[Film] « Mary Shelley », de Haifaa al-Mansour

2 avril 2019

AlMansour-MaryShelley

Référence : Mary Shelley, film britannique réalisé par Haifaa al-Mansour, produit par Gidden Media, HanWay Films et Parallel Films, 120 minutes, sorti au Royaume-Uni le 6 juillet 2018 et en France le 8 août 2018.

Comment Mary Wollstonecraft Godwin devint Mary Shelley

Nous sommes en 1814. Mary Wollstonecraft Godwin est la fille d’une pionnière de la pensée féministe, Mary Wollstonecraft, qui a publié notamment une Défense des droits de la femme en 1792, et d’un homme de lettres, William Godwin. Femme hors du commun, la mère de Mary conspuait tant le patriarcat de son siècle que l’institution du  mariage ; elle n’avait pas hésité à avoir des liaisons et à concevoir un enfant hors mariage, sans craindre le scandale. Par malheur, la mère de Mary est morte quelques jours à peine après la naissance de la petite fille. Mary a donc été élevée par son père, qui s’est remarié quelques années après avec Mary Jane Clairmont, laquelle a déjà des enfants de son côté elle aussi et les favorise par rapport à ceux de son nouveau mari.

Mary a reçu une éducation inhabituellement poussée pour une jeune fille de son époque. Elle a dix-sept ans, elle est pleine de vivacité de de curiosité… et elle se passionne pour les romans gothiques : à vrai dire, elle écrit même des histoires d’horreur en secret. Elle apprécie peu sa belle-mère, mais s’entend bien avec sa belle-sœur, Claire Clairmont, avec laquelle elle partage lectures et confidences. Pendant ce temps, son père, libraire et éditeur, s’arrache les cheveux car ses affaires vont mal.

C’est dans ce contexte de tensions que Mary rencontre Percy Shelley. Un peu plus âgé qu’elle, il est cependant jeune, beau, poète, lecteur vorace, et il défie les conventions. C’est le coup de foudre. Mais voilà que le père de Mary s’avère beaucoup plus conformiste que sa défunte femme. Percy Shelley ? Mais il est déjà marié ! L’amour libre ? Hors de question ! Le scandale serait trop lourd à porter ! Mary finit ne plus y tenir : elle a trop envie de marcher sur les pas de sa mère, de mettre ses idées en pratique, de défier les mœurs rigides de son époque, de vivre une vie romanesque en même temps qu’elle lit et écrit. Elle s’enfuit de la maison paternelle en compagnie de Percy, en emmenant Claire Clairmont. Ce voyage est le premier pas d’une relation tumultueuse, qui l’amène à rencontrer de nombreux écrivains et hommes de lettres, dont le sulfureux poète Byron. C’est au cours d’un séjour en Suisse, sur les rives du lac Léman, deux ans plus tard, que Mary, inspirée par les soirées pluvieuses passées au coin du feu à parler d’histoires de fantômes avec Percy, Byron et leurs amis, conçoit l’idée qui aboutira en 1818 à la publication de son premier roman : Frankenstein ou le Prométhée moderne, considéré actuellement comme l’un des tout premiers romans de science-fiction.

Une rude époque

On peut dire qu’aux yeux du grand public, la réputation de Mary Shelley elle-même a été largement éclipsée par celle du personnage de Frankenstein, qui lui-même est très souvent oublié au profit de sa créature (Frankenstein étant le savant qui crée un être vivant, lequel n’a pas de nom), qui elle-même disparaît sous une multitude d’adaptations et de représentations monstrueuses très simplifiées par rapport au portrait nuancé qui est fait du « monstre » dans le roman de Shelley. Voilà pourquoi ce n’est pas un luxe de consacrer un film à Mary Shelley, de relater comment a-t-elle eu l’idée d’écrire Frankenstein et quelles difficultés elle a dû surmonter dans sa vie.

Et les difficultés n’ont pas manqué ! Comme beaucoup de films biographiques récents consacrés à des écrivains, Mary Shelley se concentre sur la genèse d’une plume, la période qui va de la jeunesse de l’autrice jusqu’au moment où son talent est reconnu. Dans le cas de Mary Shelley, c’est une période courte : quatre années à peine séparent sa rencontre avec Percy et la parution de Frankenstein. Mais ce sont de rudes années. La première chose que le film montre bien, c’est à quel point les protagonistes de cette (més)aventure sont jeunes. À dix-sept ans, Mary est encore une adolescente avec des rêves, des idéaux et de l’audace plein la tête, qui brave vaillamment la société sans prévoir à quel point le prix pourrait en être dur à payer (notamment dans la rupture avec son père). Quant à Percy, c’est certes un poète brillant, mais il s’avère être aussi un flambeur à qui l’argent semble brûler les doigts. Il veut mener une vie romanesque et pleine d’aventures, mais il comprend un peu tard que sa famille ne va pas continuer à financer tout ça sans rien dire, et qu’il va devoir trouver de l’argent pour nourrir et loger sa nouvelle famille, y compris le futur enfant de Mary…

