[Film] « Vesper Chronicles », de Kristina Buozyte et Bruno Samper

27 mars 2023

Référence : Vesper Chronicles, réalisé par Kristina Buozyte et Bruno Samper, avec Raffiella Chapman (Vesper), Rosie McEwen (Camiella) et Eddie Marsan (Jonas), France, Lituanie, Belgique, 2022, 114 minutes.

L’histoire en quelques mots

Le film relate les (més)aventures de Vesper, une jeune génie de la génétique sans le sou, dans les milieux pauvres d’un futur post-apocalyptique où les animaux ont disparu et où l’humanité survit tout juste, avec d’énormes inégalités de richesse. Les Citadelles, où vivent les plus aisés, contrôlent la production agricole à l’aide de graines modifiées génétiquement pour ne livrer qu’une seule récolte, ce qui maintient le reste de la population dans la dépendance à leur égard. Hors des Citadelles, le monde est un mélange de marais et de forêts peuplées de nombreuses formes de vie végétales, certaines attendrissantes et d’autres salement hostiles. Le père de Vesper, paralysé, reste cloué au lit chez eux et survit grâce à des machines. Il parle à Vesper par l’intermédiaire d’un drone volant déglingué. L’oncle de Vesper, Jonas, dirige une exploitation agricole et divers trafics à la tête d’une bande de jeunes gens. Riche et cupide, il fait partie des rares dans la région à pouvoir se payer un serviteur cloné. Cet équilibre précaire va voler en éclats lorsque Vesper découvre un vaisseau récemment écrasé non loin de leur maison, et dans l’épave duquel elle trouve et sauve Camiella, une jeune femme venue de la Citadelle voisine.

Mon avis

Pour un film de ce budget, Vesper Chronicles tire vraiment le meilleur parti de ses moyens au service de son univers visuel et de son ambiance. La mise en avant de la végétation, qui est vraiment au cœur de l’intrigue, donne lieu à toutes sortes de trouvailles visuelles intéressantes et emmène souvent le film hors des sentiers battus.

L’intrigue reste à petite échelle et repose davantage sur les interactions entre personnages que sur l’action (il ne faut pas y aller pour les explosions). On a droit à peu de personnages, mais tous assez approfondis pour être intéressants. Mention spéciale à la manière dont le drone est utilisé dans le scénario : on est à mille lieues d’un Star Wars (à côté du monde de Vesper, la vie sur Tatooine est une promenade de santé).

L’ambiance est angoissante à souhait. Le film n’est clairement pas un blockbuster calibré pour être regardable par tout le monde : je le déconseille aux moins de 13 ans, car, même si les scènes vraiment « gore » sont quasi inexistantes, il y a une violence psychologique et un climat angoissant diffus qui peuvent être difficiles à supporter pour les plus jeunes. Dans l’ensemble, il m’a rappelé les films de Caro et Jeunet, mais avec peu d’humour et une atmosphère qui oscille entre le cauchemar et le conte noir, avec tout de même une touche d’espoir.

J’ai été très convaincu par les actrices et les acteurs, que je ne connaissais pas du tout et qui livrent de belles prestations, ce qui ne contribue pas peu à l’ambiance. Les deux héroïnes sont très crédibles et le méchant est glauque à souhait.

Mes seuls regrets portent sur les dialogues, parfois trop limités ou un peu creux par endroits, alors qu’ils auraient pu aider à approfondir encore les personnages. Mais il y a aussi, visiblement, un parti pris de laisser l’attention se concentrer sur l’image et sur le jeu des actrices et acteurs. L’ambiance y gagne ce que les personnages y perdent.

Dans l’ensemble, cela reste une bonne surprise et je recommande volontiers ce film : ce n’est pas tous les jours qu’on a des films de SF indépendants aussi réussis. Si vous préférez un film de SF français indépendant réussi, mais avec de l’humour, voyez plutôt Le Visiteur du futur de François Descraques (d’après sa websérie), sorti à peu près à la même période et qui a été pour moi une autre bonne surprise. Qui a dit que le cinéma français se portait mal ? Quelqu’un qui n’a pas vu ces deux films-là, en tout cas.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum du site Elbakin.net avant de le reposter ici.


Jérôme Noirez, « Le Diapason des mots et des misères »

19 juillet 2012

Forum Le Coin des lecteurs, 11 juillet 2009.

Je viens de terminer ce recueil – j’aurais plutôt tendance à dire qu’il m’a enfin recraché, après m’avoir littéralement aspiré dès la première page. Au cas où vous n’auriez pas lu d’autres avis dessus, et comme j’ai peur d’être très bavard, voici tout de suite l’impression d’ensemble, histoire que les choses soient claires : ce recueil est magistral, enchanteur, déjanté, glaçant, sans fond, fondateur, terrifiant, et fait de Noirez l’un des meilleurs stylistes que je connaisse (je suis certes loin d’avoir tout lu, mais quand même, quelle baffe !).

La maîtrise de la langue est ce qui frappe le plus dans ces quinze nouvelles. Noirez emploie un vocabulaire très riche, mais toujours au service de son histoire – certes on pourrait lui reprocher un doigt de préciosité ici et là, si on était vraiment méchants, mais le plus important dans l’affaire, c’est que son écriture est avant tout une voix, et même plusieurs voix – une par nouvelle, en fait. Dès les premières lignes de chaque texte, on est pris par le narrateur qui vous emporte dans un univers, et à chaque fois c’est un écrivain passionné par la matière du monde qui est à l’oeuvre, il plante un monde, le fait vivre, le malmène, le désarticule, le broie au besoin, mais il ne vous laisse pas ressortir avant la fin.

