous conseiller (je n’ose dire « chaudement ») le récit Kamik, plus connu sous le titre Chasseur au harpon, de l’écrivain inuit Markoosie Patsauq, dont je parlais il y a quelques semaines dans cet autre billet.

Parmi les écrivains de culture amérindienne encore actifs aujourd’hui, j’ai entendu parler de l’écrivaine et musicienne Joy Harjo, américaine et creek, couronnée en 2019 « Poet Laureate » (poétesse lauréate), la plus haute distinction que puisse recevoir un poète dans le monde anglo-saxon. Son autobiographie poétique, Crazy Brave, relate son enfance et son parcours et le peu que j’en ai grignoté est plus que prometteur.

Je n’ai pas encore lu d’ouvrages d’histoire ou d’anthropologie consacrés aux Amérindiens, mais cette lecture m’a donné envie d’en lire.


Christine Grimagnon-Adjahi, « Le Forgeron magicien. Contes fon du Bénin »

2 mars 2020

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Référence : Christine Grimagnon-Adjahi, Le Forgeron magicien. Contes fon du Bénin, Paris, L’Harmattan, collection « La légende des mondes », 2008.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Dans ce recueil de contes vous découvrirez la richesse du patrimoine oral de la culture fon du Bénin.

Mon conte vole et va se poser sur un étrange forgeron. Quand un villageois avait quelque chose à forger, il lui apportait les matériaux sans préciser ce qu’il voulait faire forger. Le forgeron avait le don de deviner ce qu’il fallait fabriquer. Tout le monde le connaissait dans le pays et sa réputation était arrivée jusqu’aux oreilles du roi. Celui-ci, très sceptique, ne croyait pas qu’un forgeron puisse fabriquer un objet rien qu’en voyant le bout de fer qu’on lui apportait. Devant l’insistance de ses messagers, le roi décida de le mettre à l’épreuve. Si le forgeron échouait, il le tuerait.

Christine Gnimagnon Adjahi est née en 1945, à Zounzonmey, petit village d’Abomey au Bénin. Elle arrive en France en 1969. Géographe de formation, puis professeur certifiée documentaliste dans un Lycée de L’Académie de Lyon, elle est aujourd’hui en retraite et se consacre à la diffusion des contes fon par le biais de l’écriture et de l’oralité.

Elle a publié à L’Harmattan Do Massé contes fon du Bénin, 2002 ; Le pacte des animaux, bilingue fon-français, Coll. Contes des 4 vents, 2005 ; Le lièvre et le singe, bilingue fon-français, Coll. Contes des 4 vents, 2006. »

Mon avis

J’ai acheté ce livre un peu par hasard, sur un coup de tête, intéressé par l’idée de lire des contes d’Afrique de l’Ouest, un coin du monde dont les cultures gagnent à être connues dans toute la francophonie (si vous fréquentez un peu ce blog, vous avez peut-être vu passer mes présentations de plusieurs versions de l’épopée de Soundiata) et intrigué en particulier par le titre. Les liens entre les arts de la forge et la magie existent dans de nombreuses cultures depuis l’Antiquité et en Afrique de l’Ouest, ils tissent un ensemble de traditions, de croyances et de mythes passionnants, adossés à des techniques d’une belle finesse. Le sujet a été abondamment étudié par les anthropologues et fait même l’objet d’une exposition au Musée du quai Branly à Paris, Frapper le fer, du 19 novembre 2019 jusqu’au 29 mars 2020 (voyez la page de cette exposition sur le site du musée). Pour ma part, j’ai découvert ce domaine au détour de La Grande Geste du Mali, par Youssouf Tata Cissé et Wâ Kamissoko, une version détaillée de l’épopée de Soundiata où il est un peu question de forgerons comme Noun Fayiri, l’ancêtre des forgerons du Manden. J’ai retrouvé ces relations entre forge et magie dans l’autobiographie L’Enfant noir de Camara Laye, dont le père est forgeron en Haute-Guinée.

Dans ce tout petit livre (56 pages), on trouvera pas moins de huit contes fon précédés d’une page de préface. Cette dernière présente le recueil comme une suite d’un projet entamé avec les précédents ouvrages de l’autrice. Cela m’amène à modérer quelque peu ma principale critique envers ce livre, qui concerne le manque de contextualisation de ces contes. Je ne connaissais quasiment pas les Fon auparavant (j’en avais un tout petit peu entendu parler en découvrant un recueil de contes du Togo il y a quelques années) et j’aurais bien aimé en savoir un peu plus à leur sujet par l’autrice elle-même plutôt que de devoir me replier momentanément sur Wikipédia. Au moins sait-on assez précisément d’où viennent ces contes : l’autrice les a recueillies au village de Tangé, près d’Abomey au Bénin, et la page de titre intérieure précise qu’ils ont été collectés auprès d’Ayekobinon Yapetchou. Qui est cette personne ? Quel est son statut là-bas ? Quand précisément l’autrice a-t-elle recueilli ces contes, et de quelle manière ? J’aurais aimé le savoir, en bon curieux habitué à lire des éditions plus savantes. L’autrice a elle-même réalisé des éditions plus poussées d’autres contes fon puisqu’elle a publié des recueils bilingues. Elle a manifestement pris le parti, avec ce livre, de proposer un ouvrage ouvert à un plus large public.

Le livre bénéficie d’une couverture par Isabel Lavina montrant une photographie d’un tissu (béninois ?). Il comprend également quelques petites illustrations intérieures servant de pieds de lampe à la fin de chaque conte, mais l’illustrateur ou illustratrice n’est pas crédité. En termes de qualité ortho-typographique, je n’ai rien remarqué hormis dans le tout dernier conte (L’Ingratitude du renard), où quelques bizarreries apparaissent subitement, oublis de ponctuation intérieure et concordances des temps qui grincent. Je cherche la petite bête, car comparé à ce qu’on trouve ailleurs ce n’est vraiment pas bien méchant. Le prix (10 euros) n’est pas très accessible par rapport au nombre de pages, mais reflète sans doute un tirage limité. Les lecteurs désireux d’économiser quelques euros et prêts à lire sur écran ou liseuse pourront se procurer la version numérique du livre via le site de l’éditeur.

Venons-en aux contes eux-mêmes. Ils sont variés dans leurs personnages, leur cadre et leur ambiance. Ils mettent en scène des forgerons et d’autres artisans, des chasseurs, des rois, des villageois ou encore un Fa (un oracle). La plupart des personnages sont donc humains, sauf dans le dernier conte qui se déroule entièrement parmi les autres animaux avec une aventure du renard. Certains contes sont légers et accessibles à tous les publics, tandis que d’autres, plus sombres (La Danse des têtes, Un terrible pacte) ou abordant un peu la sexualité (Un étrange voleur), parleront davantage à un public adolescent ou adulte.

Sur la teneur de chaque conte, je me contenterai de remarques et d’impressions de lecture quelque peu disparates. Certains contes m’ont évoqué des souvenirs plus ou moins précis de contes européens abordant des thèmes similaires. Rien de très surprenant pour qui s’est un peu intéressé aux travaux portant sur la structure des contes : dans la lignée de travaux des structuralistes et des morphologistes russes comme Vladimir Propp, des tentatives ont été faites pour classer des contes du monde du monde entier en en dégageant les motifs récurrents, et ces contes du Bénin y trouveraient leur place sans peine, tant ils sont intéressants à lire de ce point de vue.

Dans Les trois frères et la princesse Agbalê, trois frères qui convoitent une même femme entreprennent chacun de son côté une même quête, celle du Nukún Man Mon (Ce-que-l’œil-n’a-jamais-vu), et apportent chacun leur contribution lorsqu’un danger menace la princesse, pour aboutir à un dénouement en forme de discussion morale : lequel des trois frères mérite le plus de l’épouser ? Je me souviens avoir lu un conte (russe ?) développant ce même thème de la fratrie convoitant une même femme et qui se terminait par la même question.

Dans Le Forgeron magicien, qui donne son titre au recueil, on retrouve le motif de la femme qui aide le personnage principal indirectement par l’intermédiaire d’une chanson. De manière purement subjective, les objets prodigieux que doit fabriquer le forgeron (des sphères de métal aussi brillantes et splendides que, respectivement, la lune et le soleil) m’ont un peu rappelé les robes extraordinaires et a priori irréalisables que Peau d’âne réclame à son père dans le conte (et dans le beau film de Jacques Demy).

On rencontre aussi, dans le conte La cruche brisée, une marâtre qui n’a rien à envier à celle de Cendrillon. L’élément qui vaut à l’orpheline de se faire chasser par la marâtre (elle a cassé une cruche) me rappelle un autre conte africain : La Cuillère cassée, publié entre autres dans Les Contes du Cameroun de Charles Binam Bikoi et Emmanuel Soundjock dans les années 1970 et dont j’ai entendu parler par l’intermédiaire de son adaptation en long-métrage d’animation, Minga et la cuillère cassée, réalisé par Claye Edou en 2017. Je n’ai ni lu le recueil ni pu voir le film jusqu’à présent, mais je serais curieux de comparer les deux contes. Le motif doit se retrouver aussi dans des contes d’autres régions du monde.

Un étrange voleur et Le secret des trois cases mettent en scène deux couples mariés de manière opposée, avec, dans les deux cases, de jolies ruses. Un étrange voleur et Un terrible pacte se distinguent par leur sens aigu de la mise en scène de dilemmes moraux, le premier d’une manière assez drôle, le second à l’aide d’une conclusion glaçante.