Mary découvre aussi que Percy ne déborde pas non plus d’humanité envers les femmes qu’il séduit. Rappelez-vous : Percy est déjà marié quand il rencontre Mary. Et il se montre si odieux avec sa femme qu’il la pousse au suicide. De quoi susciter quelques questions chez Mary. Et ses amis ? Byron, par exemple ? Lui aussi est un bel homme, un noble plein d’assurance (c’est qu’il est Lord Byron, s’il vous plaît), un poète brillant (une véritable star de son vivant) et un homme qui défie les conventions (il ne séduit pas que des femmes)… mais il peut aussi s’avérer toxique. La malheureuse Claire Clairmont, qu’il a séduite, s’en rend compte à ses dépens.

La jeune Mary Shelley et son compagnon (ils se marient quelques années après) connaissent donc la détresse financière, la pauvreté et la précarité. Mary, enceinte, devient mère… pour peu de temps, par malheur. Le film évoque avec justesse cette horreur qui n’a rien de surnaturel et qui a frappé de plein fouet la jeune écrivaine. Une manière de rappeler qu’il n’y a pas toujours besoin d’aller chercher très loin pour savoir comment une jeune femme a pu concevoir l’envie et même le besoin de relater une histoire aussi sombre que celle de Frankenstein.

Les monstres naissent au sec sous la pluie

Cependant, le film s’adonne à l’exercice classique de la mise en scène de l’inspiration. Là aussi, on trouvera des rappels utiles sur le contexte de l’élaboration du roman, à commencer par la fascination générale de ce début de XIXe siècle pour l’énergie électrique, qu’on pense être à la source même de la vie. Mais Mary Shelley s’inscrit aussi dans la continuité du roman gothique qui s’est développé à la fin du XVIIIe siècle (l’un des premiers livres marquants du genre est Les Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe, que je n’ai pas encore lu, mais dont le seul titre emballe mon imagination : si le nom « Udolphe » ne vous semble pas l’archétype du nom propre évocateur pour une histoire de mystères, je ne sais pas ce qu’il vous faut). L’époque est aussi celle des premières histoires de vampires inspirées du folklore de la Hongrie, des Balkans et de la Grèce.

Les circonstances de la première idée de Frankenstein sont devenues fameuses, et sont dûment reconstituées : ce séjour en Suisse, sur les bords du lac Léman, pendant un été pourri en 1816, où pluie et orages contraignent tout un groupe d’amis, dont Mary, Percy, Byron et le docteur Polidori, à rester au sec et au chaud. C’est pour passer le temps plus agréablement que Byron décide de lancer un défi littéraire : écrire chacun une histoire fantastique. Sans cette météo infâme, la littérature britannique aurait été privée de plusieurs textes célèbres. Outre que c’est ce défi qui donne à Mary Shelley l’occasion d’écrire ce qui deviendra Frankenstein, le docteur Polidori, injustement oublié sous nos latitudes, écrit à cette occasion une nouvelle intitulée The Vampyre (Le Vampire, qu’on écrivait avec un y à l’époque : on aurait dû continuer, c’était très évocateur). Classique, me direz-vous ? Pas à l’époque : on est près de 75 ans avant la parution du Dracula de Bram Stoker et c’est The Vampyre qui, sans innover totalement, a le mérite d’avoir popularisé ce type d’histoire, avant d’être oublié au profit de personnages plus récents. Plus loin dans le film, Polidori et Mary Shelley se lient d’amitié et le docteur confie à la jeune écrivaine que le vampire lui a été inspiré par… mais enfin, vous verrez, c’est amusant. Cela paraît un peu trop bien ficelé pour être vrai, mais, à jeter un œil sur la documentation, il semble que ce soit bel et bien le cas.

La lutte pour la reconnaissance, encore et toujours

Le roman une fois écrit, de nouvelles épreuves attendent Mary Shelley. C’est qu’à cette époque, il n’est pas convenable pour une femme d’écrire, et surtout pas d’écrire une histoire aussi horrible. Pour faire paraître l’ouvrage, Mary doit renoncer à y faire figurer son nom. Que pensent les lecteurs ? Que c’est son mari Percy qui l’a écrit, bien sûr ! On pourrait songer un peu vite : « C’est normal, c’était il y a deux siècles ». Ce qui est terrible, c’est de se rendre compte que, de Sappho à Colette en passant par Anne-Marie du Boccage ou Georges Sand, les femmes ont bavé pendant des millénaires pour faire reconnaître leur travail et leur talent – et pour le faire reconnaître durablement.

