[BD] Pénélope Bagieu, « Les Strates »

5 septembre 2022

Référence : Pénélope Bagieu (texte et dessin), Les Strates, Paris, Gallimard, collection « BD », 2021, 144 pages.

Présentation par l’éditeur

« L’autrice de Culottées, Eisner Award 2019, livre ici son premier récit autobiographique, où histoires d’enfance et d’adolescence composent le portrait de l’adulte qu’elle est devenue. »

Mon avis

Pénélope Bagieu est désormais l’une des autrices de BD les plus connues des médias français, mais comme cela ne veut pas dire que tout le monde la connaît, cela ne fait pas de mal de revenir rapidement sur son parcours. Elle est née en 1982 à Paris et elle a fait des études d’art à l’ENSAD puis à l’Université des arts de Londres. Elle a travaillé d’abord en tant qu’illustratrice – activité qu’elle poursuit de manière prolifique au gré des sollicitations et des collaborations – et a réalisé un court-métrage d’animation remarqué, Fini de rire, en 2006. Elle se lance ensuite dans l’aventure des blogs BD alors en pleine effervescence (avec d’autres comme Boulet, Maliki ou Reno et Melaka, pour ne citer que quelques noms). Son blog, Ma vie est tout à fait fascinante, raconte des tranches de vie avec humour. Il connaît une édition papier en 2008. Bagieu publie ensuite Joséphine, BD en trois tomes (2008-2010) qui est même adaptée au cinéma. Ses BD Culottées, qui présentent une galerie de portraits de femmes ayant marqué l’Histoire ou connu des parcours hors du commun, connaissent un grand succès (globalement mérité : j’aurai peut-être l’occasion d’y revenir dans un billet à part).

Les Strates est une BD récente et (du peu que j’aie pu en voir) moins discutée que les Culottées, par exemple. Elle mérite pourtant largement le détour, par la palette de sujets légers ou révoltants qu’elle aborde.

Comme la présentation de l’éditeur l’indique, il s’agit d’une BD autobiographique, qu’on pourrait a priori rapprocher du blog Ma vie est tout à fait fascinante. En réalité, le caractère autobiographique des récits en question est à peu près leur point commun avec le blog. Le reste diffère très nettement. Le dessin, outre l’expérience supplémentaire qu’il montre par rapport aux débuts de l’autrice, adopte une technique différente, fondée sur le crayonné, avec des ombres plus nombreuses. Ce choix graphique reflète visiblement une volonté de marquer un changement de ton : si l’humour est toujours présent, les sujets abordés sont loin de s’y cantonner et certaines planches sont même glaçantes. Si vous craignez les lectures capables de vous donner des cauchemars, je crois que vous pouvez vous rassurer : l’atmosphère générale reste à l’optimisme, mais un optimisme lucide et déterminé à l’action pour faire changer les choses.

Les Strates, son titre l’indique bien, ne forme pas un récit continu, mais une succession de récits courts ou brefs (allant de deux à une vingtaine de pages, en gros) où Pénélope Bagieu revient sur des souvenirs marquants de son enfance, de son adolescence ou des débuts de l’âge adulte. Les sujets abordés sont variés. Sa relation fusionnelle avec son premier chat (et avec les chats en général) fait l’objet d’un premier récit bien développé, qui aborde à la fin la question de la mort des animaux familiers. N’ayant personnellement jamais cohabité avec un animal familier permettant une relation très fusionnelle (on m’avait déconseillé de serrer trop longtemps contre moi mes deux poissons rouges), c’est un sujet que je ne connais que par ouï-dire, et, mine de rien, c’est important de pouvoir s’informer sur le vécu des gens qui sont passés par ce type de relation, pour ne pas sous-estimer l’amour et la souffrance qu’elle peut occasionner.

Plusieurs récits évoquent les premières amours, réciproques ou non. Je trouve qu’ils parviennent à saisir avec beaucoup de justesse le mélange de timidité, de pensée magique et de courage (voire d’imprudence) qui préside souvent aux émois de cette période de la vie. Pour l’autrice, c’est l’occasion de revenir sur une époque révolue de sa vie et de se réconcilier avec des souvenirs souvent embarrassants sur le moment. On la voit parfois s’adresser à elle-même plus jeune, dans une rencontre impossible entre les âges de la vie qui me semble être un thème assez récurrent chez les blogueurs et blogueuses de BD (Boulet a plusieurs fois fait ça aussi, par exemple). Je l’ai aussi vu mis en oeuvre dans certains mangas pour adultes, notamment chez Taniguchi. Ce serait intéressant de voir comment ce type de procédé graphique prolonge des procédés narratifs déjà présents, ou en germe, dans les autobiographies livresques (il faudrait voir si des auteurs comme Nathalie Sarraute ou Georges Perec ont tâtonné dans cette direction-là). Je me demande dans quelle mesure ces récits pourraient aussi plaire à un public d’ados. Je crois qu’ils seraient prenants et réconfortants à lire dès cet âge-là.

Un autre récit, très court, mais glaçant et qu’il faudrait faire lire à tout le monde, est l’évocation d’un viol subi entre l’adolescence et le début de l’âge adulte. L’histoire tient en quelques pages, avec peu de texte, ce qui renforce sa puissance graphique. Un autre encore, également sans paroles, montre des attouchements dans le métro parisien. Ni le mot « viol » ni le mot « attouchements » ne sont prononcés, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Pénélope Bagieu est née en 1982, elle avait quinze ans en 1997, elle est entrée dans l’âge adulte au début des années 2000, il y a une vingtaine d’années. On ne parle pas ici de je ne sais quelle époque lointaine et barbare : il s’agit de la France actuelle. Et on ne prétendra pas qu’en vingt ans, le degré de violence global de la société ait reflué à un tel point, et les combats pour les droits des femmes progressé à un tel point, qu’on puisse considérer ce type de témoignage comme une simple archive détachée du présent. Il n’y a pas besoin de beaucoup plus de lecture pour comprendre d’où sortent les revendications des mouvements féministes en général, d’où sort le mouvement #MeToo et ce qui a pu motiver l’engagement féministe de Pénélope Bagieu elle-même.

Les Strates reste un album court, mais révèle densité et nuance à la lecture, et montre un degré de maturité supplémentaire dans l’oeuvre de son autrice, décidément à suivre.