La Danse des têtes met en scène une pratique de sorcellerie spectaculaire qui ravira les lecteurs de fantasy (notamment de sword & sorcery) puisqu’il s’agit de détacher la tête du corps de quelqu’un et de la faire danser avant de reconstituer le sujet sain et sauf. Cela m’a rappelé d’autres histoires de têtes séparées de leur corps grâce à la magie : dans le conte égyptien antique Un prodige sous le roi Snefrou, relaté sur le papyrus Westcar, un magicien est capable de ressusciter des animaux décapités en replaçant leur tête sur leur cou, tandis que le Japon de l’ère Edo connaît des histoires de femmes dont la tête se détache la nuit pour aller se promener dans le ciel, du moins si l’on en croit le manga Miss Hokusai de Hinako Sugiura (paru dans les années 1980) et le film d’animation qui en a été tiré par Keiichi Hara en 2015. Si vous préférez les belles histoires de têtes détachées sans magie, un bon manuel d’histoire sur la Révolution française suffira.

Le dernier conte, L’Ingratitude du renard, se déroule dans l’univers des contes animaliers dont l’Afrique n’a pas attendu La Fontaine pour raffoler. Au premier regard, il peut ressembler à une histoire de renard rusé typiquement européenne, dans la lignée du Roman de Renart. En réalité, les choses ne sont pas si simples et, comme le montre le dénouement, c’est le lièvre qui apparaît comme l’animal doué de sagesse et de ruse par excellence. J’ai lu ailleurs d’autres contes où apparaît un autre personnage rusé des contes ouest-africains, l’Araignée (son nom varie : Ananse, Anansi, etc.) mais il n’apparaît pas ici.

Un sujet d’étonnement que j’avais déjà rencontré avec d’autres recueils de contes ouest-africains et qui s’est renouvelé avec celui-ci est le lien entre le conte et la morale qui le termine : bien loin des morales des contes européens, les morales de ces contes m’ont souvent pris au dépourvu voire franchement dérouté. On pourrait les trouver plaquées artificiellement sur l’histoire. Pour ma part, elles deviennent parfois une occasion de relire toute l’histoire, ou d’y repenser, sous un autre angle.

Conclusion

Dans sa préface résolument orientée vers l’action constructive, Christine Gnimagnon Adjahi émet le vœu que son recueil contribue à préserver et à faire connaître les contes béninois grâce à l’écrit, qui les fera circuler sous forme imprimée ou « sur la toile ». J’espère que mon billet, à son tour, contribuera à faire connaître son travail, car ce petit livre (qu’on ne se fie pas à sa taille) est une lecture plus que sympathique. Elle me donne envie de m’intéresser aux précédents ouvrages de l’autrice, qui contiennent peut-être davantage de commentaires sur les détails des contes.

Si vous voulez découvrir les contes africains ou en approfondir votre connaissance, je ne saurais trop vous recommander les livres de Jacques Chevrier comme son anthologie L’Arbre à palabres (hélas pas forcément facile à trouver) qui a le mérite de commencer par une introduction claire et complète et d’aborder toutes sortes de genres, y compris la devinette. Quel que soit votre âge, un bon moyen de s’initier aux contes consiste à se tourner vers les ouvrages pour la jeunesse, car les recueils de contes et légendes sont de plus en plus diversifiés et incluent bien souvent désormais des volumes consacrés au continent africain. Une bonne chose, car la richesse des cultures de ce coin du monde réserve de belles découvertes aux lecteurs de tous âges.

Et sans aucun rapport, c’est le 150e article que je publie sur ce blog. Merci de me lire !


[Film] « Le Voyage du prince », de Jean-François Laguionie

20 janvier 2020

2019, Le Voyage du Prince, Jean-François Laguionie

Référence : Le Voyage du prince, film réalisé par Jean-François Laguionie, France/Luxembourg, 2019, 75 minutes.

L’histoire en deux mots

Un vieux singe, prince d’un pays faisant penser à l’Italie de la Renaissance en matière d’effervescence artistique et scientifique, s’est hasardé à traverser la mer à la faveur des glaces hivernales. Isolé par la débâcle, il a dérivé et s’échoue, inconscient, sur le rivage d’un pays inconnu. Recueilli par un jeune singe, Tom, il se réveille dans un pays étrange, à la technologie plus avancée que la sienne, peuplé de singes qui parlent une langue différente et qui le considèrent comme un être déroutant. À mesure qu’il se rétablit, le Prince découvre lui-même avec émerveillement la ville bâtie par ces singes. Mais lorsqu’il s’aperçoit que les habitants de ce pays s’imaginent qu’ils sont seuls au monde et que rien n’existe au-delà de la mer, son admiration laisse place à un sens critique d’autant plus caustique qu’il n’a plus rien à perdre.

Laguionie, un pilier de l’animation française

Le nom de Jean-François Laguionie est-il bien connu du grand public ? Il devrait : c’est l’un des réalisateurs français qui a conçu le plus de films d’animation, tous remarquables par leur beauté, leur originalité et la profondeur de leur propos. Les amoureux et les amoureuses du cinéma d’animation le connaissent depuis longtemps. Vous ne le connaissez pas encore ? Comme je l’aime beaucoup, je vais faire plusieurs billets en un et vous parler de tous ses films, ou du moins de tous ses longs-métrages.

Laguionie s’est fait remarquer, dès les années 1960 et 1970, par plusieurs courts-métrages novateurs, souvent primés, dont La Traversée de l’Atlantique à la rame en 1978. Il est passé au long-métrage en 1985 avec Gwen, le livre de sable, un récit de voyage mystérieux émaillé d’humour absurde : dans un pays imaginaire désertique, des entités inconnues déversent aléatoirement des tonnes d’objets semblables à des objets de la vie de tous les jours du milieu du XXe siècle. La jeune Gwen et la vieille Roseline entreprennent un long voyage pour percer les secrets de ces entités. Les dessins à la gouache, typiques de l’allure des premiers films de Laguionie, et l’animation façon papier découpé confèrent au film un rendu original, qu’on pourra trouver un peu raide, mais qui convient à merveille à l’atmosphère du récit.

En 1999, c’est Le Château des singes, sans doute le moins original des films de Laguionie en termes de graphismes, le seul où il fait effort pour lisser son univers visuel dans l’espoir de toucher un public plus large. Le résultat reste joli, surtout dans les décors à l’aquarelle qui posent la grande jungle où vit le peuple du héros, Kom. Précipité dans les profondeurs par une mauvais chute, Kom découvre le sol de la forêt et le peuple qui y vit : c’est l’occasion d’un conte humaniste qui parle de rencontre entre les cultures et d’éducation, mais avec beaucoup d’humour.

Laguionie revient en 2004 avec L’Île de Black Mór qui est le premier de lui que j’ai vu au cinéma. Prenez les romans de Dickens pour l’orphelin maltraité et les secrets de famille, mélangez avec L’Île au trésor pour les pirates et la chasse au trésor, ajoutez une touche de BD franco-belge pour l’humour et la fantaisie, étalez sur une toile à la façon du peintre Henri Rivière pour les traits bien marqués et les grands aplats de couleurs, confiez le tout à une équipe d’animation virtuose pour avoir de belles séquences de navires en mer, ajoutez une palette de voix juvéniles ou rocailleuses et terminez avec l’arrivée de Christophe Heral à la musique pour fournir un équivalent mélodique de la mer, des mouettes et de l’esprit d’aventure… et c’est prêt. C’est beau ! C’est classique comme tout au niveau des ficelles de l’histoire, mais c’est bien ficelé et c’est un excellent moyen de faire découvrir le genre des récits de pirates à un jeune public. Le mélange de piraterie, de roman familial et de fantastique léger me fait un peu penser aux bandes dessinées de Florence Magnin comme Mary la Noire ou L’Héritage d’Émilie, mais avec des graphismes plus clairs et aériens.

En 2011, c’est Le Tableau, mais comme l’année suivante j’ai créé ce blog, j’ai consacré à ce film un court billet que vous pouvez lire ici pour découvrir ce conte sur les personnages d’un tableau inachevé qui partent à la recherche de leur peintre afin de dépasser les inégalités sociales qui existent entre les Toupeints, les Pas-finis et les maigres croquis que sont les Ruffs.

Le précédent film en date de Laguionie, en 2016, est Louise en hiver, l’histoire d’une vieille dame qui se retrouve abandonnée seule dans une station balnéaire à la fin des beaux jours et doit survivre à la mauvaise saison sans aide. Voici un film qui revient un peu à l’esprit de « conte pour adultes » (au meilleur sens du terme) des courts-métrages du réalisateur : une dose de parabole philosophique, une dose de propos social, mais, ici, principalement l’histoire d’une vie dans un ordre résolument non chronologique, au hasard des souvenirs. Le sujet paraît réaliste et sérieux : il est traité avec fantaisie et humour, parfois avec onirisme. Mais un onirisme différent, plus inattendu : celui d’une robinsonnade en plein pays civilisé, dans une ville dont tout le monde est parti. En termes de structure narrative, on n’est pas loin de Souvenirs goutte à goutte d’Isao Takahata ou de Mari Iyagi de Lee Sung-gang, où les personnages, à la faveur de circonstances qui interrompent temporairement leurs habitudes, s’arrêtent et partent à la rencontre de leur passé. Tenez, le personnage et le lieu me rappellent un peu certaines scènes du jeu vidéo de Benoît Sokal Syberia (sorti en 2002) dont un chapitre se déroule dans un décor assez proche (mais plus tourmenté).

Et à l’issue de ce retour en arrière, je vais donc vous parler un peu du Voyage du prince.

Dans la lignée du Château des singes, mais en plus beau…

Le Voyage du prince se déroule dans le même univers de singes que Le Château des singes. Qu’on se rassure : il n’y a aucun besoin d’avoir vu le premier film pour apprécier le second, les deux histoires étant autonomes. Les gens qui se souviennent du Château des singes seront simplement heureux de reconnaître le personnage du Prince qui y apparaissait mais dont on se demandait ce qu’il avait pu devenir.