En somme, Mary Shelley est un film biographique classique mais de très bonne facture. Les acteurs sont très convaincants (Elle Fanning et Douglas Booth, dans les rôles de Mary et Percy, suffisent à porter le film, mais les seconds rôles ne sont pas en reste). La reconstitution historique m’a semblé soignée, tout comme les ambiances de couleur et surtout de lumière, tout en clairs-obscurs.

Le film s’achève quelque temps après la parution de Frankenstein. Par rapport aux films précédents consacrés à Mary Shelley, celui-ci semble moins exclusivement centré sur les circonstances de la première rédaction du roman. D’ailleurs, un film ne peut pas parler de tout. Mais tout de même : c’est une nouvelle occasion manquée pour faire redécouvrir au grand public le reste de l’œuvre de Mary Shelley. Car Mary Shelley n’a pas écrit que Frankenstein. On lui doit plusieurs romans dans plusieurs genres, de la science-fiction philosophique (Le Dernier Homme, en 1826, raconte la fin de l’humanité) à l’étude psychologique réaliste (Falkner en 1837) en passant par la fiction autobiographique (Matilda en 1819), mais aussi deux récits de voyages, de nombreuses nouvelles, un conte pour enfants, des articles… Curieuse habitude de la postérité que de réduire bien des auteurs à une toute petite partie de leur œuvre !

Mais n’en demandons pas trop à un film qui, plus encore qu’un livre, doit se plier à de multiples contraintes : Mary Shelley est un film solide, prenant, instructif et plaisant à la fois, qui ne pourra pas manquer de vous donner envie de lire ou de relire Mary Shelley (j’ai justement consacré mon billet suivant à Frankenstein ou le Prométhée moderne), et pourquoi pas aussi Percy Shelley, Byron et Polidori.


Angela Carter, « The Bloody Chamber »

4 mars 2019

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Référence : Angela Carter, The Bloody Chamber, Vertigo, 1995 (première édition : Victor Collancs Ltd., Royaume-Uni, 1979).

The Bloody Chamber, traduit en français sous le titre La Compagnie des loups et autres nouvelles, est un recueil où Angela Carter réécrit des contes célèbres comme Barbe Bleue, La Belle et la Bête, Le Chat botté, La Belle au bois dormant ou bien sûr Le Petit Chaperon rouge.

Des réécritures de contes ? Le sujet est banal, me direz-vous, et vous aurez raison : de nos jours, on croule sous les réécritures de contes, les suites de contes, les parodies de contes, les univers faisant coexister divers contes, en livres, en BD, en films, en séries, en jeux vidéo, du Disney annuel formaté comme un rapport de comptable jusqu’aux faciles Shrek ou Alad’2 en passant par l’enjoué Garulfo en BD, Hansel et Gretel : la comédie musicale sur scène, et cetera et cetera ad libitum et ad nauseam. Certes. Mais il y a deux excellentes raisons de dépasser cette  sensation d’overdose. La première est que ce recueil date des années 1970, période à laquelle le raz-de-marée réécriveur n’en était pas encore arrivé à ce point de saturation, ce qui fait qu’on ferait un mauvais procès au livre en lui reprochant de surfer sur une vague qui ne s’était pas encore gonflée. La seconde est que ces réécritures-là sont magistrales (et largement reconnues comme telles), ce qui veut dire qu’elles valent le détour de toute façon.

Les réécritures de Carter ne sont résolument pas destinées aux enfants. Elles réactivent les aspects les plus sombres des contes de départ : leur violence, parfois leur cruauté, et leurs liens profonds avec la sexualité, autant de thèmes qui se trouvaient au centre de bien des analyses psychanalytiques dans les années 1970. Comme dans les contes d’origine, les personnages connaissent de nombreux malheurs et la fin est loin d’être toujours heureuse. La première originalité de Carter consiste à jouer constamment avec nos attentes. Elle prend plaisir à distordre les contes d’origine, ce qui suppose de les connaître un minimum pour bien en profiter (mais elle choisit des contes largement connus, comme le montrent les quelques titres que j’ai cités plus haut). On attend tel événement, telle réaction d’un personnage, tel détail, et on les retrouve, mais sous des formes et à des moments inattendus, ou bien on les découvre escamotés au profit de rebondissements tout différents.