Madeleine de Scudéry, « Clélie, histoire romaine »

7 juin 2021

Référence : Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine, édition et choix de Delphine Denis, Paris, Gallimard, collection « Folio classique », 2006 (première parution : 1654-1660).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Nous n’avons pas encore tout à fait oublié la Carte de Tendre. Qui se souvient pourtant que le dessin en fut imaginé pour un de ces longs romans goûtés des lecteurs d’autrefois ? Publié de 1654 à 1660, Clélie fut un véritable succès de librairie : l’œuvre achevait l’âge d’or du roman héroïque, tout en explorant les possibilités inédites qui s’offraient à la fiction moderne. Aux premiers temps de la République romaine, cadre du récit, se superpose ainsi une autre peinture d’égale ambition – celle de l’histoire et de la société contemporaines, associée à une subtile «anatomie des cœurs».


La séduction du texte n’a pas faibli. Amours et aventures sont le support vivant et coloré d’une interrogation sur la «morale du monde» et ses formes d’expression, sensible à la nécessité de ménager aux femmes de valeur la place glorieuse qui leur est due. C’est à l’idéal de la conversation galante, recrutant hommes et femmes sur le seul mérite de l’esprit, que fut confié, non sans quelque clairvoyante inquiétude, ce projet résolument moderne : l’élégante discrétion de l’écriture en fait aussi tout le prix. »

Mon avis

Horreur, atrocité, damnation ! « Folio classique » publierait des versions abrégées, maintenant ? Cela paraîtra plus compréhensible en rappelant que le texte intégral de Clélie, histoire romaine compte dix volumes in octavo (moyen format, pour aller vite) et découragerait sans doute une bonne part du lectorat actuel, hors spécialistes de la littérature de cette époque. Voici donc un « choix » d’extraits, reliés par des résumés qui montrent sans peine que la complexité de l’intrigue prise dans son ensemble n’a rien à envier aux plus touffus des cycles romanesques récents.

Cela fait quelques années que j’ai entrepris de compléter mes classiques en lisant les écrivaines dont on ne m’a rien fait lire (ou trop peu) pendant mes études, et en grattant pour découvrir quelques petites merveilles injustement oubliées de la postérité ou trop peu représentées dans les manuels scolaires ou les médias. Parmi ces écrivaines, Madeleine de Scudéry et ses romans à rallonge, typiques de l’âge d’or des romans-fleuves (le plus connu du genre étant L’Astrée d’Honoré d’Urfé, paru quelques décennies avant Clélie). Disons-le tout de suite : autant il y a des classiques que j’insiste à présenter comme finalement pas si inaccessibles, même si vous n’êtes pas spécialiste ou particulièrement « littéraire », autant lire Clélie en entier – je veux dire, lire en entier ce volume de choix d’extraits de Clélie – s’avérera une expérience déroutante pour bien des gens, pour plusieurs raisons dont je parlerai plus bas. Mais quand bien même on se contenterait d’en lire quelques extraits parmi ceux proposés, Clélie a de belles pages à offrir. Voyons un peu.

L’histoire en deux mots : le récit se déroule dans la Rome antique, aux tout débuts de la puissance romaine, au temps où Rome n’est encore qu’une ville parmi d’autres en Italie et lutte pour subsister et s’imposer parmi les multiples peuplades plus anciennes bien installées dans le Latium. La belle et vertueuse Clélie et le vaillant Aronce s’aiment ardemment et sont sur le point de se marier, mais bien des obstacles vont se dresser sur leur chemin avant qu’ils ne soient enfin réunis. C’est que la beauté et la vertu de Clélie attisent bien des désirs, y compris au sein de la famille du roi de Rome, le tyrannique Tarquin le Superbe…

Une aventure antique

Clélie, histoire romaine est donc un roman à décor antique alternant aventure, complots politiques et une grande intrigue amoureuse échevelée. Présenté comme cela, on peut s’attendre à quelque chose d’épique et d’assez kitsch, un peu comme un vieux péplum américain ou italien, ou comme un film de fantasy tourné à Bollywood. Cela donne une assez bonne idée de certaines pages, dont se dégage un charme d’aventure surannée. Il faut dire que, si une maxime prêtée à je ne sais plus quel scénariste américain réclame « une intrigue qui commence par un tremblement de terre avant de progresser jusqu’à un climax », alors Clélie respecte à la lettre cette recette scénaristique, puisqu’il commence bel et bien par un séisme, la veille du mariage des personnages principaux ! On trouvera en outre plusieurs scènes de combats, de cavalcades, d’enlèvements, de fuites et de poursuites variées.

Pour compléter cette facette du roman, il faut évoquer son décor : la Rome des derniers rois et des premières années de la République, une Rome encore à taille humaine, mais présentée dans la lignée des écrits de l’historien romain Tite-Live, c’est-à-dire peuplée de mâles guerriers tout amidonnés dans leur sens du devoir et de femmes douces, chastes et résolues. Si vous ne connaissez encore rien aux premiers temps de l’histoire de Rome, vous profiterez de la découverte d’une période riche en rebondissements, mais vous devrez parfois vous aider des notes de fin de volume pour comprendre qui est qui. En revanche, si vous avez un peu étudié (ou lu des livres sur) cette période, par exemple en lisant le livre I de l’Histoire romaine de Tite-Live (qui relate les débuts de Rome, depuis ses ancêtres mythologiques jusqu’aux premiers temps de la République), vous reconnaîtrez sans peine de grandes figures comme Tarquin le Superbe, Lucrèce, Collatinus, Brutus, Mucius Scaevola et d’autres, sans oublier Clélie elle-même, qui n’est pas une invention de l’écrivaine. Dans ce cas, vous démêlerez sans mal les fils de la grande Histoire de ceux de la petite ; tout le roman vous fera l’effet d’une sorte de fan fiction géante écrite par une passionnée de Rome antique, qui se serait amusée à ajouter des personnages inspirés par son entourage dans les marges des légendes romaines, et à entremêler leurs aventures avec les exploits des héros évoqués par Tite-Live.

Dans les deux cas, on ne peut qu’être surpris par l’abondance des sous-intrigues et le nombre des personnages secondaires, qui éclipsent parfois les rôles principaux pendant des dizaines de pages. Bien que Clélie et Aronce demeurent dépositaires des plus grandes qualités en matière de beauté, de vertu, de vaillance, etc., ils sont loin de monopoliser l’attention de l’écrivaine, qui déploie tout un microcosme au fil des livres.