Ce qui frappe en premier dans Le Voyage du prince, c’est la voix off du narrateur, le Prince du titre. Le rôle des voix, des sons et de la musique est encore plus important dans un film d’animation que dans un film en prises de vue réelles – il est presque aussi crucial que dans une fiction radiophonique ou un livre audio – et Laguionie le sait très bien. La voix du Prince, la musique, les premiers bruitages, associés aux quelques premiers plans, suffisent à nous plonger dans l’univers bâti par le réalisateur et à nous y installer durablement. Les voix sont habilement choisies, les paysages sonores riches et la musique virtuose (Christophe Héral, qui a continué à travailler avec Laguionie pour Louise en hiver et Le Voyage du prince).

Le dessin, quant à lui, m’a frappé par sa finesse et sa beauté. Les dernières décennies ont vu l’épanouissement du cinéma d’animation français et européen, dont les réalisateurs, malgré des parcours du combattant toujours assez absurdes pour rassembler de petits budgets face aux rouleaux compresseurs des studios américains, ont tout de même  un peu plus de moyens qu’avant. La technologie, en parallèle, a facilité bien des choses. Les graphismes du Voyage du Prince sont ainsi plus beaux et plus détaillés que ceux du Château des singes. Mais dans l’intervalle, Laguionie a aussi su imposer une « patte » visuelle mieux différenciée par rapport aux dessins animés à la Disney. Les singes n’ont rien de disneyen, ni rien de cartoonesque d’ailleurs, et beaucoup de personnages ont une allure sérieuse, et même hiératique dans le cas du Prince.

…pour une histoire distincte, à la Gulliver

Les débuts de l’histoire jouent beaucoup sur la différence entre le point de vue du personnage et les informations dont nous, public, disposons. Ainsi le Prince est-il frappé par la technologie très avancée du lieu où il se réveille, alors que nous reconnaissons sans peine dans les mystères qu’il évoque des technologies familières telles que la lampe électrique ou l’ascenseur dans un état qui nous fait penser au XIXe siècle européen. Les surprises, les malentendus et les tâtonnements d’une rencontre entre un voyageur et des hôtes issus d’un pays tout différent sont restitués avec justesse, humour et humanité. Cette distanciation est une façon toute simple mais très efficace à la fois pour donner vie aux personnages et à leur univers et pour nous donner à réfléchir. Le ton est donné : un conte qui interroge son public, sans brusquerie, mais comme en passant.

Outre la finesse du dessin dont j’ai déjà parlé, l’univers du Voyage du prince montre un grand talent dans l’évocation de lieux dotés d’une présence bien affirmée, qu’il s’agisse de la ville proprement dite avec ses façades Art Nouveau, ses boulevards brillamment éclairés à l’électricité et ses ruelles ombreuses, ou bien du Muséum abandonné qui sert de cachette au Prince et aux savants qui le recueillent, un endroit manifestement inspiré par le Muséum national d’histoire naturelle et le Jardin des plantes. La jungle, à son tour, offre une profusion de lignes et de couleurs, plus réaliste que les toiles expressionnistes de certaines scènes du Tableau mais toujours superbe à contempler. L’univers du film contient de belles trouvailles dans l’élaboration du monde des singes : sans ostentation et sans peine, Laguionie montre qu’il n’a rien à envier en matière de worldbuilding au dernier Pixar venu.

Très vite se met en place le tandem de personnages qui porte le film : l’amitié entre le vieux prince et le jeune Tom. C’est un type de tandem de personnages qui m’a paru original et que Laguionie semble aimer explorer régulièrement, puisqu’il formait déjà un élément important de Gwen, le livre de sable et que Laguionie avait abordé le thème de la vieillesse dans Louise en hiver. Les inconvénients de la vieillesse, la fatigue physique mais aussi un certain recul et un regard différent sur le monde, sont évoqués et joliment mis en contraste avec le point de vue de Tom. Ce choix bien pensé a en outre l’avantage de ne pas proposer, face aux problèmes que le film évoque, une « bonne » réaction qui serait celle du Héros avec une majuscule, mais deux regards distincts et parfois contradictoires. De cette façon, le film n’assène pas de réponse et nous laisse la liberté de conclure.

Ces choix m’ont plu car, assez rapidement, le film met en place un univers digne d’un conte philosophique. La ville bâtie par les singes rappelle les merveilles du Paris de la Belle Époque, mais elle possède aussi plusieurs travers qui constituent des allusions indirectes à nos sociétés de consommation actuelles, comme l’obsolescence programmée, le primat du divertissement, la dégradation de l’environnement et la violence sourde de l’indifférence à l’autre. Cela pourrait devenir assommant (un travers dans lequel d’autres réalisateurs tombent parfois en faisant des films trop brutalement « à message »), mais il n’en est rien : tout cela est esquissé sans insistance, presque discrètement. Les savants sont au pouvoir puisque la ville est gouvernée par une Académie, mais ils rejettent les découvertes trop innovantes, révélant l’obscurantisme qui conforte  l’immobilisme social.

Cette subtilité bienvenue apparaît avec plus d’évidence dans le traitement des personnages. Les personnages principaux ne sont eux-mêmes pas parfaits : au sein du couple de savants qui a recueilli le Prince, le professeur Abervrach ne pense qu’à tirer profit du voyageur pour rédiger le rapport qui le réhabilitera au sein de l’Académie et lui permettra de retrouver le prestige social qu’il a perdu, tandis que son épouse et collaboratrice Élisabeth est rongée par sa méfiance envers l’étranger. Ses atermoiements, retracés avec une belle profondeur psychologique, en font un personnage secondaire marquant qui échappe à tout manichéisme.

On ne peut pas en dire autant du reste de la population de la ville des singes : plus le film avance, plus la société des singes révèle ses failles béantes et plus ses autres habitants deviennent les instruments d’une satire sociale. Et le Prince ? L’un des intérêts du film, qui en font une histoire réussie et absolument pas un film à message, réside dans le fait que les réactions du Prince ne sont pas cousues de fil blanc. Tout au long du film, le Prince est dépeint comme un vieil homme quelque peu cynique, à l’humour dévastateur, gonflé par une fierté certaine. Il a un côté « vieux désinhibé » dans ses rapports aux autres et, loin de prôner l’empathie par-dessus tout, il peut se montrer très « vache » à l’occasion. C’est aussi ce qui marque la différence entre Le Voyage du prince et son prédécesseur, Le Château des singes, qui, dans mon souvenir (lointain), ne donnait pas dans l’acidité. L’aventure racontée étant double puisque vécue simultanément par deux personnages, l’un jeune et l’autre vieux, le dénouement lui-même, avec la découverte finale faite par le Prince et Tom, est reçue très différemment par les deux personnages. Ce sont ces réactions qui m’ont beaucoup intéressé chez le Prince, plus imprévisible que Tom (classiquement jeune, curieux et idéaliste).

Sous cet angle, le Prince et son aventure m’ont fait penser aux Voyages de Gulliver de Swift, dont le héros toujours plus désabusé visite une succession de pays imaginaires dont les habitants inhumains (géants, lilliputiens, sauvages ou chevaux doués de parole) se croient tous parfaits en dépit de leurs défauts patents. La dernière partie du film me renforce dans cette comparaison : de toute évidence, le but n’est pas de proposer une utopie, mais de montrer des sociétés dont aucune n’est parfaite. Et pourtant le voyage ne débouche pas sur un repli sur soi : le Prince devient bel et bien un Ulysse.

Conclusion

Quand j’avais appris, il y a quelques années, que Laguionie préparait une suite au Château des singes, j’étais resté un peu sceptique. Le résultat dépasse mes attentes et réaffirme la grande virtuosité de Laguionie, à la fois comme créateur d’univers, comme animateur et comme conteur. C’est une grande chance de disposer, en France, de réalisateurs comme lui ou comme Michel Ocelot (Kirikou, Azur et AsmarLes Contes de la nuit, Dilili à Paris), parvenus à un tel degré de maîtrise dans tous les domaines de la conception d’un film animé. Le Voyage du prince constitue une porte d’entrée de plus pour découvrir les univers de ce grand animateur, que l’ont soit jeune ou vieux.


[BD] « Le Prince et la Couturière », Jen Wang

3 septembre 2018

WangPrinceCouturiere

Référence : Jen Wang (scénario, dessin et couleur), Le Prince et la Couturière, Talence, Akiléos, 2018, 270 pages (première édition : The Prince and the Dressmaker, New York, First Second Books, 2018).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Le prince Sébastien cherche sa future femme, ou plutôt, ses parents lui cherchent une épouse… De son côté, Sébastien est trop occupé à garder son identité secrète à l’abri des regards indiscrets. La nuit, il revêt les tenues les plus folles et part conquérir Paris sous les atours de l’époustouflante Lady Crystallia, l’icône de mode la plus courue de toute la capitale !

