Élisabeth Vonarburg, « Chroniques du Pays des Mères »

Référence : Élisabeth Vonarburg, Chroniques du Pays des Mères, Paris, Gallimard, coll. « Folio SF », 2020 (première parution : Montréal, éd. Québec Amérique, 1992).

L’histoire en deux mots

La petite Lisbeï est née à Béthély, où elle grandit au sein d’une garderie. Comme tous les enfants, elle est partagée entre candeur et curiosité, entre envie de bien faire et envies instinctives. Elle est élevée dans la foi en Elli, qui prône la non-violence. Très vite, elle noue une relation fusionnelle avec une autre petite fille, Tula : elles se racontent tout et s’instruisent mutuellement au fil de leur enfance. Mais par-dessus l’épaule de Lisbeï, nous remarquons, au fil des pages, les indices troublants, et pour certains terribles, qui révèlent les différences entre le monde où elle vit et notre monde présent : l’humanité repliée en petites communautés loin des Mauterres, les terres polluées par le passé ; les graves problèmes de fertilité et de mortalité infantile qui ont fait chuter la population en flèche ; la rupture avec les époques passées, l’ère du Déclin qui a été suivi du temps des Harems, puis des Ruches, où l’on devine nombre de conflits ; la population en grande majorité féminine, où il naît très peu de garçons, et toutes les différences sociales qui en découlent ; les curieux pouvoirs d’empathie de Lisbeï et de plusieurs autres femmes.

De l’enfance à l’âge adulte, nous découvrons avec Lisbeï cet univers vaste et varié, le Pays des Mères, avec ses usages, ses croyances, son histoire. Curieuse, Lisbeï le reste toute sa vie, mais sa soif d’apprendre va amener des révélations qui vont ébranler les certitudes de bien des gens au Pays des Mères.

Voilà, c’est tout ce que vous devriez savoir avant de commencer votre lecture. La plupart des quatrièmes de couvertures vous en disent beaucoup trop au sujet de l’état du monde et de ce que va devenir Lisbeï, mais il y a de quoi vous ôter le plaisir de la lecture d’une bonne moitié du livre, donc, si vous voulez mon avis, ne les lisez pas avant d’entamer le roman !

Mon avis

Paru au Québec en 1992, Chroniques du Pays des Mères a fait l’objet d’une version remaniée et définitive en 1999, que Mnémos a eu la bonne idée de publier en France l’an dernier. C’est cette édition que Gallimard reprend cette année en poche dans sa collection « Folio SF », ce qui donne un bon pavé de plus de 700 pages. Je ne dirais pas qu’on ne les sent pas passer (ni qu’on ne les sent pas peser en trimballant le roman dans les transports), mais ce livre-univers m’a fait l’effet d’un confortable monde en miniature où j’ai adoré me replonger chapitre après chapitre. J’ai gardé pour la fin la lecture de la préface de Jeanne-A Debats, dont on ne profite vraiment qu’après avoir lu le livre, à mon avis.

Le roman est d’un abord simple, qui m’a paru épouser l’état d’esprit de la toute jeune enfant qu’est Lisbeï dans les premiers chapitres. Les phrases sont simples, sans mots recherchés. Comme tout livre-univers, celui-ci comprend un nombre important de Mots-Concepts, mais ils sont introduits au compte-gouttes avec une habileté remarquable, qui rend l’ensemble limpide. Aux gens que cette simplicité du style pourrait rebuter, je vous préviens : c’est une simplicité trompeuse, savante, et cela se découvre en quelques chapitres. Le travail sur l’univers est énorme, les détails sont introduits peu à peu mais fourmillent et montrent toutes sortes d’idées et de trouvailles créatives. Entre l’expérience de pensée sur un futur pareil, le jeu consistant à deviner petit à petit comment on est passés du présent à ce futur-là, et le suspense sur le destin de Lisbeï, il y a beaucoup de matière en peu de pages, et toute la suite est à l’avenant.