Qu’on n’attende pas un roman historique au sens qu’on donne aujourd’hui à cette expression. L’Antiquité romaine de Clélie apparaît comme un décor de carton-pâte doublé d’un anachronisme complet en matière de représentation des relations sociales : la Rome antique n’y est guère qu’un cadre-photo, ou un décor de jeu de rôle, où Madeleine de Scudéry se complaît à insérer les têtes de ses amies et de ses connaissances sur la silhouette de telle ou telle figure légendaire. Cela m’a beaucoup rappelé les peintures de la même époque, où l’on voit un Romulus en armure du Siècle d’or espagnol en train de donner le signal de l’enlèvement de Sabines habillées comme des dames catholiques de la noblesse ou de la bourgeoisie avec robes couvrantes, dentelles, résilles sur les cheveux et chapelets à la main. Il m’est arrivé de pester devant l’artificialité patente de cet univers où nos héros n’ont rien d’autre à faire que se complimenter et se séduire, et où il n’y a pas plus de pauvres qu’à Duloc, « monde parfait », dans le film d’animation Shrek...

Conversations mondaines et psychologie

Clélie a pourtant bien d’autres facettes. Celle qui saute aux yeux, renforcée par le choix des extraits, est la présence de conversations autour de sujets comme la l’amour et l’amitié, ainsi que de notions telles que la constance, les personnalités typiques des femmes ou des hommes, ou encore la gloire (mot en partie trompeur, puisqu’il ne désigne à l’époque pas seulement la célébrité, mais aussi ce qu’on appellerait maintenant l’amour-propre). Ces conversations oscillent entre le dialogue philosophique et la conversation mondaine. C’est d’une de ces scènes que provient la « Carte de Tendre », restée célèbre pour avoir transposé, sous la forme d’une carte géographique d’un pays imaginaire, les différentes étapes psychologiques possibles d’une relation, depuis la vague estime jusqu’à la tendresse en passant par « négligence », « légèreté », « billets galants », « jolis vers », « respect », « bonté », « assiduité » ou « empressement », et en tâchant d’éviter aussi bien la « perfidie » ou la « négligence » et le « lac d’indifférence », que, de l’autre côté, la « mer dangereuse » qui, au-delà de la tendresse, risque de mener aux « terres inconnues »…

Reproduite en insert au début du livre, cette carte en représente l’une des plus jolies inventions. Encore ne faut-il pas attendre un trop long développement à son sujet, ni un univers imaginaire poussé autour de cette carte : elle n’a droit, somme toute, qu’à un passage sommaire. La mode des univers imaginaires détaillés, fussent-ils allégoriques, n’était pas encore venue, et l’écrivaine paraît prendre grand soin de présenter cette création comme dépourvue de tout sérieux ou de toute prétention. Dommage, car j’aurais été curieux de lire un récit entièrement situé dans un univers pareil, où chaque lieu et chaque personnage aurait été l’incarnation d’un sentiment ou d’un type de comportement (cela aurait probablement donné quelque chose comme la première moitié du Roman de la Rose médiéval, ou bien comme le Pilgrim’s Progress anglais transposé dans le domaine amoureux).

Ces conversations tranchent net avec les passages de l’intrigue davantage tournés vers l’aventure, à un tel point que, même aujourd’hui où les cycles romanesques à rallonge (et les œuvres à rallonge en général) sont à la mode, on aurait du mal à admettre des interruptions si longues doublées de changements de tons si complets. À vous de vous faire un avis : on s’en étonne moins, et on en est peut-être moins gêné, une fois qu’on en est prévenu à l’avance. En dépit des obstacles représentés par l’écart entre les goûts du XVIIe siècle et ceux du début du XXIe, ces conversations ne supportent pas si mal la lecture de nos jours : à défaut de fournir des conseils de vie applicables aujourd’hui ou de permettre de s’identifier pleinement aux personnages dans leurs témoignages ou leurs idées, elles peuvent toujours servir de supports de réflexion et fournir un peu de matière à penser sur des sujets de psychologie et de relations amoureuses.

Un roman dont nous avons perdu les clés

Un dernier aspect du roman me semble, de très loin, le plus inaccessible au lectorat actuel à moins d’être spécialiste du XVIIe siècle : Clélie, à l’époque de sa parution, relevait en partie du « roman à clés », où chaque personnage fictif constituait un équivalent de, ou du moins une allusion probable à, telle ou telle personne réelle de l’entourage de Madeleine de Scudéry (qui tenait un salon littéraire) ou de la cour royale de son temps. J’avoue volontiers que cet aspect m’indiffère, en dépit des analyses habiles proposées dans l’introduction, qui montrent l’intérêt de ce pan de l’esthétique du roman. Aussi bien invitent-elles du même élan à ne pas y réduire tout le roman, mais j’espère avoir déjà montré qu’on peut le lire pour ses autres facettes.

Osez le beau style

Qu’en est-il du style ? Pas de doute, il faut aimer les phrases longues, la syntaxe élégante pétrie de latin et les imparfaits du subjonctif. Ce n’est pas le genre de chose qui me fait peur ; si c’est votre cas, sachez que plus on en lit, plus on s’y habitue, tout comme on ne risque pas d’apprendre à nager si l’on ne se met jamais à l’eau. Le monde actuel et l’Internet regorgent d’outils, dictionnaires en ligne, conjugueurs automatiques, etc. pour qui veut réviser sa grammaire et sa conjugaison, combler ses lacunes ou dissiper de vieilles appréhensions. Je regrette un peu, malgré tout, que l’édition Folio ne fasse pas davantage d’efforts pour se rendre accessible à un public réellement large. Delphine Denis prend soin, dans ses notes, d’analyser les particularités lexicales de la langue de Madeleine de Scudéry, mais, sur le plan de la syntaxe (la construction des phrases), elle se contente du minimum, alors que l’ancienneté du texte rendrait nécessaire un apparat un peu plus complet, quitte à ce qu’il ait l’air un peu scolaire, afin de s’assurer que tout le monde puisse entrer dans le texte. Les collections parascolaires conçues pour les collégiens et les lycéens accomplissent de ce point de vue un travail plus poussé, mais n’ont pas encore cru bon de rééditer Clélie (qui sait ? Un jour, peut-être, au moins dans un groupement de textes…).