Sébastien a une arme secrète : sa couturière, Francès, une des deux seules personnes à connaître son secret, et sa meilleure amie. Mais Francès rêve de s’accomplir par elle-même, et rester au service du prince lui promet une vie dans l’ombre… pour toujours. Combien de temps Francès supportera‑t-elle de vivre dans le boudoir de Sébastien en mettant ses rêves de côté ? »

Mon avis

Le meilleur moyen qui me vienne pour présenter cette belle bande dessinée en quatre mots est : « un Disney vraiment progressiste ». Impossible en effet de ne pas penser aux studios américains quand on découvre ce conte aux graphismes ronds et expressifs, aux personnages peu nombreux mais bien campés, qui aborde des thèmes dont certains sont classiques (accomplir ses rêves en affrontant les traditions) et d’autres si actuels que Disney peine à s’en emparer (le travestissement d’un homme en femme). À bien des égards, j’ai eu l’impression que Jen Wang marchait volontairement sur les plate-bandes du royaume de Mickey, comme pour lui donner une leçon d’écriture de contes contemporains. En dépit de ses personnages féminins un peu plus affirmés et de grandes déclarations médiatiques régulières, Disney reste très conformiste. Le dessin animé le plus proche des thèmes de la BD de Wang, Mulan, met en scène une sorte de Jeanne d’Arc chinoise qui se travestit en homme. Mais aucun Disney n’aborde le travestissement inverse, celui d’un homme en femme, du moins jamais de façon sérieuse. Ne jetons pas la pierre à Disney, qui n’est coupable que de couardise : alors même que les femmes ont conquis de haute lutte le droit de porter des pantalons (c’est-à-dire de ressembler à des hommes), il est rare de voir des hommes se promener en robes et le sujet reste bizarrement sensible, aux États-Unis comme en Europe

La BD de Wang est résolument progressiste sur ce sujet, mais, par bonheur, son propos ne devient jamais pesant et reste toujours au service de l’histoire et des personnages. La figure du prince Sébastien, qui devient la nuit lady Crystallia, n’est en effet qu’un des deux personnages principaux. L’autre, celle qu’on découvre même en premier, c’est Francès, la couturière du titre. Et voici un autre thème à la fois classique et d’une belle originalité : on suit une jeune couturière d’origine humble qui rêve de devenir une grande créatrice, le tout dans un univers de conte à peine ancré dans le XIXe siècle européen pour les besoins de certains rebondissements. Une héritière féminine du vaillant petit tailleur du conte traditionnel, en quelques sorte, mais une tailleuse dont les talents pour la couture restent au centre des enjeux dramatiques tout au long de l’intrigue. Celle-ci narre donc un double apprentissage : celui du prince qui doit concilier son rêve et ses responsabilités envers ses parents et son royaume, et celui de la couturière, qui fait plus penser à un début de biographie de figure de la haute couture française façon Coco Chanel ou Yves Saint-Laurent (ce n’est d’ailleurs pas pour rien, je crois, si la couturière s’appelle « Francès », ce qui sonne presque comme « Française »). Ces figures du monde réel sont connues, mais pas si souvent abordées en BD, et l’idée de croiser un parcours de ce type avec le genre du conte est finalement d’une jolie originalité.

Je disais que l’histoire met en scène peu de personnages : ceux-ci s’en trouvent d’autant mieux fouillés et approfondis au fil des pages. Si les grandes lignes de l’histoire restent classiques et certains rebondissements raisonnablement prévisibles, le scénario nous réserve cependant quelques surprises, y compris de la part de personnages secondaires. L’ensemble dose habilement l’émotion et l’humour (mais sans la frénésie et les multiples compagnons animaux improbables coutumiers aux Disney, pour le coup).

Au-delà des bonnes idées que contient le scénario, c’est sans aucun doute la qualité graphique de cette BD qui en fait une telle réussite à mes yeux. J’ai évoqué ce que le dessin de Wang dans cette BD doit à l’univers rond et expressif de Disney (les cheveux ébouriffés du prince Sébastien me rappellent un peu le style de dessins animés Disney des années 1960 comme Les 101 Dalmatiens, avec leurs contours noirs différents des contours colorés des Disney plus récents). Mais ce serait très réducteur que cantonner son dessin à un pastiche de fan. D’abord parce qu’elle a prouvé dans ses autres BD qu’elle est capable d’adopter une variété étonnante de styles, ce qui prouve que l’aspect « disneyen » de celle-ci relève non pas d’une facilité ou d’un manque d’originalité mais d’un choix narratif. Ensuite parce que le dessin de Jen Wang n’emprunte pas qu’à Disney, mais mêle habilement d’autres influences, en les assimilant si bien que j’aurais bien du mal à reconstituer ce qui vient d’où. Les films d’animation de Pixar me viennent en tête pour des personnages comme celui du roi (le père de Merida dans Rebelle, par exemple). Il doit y avoir une influence du manga quelque part, certainement, avec des yeux souvent assez larges et quelques codes graphiques utilisés ici et là (pour les expressions de honte ou d’indignation, par exemple) ; mais Wang ne se laisse pas aller à reprendre ces codes à outrance et l’influence reste très discrète (par exemple, tous les personnages sont loin d’avoir de grands yeux). En revanche, le travestissement de manière générale est un thème volontiers abordé dans le manga, et je ne serais pas surpris que Jen Wang ait été lectrice de mangas comme La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda ou Princesse Saphir d’Ozamu Tezuka (à cela près que ces mangas, tout comme le Mulan de Disney, parlent d’une fille travestie en garçon et pas l’inverse, ce qui laisse donc toute son originalité au scénario de Wang).

Un point essentiel : les robes conçues par Francès sont aussi originales et somptueuses qu’on peut l’attendre d’une jeune créatrice talentueuse. Et cela n’a pas dû être évident à dessiner ! Je serais curieux de me pencher sur la documentation à laquelle l’autrice a eu recours pour cette partie de son travail, car il m’a semblé que les robes en question contenaient de belles idées. En tout cas, les amateurs et amatrices de belles robes devraient y jeter un œil.

Outre le dessin proprement dit, la mise en cases et la mise en page sont d’une grande habileté. Les cases sont grandes, il y en a peu sur chaque page et chaque double page comprend des dessins hors case, qui recouvrent même parfois les bords des cases précédentes ou suivantes et paraissent jaillir au premier plan sur la page. Cela confère un grand dynamisme à l’ensemble et cela met très bien en valeur le sens du mouvement qui se dégage des dessins. Les scènes où lady Crystallia se révèle aux yeux de son public dans une nouvelle robe conçue par Francès montrent de véritables danses graphiques, colorées, énergiques et d’une belle poésie. Au passage, elles me rappellent certaines des plus belles planches d’une biographie d’Isadora Duncan en bande dessinée scénarisée par Josépha Mougenot et dessinée par Jules Stromboni, parue chez Naïve en 2013 dans la collection « Grands destins de femmes » et que j’avais lue il y a quelques mois. Au début, je râlais un peu sur le peu de contenu narratif présent sur chaque double page, et je craignais que la BD ne « tire à la page » (270 pages, quand même). Finalement, les partis pris de mise en page s’avèrent cohérents et intelligents.

Impossible en outre de ne pas penser à l’univers du dessin animé devant cette mise en page : outre son sens du mouvement, elle utilise aussi avec habileté les alternances de plans larges et de plans rapproches, les zooms sur les expressions des personnages, bref, un langage graphique qui emprunte volontiers au cinéma. De là à dire que Jen Wang a pondu une bande dessinée toute prête à fournir un sujet de film d’animation, il n’y a qu’un pas et ce serait une très bonne chose que des cinéastes s’en emparent.

Un mot sur l’édition française chez Akileos : elle bénéficie d’une reliure solide à couverture rigide, avec un dessin différent de celui de l’édition américaine et qui joue joliment sur l’ambiguïté du personnage de Sébastien/Crystallia. L’histoire est complétée, à la fin, par quelques dessins préparatoires avec des commentaires de l’autrice, qui permettent d’en savoir un peu plus sur son processus créatif (mais pas sur ses inspirations pour les robes, hélas).

Vous l’aurez compris, Le Prince et la Couturière m’a pleinement convaincu et je ne peux que vous en recommander la lecture, d’autant que son propos est accessible à tous les publics. Jen Wang est sans aucun doute une autrice de BD à suivre et j’espère que ses autres BD déjà parues seront bientôt traduites en français. Ah, je viens justement de voir que sa BD In Real Life a été également traduite chez Akileos il y a quelques années sous le titre IRL.

Avant Le Prince et la Couturière, Jen Wang avait publié notamment IRL. Dans la vraie vie, d’après une nouvelle d’anticipation proche de Cory Doctorow. Assez différente, résolument ancrée dans la culture vidéoludique, c’est une histoire qui évoque les jeux vidéo massivement multijoueurs, l’économie et les inégalités de richesse. Je l’ai lue et chroniquée ici.


Monique Lancel, « La Tentation du capitaine Lacuzon »

28 février 2017

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Référence : Monique Lancel, La Tentation du capitaine Lacuzon, Paris, L’Harmattan, collection « Théâtre des 5 continents », 2014, 72 pages.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« 1639. Les armées de Richelieu envahissent la Franche-Comté. C’est la guerre de Dix Ans, effroyable. Des partisans comtois se sont levés contre l’occupant: à leur tête, le capitaine Lacuzon. Il a donné rendez-vous à ses compagnons, dispersés lors d’une attaque surprise, dans l’auberge que tient sa vieille amie Perrine. Survient une étrange jeune fille, séduisante, provocante… Qui est-elle ? Une espionne ? Une aventurière ? Une victime ? Peut-être est-elle folle… Ou bien…

Entremêlant l’Histoire et la légende, une pièce à la fois réaliste et fantastique, qui parle de guerre et de désir…

Conteuse, comédienne, dramaturge, mais aussi bibliothécaire de jeunesse, Monique Lancel est une amoureuse des mots. Dans ses pièces, de tonalités différentes, elle parle du désir féminin, de la création, de la rencontre douce ou violente entre l’homme et la femme, entre l’humain et le surnaturel. Fascinée par le merveilleux, elle puise aux sources légendaires de cette Franche-Comté, pays de ses racines, qu’elle aime et connaît si bien !« 

Mon avis

Avertissement : j’ai eu l’occasion de lire cette pièce par l’intermédiaire d’une amie qui connaît l’auteure. Il va de soi que je partais avec un préjugé favorable. (Mais, au fond, c’est le cas chaque fois que je lis un livre recommandé par un ou une proche.) En outre, cet avis est un avis de lecture (je n’ai pas vu la pièce).

