Alejo Carpentier, « Le Royaume de ce monde »

Référence : Alejo Carpentier, Le Royaume de ce monde, traduit de l’espagnol (Cuba) par René L.-F. Durand, Paris, Gallimard, 1954, rééd. Folio.  (El Reino de este Mundo, 1949.)

Quatrième de couverture

« Les données historiques qui servent de point de départ à ce roman – la révolte des Noirs de Saint-Domingue, suivie de l’exil des colons à Santiago de Cuba ; le gouvernement du général Leclerc, beau-frère de Napoléon ; le surprenant royaume noir de Henri-Christophe – ne doivent pas nous égarer sur son véritable sens. C’est une chronique par certains côtés ésotérique sur quoi plane l’atmosphère maléfique du Vaudou. Mackandal, le sorcier manchot, envoûte tous les animaux de l’île et les fait périr. Les colons ne tardent pas à subir le même sort. L’envoûtement se mêle à la farce et le ridicule s’achève dans le sang. L’image de la belle Pauline Bonaparte faisant masser son corps admirable par le nègre Soliman se détache sur ce fond d’incendie et de meurtres. »

Mon avis

Je suis tombé sur une référence à ce court roman il y a quelques semaines, en lisant un article sur le genre du réalisme magique dans le numéro zéro de l’actuelle revue de poésie À verse, alors nommée Ricochets, numéro que j’ai lu dans sa version en ligne sur le site de la revue. Dans la mesure où Cent ans de solitude de García Márquez fait partie de mes grands coups de foudre, il m’aurait été difficile de ne pas m’intéresser aux auteurs se revendiquant de ce genre ou de genres voisins !

Il semble qu’il faille distinguer entre le « réalisme magique » de Márquez et un « réalisme merveilleux » de Carpentier, mais je n’ai pas encore pu me renseigner davantage sur le sujet (l’état actuel de l’article « Réalisme merveilleux » sur Wikipédia et l’article d’Irène Gayraud dans Ricochets renvoient pour la définition de ce concept au « prologue du Royaume de ce monde« … mais j’ai le livre sous les yeux, et il n’y a aucun prologue théorique dans la traduction Folio que j’ai lue ! EDIT le 12 : il y a bien un prologue, mais il a été coupé dans la traduction Folio : honte à eux !). Je renonce donc à davantage de généralités et je m’en tiens à des comparaisons avec ce que je connais. On reconnaît dans Le Royaume de ce monde une approche du réel voisine de celle de Cent ans de solitude, avec des caractéristiques communes, dont un brouillage savant de la frontière entre l’événement historique et le surnaturel ou encore le voisinage constant entre un regard naïf (ou en apparence naïf) sur le monde et une réalité politique dure ; mais, dans le même temps, la démarche et le style de Carpentier m’ont paru extrêmement différents de ceux de Márquez.

Tout commence comme un roman historique : Ti Noël est un esclave noir au service du colon Lenormand de Mézy, dans la colonie française de Saint-Domingue, qui va devenir Haïti. Mais très rapidement, l’univers des croyances, celles des esclaves noirs (le vaudou) tout comme celles des colons (le christianisme), se mêle à la narration, qui s’avère vite bien éloignée d’un roman historique de facture classique : à l’issue de la lecture, le lecteur qui aurait tout ignoré de l’histoire de Saint-Domingue en entamant la lecture, par exemple moi, serait bien en peine de citer des dates ou des événements précis (heureusement, Wikipédia s’en charge). Et cela n’empêche en rien d’apprécier le livre, même si la connaissance précise des événements historiques permet, pendant ou après la lecture, de débrouiller le savant écheveau élaboré par Carpentier.

Au départ, le roman me faisait furieusement penser à des univers de fantasy ou de steampunk qui partent d’un contexte historique réel pour élaborer des uchronies et adoptent le postulat que les puissances surnaturelles issues de tel ou tel folklore sont bel et bien réelles et font dérailler le cours de l’Histoire (je pense par exemple à l’univers du jeu de rôle Deadlands où l’histoire de l’Ouest américain est brutalement réorientée par l’intervention des puissances surnaturelles révérées par les Indiens, entre autres, ce qui donne naissance à un Far-West métamorphosé). En fait, le lecteur attentif du Royaume de ce monde se rend rapidement compte que cette dimension surnaturelle ne modifie pas les événements eux-mêmes, mais seulement le type de causalité mobilisé pour les expliquer. Autrement dit, entre la lettre de la narration et la réalité factuelle des événements relatés, il existe un décalage plus ou moins grand savamment entretenu par l’auteur et qui permet plusieurs interprétations possibles de ce qui est raconté. Nous ne sommes pas loin de ce que la critique de notre côté de l’Atlantique appelle le fantastique, mais en un peu différent.

(Exemple avec une petite révélation sur un rebondissement des premiers chapitres.) Ainsi, pendant les premiers chapitres, Ti Noël fréquente un nommé Mackandal qui devient l’un des meneurs d’une révolte d’esclaves. L’arrestation et l’exécution de Mackandal sont décrites en des termes qui affirment qu’il s’échappe et se réincarne en animal, mais qui laissent aussi le lecteur libre de comprendre que l’esclave révolté a tout simplement été exécuté comme prévu. (Fin des révélations.)