L’introduction

J’ai gardé pour la fin la lecture de l’introduction de Delphine Denis, afin de découvrir l’intrigue sans me la faire divulgâcher (travers fâcheux de beaucoup de ces introductions dès lors qu’on a envie de se préserver une certaine naïveté en abordant un livre ; mais ce n’est pas bien méchant). Très riche en informations sur le contexte du roman et ses différents niveaux de lecture, elle est d’une grande aide à sa compréhension. Dommage qu’elle semble avoir été écrite à l’attention d’un public au moins étudiant, plutôt que d’un public vraiment large. Certes, Clélie n’est pas vraiment le classique le plus lu dans le pays, et risque de ne plus l’être avant un bon bout de temps (d’ici un avenir possible, dont j’ignore s’il est proche ou lointain, où la littérature du XVIIe siècle autre que le Saint-Quatuor Molière-La Fontaine-Corneille-Racine aurait fait un retour en force dans notre culture générale). Une chose qui manque aussi à cette introduction, mais qui relève du détail, ce serait de montrer les liens possibles entre le roman héroïque du XVIIe siècle et le roman antique, qu’il soit grec (Chéréas et Callirhoé, Leucippé et Clitophon, Héro et Léandre) ou latin (Daphnis et Chloé, pour ne citer que le plus connu). J’aurais été curieux de savoir dans quelle mesure Madeleine de Scudéry a pu puiser son inspiration non pas simplement chez les historiens romains comme Tite-Live (là, ça crève les yeux de toute façon), mais aussi dans ces romans antiques qui, bien que tombés dans l’oubli aujourd’hui à de rares exceptions près (le Satyricon, merci Fellini), ont inventé la plupart des clichés actuels en matière d’intrigues romanesques amoureuses.

Conclusion

Curieuse lecture, donc, que Clélie, et pas la plus intemporelle des œuvres classiques du XVIIe siècle. Mais, comme le dit justement Delphine Denis, ce roman mérite d’être arraché à l’image déformée qu’en ont donnée les détracteurs de Madeleine de Scudéry et des autres écrivaines de son temps, qualifiées de « précieuses » et de « femmes savantes » (entre autres par Molière) alors qu’elles ne faisaient que tenter d’accéder à un savoir monopolisé par les hommes. Clélie elle-même est ce qu’on pouvait faire de plus proche d’un « personnage féminin fort » dans le XVIIe siècle mondain, c’est-à-dire qu’elle ne se laisse pas enlever (autrement dit, elle ne se laisse pas violer). Voilà un aspect du roman qui n’a, hélas, pas vieilli. La scène relatant l’exploit le plus connu de Clélie pourra naturellement frustrer les gens qui se seraient attendu à une guerrière féroce, mais reste un morceau d’aventure trépidant qui peut toujours inspirer les artistes actuels.

En dépit de son caractère inévitablement daté, Clélie contient donc de belles pages et de belles scènes. Les plus braves tenteront la traversée complète ; les autres, pour ne pas passer à côté de l’ensemble, ne doivent pas hésiter à picorer ce qui leur plaira. Artamène ou le Grand Cyrus, autre roman de Madeleine de Scudéry, détient aujourd’hui encore le record du plus long roman en langue française (avec 2,1 millions de mots). À l’occasion de sa réédition complète en ligne, les universitaires chargés du projet ont tenu à rappeler, sur la page d’accueil, qu’il était courant à l’époque de lire ou de relire par scènes ou par extraits, et de discuter avec des amis tel ou tel passage (de vive voix ou par lettres : de nos jours, on passerait par des forums, des réseaux sociaux, des sites agrégateurs de critiques, des blogs ou des podcasts). Et après tout, pourquoi pas ? L’essentiel n’est-il pas de garder contact avec cette littérature passée, dont les différences ne constituent pas seulement des obstacles, mais aussi des richesses et des sujets de découverte et d’inspirations possibles ? Je serais assez curieux de voir une adaptation un peu libre de Clélie transposée sur un autre support (bande dessinée, cinéma, téléfilm) et éventuellement à une autre époque ou dans un autre type d’univers (contemporain, comme Christophe Honoré l’a fait avec La Princesse de Clèves dans son film La Belle Personne en 2008 ? Ou un univers de fantasy ? Mais dans ce dernier cas, ne risque-t-on pas d’obtenir quelque chose d’assez proche de certains cycles de romance fantasy récents ?).


Charlotte Brontë, « Jane Eyre »

23 décembre 2019

BronteCharlotte-JaneEyre

Référence : Charlotte Brontë, Jane Eyre, Londres, Harper Collins, collection « Collins Classics », 2010 (première édition : Londres, Smith, Elder & Co., 1847).

Quatrième de couverture de l’éditeur (traduit par mes soins)

« Je ne suis nullement un oiseau ; et aucun filet ne me prend ; je suis un être humain libre à la volonté indépendante.

Le fameux roman de Brontë raconte l’histoire de l’orpheline Jane, enfant née dans des circonstances malheureuses. Élevée et maltraitée par sa tante et ses cousins, finalement envoyée dans une pension lointaine et cruelle, ce n’est que lorsque Jane devient gouvernante à Thornfield qu’elle trouve le bonheur. Humble et mesurée, mais déterminée, Jane tombe bientôt amoureuse de son maître sombre et orageux, M. Rochester, mais avant peu des événements étranges et perturbants surviennent au manoir… » (J’omets le dernier morceau de phrase qui en dit trop à mon goût.)

Mon avis

Où l’on dit quelques mots sur le texte anglais et l’édition Collins Classics

Des sœurs Brontë, j’avais lu l’an dernier Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent) d’Emily Brontë, roman magnifique et terrible dont la puissance et la noirceur m’ont marqué et que j’ai eu le plaisir de vous présenter en détail ici. Mais je n’avais jamais lu Jane Eyre, écrit par Charlotte Brontë et paru la même année (quelle année !). Je n’en connaissais que des adaptations en films ou téléfilms vues il y a longtemps et qui ne m’avaient laissé que de beaux paysages, de beaux costumes, une atmosphère de secrets dans la campagne anglaise et l’image d’une vieille femme folle. C’est toujours une bonne introduction, mais, comme tout lecteur qui apprécie le romantisme, le fantastique et la littérature anglaise, il fallait tôt ou tard lire le livre.

Ayant atteint un assez bon niveau d’anglais pour cela grâce à mes études, je l’ai lu dans le texte original. Autant prévenir les internautes qui seraient encore mal à l’aise avec la langue des Brontë : Jane Eyre est un pavé et sa prose dix-neuviémiste réserve bien des difficultés à qui ne disposerait pas déjà d’une solide connaissance de la langue anglaise et d’un vaste vocabulaire. Il comprend toutefois moins de tournures dialectales que Wuthering Heights où les répliques du serviteur Joseph sont à réserver aux anglicistes chevronnés.