C’est le plaisir typique de la réécriture, mais Carter en joue de manière virtuose. Ces métamorphoses constantes, sous nos yeux, de l’intrigue attendue que nous croyons prévoir, ne brisent jamais l’immersion, à mon avis : au contraire, elles entretiennent l’atmosphère onirique de ses récits. Comme dans un rêve, on retrouve des figures et des événements connus de longue date, mais redistribués, parfois gonflés ou rapetissés dans des proportions toutes différentes. Un accessoire (la rose, le rouet, le miroir), un monstre (le loup, qui forme la figure récurrente des trois derniers récits) ou un personnage (la Bête) se voit ainsi retravaillé, dédoublé ou réimaginé sous une autre forme. Mieux : Carter se complaît à faire entrer en collision plusieurs contes, ou bien à enchaîner dans le recueil deux adaptations complètement différentes du même, en un bel exemple de virtuosité, une fois encore.

Aux références entre contes viennent s’ajouter d’autres références, romanesques celles-là, qui orientent la tonalité générale du recueil vers une forme de syncrétisme entre divers univers de personnages de fiction célèbres, avec une préférence marquée pour le fantastique et le gothique : on y voit des références à Dracula ou à Carmilla, par exemple, ainsi qu’à une Alice au pays des merveilles nettement plus sombre que celle de Lewis Carroll. Même si les dernières histoires m’ont laissé sur l’impression d’un univers assez sombre, l’humour, l’optimisme et même la fantaisie n’en sont pas absents pour autant : des références à Figaro viennent ainsi structurer le drôlatique Puss-in-Boots (qui réécrit Le Chat botté). Mais l’ensemble conserve une forte personnalité et une forte cohérence autour d’un petit nombre de thèmes décliné en de multiples nuances. On ne s’oriente jamais vers un bric à brac à la L’Affaire Jane Eyre ou Shrek, ni vers un univers encyclopédique entièrement charpenté par une intertextualité érudite comme ce que fait Alan Moore dans son comic La Ligue des Gentlemen Extraordinaires.

Chaque récit (en général) met en place, par ailleurs, un univers différent. Les lieux et les époques varient, tout comme le degré d’ancrage dans l’Histoire et la géographie réelles. Ainsi les premiers contes, dont The Bloody Chamber, se situent dans un cadre résolument contemporain. D’autres, comme The Lady of the House of Love, se situent dans un passé relativement proche, peu avant la Première Guerre mondiale, et comportent des références géographiques précises. D’autres encore, comme les tout derniers contes du recueil (dont The Company of Wolves et The Werewolf), prennent place dans un Moyen âge nébuleux qui doit plus au roman gothique qu’à une quelconque réalité historique.

J’en viens à ce qui m’a le plus marqué dans ce recueil : son style. Il est inséparable de l’art du récit que déploie Carter, puisque chacun de ses contes forme un véritable bijou d’écriture très imagée, évocatrice à souhait, enveloppante, parfumée, raffinée, où une phrase après l’autre nous emporte dans une récit d’associations d’idées et d’images qui nous fait savamment oublier de nous demander où et quand exactement nous nous trouvons, qui parle au juste et quels sont les enjeux de l’histoire… pour mieux nous le révéler ensuite, par le biais de détails adroitement ajoutés ici et là, porteurs d’informations cruciales, comme autant de clés dorées semées dans une épaisse forêt. En dépit de (ou grâce à) la brièveté parfois extrême de ses textes (les plus courts du recueil ne font pas trois pages), Carter montre une habileté de composition étourdissante dans son agencement des informations et met très bien son style au double service de l’ambiance et du suspense.

Mais en dehors même de la manière dont elle distille ses détails, elle donne à lire des phrases magnifiques, dont la syntaxe rappelle la belle prose académique française et n’hésite pas à lorgner parfois du côté du poème en prose, comme le merveilleux The Erl-King qui n’aurait pas déplu aux préraphaélites. Mais ce tyle ne mobilise pas toujours un vocabulaire bien compliqué. Je ne recommanderais pas tout le recueil à des lecteurs débutants en anglais, mais The Werewolf, par exemple, est remarquablement accessible avec son vocabulaire simple qui ne l’empêche pas de mettre en place des effets complexes.

Ce recueil est une superbe découverte et je pense bien m’intéresser ensuite à ses autres recueils ainsi qu’à ses romans. Si vous appréciez la prose de Mélanie Fazi ou de Clive Barker, si vous avez un faible pour les romans gothiques ou pour les contes sombres sans verser dans le gore, The Bloody Chamber a de grandes chances de vous plaire.