Chaque texte a sa propre voix, qui correspond à une atmosphère différente. Du conte ensorcelant à l’horreur la plus glaçante, en passant par le complet délire célino-lewiscarrollien, la plus grande variété est de mise – des mondes extrêmement divers, mais toujours un excellent moment de lecture.

Les quinze textes du recueil sont courts, et se lisent vite (impossible de les lâcher une fois commencés, de toute façon). Voilà qui devrait plaire aux lecteurs pressés, qui ne connaissent pas encore Noirez et veulent se faire une idée de son univers avant de se lancer dans ses romans, par exemple son uchronie Leçons du monde fluctuant, ses romans jeunesse comme le récent Le Chemin des ombres, ou son oeuvre maîtresse, la trilogie Féerie pour les ténèbres, dont on attend avec impatience la réédition corrigée chez Denoël « Lunes d’encre ».

Et ces lecteurs sont de sacrés veinards, parce que Noirez offre ici ce qu’il a de mieux : un concentré d’écriture au style ciselé, des histoires denses et d’autant plus marquantes, dont certaines risquent fort de vous attirer de sales cauchemars.

Je ne vais pas détailler ici toutes les nouvelles (EDIT : bon, en fait si, I did it again), ce serait trop long et ça ne donnerait pas forcément une bonne idée de la puissance de leur effet fantastique, qui consiste à laisser le lecteur dans l’incertitude, lui livrer petit à petit des indices obscurs, et à lui de se débrouiller pour comprendre où il est et ce qui se passe – mais rassurez-vous, c’est très bien fait, on peut se laisser perdre en toute confiance. Cela dit, c’est quand même mieux avec quelques exemples, alors :

7, impasse des mirages, qui ouvre le recueil, se passe dans le Maroc contemporain, celui des compagnies pétrolières. Un jeune garçon et son père retrouvent la ville de Zalzalah, dont ils ont été déplacés de force quelques années plus tôt – mais cette ville entièrement refaite, presque trop belle pour être réelle, semble avoir un pied dans un autre monde. Dans cette ville aux sept portes qui pourrait bien sortir des Mille et une nuits, les intérêts pétroliers côtoient les mirages des djinns.

Bolex est un court-métrage effrayant. « Bolex », c’est une marque de projecteurs de cinéma. Sauf que là, la pellicule est spéciale.

Kesu, le gouffre sourd, se passe dans un genre de Japon de SF où tout est voué au son. Le Japon et la musique intéressent beaucoup Noirez, et ces deux thèmes sont particulièrement travaillés dans ce texte, rythmé par les vers d’un poème. « Zeami avait un tambour tendu de soie… »

L’Apocalypse selon Huxley est un trip célinien, du Noirez qui s’amuse en pleine forme. Pas mon texte préféré, mais encore un sacré exercice de style.

Nos Aïeuls bascule dans l’univers des cauchemars de l’enfance, et rappelle les mésaventures de Griotte et Gourgou et les sombres fées télévisuelles de Féerie pour les ténèbres.

Berceuse pour Myriam est une partition. Là je crie à l’injustice, parce que je ne connais pas une note de solfège et que je ne peux pas apprécier la mélodie, mais c’est encore une singularité du recueil.

Feverish Train : un régal. Céline (encore) croisé avec Lewis Carroll et Le Crime de l’Orient-Express, le tout dans une enquête ferroviaire cahotante en plein bayou bourré de moustiques à paludisme. Tout est permis, tout peut arriver et heureusement qu’on a de la fièvre sinon on trouverait presque qu’y se passe des trucs pas normaux.

Le Diapason des mots et des misères est un autre des temps forts du recueil. Comme dans Kesu, il est question de son. Là je ne peux vraiment pas résumer, tout est dans les mots, l’atmosphère et le postulat de départ. C’est singulier et excellent, vous n’avez qu’à me croire !

La Grande Nécrose : une histoire de zombies, le genre où on rigole à grands éclats de rire jaune tout en esquivant les coups de hache en pissant de trouille et en essayant de sauver sa peau avant d’avoir pété un câble.

Maison-monstre, cas numéro 186 : entre l’histoire de maison hantée et le conte, une nouvelle assez courte, mais qui met en place un univers bien planté et intéressant, et une galerie de personnages étranges qui rappelle un peu certains protagonistes de Leçons du monde fluctuant. On demanderait bien à les retrouver dans de futures histoires, si ce n’était pas improbable, Noirez ayant visiblement envie d’expérimenter des choses complètement différente à chaque texte.

Stati d’animo : une Italie contemporaine-SF inquiétante, pétrie de futurisme, et rien qu’un brin fascisante. Une de mes nouvelles préférées (encore), ne serait-ce que par l’utilisation des oeuvres futuristes et les bombes décohérentes. Ça, et une certaine dénonciation de la dictature de la radio, du direct, de l’info-en-continu et de son présent perpétuel amnésique en la personne de Zangtumtum.

Contes pour enfants mort-nés : on termine par de l’horreur glaçante, trois histoires brèves. Assez rude à lire, tout de même, et ce n’est pas ce que j’ai préféré dans le recueil – les textes sont très bon, c’est plutôt que ce n’est pas tellement mon genre de lectures d’habitude. Mais si l’effet recherché était « argh beuarg maman », ça fonctionne très bien.

La postface est de Catherine Dufour, ce qui peut vous convaincre d’acheter la chose sur l’argument d’autorité du nom d’auteur-qui-recommande, si mon bavard et enthousiaste message ne s’en était pas encore chargé…

En deux mots, donc, un recueil incontournable, qui offre en plus une belle introduction aux univers de Noirez pour les lecteurs qui ne le connaîtraient pas encore.