J’ai lu Jane Eyre dans la collection Collins Classics, que j’ai choisie pour son petit prix et surtout son petit format, équivalent au format poche français, malheureusement trop rare outre-Manche. Il n’y a pourtant rien de plus pratique que de pouvoir trimballer son livre partout avec soi. En contrepartie, la Collins Classics propose très peu d’annexes : le volume commence par deux pages sur… l’éditeur, puis deux sur les vies et les œuvres des sœurs Brontë. Et c’est tout… du moins je le croyais, jusqu’à ce que je termine le roman et que je tombe sur un solide lexique d’une trentaine de pages expliquant les mots anciens ou rares ! Sa présence était indiquée par le quatrième de couverture, mais à demi masquée par l’étiquette du prix, ce qui fait que je ne l’avais pas vue. J’avais pris le parti de m’en sortir tout seul, mais il m’aurait été bien utile pour quelques mots. Au passage, à l’ère de l’omniprésence téléphonique, il n’y a rien de plus facile que de consulter Internet ou une application quelconque sur un ordiphone pour dégoter un vocable inconnu.

Où le blogueur se demande (encore) ce qui fait qu’on se plonge si confortablement dans la lecture d’un bon gros roman

Jane Eyre, donc, est un pavé : 460 pages bien comptées en format poche. Autant dire un microcosme où l’on se plonge pour un bon moment et dont on suit le personnage principal pendant de longues années, de l’enfance (qui forme les premiers chapitres) jusqu’à l’âge mûr (celui de Jane Eyre narratrice, qui nous relate sa jeunesse avec la distance critique et l’expérience de l’âge qu’elle a acquises). Un livre dont le titre n’est autre que le nom de son personnage principal et de son narrateur : quoi de plus classique, de plus typique, même, pour un roman ? Et en effet tout tourne autour de Jane Eyre, ses débuts dans la vie, son éducation, son parcours dans la société, son élévation morale et spirituelle, sa vision du monde profondément modelée par le contexte chrétien où elle grandit, et la lutte intime que se livrent en elle son rigoureux sens du devoir et les passions qui l’agitent.

Là où Wuthering Heights est un roman familial, une intrigue collective qui adopte une structure assez complexe, fait alterner les points de vue de plusieurs personnages et joue des mystères des uns et des autres, Jane Eyre se cantonne à une structure des plus classiques : une narration linéaire, à peine dotée d’un récit-cadre implicite par le truchement discret du personnage âgé qui relate sa jeunesse. On ne quitte jamais Jane Eyre, on sait tout d’elle et on ne peut apprendre des autres que ce qu’elle veut bien découvrir. Quoique classique, ce mode de narration présente l’avantage d’épouser de près l’expérience que tout un chacun, vous ou moi, pouvons avoir de notre vie en tant qu’individus, tout en restant plus accessible que les somptueuses mais parfois intimidantes expériences littéraires menées plus récemment sur le « courant de la conscience », le stream of consciousness (mais il faut les lire aussi !). Lu de nos jours, dans un début de XXIe siècle avide de récits collectifs où les romanciers et les scénaristes de séries ont tendance à multiplier les personnages jusqu’au vertige, c’est bon de se retrouver de temps en temps embarqué auprès d’un seul personnage et de ne voir le monde que par ses sens et ses pensées pour quelques centaines de pages.

Est-ce cette simplicité d’abord, ou le caractère du personnage, ou plus généralement la plume de Charlotte Brontë ? Toujours est-il que j’ai d’emblée été captivée par Jane Eyre et que je me suis régalé de bout en bout. À vrai dire, je vois plusieurs autres raisons à cette puissance de séduction du récit. Le roman de formation qui commence avec l’enfance en est une : le début de Jane Eyre nous fait voir le monde par les yeux d’une petite fille, avec des passages d’une remarquable finesse dans l’évocation de l’enfance, de ses pensées, de ses rêves, de ses craintes, et en particulier de l’incapacité des enfants à restituer avec des mots la richesse de tout ce qu’ils savent percevoir à l’extérieur et ressentir en eux, mais pas encore exprimer.

Autre explication à la puissance séductrice de ce roman : la conjonction de fréquents huis clos dans des intérieurs bien meublés et de la mauvaise saison dans la campagne anglaise. Jane Eyre ne tient pas entièrement du roman gothique, loin de là, mais en reprend plusieurs tropes, dont l’archicélèbre « dark and stormy night« , auquel se joint très souvent le plaisir de se calfeutrer dans un intérieur confortable pendant que la tempête fait rage au dehors, le suave mari magno (« Qu’il est doux, quand la mer est déchaînée… ») de Lucrèce dans son traité De Rerum Natura . Je force un peu le trait : en réalité, au début du livre, Jane est enfermée bien contre son gré et profite assez peu du confort de la maison – elle ne demanderait qu’à pouvoir s’enfuir pour courir librement sous les lourds nuages, parmi les herbes hautes ! Mais lire les premières pages, imaginer cet intérieur anglais ancien et l’hiver au dehors, quand le hasard fait qu’on commence à lire  Jane Eyre en automne, est un bon moyen de se laisser emporter encore plus sûrement par l’histoire.

Cerise sur le gâteau : pendant les premières pages de Jane Eyre, la jeune Jane Eyre s’occupe à… lire ! En analyse littéraire, on vous bondirait aussitôt dessus avec du métapoétique et de l’autotélique. Ici, je me contenterai de dire que cela fait jouer encore plus à fond l’identification entre le lecteur et le personnage.

Où l’on a la révélation que Jane Eyre n’est pas le même livre que Wuthering Heights

En commençant ma lecture, j’imaginais Jane Eyre comme un roman d’amour moins dur et agressif que Wuthering Heights, et moins tourné vers le fantastique ; je craignais quelque chose d’un peu mièvre par endroits. J’ai pu constater que Jane Eyre est, effectivement, beaucoup moins rude que le roman d’Emily Brontë. Et que la part du fantastique (au sens fort du mot) y est réduite à un unique rebondissement décisif, bien qu’il soit présent de manière plus subtile et diffuse tout au long du livre, sous forme d’éléments descriptifs, de comparaisons placées dans les pensées ou les paroles des personnages, ou encore de croyances, de rêves ou de peurs. Souvent il est avancé sur le mode du trait d’esprit (par Rochester) ou de la ruse (comme la scène de la diseuse de bonne aventure qui, en somme, pourrait venir d’un Tintin). Mais à d’autres endroits, des péripéties techniquement réalistes sont présentées d’une manière assez dramatique pour faire venir en tête le fantastique, et, ici ou là, on trouve, semés avec une savante discrétion, des mots directement venus du roman gothique ou fantastique, comme « esprit » ou « goule » ou « vampire ». Il n’y a pas de goule ou de vampire dans le roman, je le dis pour ne pas faire de déçus ; mais le fantastique, lui, est là, ou plutôt ce qu’on appellerait de nos jours « du frisson », au sens d’une forme plus légère du fantastique.