Chroniques du Pays des Mères n’est pas un roman à suspense et à rebondissements constants, l’un de ces « tourneurs de pages » (comme on dit en anglais) dont l’éloge ultime serait de déclarer : « Je l’ai commencé et je n’ai pas pu m’arrêter ». Quelque part, c’est tant mieux, parce que lire un pavé pareil d’une traite impliquerait de sauter un nombre de repas inquiétant pour la santé du lectorat. Mais c’est avant tout tant mieux pour la littérature, car Vonarburg pose ici un rythme, une structure narrative et des enjeux narratifs bien à elle, qui vont leur bonhomme de chemin sans se soucier de se conformer à telle ou telle mode ou à tel ou tel supposé impératif de l’écriture de fiction. Le résultat rappelle une fresque dont on découvrait les détails en plusieurs regards de plus en plus appuyés, ou bien plutôt une oeuvre musicale qui entrelace plusieurs thèmes et les déploie pianissimo puis allegro, forte et de nouveau piano, sans donner dans le boum-boum de cuivres constants. Puis-je m’autoriser une révélation ? Il n’y a pas de grandes batailles dans ce roman, pas d’assassinats, pas de scènes de sexe et de violence physique omniprésente. Ces ficelles universelles mais faciles et souvent éculées, Vonarburg les laisse au vestiaire avec une politesse souveraine, pour mieux imposer des règles différentes à son univers. Joint à la masse de détails qu’elle sait brosser ou laisser deviner à l’arrière-plan, ce choix d’un monde où les luttes se font nécessairement à pointes mouchetées confère au Pays des Mères un grand réalisme, très proche du quotidien des sociétés pacifiées actuelles, et rouvre la voie à des enjeux et des thèmes tout différents, eux aussi très proches de nos questionnements : comment trouver ma place dans la société ? Qu’est-ce qu’accomplir sa vie ? Comment comprendre les autres ? Comment trouver l’amour ? Et, dans le cas de Lisbeï : comment en apprendre davantage sur le passé ?

J’ajoute aussitôt que ce choix est solidement justifié par la cohérence interne de l’univers qu’élabore Vonarburg. Et c’est la première grande qualité du roman : mener à bien une expérience de pensée très détaillée en matière d’anticipation post-apocalyptique, où l’humanité doit survivre dans des conditions radicalement différentes. Tout y est : l’anticipation qui explique (mais seulement par bribes) comment on arrive du présent à ce futur lointain ; les conditions de vie de l’humanité (pollution, maladies) et leurs conséquences biologiques (mortalité élevée, forte inégalité des naissances entre filles et garçons, mutations naissantes) ; la société qui découle de ces conditions changées (un matriarcat qui contrôle fortement la reproduction et les naissances ; des notions d’amour et de parentalité radicalement différentes et assez déroutantes pour nous ; une attitude toute différente envers l’amour entre personnes du même sexe, etc.) ; et la religion qui la cimente (le culte d’Elli, fondé sur une divinité bisexuée et un couple primordial opérant plusieurs décalages intéressants par rapport aux grands monothéismes actuels ; la morale non-violente qui l’accompagne). L’empreinte de ces différences s’imprime jusque dans les habitudes de langage, avec la systématisation des accords au féminin (contrairement à l’usage traditionnel de nos jours où l’on écrit « l’homme et la femme sont beaux » : au Pays des Mères, on écrirait « belles ») et quelques transformations de noms devenus féminins (« la chevale »), qui, même près de vingt ans après, provoqueront sans doute quelques apoplexies parmi les gardiens autoproclamés d’une certaine conception de l’orthographe etc. (j’insérerais bien ici des traits d’esprits polémiques et assassins typiquement français, mais j’ai la flemme).

La deuxième réussite des Chroniques du Pays des Mères consiste, par le prisme de cet univers, à faire réfléchir un lectorat actuel sur nombre de sujets du monde présent, allant de l’égalité des sexes aux notions d’amour et de couple en passant par de nombreux autres, le moindre n’étant pas le sujet de la religion, et plus précisément des religions du livre, avec leur traitement complexe des rapports entre un texte sacré et une vérité historique… le tout en évitant, avec une habileté espiègle, de faire une utopie, mais aussi de faire une dystopie ! Or cela me va très bien : le résultat n’est ni un monde idéal que l’écrivaine appellerait trop évidemment de ses voeux et qui ne serait qu’un essai politique déguisé (comme on en faisait essentiellement aux XVIIIe et XIXe siècles), ni un de ces tableaux sombres et désespérés si à la mode en ce moment qui, sous prétexte de faire un beau contre-exemple comme Orwell, n’aboutissent qu’à plomber le moral aux gens pour des mois ou à les faire baigner dans une violence complaisante. Le Pays des Mères n’est ni un enfer, ni un paradis : c’est un monde possible, aux choix stimulants et enviables par certains aspects, aux réalités tristes, sordides ou sclérosées sous d’autres aspects. Bref, un monde radicalement autre, mais furieusement réel, et qui donne à réfléchir de manière nuancée et originale. Si ce n’est pas de la bonne science-fiction, je ne sais pas ce que c’est.