L’avantage d’avoir reproduit ci-dessus le quatrième de couverture du livre est que certaines informations sur la pièce ont déjà été données et que je vais directement pouvoir les nuancer. Disons-le tout de suite : en dépit de son ancrage dans l’Histoire, cette courte pièce de théâtre qu’est La Tentation du capitaine Lacuzon me semble avant tout placée sous le signe du surnaturel. J’aurais bien dit « des contes » si je ne m’étais pas rendue compte rétrospectivement qu’au fond, la pièce fonctionne aussi très bien sur le mode du fantastique, c’est-à-dire d’une ambiguïté constante sur le caractère réel ou non du surnaturel auquel les personnages croient (ou sont tentés de croire). Le recours à un personnage historique réel, le résistant franc-comtois Claude Prost dit Lacuzon (né autour de 1607, mort autour de 1681), se justifie surtout par une légende attachée à ce personnage. Elle n’est pas très connue et il vaut mieux pour vous que vous l’ignoriez si vous voulez profiter au mieux des rebondissements de la pièce, ce qui va m’obliger à ne pas en dévoiler trop sur l’histoire dans cet avis. Sachez en tout cas que, même si la pièce prend le soin de restituer la rudesse du XVIIe siècle, elle a mieux sa place aux côtés des pièces inspirées de contes, comme Ondine de Giraudoux, par exemple.

Une deuxième chose à savoir  : cette pièce met en présence trois personnages, ni plus ni moins, et, sans les quelques déplacements qu’elle comprend, elle pourrait presque être un huis clos. Voyez plutôt : au sortir d’un guet-apens tendu à ses soldats, le capitaine Lacuzon vient chercher de l’aide dans une auberge auprès de la vieille Perrine, son amie et ancienne maîtresse. Quelques instants plus tôt, cependant, une étrange jeune femme, la Demoiselle, est entrée dans l’auberge. Tout le reste de la pièce explore les relations entre ces trois personnages, leur passé connu ou encore ignoré, leur caractère, leur nature véritable. Unité de lieu (la salle de l’auberge), unité de temps (quelques heures), unité d’action (je ne détaillerai pas pour ne pas trop en dire), tout y est. C’est dans ce cadre intimiste que le doute fantastique s’installe, titillant les croyances, et que le surnaturel point bientôt, avec la question que tout le monde se pose dès la première scène : qui est la Demoiselle et que vient-elle faire ici ?

J’ai peut-être été influencé dans ma lecture par le quatrième de couverture qui précisait que l’auteure est aussi conteuse, mais j’ai très vite eu l’impression de lire un conte mis au théâtre. Pas seulement à cause du surnaturel et du type de créature auquel les personnages ont (ou pensent avoir) affaire, mais aussi à cause du style. Ce n’est pas ici ce que les préjugés feraient appeler une pièce « très écrite » : les phrases restent courtes, la langue imite le parler populaire, les didascalies restent en général brèves elles aussi (tout en en disant quelquefois un peu trop sur la psychologie des personnages alors que les répliques proprement dites fonctionnent très bien en elles-mêmes pour planter les trois rôles et leur interaction). Mais ces partis pris de style fonctionnent très bien, d’abord parce qu’ils sont en accord avec les personnages mis en scène, mais aussi parce qu’on les sent pensés de bout en bout pour l’oral, pour la voix et la scène. Économe de ses mots, la pièce n’en déploie pas moins une langue pleine de couleur et de saveur, joliment évocatrice, qui installe un bon cadre pour la magie dont il est bientôt question. Elle semble bien taillée pour réussir ce que doivent tenter toutes les pièces de théâtre aux petits moyens : stimuler l’imagination au maximum à partir des seuls mots ou presque, aidés qu’ils sont de très peu d’accessoires.

La structure dramatique, elle, est assez classique mais éprouvée et n’aurait pas déparé dans une nouvelle : après une installation rapide du suspense, des secrets émergent, des événements troublants se produisent qui rendent le surnaturel soudain probable, des vérités passées resurgissent, jusqu’à ce qu’un choix final amène la chute. L’économie dont je parlais à propos du style vaut aussi au niveau de la pièce entière : tout est dit en douze scènes couvrant à peine une soixantaine de pages, et j’en suis ressorti avec l’impression qu’il n’y avait pas une scène de trop et pratiquement pas un mot de trop non plus. Ne nous trompons pas sur l’impression de simplicité qui en ressort : ce n’est pas si facile à réussir.

Grâce à tout cela, la pièce réussit bien, à mon avis, à évoquer un univers d’une belle profondeur qui dépasse largement les quelques événements que nous voyons directement sur scène. Elle nous plonge dans l’imaginaire populaire de la France de l’Ancien régime, où les contes et les croyances locales côtoient sans rupture particulière les soubresauts de l’histoire militaire. L’espace théâtral est utilisé au maximum pour faire de la scène une caisse de résonance de l’imaginaire : sur la scène, c’est la salle de l’auberge, avec la lumière et la chaleur du feu, et Perrine avec sa sagesse populaire et son attention à l’autre ; dehors, on imagine la guerre, les traîtres, la mort violente, la nuit qui tombe, et toutes les légendes auxquelles Perrine croit et auxquelles Lacuzon croit aussi, même s’il s’en défend. Les paroles échangées sur scène alimentent ainsi à merveille ce qu’on imagine sur ce qui n’est pas montré.

Les amateurs de contes, des livres de Pierre Dubois ou de pièces comme Ondine de Giraudoux, devraient sans problème y trouver leur compte, avec, au passage, la découverte ou redécouverte d’un épisode de l’histoire de la Franche-Comté que j’ignorais complètement en ouvrant le livre. La pièce m’a aussi fait penser à une nouvelle de Jean-Philippe Jaworski dans Janua Vera, « Le conte de Suzelle », par la façon dont elle évoque diverses échelles de temps naturel et surnaturel dans la campagne médiévale.

Ajoutons à cela que le trio des personnages fonctionne globalement bien, puisque chacun révèle peu à peu des facettes insoupçonnées au fil des scènes et que les relations entre les trois ont toutes les raisons de rester équivoques et imprévisibles jusqu’au bout. Un seul regret, peut-être : que le capitaine Lacuzon soit finalement celui des trois qui révèle le moins de profondeur, mais cela se justifie sûrement par ce que le dénouement lui réserve.

J’émettrai un second regret plus justifié : le titre, avec sa notion de tentation très chrétienne, et le quatrième de couverture qui présente la Demoiselle comme simplement « séduisante, provocante », simplifient beaucoup le personnage et les enjeux dramatiques et ne donnent pas une juste idée du propos de la pièce, qui donne un portrait bien plus nuancé (et mystérieux) de la Demoiselle et de ses relations avec Lacuzon.

Précisions avec des révélations sur l’intrigue et le dénouement de la pièce

Attention, à ne pas lire si vous voulez garder la surprise à la première lecture de la pièce !

La Tentation du capitaine Lacuzon se fonde, comme on le découvre dans la seconde moitié de la pièce, sur la légende de la Vouivre, qui a déjà été évoquée par plusieurs belles plumes dans la littérature française, dont Marcel Aymé dans le roman éponyme, mais aussi Bernard Clavel dans un très court conte de son recueil Légendes des lacs et rivières (Hachette, 1979, réédité au Livre de poche « Jeunesse » l’année suivante). Vous connaissez peut-être les ingrédients favoris de ce genre de conte : la belle jeune femme qui se baigne dans la rivière, son rubis laissé sur la berge sans surveillance apparente, le désir de voler le rubis qui gagne bien vite le jeune homme surprenant la scène, les vipères qui surgissent des herbes en masse pour défendre le bijou, la jeune femme qui se change en serpent ailé crachant le feu… Il y a de quoi en mettre plein la vue, mais, en l’occurrence, la pièce préfère un surnaturel plus discret, d’où ma comparaison avec le théâtre de Giraudoux, et elle peut ainsi s’autoriser le doute du fantastique.

La figure de la Demoiselle se révèle très complexe et confère une profondeur nouvelle au personnage de la Vouivre, en une variante de la légende probablement influencée par les thèmes de prédilection de l’auteure. Comme on s’en doute très vite, la Demoiselle n’est pas une jeune femme ordinaire. Elle est tout ce qu’on veut sauf jeune. Et elle n’est pas une femme, mais une entité non-humaine capable d’en prendre la forme au besoin, ce qui ne l’empêche nullement de se présenter comme nettement féminine au cours de quelques répliques joliment mystérieuses qui laissent voir en elle soit une déesse, soit une sorte de fée liée à la région, soit même une personnification de la magie inhérente à la Comté que défend Lacuzon. La posture insouciante et ludique qu’elle adopte dans ses relations avec les humains et avec l’Histoire, mais aussi la collision entre des échelles temporelles radicalement différentes qui se produit lorsqu’elle essaie de dialoguer avec Lacuzon, ce sont les deux aspects qui m’ont fait penser au « Conte de Suzelle » de Jaworski avec son personnage d’elfe qui vit des siècles et peine à comprendre les tourments d’une paysanne humaine, si tant est qu’il s’en soucie le moins du monde. Le malheur de Lacuzon, comme la déception de Suzelle, sont des drames terribles pour des humains, mais peu de choses aux yeux de telles entités légendaires. Il y a donc dans la pièce une évocation allusive du temps long de la féerie qui me semble réussie et intéressante.