Jane Eyre apparaît, à bien des égards, plus posé, plus civilisé et bien moins directement subversif que Wuthering Heights à l’égard des conventions de son époque. Mais s’il parle d’amour, avec quelques scènes romantiques au sens le plus cliché du mot (superbement amenées et maîtrisées), on ne saurait le cantonner à cet aspect : il parle beaucoup d’indépendance féminine, d’ascension sociale, de morale et de religion. Mes souvenirs des films ou téléfilms qui en étaient adaptés se résumaient largement à la relation entre Jane et Rochester : c’est une vision très réductrice du roman. On y rencontre en réalité plusieurs autres personnages, d’autant plus fortement campés que le roman, en dépit de sa longueur, tourne autour d’un assez petit nombre de protagonistes qui réapparaissent en général plusieurs fois. Si Jane et Rochester forment les deux figures centrales, le tableau demeure plus vaste et complexe.

Où le blogueur part dans une analyse beaucoup trop longue du thème de la religion dans Jane Eyre, tout en parlant vaguement du reste de l’intrigue

Ainsi, la religion occupe une part fondamentale dans Jane Eyre et plusieurs personnages en donnent des visions variées, souvent sévères. Au cours des premiers chapitres, à Gateshead Hall, Jane Eyre reçoit une éducation autoritaire et injuste de la part de sa tante, qui ferme les yeux sur le harcèlement qu’exercent ses enfants biologiques sur cette petite fille pauvre et adoptée qu’elle méprise et dont elle accueille les révoltes comme autant de preuves d’un caractère pratiquement démoniaque. Par la suite, le pensionnat religieux de Lowood (low wood, la forêt basse, celle de l’ambiguïté morale, peut-être ?) oppose deux figures d’autorité : M. Brockehurst, fortement associé à une dévotion hypocrite d’homme riche qui n’applique ses préceptes d’éducation austère qu’aux enfants des autres, et Miss Temple, qui, bien que moins fréquemment associé aux lectures bibliques et aux prières, fait figure d’incarnation de la charité chrétienne, une sorte de Vierge, pour ne pas dire de… temple, près de laquelle les jeunes filles se réfugient pour retrouver les meilleurs aspects du christianisme, bonté, charité et recherche de la vraie justice. Impossible d’oublier la première grande amitié que lie Jane Eyre à Lowood : Helen Burns, figure mystique dont le nom de famille est lui aussi éloquent.

L’évolution morale de Jane Eyre réserve des surprises aux gens du XXIe siècle qui pourraient s’attendre à ce que sa révolte contre l’éducation affreusement stricte et injuste qui lui est donnée gagne en ampleur au fil du roman. Les chose se révèlent beaucoup plus nuancées, et d’autant plus intéressantes, au moins en termes de vraisemblance psychologique et sociale. Car Jane Eyre, loin de fuir l’horrible endroit qu’est Lowood, va finir par y rester volontairement (il faut dire que le pensionnat change lui-même du tout au tout dans l’intervalle), et offre par la suite l’image d’une jeune femme aussi calme, réservée et docile qu’elle s’était montrée passionnée et rebelle pendant son enfance. Jane Eyre a-t-elle accepté les préceptes dont on lui a martelé le crâne ? A-t-elle entièrement cédé à cette éducation rigoriste qu’elle a subi à Gateshead puis à Lowood ? Non, et toute la suite montre l’héroïne partagée entre ce que Freud aurait appelé un Surmoi de fer extrêmement exigeant et les passions et les désirs qui réémergent à plusieurs moments du récit, mais auxquelles elle ne cède jamais d’emblée. C’est donc un personnage calme en surface mais intérieurement tourmenté, qui, en termes de psychologie, ne se connaît pas elle-même, ou n’accepte pas toujours de se connaître. Quand elle se reconnaît, peine à opérer un choix. Et quand elle choisit, elle choisit durement, tranche dans le vif de sa propre existence et est capable de pleurer tout en continuant à faire ce qu’elle considère comme son devoir. Quels dilemmes, quelles souffrances, mais quelle force ! Si ce n’est pas une héroïne, je ne sais pas ce que c’est.

Cette dimension religieuse a aussi son importance dans la relation entre Jane et Rochester. Tout aussi déterminé que Jane, M. Rochester est un propriétaire riche et impulsif, mais dont les choix brusques ont quelque chose du caprice. C’est une sorte de Heathcliff en mode mineur, beaucoup plus apprivoisable et avec un potentiel nounoursesque que Heathcliff, entièrement constitué de côtes et de dents, ne peut jamais avoir. (Soyons clairs : entre ces deux hommes, le personnage littéraire qui crève les pages est clairement Heathcliff. Mais s’il fallait choisir entre les deux dans la vie réelle, il n’y a pas moyen, c’est Rochester qui fait le meilleur mari. Entre la figure romanesque qui marque au fer rouge la mémoire de son lectorat et un personnage moins affreux mais plus humain, Charlotte Brontë a préféré rester dans l’humain.) Rochester a des défauts moraux et, assez vite, la relation qui se noue entre les deux prend des allures de rédemption morale pour Rochester. Ce qui est très intéressant, c’est qu’à aucun moment Jane ne se passionne pour la religion et que Rochester, de son côté, ne cesse de lui donner des surnoms moitié moqueurs et moitié fascinés qui lui confèrent une allure surnaturelle : il la traite de fantôme nocturne, d’elfe, d’esprit, de changelin, etc. Il la situe, quant à lui, tantôt du côté de la perfection morale, tantôt du côté de la magie et de la croyance au surnaturel, ce qui, dans ce roman, est une façon de dire qu’il hésite à la craindre.

Thornfield Hall, la demeure de Rochester, où Jane entre comme gouvernante, montre assez vite une caractérisation ambiguë. Difficile de ne pas trouver une nouvelle dimension allégorique dans le nom de cette demeure, ce « champ d’épines » (thorn) où elle affronte de nouvelles épreuves. Jane vient pour faire l’éducation d’Adèle, une petite fille française, c’est-à-dire, dans l’esprit des Anglais de l’époque, forcément une petite coquette capricieuse qui ne pense qu’à la mode, et qui pourrait mal tourner au point de devenir comme les frères et sœurs adoptives qui martyrisaient Jane à Gateshead. Jane se rêve donc en éducatrice morale à la fois pour Adèle et pour Rochester, pour son élève et pour son maître. C’est en partie de cette manière qu’elle assoit une certaine autorité paradoxale sur ceux qui lui sont supérieurs par leur position sociale et leur richesse. Mais ce « champ d’épines » devient un lieu de souffrances aux allures d’enfer pendant certaines nuits, quand de sinistres événements font soupçonner à Jane la présence d’une femme dangereuse au statut mystérieux, qui devient vite une véritable figure du Mal.