Une troisième grande qualité qui m’a fait adorer ce livre est la manière dont il dépeint les questionnements individuels et collectifs liés à, disons, la quête du savoir. Je regroupe là-dedans aussi bien la recherche scientifique que les questionnements religieux. Ce sont deux thèmes étroitement entrelacés du fait du type de société où vit Lisbeï, et tous les deux sont développés tout au long du livre en donnant lieu à de belles pages et à des dialogues vifs et intelligents. Le résultat est que je recommande ce livre aussi bien à toute personne qui a des affinités avec l’histoire ou l’archéologie qu’à n’importe quelle personne croyante (en particulier monothéiste), car dans tous ces cas, cela ne pourra qu’être une lecture stimulante. Si vous êtes en plein dans vos études, si vous êtes en thèse, ou bien si vous travaillez à l’université ou dans un centre de recherches, vous ne pourrez que vous retrouver dans les préoccupations de Lisbeï et de ses amies à Wardenberg, entre projets à soumettre, recherches de crédits, échanges d’hypothèses et discussions sur le statut de la preuve. Quant à la question de la religion, la comparaison implicite constante entre le culte d’Elli dans ce futur lointain et les religions actuelles (notamment, mais pas seulement, le christianisme) offre à elle seule un motif de réflexions tout au long de la lecture. Mieux : Vonarburg montre de nombreux personnages, croyants ou athées, dans leurs questionnements intimes ou ouverts, dans des pensées privées, dans des conversations amicales ou amoureuses, dans des débats politiques. Et là encore, elle fait le choix de ne pas tomber dans la facilité : non, il n’y aura pas d’inquisiteurs maniant la hache ou la tronçonneuse laser à tour de bras, ni de guerres de religions sanglantes, ce qui ne veut pas dire que tout ira bien… mais c’est tout de même un univers où, dans l’ensemble, les personnages (du moins les personnages principaux) impressionnent par leur volonté d’écoute, de dialogue et de dépassement dialectique, un sens du devoir qui les amène à toujours chercher à sortir des conflits « par le haut ». Bien sûr, la volonté ne suffit pas à faire en sorte que tout le monde se comprenne et tombe d’accord, sinon ce serait trop facile !

Un dernier atout du roman réside dans sa finesse psychologique. Elle se manifeste en bonne partie dans le portrait très fouillé qui est fait du personnage principal, Lisbeï. Nous la suivons pendant une bonne partie de sa vie, en commençant par la petite enfance, et nous avons accès à ses pensées intimes, à ses questionnements, à ses émotions. Mais, par le truchement de plusieurs procédés narratifs, Vonarburg nous invite à regarder par-desssus l’épaule de Lisbeï, à prendre de la distance par rapport à sa façon de voir les choses. Au cours des premiers chapitres, pendant que Lisbeï est trop petite pour connaître le monde en dehors de Béthély, nous en avons les premiers aperçus par des échanges de lettres entre les femmes amenées à s’occuper d’elle. Un moyen habile de nous plonger dans cet univers et de nous faire percevoir les dangers qui menacent Lisbeï et les enfants de son époque, tout en posant des thèmes qui seront amplifiés plus loin. C’est ensuite le journal intime de Lisbeï qui devient le lieu privilégié de ses questionnements. Mais attention, ce ne sont pas des chapitres qui se bornent à fournir le texte du journal : là aussi, on regarde par-dessus son épaule, on la voit réfléchir à des choses qu’elle écrit ou formule différemment, ou qu’elle renonce à écrire, ou qu’elle barre… autrement dit, si la pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même, comme disait Platon, l’écriture du journal est une concrétisation du processus de réflexion de Lisbeï, avec (et c’est là que c’est intéressant) ses traits de génie, ses recherches en cours, mais aussi ses limites, ses doutes, sa mauvaise foi. Parce que Lisbeï a ses aspects agaçants, qu’on ne voit pas tout de suite puisqu’elle ne les voit pas elle-même, mais qu’on devine peu à peu en surplomb. Tout cela est narré avec une simplicité apparente qui ne doit pas faire oublier l’art consommé du récit qui y est à l’oeuvre.

Parlons du style, qui est le seul aspect du livre sur lequel je pourrais avoir quelques réserves. L’écriture est extrêmement travaillée, avec un lexique interne à l’univers très développé, mais introduit avec une remarquable clarté. Les choix de Vonarburg en matière de vocabulaire semblent s’attacher à démontrer le conseil d’écriture donné naguère par Colette : « Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne ». Vonarburg y déploie le contraire exact d’une écriture de belles phrases et de mots rares et recherchés (diamétralement opposé à ce que fait un Jaworski par chez nous, ou, pour rester au Québec, à l’écriture sublime et pétrie de néologismes du Jour des corneilles de Jean-François Beauchemin, par exemple). A vrai dire, son vocabulaire est si restreint et sa langue si simple que c’en est parfois frustrant de voir un tel refus du « beau style ». Le roman regorge pourtant de passages marquants, mais c’est davantage un roman de belles scènes ou de belles pages que de phrases ciselées. On penserait presque à un tutoriel, si grand est le soin mis à aborder des problèmes complexes sous de multiples facettes pour faire réfléchir et rendre intelligent, sans passer par des phrases élégantes ou complexes. A mes yeux, c’était très déroutant à lire, parce que j’avais parfois l’impression d’un pavé touffu écrit comme un certain type de roman jeunesse au vocabulaire volontairement limité. Je me serais attendu à ce qu’à mesure que Lisbeï grandissait, le vocabulaire s’étoffe et les phrases deviennent plus contournées. Mais les chemins vers un roman réussi sont multiples, et à mes yeux, cela fonctionne très bien quand même. Sans oublier que l’identité du narrateur (ou de la narratrice ?) n’est dévoilé que dans les toutes dernières pages, ce qui forme un dernier rebondissement éclairant tout ce qui précède sous un jour nouveau, et il fallait le faire.

