[Film] « Icare », de Carlo Vogele

22 Mai 2022

Référence : Icare, réalisé par Carlo Vogele, produit par Rezo Productions, Luxembourg, Belgique et France, 2022, 77 minutes.

L’histoire

Comme le titre le laisse attendre, ce film d’animation adapte un mythe grec. Nous suivons donc le jeune Icare, qui travaille aux côtés de son père, l’inventeur Dédale, dans une maison sculptée dans la falaise au bord de la mer, près de Cnossos, en Crète. Icare n’imagine pas sa vie autrement que comme la reprise de l’atelier de son père, qui fournit au palais des sculptures et des poteries, mais aussi des inventions très variées. Pourtant, une étrange rencontre faite dans une salle désaffectée du palais bouleverse son existence. Il rencontre Astérion, une curieuse créature mi-garçon, mi-taureau, dont les cornes luisent à certains moments, et qui est capable de parler dans sa tête (oui, le Minotaure est télépathe ! enfin, un peu). Petit à petit, il lève le voile sur une sombre affaire dont le souvenir ronge les habitants du palais.

L’histoire se concentre sur une demi-douzaine de personnages (Dédale et Icare, Minos et Pasiphaé, Ariane et Thésée, et bien entendu le Minotaure). Tous ressemblent à des archétypes, mais s’avèrent plus nuancés qu’ils n’en ont l’air, tout comme leurs relations (par exemple, même si Minos a tout de même une bonne tête de méchant, il a ses raisons et il est sincèrement attaché à sa fille).

L’originalité de l’histoire vient d’abord de son parti pris : le Minotaure n’est pas une brute bestiale, les vrais monstres sont des humains embarqués dans un cycle de violence.

Mais le film m’a aussi étonné par sa capacité à prendre le mythe à plusieurs niveaux. Le Minotaure apparaît ainsi comme un personnage mystérieux et pratiquement mystique, qui rend possible une lecture symbolique de toute l’intrigue. La fin, que tout le monde connaît, donne lieu à des images somptueuses et très émouvantes.

J’ai aussi apprécié les dialogues parfois très littéraires et poétiques prêtés à certains personnages, en particulier Ariane et Thésée. Il y a même parfois des rimes. Les ados et les adultes saisiront aussi les allusions présentes dans certains de leurs échanges, qui se paient parfois le luxe de loucher vers l’érotisme sans vulgarité. Ce n’est pas dans un blockbuster parfaitement lissé qu’on entendrait des dialogues pareils.

Passionné de mythologie, j’ai beaucoup apprécié le fait que toutes ces inventions apportées à l’histoire se font sans trahir le mythe, car en dehors de l’idée centrale (la nature du Minotaure) le film reste extrêmement fidèle aux mythes grecs antiques, y compris dans ses aspects tragiques (le destin de Pasiphaé, du Minotaure, d’Icare) et dans ses personnages parfois très ambivalents (l’attitude de Thésée). Le scénario met parfois en scène des détails du mythe peu repris au cinéma, comme l’anneau de Thésée ou l’énigme du fil à passer dans un coquillage, qui sortent tout droit des textes antiques. Chapeau !

Le dessin et l’animation

Les dessins et l’animation montrent ce même soin. C’est coloré, chaleureux, visiblement documenté au sujet de l’architecture minoenne et inspiré des superbes fresques de cette période. Certaines scènes (notamment les flashbacks ou les scènes du Labyrinthe) adoptent un dessin plus épuré qui met encore plus en avant les ambiances de couleurs. L’ensemble a certainement utilisé des images de synthèse, mais le rendu final marie tout cela très bien dans une allure de peinture en 2D.

Bref, un film réussi et audacieux (mais sans doute pas pour les tout petits)

Le film est donc à mes yeux une grande réussite, bien plus originale et audacieuse que ce que j’aurais imaginé. En contrepartie, il risque de perdre ses spectateurs les plus petits. Ce n’est pas une aventure gentillette et un peu formatée où les grands frères/soeurs et les parents peuvent accompagner le petit de 6 ans en craignant de baîller un peu pendant la séance : c’est un film à plusieurs niveaux de lecture, étonnamment dense pour sa durée, où ados et adultes trouveront de quoi se mettre sous la dent, avec quelques passages franchement énigmatiques qui font qu’il supportera très bien plusieurs visionnages pour en saisir toutes les subtilités. Mais son propos, avec ses évocations allusives de certains événements, ses transitions parfois rapides et certains dialogues très travaillés, risque de paraître un peu difficile aux plus petits enfants, à qui il faudra peut-être raconter le mythe avant la séance pour s’assurer qu’ils comprennent bien.
De ce point de vue, le film aurait peut-être pu rester plus accessible en s’assurant de bien prendre les plus jeunes par la main pour leur expliquer l’histoire plus clairement. D’un autre côté, franchement, je n’imaginais pas voir ça au cinéma un jour : ce film est un petit miracle. Je ne peux donc que vous le recommander.