Le début du roman m’a ainsi paru dans la pleine lignée de Cent ans de solitude, avec un brouillage constant et complet entre le réel historique et la mobilisation de causalités non rationnelles, notamment d’allusions à des puissances surnaturelles comme les divinités vaudou révérées par les esclaves noirs. De son côté, le style relève d’une belle prose classique, ciselée, servie par une syntaxe virtuose et un vocabulaire riche, recourant à des termes techniques précis pour désigner des realia du XVIIIe siècle (architecture, vêtements, artisanat) mais dans des proportions suffisamment raisonnables pour ne pas rendre la lecture impossible sans dictionnaire. L’écriture de Carpentier est si travaillée, même dans cette traduction française, que j’avais parfois l’impression de me trouver en présence d’un livre d’un grand prosateur francophone comme Claude Simon ou Pierre Michon, en oubliant qu’il s’agissait « seulement » d’une traduction de l’espagnol, traduction que je serais curieux d’être capable de comparer au texte original, mais qui montre à elle seule un impressionnant travail sur la langue.

Au départ passionné, je me suis pourtant refroidi peu à peu au fil de la lecture, avant d’être à nouveau mieux séduit par la fin. Pourquoi ? Pour deux raisons, qui tiennent à la structure du roman et à son style.

La structure du roman fait plusieurs choix intéressants, mais à double tranchant. Le premier est de ne pas avoir vraiment de personnage principal. Certes, on retrouve régulièrement Ti Noël, mais on croise tour à tour plusieurs figures, certaines, comme Pauline Bonaparte ou le roi Henri-Christophe, n’entrant en scène qu’assez tard dans le roman. Le second est de conserver une distance constante envers les personnages mis en scène, que ce soit en interdisant l’accès à leurs pensées ou en laissant poindre une certaine ironie, jamais très explicite, envers eux au moment de décrire lesdites pensées. Ce dernier point est directement lié au style (j’y viens), mais il tient aussi à l’approche, manifestement volontaire, de leur psychologie, qui enferme plusieurs personnages importants du roman dans l’archétype pur et simple plutôt que de tenter de les faire vraiment vivre (c’est particulièrement net pour Pauline et Henri-Christophe). Le résultat, ajouté à la brièveté du livre, fait que le lecteur voit défiler ces personnages sans vraiment pouvoir les approfondir ou s’attacher à eux. Les choses s’expliquent en partie lorsqu’on rapproche le roman de la chronologie de l’histoire de Saint-Domingue : Carpentier couvre une période longue et mouvementée de cette histoire en peu de pages, au point qu’on pourrait par moments se croire dans une chronique. Tout se passe comme si, en plus de convoquer la croyance au surnaturel, Carpentier s’ingéniait à changer les grandes figures de l’histoire locale en images d’Épinal avec lesquelles il travaille ensuite pour élaborer quelque chose qui oscille entre la légende et la parabole intemporelle.

 À cela s’ajoute le style du roman, très travaillé, comme je l’ai dit. Malgré les passions qu’il décrit, malgré les réalités bigarrées et les événements tourmentés qu’il représente, il conserve toujours quelque chose de lisse et de hiératique. Dans son déploiement de maîtrise parfaite, l’écriture de Carpentier a quelque chose d’étonnamment parnassien, et, pour un roman de réalisme merveilleux, la rencontre n’est pas un petit paradoxe. Les généraux, les rois, les forteresses, les foules, même les va-nu-pieds ont l’air sortis d’un sonnet de Heredia, les phrases sont brillantes et glacées comme des rimes de Gautier. Je ne vais pas bouder mon admiration : il y a des morceaux de bravoure superbes, notamment la citadelle d’Henri-Christophe, La Ferrière, sorte d’hallucination architecturale, et les chapitres où Ti Noël se trouve bien malgré lui mêlé à ses projets de grandeur, en une séquence qui ferait presque penser à la ville du Roi et l’Oiseau de Paul Grimault. Mais tout cela garde quelque chose de statuaire, y compris les personnages. Les courts chapitres, les scènes, les événements défilent comme une galerie de tableaux superbes mais étonnamment académiques, éblouissants, mais pas si émouvants, au point que je me demande si c’est leur but principal.

(Attention, ce paragraphe révèle la fin du roman !) Le dénouement du roman apporte une réponse partielle à cette interrogation. La succession des péripéties montre le pauvre Ti Noël libéré d’un esclavage pour mieux tomber dans un autre, puis voyant les générations suivantes pas plus heureuses que la sienne, malgré les révoltes, les révolutions et les massacres pour la liberté. La fin du chapitre, en explicitant le titre, formule quelque chose comme une morale, de sorte que l’ensemble du roman peut être considéré rétrospectivement comme une sorte de parabole sur la condition humaine. Mais une si grande morale avec si peu d’approfondissement psychologique ou de problématisation, n’est-ce pas là un tantinet trop démonstratif ? C’était beau, alors de toute façon ça n’est pas bien grave, mais ça ne m’a séduit qu’à moitié. (Fin des révélations.)

J’ai peut-être eu une lecture en partie biaisée de ce livre, dans la mesure où, malgré sa brièveté, je l’ai lu sur une période comparativement bien longue, un ou deux chapitres à la fois, n’ayant pas le temps pour des séances de lecture plus longues au moment où je l’ai commencé. A posteriori, je pense que c’est plutôt le genre de livre qui gagne à être lu en une fois (ou deux) : peut-être les personnages ont-ils l’air plus vivants lorsqu’on les voit s’animer tout d’une traite. Et puis, j’en attendais peut-être quelque chose de trop proche de ce que j’avais trouvé d’intense, de fantaisiste et d’incroyablement foisonnant dans Cent ans de solitude.

Malgré cette impression en demi-teinte, c’est une lecture que je recommande, parce que ce roman a l’énorme qualité de traiter d’une période historique et d’un coin du monde dont on entend trop peu parler, de faire découvrir les divinités vaudous, et de déployer une prose somptueuse.

Dans le même genre…

Quelques mois après, j’ai lu un autre roman de Carpentier, Le Partage des eaux, dont je parle dans ce billet, si ça vous intéresse.

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