Un mot sur la structure du roman, pour finir. J’en ai dit un mot plus haut : c’est un roman à la construction extrêmement originale, qu’il s’agisse de sa conception du suspense, de sa façon de mettre en place des conflits et de les régler. J’aimerais insister là-dessus, car rarement j’aurai vu une structure narrative tordre aussi allègrement le cou aux clichés et s’écarter des attentes, avec un résultat encore une fois d’une limpidité qui confine à l’évidence, mais qui est en réalité très renseigné et démontre des choix audacieux. Qu’il s’agisse des enjeux concernant le Pays des Mères dans sa globalité ou de la quête personnelle de Lisbeï et de ses accomplissements amoureux, toutes ces intrigues entrelacées donnent lieu à des évolutions surprenantes, qui ne sentent pas le plan en trois parties ou le schéma narratif paresseux. Ces choix ont leurs limites, j’imagine, et une partie des gens pourra préférer un type de suspense basé sur des enjeux plus classiques (qu’on qualifie souvent, par abus, d’ « efficaces ») ou reprocher au roman quelques ventres mous où l’on se demande un peu où va l’histoire. Disons que c’est un roman ample et qu’il faut accepter de lui laisser son temps quand on s’y plonge. L’univers et les personnages m’ont paru bien assez attachants pour que cela ne me gêne pas.

La réédition chez « Folio SF » inclut une préface par l’écrivaine Jeanne-A Debats qui passe beaucoup de temps à répondre à des critiques de presse machistes vieilles de vingt ans. C’est peut-être leur faire trop d’honneur que de reconduire la polémique avec les propos conservatistes qui, de nos jours, sentent tout de même sacrément le formol (et ce n’est pas peu dire en ces temps où on en manque ni de conservatisme et de pensées réactionnaires en politique ou chez les éditorialistes). En plus, l’intitulé est assez brutal : quoi qu’en dise Jeanne-A Debats, il y a bien du féminisme dans ce livre, mais certes pas au sens caricatural que les détracteurs du roman donnaient à ce mot en 1992. Au moins l’écrivaine en profite-t-elle pour dresser un petit nanard club des mauvais romans de SF sur des thèmes proches, qui font d’autant mieux ressortir la réussite de Vonarburg. Et puis, si cela peut faire rougir André-François Ruaud en faisant en sorte que les gens le chambrent sur les préjugés qu’il avouait dans sa critique du roman pour Yellow Submarine en 1993, ce sera amusant… (Attention, la critique en question contient des révélations sur Le Silence de la Cité.) Mais, hors du microcosme de la SF française, tout ça est assez anecdotique, et je rêve d’une future édition commentée et annotée, avec des annexes et tout, qui saura replacer le roman dans le contexte plus large de l’histoire littéraire.

En somme, Chroniques du Pays des Mères m’a fait l’effet d’un monument de la science-fiction, que je place au même rang que d’autres tentatives d’anticipation à fort propos social comme Les Dépossédés d’Ursula Le Guin, dont on pourrait le rapprocher par bien des aspects (… et auquel on pourrait l’opposer par bien d’autres !). Je ne peux donc que le recommander très chaleureusement, et j’attends avec impatience la réédition par Mnémos, prévue pour septembre 2021, d’un autre roman de Vonarburg situé dans le même univers à une période antérieure : Le Silence de la Cité. Sans avoir voulu me divulgâcher une partie de l’histoire, il semble que plusieurs personnages mentionnés dans ce dernier apparaissent aussi dans les Chroniques, au moins de manière indirecte. Il semble aussi que certains détails du dernier chapitre des Chroniques, que j’ai cru ne pas comprendre parce que ma lecture du roman s’est étalée sur plus d’un mois et demi, ne sont en réalité bien compréhensibles que si l’on a lu aussi Le Silence… Ce n’est heureusement pas gênant à l’échelle du livre, mais cela me rend d’autant plus curieux de lire cet autre volet du futur dépeint dans les deux livres.

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