La platitude de Lacuzon, elle, s’explique mieux une fois le dénouement atteint : Lacuzon n’est pas parvenu à accepter sa condition d’homme devenu dès sa petite enfance l’objet d’un accord entre ses parents et la Vouivre. Prisonnier de ce roman familial, il ne trouve moyen d’affirmer sa personnalité propre que par le refus, ce qui pourrait à la limite en faire une figure tragique, et de fait il finit maudit.

Ce dénouement m’a aussi intéressé dans la mesure où il rejoint l’imaginaire des contes et légendes médiévaux dans leurs aspects les plus sombres et non pas seulement dans les aspects les plus légers de leur fantaisie.

Fin des révélations sur l’intrigue.


[Film] « Adama », de Simon Rouby

16 janvier 2017

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Un OVNI de l’animation française, cet Adama, mais globalement au meilleur sens du terme. Sorti en salles fin 2015 pendant les vacances de la Toussaint, ce film raconte l’histoire d’un jeune garçon d’un village d’Afrique dont le frère, Samba, un adolescent turbulent, quitte le village pour aller s’engager dans l’armée des mystérieux Nassara qui vivent au-delà des falaises qui entourent et enferment le village. Adama jure de retrouver son frère et de le ramener chez leurs parents. Mais plus Adama avance dans son voyage, plus le conte initiatique dépaysant se mêle de références à un passé historique bien connu du public français : l’armée des Nassara, c’est l’armée française, venu recruter des soldats noirs dans ses colonies ; la guerre, c’est la Première guerre mondiale ; et le front vers où Samba est en train d’être envoyé, c’est Verdun. On est en 1916.

La grande originalité du scénario du film consiste à adopter le regard d’Adama. Ce regard est d’abord celui d’un jeune garçon qui est encore un enfant et qui s’effraie encore du masque de l’esprit qui doit faire passer à Samba rite d’accession à l’âge adulte. C’est aussi celui d’un jeune Africain qui a toujours vécu dans un petit village rural isolé et qui n’a jamais eu le moindre contact avec une quelconque culture européenne. Son voyage n’est pas une rencontre entre deux cultures, c’est une collision à pleine vitesse au coin d’une rue. Ce choix de point de vue fait que le public comprend beaucoup de choses par-dessus l’épaule du héros  – essentiellement, qu’il est en train de foncer tête baissée vers un danger terrible.

Le film s’inspire pourtant bel et bien d’une réalité historique : l’expérience vécue par les tirailleurs sénégalais engagés dans l’armée française pendant cette guerre (Samba et donc Adama se retrouvent dans le 31e bataillon). En dépit du fait que Verdun a eu lieu il y a cent ans maintenant, le sujet des soldats noirs parmi les « poilus » de l’armée française reste étrangement peu évoqué. En dépit des hommages, l’actualité fin décembre montrait encore que ces vétérans n’étaient pas toujours bien traités, puisqu’il a fallu une pétition en ligne et diverses démarches militantes indignées pour que, le 21 décembre 2016, le président François Hollande promette de faciliter les démarches pour ceux de ces tirailleurs (désormais des vieillards) qui demandaient à être naturalisés français : voilà donc des gens qui se sont battus pour le pays depuis maintenant un siècle et qui risquaient encore de se voir refuser l’accès à la nationalité française ! Bref, il y a largement de quoi dire sur le sujet, et la fiction a son rôle à jouer. On aurait donc pu attendre un utile et sage film de mémoire traitant son sujet sur un mode proche du docu-fiction…

… mais on se tromperait, car le film conserve de bout en bout ce regard enfantin et même magique, ou plutôt fantastique, qu’implique le choix du point de vue du jeune garçon. Le refus du traitement historique est très net : le village natal d’Adama n’est jamais nommé ni situé exactement, rien n’est dit ou montré sur le contexte colonial, et le scénario du film ne tiendrait pas debout une seconde s’il fallait le prendre sur un mode réaliste. Le dénouement confirme ce parti pris, puisqu’il reste largement ambigu et peut se comprendre de plusieurs façons. Le film brouille même parfois les pistes, puisqu’il es supposé s’inspirer de l’histoire des tirailleurs sénégalais mais montre un village dont certaines caractéristiques rappellent plutôt le pays dogon au Mali, avec ses hautes falaises et le nom d’Ogotemmêli donné à l’un des sages (nom qui fait certainement référence au griot qui narre la cosmogonie dogon réécrite par Marcel Griaule dans Dieu d’eau). Adama est donc un conte initiatique, et j’ai presque envie de dire que c’est un conte africain dans son esprit, tant le recours aux symboles et à différents niveaux de lecture y est constant. Le masque de l’esprit, les peintures à motifs en chevrons, l’albatros et d’autres images y forment des indices récurrents qui confèrent une cohérence non rationnelle à l’intrigue et l’ancrent fortement dans (au moins) le réalisme magique, voire (au plus) l’allégorie, dans un scénario qui parle peu, montre beaucoup et en laisse encore plus à deviner ou à interpréter. L’aspect initiatique du voyage d’Adama est subsumé par la figure du fou, qui se trouve là en apparence par hasard au début mais prend toujours plus d’ampleur au fil du film.

J’ai beaucoup parlé du scénario et encore assez peu de l’animation elle-même. Elle est hybride et expérimentale. Au premier regard, le film peut sembler animé en images de synthèse, mais le très grand niveau de détail des personnages principaux et leurs mouvements un peu saccadés font davantage penser à de l’animation en volume faite à partir de statuettes articulées. Il s’avère que la technique employée tient un peu des deux : les poses-clés des personnages ont été entièrement sculptées en terre cuite, puis les statuettes ont été scannées et animées. Le résultat a une « patte » artistique beaucoup plus affirmée que des personnages qui auraient été directement modélisés sur ordinateur. Ajoutons à cela des décors et arrière-plans amples et colorés… en 2D, et des effets spéciaux employant des techniques franchement expérimentales pour les dernières séquences du film, avec utilisation de ferrofluides pour les explosions et les nuages de gaz de Verdun, ainsi qu’une belle scène de cauchemar de guerre animée à la limaille de fer (je crois). Vous l’avez compris : Adama est à voir absolument pour tous les amoureux de l’animation qui se respectent.

Un mot sur les voix, qui comptent toujours énormément pour poser l’univers d’un film d’animation. Elles m’ont tout de suite plu : vivantes, énergiques, tour à tour enthousiastes, colériques, rugueuses, gouailleuses, elles sont en grande majorité des voix de Noirs, chose pas si fréquente au cinéma, y compris hors animation.

J’ai déjà dit beaucoup de bien du film, mais je termine par ce qui m’a rendu vraiment enthousiaste : la musique. Pablo Pico, qui n’est visiblement pas un débutant en la matière, contribue puissamment à installer l’atmosphère de conte initiatique du film. Usant tour à tour de percussions entraînantes, et même par moments épiques, et de parties beaucoup plus douces tendant vers l’atmosphère sonore à l’aide des cordes harpesques d’une cora, le tout traversé par les éclairs fugaces d’une flûte peule, il signe ici une bande originale magnifique, sur laquelle je me suis jeté et que je n’ai pas fini de réécouter tant elle est évocatrice. La chanson d’Oxmo Puccino, qui surgit au moment du générique de fin, m’a surpris car je ne connaissais pas du tout ce qu’il fait et connaissais encore assez mal le rap, mais elle m’a bien plu et c’est une découverte qui a encore renforcé mon envie de mieux m’intéresser au genre. Elle forme à la fois un commentaire et un contrepoint au film.

Adama, je l’ai dit en commençant, était un OVNI. C’est un OVNI qui a obtenu en partie la reconnaissance qu’il méritait, puisqu’il a obtenu un prix pendant sa conception, puisqu’il a été applaudi à Annecy et figurait parmi les quelques nominés qui ont rivalisé pour le Cristal du long-métrage, et puisqu’à sa sortie il a obtenu un bon accueil dans la presse. Hélas, l’OVNI n’a pas su attirer les foules, et c’est même sans doute le film d’animation français sorti fin 2015 qui s’en est tiré le moins bien au box-office. Disons-le : il méritait mieux, et c’est bien pour ça que j’en parle ici, dans l’espoir de l’aider à trouver son public à présent qu’il est disponible en DVD à l’achat et à la location, et sans doute aussi en vidéo à la demande.

Pourquoi ce rendez-vous manqué dans les salles ? Pour plusieurs raisons, je suppose, et j’aimerais détailler un peu mes idées à ce sujet. D’abord, le film lui-même, quand on y pense, est extrêmement original et audacieux : par son scénario, il échappe allègrement aux catégories habituelles (un film évoquant un événement historique, mais sur un mode résolument non réaliste, ce qui fait qu’il n’est classable ni tout à fait dans les contes africains façon Kirikou, ni dans les « films de mémoire », ni dans les films d’aventure familiaux génériques) ; par son animation hybride et son scénario très épuré, il ressemble plus à un court-métrage qu’à un film formaté pour le marché des salles. C’est, encore une fois, un OVNI comme le cinéma d’animation français sait en produire souvent et jamais similaires les uns aux autres : l’existence même de ce film est un pied de nez réjouissant aux contraintes écrasantes de l’industrie du cinéma et une preuve de bonne santé du domaine (cette année, cette preuve a été apportée par la sortie en salles de La Jeune Fille sans main, dont les choix d’animation casse-cou font passer Adama pour un sage dessin animé des familles).