Un personnage de la dernière partie du roman vient boucler la boucle en matière d’éducation religieuse : St John Rivers, le pasteur calviniste, incarnation d’une religion extrêmement exigeante et austère qui sacrifie toute passion et même tout souci des relations humaines, amoureuses, amicales et même familiales, au service d’une ambition dévorante. Je ne vais pas dire exactement quelle relation Jane noue avec ce Rivers, pour ne pas gâcher le plaisir aux gens qui n’auraient pas encore lu le roman, mais c’est un personnage qui tient un rôle important dans le dernier tiers de l’intrigue. En ayant lu tout ce qui précède, je m’attendais à ce que Jane Eyre le trouve vite insupportable. Il faut dire qu’à mes yeux de lecteur des années 2010, sa relation avec Rivers est ce qu’on qualifierait actuellement de « toxique », tant il entre de manipulation émotionnelle dans l’influence que Rivers se bâtit sur Jane Eyre. Il ne cesse d’exiger labeur, renoncements et sacrifices de la part des autres, au service moins de la cause qu’il prétend servir que de ses propres ambitions de carrière, le tout avec l’habituelle excuse (Dieu). Il est prêt à broyer des humains, y compris ses proches, au service d’une cause supposée sauver leur âme ; à mes yeux, il fait plus que friser le fanatisme. Jane va-t-elle le chasser ou le fuir en deux pages ? Non ! Quoi de plus logique, en somme, de la part d’une jeune femme qui a été capable de se passionner pour Helen Burns ? La ferveur presque mystique de Helen a profondément marqué Jane, ce qui lui ménage une épreuve morale encore plus difficile à surmonter pour pouvoir trouver le bonheur.

Cette emprise insecouable de l’éducation religieuse de Jane Eyre va jusqu’au point où même le bonheur qu’elle trouve à la fin du roman ne lui semble avoir été rendu possible que par un grand malheur qui légitime à ses propres yeux son attirance amoureuse en lui ajoutant une forme de caution morale liée à la charité chrétienne, car l’objet de ses sentiments a désormais besoin d’elle. Jane hésite tellement que, sans ce rebondissement, elle aurait peut-être continué à s’interdire de rechercher la personne qu’elle aime. À mes yeux, c’est une torture absurde et effrayante, mais c’est, je crois, assez représentatif des circonvolutions morales auxquelles se trouvaient bel et bien soumis les gens de ce pays et de cette époque.

Conclusion

Il y aurait bien d’autres aspects de Jane Eyre à commenter et à expliquer, mais ces analyses ont été faites depuis longtemps par d’autres et de bien meilleure façon qu’ici. Mon but, avec celle-ci, était seulement de montrer la profondeur et la subtilité des personnages, de leurs relations et des dilemmes auxquels Jane Eyre est confronté, dilemmes qui forment plusieurs des principales péripéties qu’elle doit affronter au fil de l’intrigue.

Ce ne sont pas les seules, et d’autres sont de véritables dangers physiques qui confèrent au roman certaines de ses pages les plus sombres : Jane Eyre se trouve à plusieurs reprises seule et menacée de mort par diverses circonstances, qui ne doivent pas grand-chose aux ficelles du roman d’aventure, mais beaucoup à celles du roman réaliste à la Dickens (surtout dans la première moitié du livre), ce qui les rend d’autant plus poignantes. La pauvreté, la famine, la marginalisation sont mises en scène d’une manière saisissante.

On l’aura compris : j’ai été pleinement convaincu par Jane Eyre qui mérite amplement son statut de classique de nos jours. Il m’apparaît moins en rupture frontale avec son époque et moins « hantant » (pour reprendre un mot anglais) que Wuthering Heights d’Emily Brontë, mais il forme une intrigue adroitement composée et brille surtout par ses personnages admirablement campés, tout en disant beaucoup de choses sur son époque. Il faudrait aussi parler du style de Jane Eyre, ce mélange de retenue, de lucidité et d’envolées passionnées vite contenues. Si Wuthering Heights est un orage qui dévaste tout sur son passage pour nous laisser trempés, transis et choqués, Jane Eyre est un nuage de tempête qui n’éclate pas, mais dont les éclairs aveuglent d’autant plus sûrement qu’ils demeurent peu nombreux.

À qui recommander Jane Eyre ? Aux amoureux du romantisme pas trop noir, de la campagne anglaise, des personnages féminins grandioses et de psychologie fouillée. Le premier tiers du livre rappelle beaucoup Dickens. La partie centrale du roman, où Jane Eyre est gouvernante à Thornfield, montre une peinture peu flatteuse de l’aristocratie anglaise qui ne déplaira pas aux amateurs de romans à la Jane Austen et de séries à la Downton Abbey. La relation entre Jane Eyre et St John Rivers constitue une partie moins connue du livre, mais pas la moins intéressante en termes de psychologie. Quant à la relation entre Jane et Rochester, elle constitue un incontournable des lectures romantiques.


Sarat Chandra Chatterjee, « Devdas »

15 février 2015

ChatterjeeDevdas

Référence : Sarat Chandra Chatterjee, Devdas, traduit du bengali par Amarnath Dutta, Paris, Les Belles Lettres, collection « La voix de l’Inde », 2006 (édition originale parue en Inde en 1917). L’auteur de Devdas est parfois connu sous le nom de Chattopadhayay (ou des transcriptions proches), qui est son nom de naissance bengali.

(Je ne reproduis pas ici le texte du quatrième de couverture, qui donne les dernières lignes du roman, chose que j’ai toujours cordialement détestée.)

Mon avis

Roman célèbre en Inde, Devdas est régulièrement comparé à la tragédie de Shakespeare Roméo et Juliette en ce que tous deux ont pour sujet un amour désespéré. Les points communs s’arrêtent cependant là. Tandis que Roméo et Juliette se rencontrent une fois grands, Devdas et Parvoti se connaissent depuis l’enfance. Là où les familles de Roméo et Juliette sont des ennemies jurées, celles de Devdas et Parvoti sont voisines et amies et ne sombrent jamais dans une pareille haine. Là où c’est cette haine mutuelle de leurs parents qui rend impossible l’amour de Roméo et Juliette et les mène à un destin tragique, celui de Devdas et de Parvoti s’explique par plusieurs facteurs : une différence de catégorie sociale et de richesse, certes, mais aussi la psychologie des deux personnages, qui entretiennent en outre une relation complexe et changeante.