Dans le même genre…

Le plus ancien texte que je connaisse qui ait eu l’idée de mettre en scène un Minotaure « gentil » est une nouvelle de Jorge Luis Borges, « La Demeure d’Astérion », parue dans un magazine en 1947 et traduit en français par Roger Caillois dans le recueil L’Aleph en 1967. C’est une réécriture du mythe du Minotaure du point de vue de ce dernier, qui n’est pas la créature sanguinaire montrée par les textes antiques. Nombre de réécritures mythologiques plus récentes jouent sur ce même ressort (toutes ne connaissent sans doute pas le texte de Borges). Citons notamment un livre pour la jeunesse récent, bien adapté aux plus jeunes spectateurs potentiels d’Icare : il s’agit de Moi, le Minotaure de Sylvie Baussier, paru chez l’éditeur jeunesse Scrinéo en 2020, au sein d’une série de volumes sur le même principe (un mythe réécrit du point de vue d’un « monstre »). Ce roman, dont le style poétique et le rythme posé ont été de belles surprises, et qui bénéficie en outre de jolies illustrations, ne modifie cependant pas les événements de la trame générale du mythe, et se termine donc tristement – mais cela fait aussi partie de son originalité.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum Elbakin.net le 4 avril 2022 avant de le reprendre et de l’approfondir ici.


Jean-Pierre Chambon, « Trois rois »

19 juillet 2012

Forum Le Coin des Lecteurs, 20 octobre 2011.

Trois Rois, de Jean-Pierre Chambon, a été publié en 2009 par un petit éditeur, Harpo &.

Quatrième de couverture :

Les voies par lesquelles nous sont parvenus les manuscrits afférents aux trois rois nous demeurent inconnues.

Mon avis :

Je ne connaissais ni l’auteur ni l’éditeur (après recherche, ni l’un ni l’autre n’en étaient à leur coup d’essai). J’ai croisé ce livre par hasard dans une librairie. C’est un livre de format moyen, plus haut que large, avec une couverture cartonnée souple, rouge, où le titre est écrit en noir et le nom de l’auteur et de l’éditeur en doré. Le titre est écrit horizontalement mais aussi verticalement, ce qui permet un jeu typographique sur les deux mots « Trois rois ». (J’écris tout ça sans mettre d’image parce que je n’en trouve pas sur le Web, sauf sur cette unique critique, mais je n’arrive pas à récupérer l’adresse de l’image donc il faudra aller la voir là-bas.)
Le papier et les fontes employés rendent très bien, et c’est en partie ça qui m’a fait craquer pour un livre par ailleurs cher (20 euros pour environ 70 pages dont la moitié de poésie : de quoi faire fuir les tenants du rapport prix/volume de lecture, surtout si l’on n’a pas un peu d’indulgence pour les petits éditeurs qui tirent à peu d’exemplaires). Mais après lecture, je ne regrette pas ce coup de coeur.

Trois rois est un livre hybride, qu’on peut considérer comme un recueil de poèmes ou de récits et de fragments : la première moitié du livre est constituée de poèmes en vers libres, tandis que la seconde regroupe des textes de quelques pages chacun qui tiennent un peu du récit et un peu du poème en prose ou du morceau de belle prose. Cependant, si je classe ce livre en « Fantasy et imaginaire », c’est surtout parce qu’il développe un univers imaginaire – même s’il le fait d’une façon différente du pavé romanesque de fantasy moyen. Trois rois est plus proche de ces univers qui valent avant tout pour leur ambiance et leur mystère. Quelque chose dans le goût du Rivage des Syrtes (pour l’univers imaginaire proche du réel et au cadre assez imprécis) ou des Cités obscures (pour le concept d’un univers présenté par petits aperçus).

Le livre se présente comme l’édition par un historien d’un ensemble de manuscrits et d’inscriptions réalisés par (ou pour) trois rois antiques. Hormis quelques rares allusions au monde réel dans l’introduction et dans une ou deux notes, le cadre général reste très vague, mais l’atmosphère est celle du Proche-Orient antique, celui de l’Assyrie, de la Mésopotamie ou bien de la Bible de l’Ancien Testament (celle de Salomon et de la reine de Saba). Après la courte introduction, on plonge dans les textes des inscriptions, qui ne sont autres que des poèmes courts.

Ce que j’ai beaucoup apprécié dans ces poèmes, c’est la façon dont ils posent peu à peu une atmosphère et un univers cohérent, tout en constituant en même temps des poèmes autonomes très honorables (l’inspiration antique est visible, mais on pense aussi parfois aux haikus japonais). Après les inscriptions des trois rois vient l’inscription trouvée sur le peigne de la reine Zélia, une jolie trouvaille comme on en retrouve plusieurs autres dans la suite.
La seconde moitié du recueil est donc constituée par de courts textes en prose, et c’est là qu’on plonge plus nettement dans le merveilleux (un merveilleux très susceptible de plaire à des lecteurs de fantasy). Après des souvenirs de la reine Zélia, qui contiennent plusieurs épisodes fantastiques, trois textes sont consacrés aux châteaux de chacun des trois rois, tous uniques en leur genre (dire pourquoi reviendrait à vous gâcher le plaisir de la découverte) ; ces textes sont émaillés de belles idées.

L’ensemble reste court, et laisserait sans doute sur sa faim un lecteur habitué à ne jamais pénétrer dans un univers sans l’épuiser complètement par l’intermédiaire de nombreux volumes. Il faut être amateur de formats courts. Personnellement, je les apprécie beaucoup, et je trouve que cela apporte une intensité (et une… poésie) que n’ont pas les pavés habituels. J’aime toujours aussi le principe de présenter un univers par l’intermédiaire d’une série de « documents » qui laisse au lecteur toute liberté d’assembler les pièces et de rêvasser sur l’ensemble à sa façon.
Certes, le résultat n’est pas parfait. Certains poèmes, certains passages de prose auraient pu être encore mieux ciselés. Peut-être que l’univers aurait mérité d’être un peu plus étoffé malgré ce parti pris de brièveté. Mais c’est une belle tentative, originale, rafraîchissante et déjà très appréciable. Et elle donne envie d’aller voir ce que l’auteur a publié d’autre…