Ensuite, par sa nature même, le film n’était pas facile à promouvoir en termes de publicité et de dossier de presse. Comment fallait-il le présenter ? Ma crainte est que la mention de l’inspiration prise auprès du témoignage d’un tirailleur sénégalais ait classé le film dans l’esprit des spectateurs potentiels comme un « film difficile » ou un « film sérieux », une de ces leçons d’histoire moralisantes dont l’existence est un bon signe mais qu’on regarde plus à la télévision qu’au cinéma… or Adama n’est rien de tout ça, il est complètement ailleurs que là où on semble avoir craint qu’il soit. Film au budget modeste, Adama pouvait difficilement prétendre en mettre plein la vue aux spectateurs comparé à je ne sais plus laquelle des grosses productions américaines animées à la chaîne qui sortait au même moment… et pourtant Adama regorge de belles images, de scènes cinématographiquement réussies et d’une animation qui sort des sentiers battus pour proposer autre chose au public.

Enfin, le contexte n’a malheureusement pas aidé Adama à se faire remarquer en salles. Outre la concurrence extrêmement agressive des grosses productions américaines, toujours précédées, accompagnées et suivies par un rouleau compresseur publicitaire nauséeusement omniprésent, Adama s’est trouvé en concurrence fin 2015 avec pas moins de trois autres films d’animation français, tous sortis peu avant ou pendant les vacances de la Toussaint, et tous à peu près destinés au même public (enfants, potentiellement familles) : Mune, le gardien de la Lune ; Phantom Boy et Adèle et le monde truqué. Trois autres films qui étaient tous au pire honorables et au mieux génialissimes, tous avec un univers graphique radicalement différent des autres, un imaginaire bien affirmé, une histoire prenante… et qui ont sûrement paru plus divertissants vus de l’extérieur. Si je tenais les diffuseurs qui ont eu la brillante idée de sortir à si peu de temps d’intervalle ces quatre films, qui méritaient tous la plus grande attention  des cinéphiles, je leur ferais passer un mauvais quart d’heure. Car ça a été en partie la mésaventure d’Adama, comme c’est régulièrement celle des films originaux à petit budget qui ne peuvent pas se permettre de se faire annoncer bruyamment par des torrents d’affiches et de clips promotionnels.

Adama mérite donc d’être vu, et j’espère bien vous avoir donné envie de lui donner sa chance !


Somadeva, « Contes du vampire »

30 juin 2013

Contes-du-vampireRéférence : Contes du vampire, traduits du sanskrit et annotés par Louis Renou, Paris, Gallimard-Unesco, coll. « Connaissance de l’Orient », 1963.

Les Contes du vampire, littéralement Vetâlapancavimsatika (« Les Vingt-Cinq Histoires du vetâla« ), sont un recueil de récits proches du genre du conte merveilleux ou parfois de la fable morale, qui a été composé en Inde quelque part au XIe siècle. Ce recueil fait lui-même partie d’un recueil beaucoup plus vaste d’histoires en vers appelé Kathâsaritsâgara. L’édition que j’ai trouvée ici est la première traduction en français des Contes du vampire, mais le Kathâsaritsâgara a plus récemment bénéficié d’une traduction complète dans la « Bibliothèque de la Pléiade » sous le titre L’Océan des rivières des contes (elle est due à plusieurs auteurs et est parue en 1997).

Pour une première découverte, la présente édition des Contes du vampire est nettement plus accessible à tous points de vue, et a de quoi satisfaire les amoureux de contes et/ou de l’Inde ancienne (A2  donc parfaitement atteint son objectif en me l’offrant). Une courte introduction explique en une quinzaine de pages l’histoire du texte du Kathâsaritsâgara, qui adapte lui-même de loin un livre plus ancien composé au IIIe siècle, et avance l’hypothèse, très crédible à voir les multiples comparaisons possibles avec des contes circulant dans d’autres parties du monde, que les Contes du vampire ont bénéficié de traditions orales avant d’être mis par écrit. La version que traduit Louis Renou est celle d’un nommé Somadeva, un brahmane qui a vécu au Cachemire au XIe siècle. Renou fournit aussi des explications concernant le style et le ton du recueil et l’apport de Somadeva par rapport aux versions antérieures connues. Somadeva choisit notamment une forme hybride alternant prose et vers.

Le roi, le mendiant et le vetâla

Comme beaucoup de recueils, celui-ci est introduit par une histoire qui sert de récit-cadre, c’est-à-dire que c’est dans le cadre de ce premier récit que tel ou tel personnage raconte les autres, et on retourne régulièrement au récit-cadre, dont le dénouement sert de fin au recueil entier. L’exemple typique est celui des Mille et une nuits, où le récit-cadre est celui de la condamnation de Shéhérazade et de sa ruse, qui consiste à raconter chaque nuit des contes au sultan pour repousser le moment de son exécution. Mais c’est un procédé omniprésent, qu’on retrouve aussi dans le Conte des contes de Giambatista Basile, par exemple (je dis ça parce que j’en avais lu des contes choisis).

Dans ce recueil, le récit-cadre commence ainsi : un roi appelé Trivikramasena reçoit chaque jour la visite d’un mendiant qui lui offre chaque fois un fruit. Un jour, on découvre par accident, grâce à l’appétit d’un singe, que les fruits contiennent chacun un diamant d’une taille fabuleuse. Le roi fait retrouver le mendiant et lui demande pourquoi il vient chaque jour lui faire des présents aussi extraordinaires. Le mendiant lui explique alors qu’il souhaite lui confier une tâche périlleuse, que le roi se fait expliquer et accepte : il s’agit de se rendre dans le grand cimetière en bordure de la ville, quatorze jours plus tard, à la pleine lune, pour y décrocher un cadavre pendu à un arbre et l’apporter au mendiant.

Le roi se rend au rendez-vous et se met en devoir d’accomplir sa mission. Mais le cadavre se révèle habité par un vetâla, sorte d’esprit qui possède les cadavres pour les animer. De ce fait, pendant que le roi est occupé à transporter le cadavre, le vetâla commence à lui parler, et déclare nonchalamment : « Je vais vous raconter une histoire en chemin pour vous distraire ». Seulement, à la fin de chaque histoire, le vetâla pose une question au roi sous la forme d’une énigme en rapport avec ce qu’il vient de raconter ; et le roi, qui a promis de répondre, doit à chaque fois résoudre l’énigme, sous peine de perdre la vie. Mais il n’est pas au bout de ses peines : chaque fois qu’il répond correctement, le cadavre disparaît et le roi le retrouve pendu à l’arbre comme si rien ne s’était passé. Il doit alors le décrocher à nouveau, et ainsi de suite… le temps de raconter vingt-quatre histoires.

Une plongée savoureuse dans l’aventure et dans la culture indienne

J’en viens à une petite révélation sur le contenu du reste du livre, mais une révélation qui peut éviter des déceptions : ces contes du vampire ne sont pas pour autant des histoires de vampires. D’abord parce que, comme vous avez pu vous en rendre compte dans le résumé ci-dessous, un vetâla n’est pas exactement un vampire au sens européen du mot (même si la proximité est assez grande pour que Renou ait traduit son nom ainsi). Et ensuite parce qu’en dehors de ce récit-cadre, on ne trouve pratiquement pas de vampires dans le recueil.

Ce qu’on trouve, en revanche, ce sont des contes et des récits souvent merveilleux, toujours dramatiques voire romanesques, riches en aventures, en prouesses, en histoires d’amours et en péripéties tragiques. Quelques-uns des titres de ces histoires vous donneront une idée de leur contenu et de leur atmosphère : « Comment le Prince obtint une femme grâce à son ami le fils du ministre », « Comment les prétendants demeurèrent fidèles à la jeune femme morte », « Si les femmes sont ou non plus méchantes que les hommes ? », « Comment le roi maria son féal à la fille du roi des démons », « Comment le brâhmane perdit d’abord sa femme, puis la vie », etc. Comme vous le voyez, la surprise du dénouement n’est pas le but recherché avec des titres pareils : ce sont plutôt les péripéties qui font l’intérêt de chaque histoire. Surtout lorsqu’on aborde des récits aux intitulés encore plus surprenants, par exemple « Comment les têtes du frère et de l’amant furent interverties ».

Les personnages récurrents de ces histoires sont ceux qu’on s’attend à trouver dans tout conte qui se respecte : rois et reines, princes et princesses, marchands, voleurs, magiciens, animaux sauvages, divinités et créatures surnaturelles. Ce qui fait l’originalité et (pour des lecteurs ne qui n’ont pas grandi dans la culture indienne) l’exotisme de ce recueil, c’est le fait qu’ils se réfèrent constamment à la société indienne médiévale, ainsi qu’au système des castes : les personnages sont souvent présentés en fonction de leur appartenance à l’une des quatre principales castes, à savoir, par ordre hiérarchique croissant, les shudra (serviteurs), les vaishya (artisans, agriculteurs, bergers, marchands), les kshatrya (rois, princes , nobles et guerriers) et enfin les brâhmanes (c’est-à-dire les prêtres, principalement).

Outre ce système, il y a la morale qui va de pair avec lui, et qui entraîne les personnages à faire des choix qui peuvent parfois sembler étranges ou surprenants. De même, les réponses du roi aux énigmes du vetâla ne sont pas toujours celles que les lecteurs d’aujourd’hui feraient spontanément. Mais c’est justement intéressant de réfléchir d’abord au problème posé et de lire ensuite la réponse du roi, pour voir la différence et découvrir les explications que donne toujours le roi pour justifier sa réponse.

Mais avant cela, il y a tout simplement le plaisir de l’aventure, et aussi celui du style, parfois très poétique, comme en témoigne le passage suivant, extrait de la première histoire que narre le vetâla :

Il [le prince] entra ainsi dans une grande forêt. On eût dit le séjour du dieu Amour : les coucous en chantant faisaient l’office de bardes ; les arbres y rendaient hommage avec leurs frondaisons qui ondoyaient comme des queues de yak. Le prince, accompagné du fils du ministre, vit alors un lac merveilleux, sorte de second océan, terre natale des lotus aux mille couleurs. Et dans ce lac apparut une fille à la beauté céleste, qui était venue là pour se baigner avec ses suivantes. Elle semblait emplir le lac du torrent de sa grâce ; avec l’éclat de ses yeux on eût dit qu’elle créait un nouveau parterre de lotus bleu foncé, tandis qu’avec son visage, qui éclipsait le charme de la lune, elle effaçait la beauté des lotus blancs.