Le cadre de l’histoire revêt une importance accrue dans le cas de Devdas : l’Inde du début du XXe siècle, avec son système de castes encore très prégnant sur la société, son éducation où les châtiments corporels sont permis, ses rôles de genres aujourd’hui surannés. Garder ce contexte en tête permet d’éviter les malentendus et les faux procès : le livre a été publié en 1917. La traduction d’Amarnath Dutta prend le parti de conserver dans le texte français certains surnoms, titres ou noms de réalités indiennes qui seraient parfois difficilement traduisibles : un glossaire pratique en explique le sens à la fin du livre. J’ai personnellement apprécié ce parti pris qui renforce l’immersion dans le cadre indien du roman, d’autant que les surnoms ou titres ne manquent pas de charme. Par exemple, Devdas se fait appeler par les autres personnages tantôt « Devdas » ou « Deva », tantôt « Dev-ta » ou encore « Devta-charan », mais aussi « Devd-dada » ou « Dev-da », da étant un suffixe qui sert à s’adresser affectueusement à un homme plus âgé que soi ; l’équivalent pour s’adresser ainsi à une aînée est di ou didi. Ces mots et expressions renvoient non pas à l’hindi mais au bengali, langue originale du livre.

Pendant les premières pages, Devdas et Parvoti, qui ne se quittent déjà plus alors qu’ils n’ont pas encore dix ans, font presque penser à des Tom Sawyer indiens par leur caractère rusé, joueur et volontiers rebelle, surtout Devdas. Mais leur relation apparaît d’emblée inégale : le petit Devdas, qu’on devine régulièrement battu par ses maîtres ou son père, exerce sur Parvoti une domination qui recourt régulièrement à la violence, tandis que la petite fille l’accepte sans sourciller. Orgueilleux et égocentrique, le jeune garçon suscite d’emblée une distance critique de la part de qui lit le roman. Et de fait, les défauts de Devdas, son évolution et ses échecs forment le cœur du livre, ce qui explique que ce personnage soit seul à lui donner son nom alors que l’intrigue suit généralement Devdas et Parvoti parallèlement. Tous deux ont des personnalités très différentes, mais se trouvent liés par un amour inextinguible, à défaut d’être irrésistible – puisque c’est précisément en tentant de nier leurs propres sentiments que l’un puis l’autre vont provoquer leur malheur.

À ces deux personnages centraux s’ajoutent une multitude de personnages secondaires, en majorité des membres de leurs deux familles, mais aussi Chounilal, ami de Devdas à Kolkata, et surtout la prostituée Chandramoukhi, une figure qui n’a rien à envier en intérêt et en complexité à Devdas et à Parvoti eux-mêmes. Radicalement différente de Parvoti qu’elle ne rencontre jamais, Chandramoukhi se retrouve à partager avec elle une fascination pour un Devdas dont je me suis souvent dit qu’il n’en méritait vraiment pas tant. L’une comme l’autre sont pourtant conscientes que leurs sentiments ne trouveront jamais de contrepartie équilibrée de la part du mortifère Devdas et elles tentent de se mettre à l’abri du mal qu’il peut leur faire sans s’en rendre compte. Devdas, lui, change aussi sous l’effet de ses sentiments et s’humanise, mais sa personnalité mêlant l’insouciance, l’angoisse et l’excès l’entrave cruellement.

Devdas est un roman court (moins de 200 pages) et, alors que je ne suis pas nécessairement un lecteur pressé, je l’ai dévoré en quelques heures. La raison en est sans doute le talent de conteur de Chatterjee, qui pose les situations et dépeint les caractères avec une grande économie de mots et une sorte de sens de l’épure qui renforcent beaucoup le suspens dramatique. Si vous êtes du genre à fuir devant les longues descriptions, n’ayez aucun souci : vous n’en trouverez aucune. Bien que le sujet du livre soit en partie une étude du caractère de Devdas, considéré comme représentatif d’un certain type de personnalité, les notations psychologiques et morales restent brèves et peu nombreuses, de sorte que je n’ai jamais eu l’impression que la morale de l’histoire était assenée. Toute une part des nuances dans la description de la pychologie des personnages passent par des dialogues qui révèlent, sans les montrer en pleine lumière, leurs troubles et leurs hésitations.

Comme beaucoup de gens en France, je suppose, j’ai d’abord découvert Devdas il y a quelques années par l’une des adaptations qui en ont été faites au cinéma à Bollywood, l’Hollywood indien. Dans mon cas, ce fut le film fastueux et mémorable de Sanjay Leela Bhansali, sorti en Inde en 2002 et en France en 2003, avec Shahrukh Khan et Aishwarya Rai dans les rôles principaux (en couverture sur l’édition dont je parle ici), le tout porté par la somptueuse musique d’Ismail Darbar. Une superproduction bollywoodienne méritant tous les superlatifs, débordante de décors grandioses et de costumes à tomber par terre, rythmée par des chorégraphies étourdissantes… mais aussi calibrée comme un genre de bluette épique là encore typique de Bollywood. Le lyrisme enflammé du film devient presque rafraîchissant dans son outrance, tant il porte les métaphores fleuries et l’ardeur des sentiments à des sommets vers lesquels Hollywood et Disney n’oseraient plus du tout se risquer actuellement, de peur de passer sans doute pour trop optimistes en ce début de XXIe siècle où chacun se doit d’être sombre et torturé.

Je serais bien en peine de dire du mal de ce film, l’un des premiers avec lesquels j’ai découvert Bollywood, mais il faut convenir qu’il propose une réinvention consensuelle et assez « disneyisante » du roman. La lecture du livre en est d’autant plus intéressante. Pour peu que l’on parvienne à mettre provisoirement de côté les épaisseurs de velours et de bijoux du film de Bhansali et les voix suraiguës des chanteuses, on découvre un récit très éloigné de la bluette larmoyante à laquelle on aurait pu s’attendre. J’ai été frappé par le mélange de calme et de tension dramatique accumulée que déploie le roman, bien que certaines scènes montrent bel et bien les personnages occupés à pleurer leurs malheurs.

Il s’agit donc bien, comme l’annonce le quatrième de couverture, d’un « trésor de la littérature romantique indienne », mais les codes de ce romantisme sont assez différents, et la plume de l’auteur assez subtile, pour conférer au livre une atmosphère de tragédie contenue très particulière, qui peut faire penser à un conte ou à une parabole morale ou religieuse, mais un peu aussi à Balzac (sans le verbiage déchaîné du narrateur), ou pourquoi pas même à Tarjei Vesaas pour ce mélange de sens du drame et de retenue dans les mots.