Ces images, notamment la comparaison avec le lotus ou avec la lune, reviennent extrêmement souvent dans la littérature et la poésie indiennes, au point d’être devenus des clichés, mais je doute que vous vous en lassiez si vite. Et en dehors de ces passages, le style reste soigné. Même l’introduction à chaque récit fait l’objet de variantes, l’auteur ayant conscience par exemple que le malheureux Trivikramasena doit s’être quelque peu lassé de devoir retourner décrocher son pendu pour la énième fois.

Les histoires sont courtes, entre quatre et dix pages environ, et leurs intrigues sont assez variées pour éviter toute sensation de répétition fastidieuse. En dehors des noms propres, auxquels on s’habitue vite, elles ne comportent pas de difficultés ou d’obscurités particulières. Si vous en croisez, les notes de fin vous apporteront sûrement les explications nécessaires. Si vous lisez ce livre par simple curiosité, vous n’aurez sûrement pas besoin de lire toutes les notes, certaines déployant une érudition qui les réservera aux étudiants et aux chercheurs travaillant sur la littérature indienne ancienne.

Et pour aller plus loin ?

Si ce livre vous passionne et que vous voulez en apprendre plus sur les contes indiens en particulier, autant acheter ou emprunter en bibliothèque l’édition de L’Océan des rivières des contes en Pléiade.

Si vous avez surtout envie de découvrir d’autres textes classiques de la littérature indienne, je vous recommande chaudement de commencer par les deux épopées qui en sont les piliers : le Mahâbhârata et le Râmâyana. Ce sont des monuments, y compris en termes de longueur : vous aurez probablement besoin de commencer par une narration abrégée. Il en existe chez Albin Michel dans la collection de poche « Spiritualités vivantes », faites par Serge Demetrian à partir des traditions orales encore vivantes en Inde : ce sont de bonnes portes d’entrées dans ces univers foisonnants. Pour le Mahâbhârata, il y a aussi le beau film de Peter Brook scénarisé par Jean-Claude Carrière, Le Mahâbhârata, réalisé au départ en 1989 sous forme de mini-série télévisée puis adapté en plus court pour le cinéma, et désormais disponible en vidéo ; mais ce film, s’il est un très bon point de départ, se contente vraiment des très grandes lignes de l’épopée.

Si vous voulez aller plus loin avec ces épopées, il sera temps alors de laisser les réécritures pour passer au texte original. Pour le Mahâbhârata, il n’y a pas à ma connaissance encore de traduction complète récente en français… mais il y en a une en cours de route, due à Gilles Schauffelberger et à Guy Vincent, en cours de parution aux presses de l’Université de Laval (Québec) : quatre tomes sont actuellement parus (et c’est loin d’être fini). Si vous voulez goûter au texte original, mais que le texte entier vous donne des angoisses de noyade, il existe par exemple deux petits volumes d’extraits en GF-Flammarion. Le Râmâyana, lui, est disponible en traduction française complète, parue en Pléiade en 1999.

Si ce sont avant tout les contes qui vous intéressent, d’où qu’ils viennent, allez donc voir du côté du Conte des contes de Basile dont je parlais plus haut…

Un grand merci à A2 qui m’a fait découvrir ce livre ! Le billet arrive avec un retard que je ne préfère pas mesurer, mais mieux vaut tard que jamais…


[Film] « Le Jour des corneilles », de Jean-Christophe Dessaint (film d’animation, 2012)

18 Mai 2013

L'affiche définitive, pas très réussie à mon goût...

L’affiche définitive, pas à la hauteur des qualités du film à mon goût…

Coproduit par la France, le Canada, la Belgique et le Luxembourg, Le Jour des corneilles, premier film de Jean-Christophe Dessaint (qui a notamment travaillé à l’animation du Chat du rabbin), est une libre adaptation du roman fantastique du même nom de l’écrivain québécois Jean-François Beauchemin, paru en 2004. N’ayant pas lu le roman, je ne pourrai pas vous dire dans quelle mesure le film lui est fidèle : je me contenterai d’en parler en tant qu’œuvre autonome.

Le Jour des corneilles est donc un film d’animation au rendu de dessin animé « traditionnel », proche, par son style détaillé, des personnages du Chat du rabbin ou des décors des anime du studio Ghibli. Autant le dire tout de suite : sur le plan visuel, c’est une réussite complète. Les décors sont somptueux, les personnages adoptent un style cohérent qui demeure plus proche de la BD de ligne claire que du réalisme strict, et l’animation est soignée. Loin des imperfections d’un Zarafa par exemple, on a affaire ici à un travail de qualité porté par un univers visuel abouti.

Qu’en est-il de l’histoire ? Un jeune garçon maigre, agile et curieux de tout, qui n’a pas vraiment de nom au départ, vit dans une grande forêt en compagnie de son père, un colosse irascible à l’immense barbe grise et à la force herculéenne, qui a tout d’un ogre de conte et se tient à l’écart des hommes. Le garçon fréquente innocemment des fantômes, muets et bienveillants, qui ont la forme d’hybrides humains à tête d’animaux (ainsi sa mère a l’aspect d’une femme-biche). Le père, lui, vit dans la peur et la haine de « l’outremonde », et notamment des orages. Il a élevé le garçon dans la certitude que le monde s’arrête aux limites de la forêt. Mais lorsque son père se casse la jambe en tombant du toit, le garçon doit chercher quelqu’un pour le guérir. Sur le conseil des fantômes, il s’aventure en dehors de la forêt… et découvre le village voisin, où il ne tarde pas à tomber sur un médecin débonnaire (doublé par Claude Chabrol) et sur sa fille Manon. Dès lors, le jeune garçon découvre à la fois la vie en société et l’histoire de sa famille.

La rencontre cocasse entre le jeune garçon et la jeune fille ordinaire « civilisée » fait d’abord penser à une histoire d’enfant sauvage ou à un Tarzan miniature ; elle occasionne des scènes naïves et drôles, et a l’avantage de ne pas (trop) donner dans le poncif de la découverte de l’amour. Les origines du jeune garçon, elles, dévoilent peu à peu un vrai « roman familial », quelque part entre le conte et le roman de terroir. Mais le récit garde une dimension symbolique omniprésente et une subtilité qui lui donne assez de force pour s’affranchir souvent des stéréotypes du dessin animé familial.

L’histoire s’oriente assez rapidement vers la question suivante : ce terrible père est-il un homme ou un ogre, et aime-t-il réellement son fils ? On voit facilement tout l’arrière-plan symbolique, psychanalytique, etc. qui peut sous-tendre l’histoire, ainsi que toute la symbolique qui peut naître de l’opposition entre la forêt, espace des marges affranchie des contraintes et des tromperies de la vie sociale, et le village, qui semble le seul endroit où la vie et l’amour peuvent réellement se développer, dans leur force et leur fragilité.

Tout cela est classique et pourrait donner lieu au meilleur comme au pire. La grande qualité du film consiste à préserver habilement la dimension fantastique de l’histoire. L’ensemble de l’intrigue, dénouement compris, se prête en effet à une double lecture, l’une surnaturelle et heureuse, l’autre terre à terre, pour ne pas dire sordide. Selon leur âge, les spectateurs percevront plus ou moins cette double interprétation possible, qui a l’avantage de rendre le film intéressant pour un large public. Dans ce film qui relate la découverte, par des enfants avec leur regard d’enfants, d’une histoire familiale entre adultes pas toujours très reluisante, mais aussi de la réalité de la mort, une autre réussite du scénario est d’avoir su doser habilement l’humour, le drame et le pathétique, ce qui lui permet de planter un véritable univers de conte, où la fantaisie et la cruauté, l’insouciance et les grands problèmes du monde coexistent et se mêlent étroitement.

Les critiques se sont gargarisées de références à Miyazaki sous prétexte qu’il y a dans le film une forêt et du surnaturel. Ce n’est pas rendre justice au film, qui tient plus des contes de Grimm, des gravures de Gustave Doré et des paysages-états-d’âmes romantiques que de Princesse Mononoké (et encore moins de Mon voisin Totoro). C’est plutôt la bande originale du film, classique mais efficace, qui rappelle les compositions de Joe Hisaishi pour le studio Ghibli. Il faut aussi dire un mot sur les dialogues savoureux ponctués de québécismes ou de purs néologismes, qui sont une autre qualité du scénario. Malheureusement, diktat des majors anglo-saxonnes oblige, les mouvements de lèvres sont animés pour des dialogues… anglais, et ne correspondent donc même pas à la « vraie » VO.

Le Jour des corneilles m’a donc fait l’effet d’un très bon film, qui n’a pas obtenu en salles la diffusion et le succès qu’il mérite. Peut-être a-t-il été desservi par une affiche pas spécialement réussie, qui ne montre pas les plus belles qualités visuelles du film ? Toujours est-il que le film vient de sortir en DVD : j’espère qu’une bonne carrière en vidéo lui permettra de se faire connaître sur le moyen et long terme.

... et l'affiche provisoire, beaucoup plus envoûtante.

… et l’affiche provisoire, beaucoup plus envoûtante, vue sur le site d’animation Catsuka dès avril 2011 en même temps que plusieurs images du film.

Cette critique a été publiée pour la première fois dans la revue Disharmonies n° 38 en avril 2013.