[Collectif] Rêver le progrès, 5 nouvelles d’anticipation

Rêver le progrès

Référence : Fabien Clavel et Isabelle Périer (éd.), Rêver le progrès. 5 nouvelles d’anticipation (nouvelles d’Isaac Asimov, Ray Bradbury, Fabrice Colin, Johan Heliot et H.G. Wells), Flammarion, coll. « Étonnants classiques », 2017.

Avant-propos salutaire (ajouté le 4 juin 2019) : Ce message est l’un des plus consultés de ce blog. Je m’en réjouis, parce que c’est une bonne anthologie et que je suis content que ce billet permette à d’autres gens de la découvrir ou d’en prolonger la lecture. Toutefois, devant les intitulés de certaines recherches aboutissant à cette page, j’éprouve le besoin de rappeler, au cas où, que, si vous êtes élève dans le secondaire et que vous cherchez des informations sur ce roman, par exemple dans la perspective d’un devoir, ledit devoir ne doit pas recopier textuellement des passages de cette page, ni y pomper allègrement des analyses que votre cerveau devrait normalement se charger de faire tout seul comme un grand afin de se muscler les neurones, ce qui reste le but premier de vos études. Voilà. Histoire que des professeurs navrés ne viennent pas m’injurier après…

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Quatrième de couverture :

Isaac Asimov – Ray Bradbury – Fabrice Colin – Johan Heliot – H.G. Wells
« Le Nouvel Accélérateur » inventé par le professeur Gibberne promet de défier les lois de la physique et de décupler les pouvoirs de l’homme. Une avancée sans risques ? « Nous verrons ! » conclut avec désinvolture son acolyte. Quand Eckels entend parler d’une expédition dans le passé, il est prêt à avancer une ronde somme pour participer à l’aventure. Mais il apprendra à ses dépens que jouer avec le cours du temps n’est pas sans danger… Les cinq nouvelles réunies proposent une réflexion passionnante autour du progrès scientifique, dessinant les contours d’une humanité sans cesse augmentée, améliorée, artificialisée… mais jusqu’à quel point, et, surtout, à quel prix ?

Mon avis :

Cette courte anthologie destinée aux collégiens et aux lycéens regroupe cinq nouvelles de science-fiction sur le thème du progrès et du rêve scientifique (qui figurent actuellement au programme de français en 3e). Elle a été rassemblée par Fabien Clavel (lui-même écrivain de l’imaginaire) et Isabelle Périer (enseignante, chercheuse et auteure de jeux de rôle, malheureusement morte il y a quelques semaines).

Le volume s’ouvre sur une courte (3 pages) interview de Pierre Bordage, l’un des écrivains de SF français les plus connus actuellement. Elle permet d’avoir son avis sur la définition du genre, mais aussi sur ses rapports avec des enjeux sociaux, technologiques et économiques actuels de mouvements comme le « transhumanisme ». C’est court, mais ça a l’avantage de rappeler aux élèves qu’il y a « aussi » des écrivains encore vivants.
Suit une histoire du genre de la SF en une douzaine de pages denses mais synthétiques, quasiment un mini-cours, qui donne à peu près tout ce qu’on peut espérer comme informations de base sur le genre. Le thème du progrès dans la SF est ensuite abordé en 6-7 pages intéressantes mais qui ont le défaut de dévoiler l’intrigue de plusieurs des nouvelles du livre. Une courte présentation des différents auteurs conclut ce dossier introductif.

Les nouvelles elles-mêmes sont réparties en trois groupes :
– « Améliorer l’humain » regroupe Le Nouvel Accélérateur d’H.G. Wells et Potentiel humain 0,487 de Fabrice Colin.
– « Vers une vie artificielle » regroupe Satisfaction garantie d’Isaac Asimov et L’Ami qu’il te faut de Johan Heliot.
– Enfin, « Défier l’espace-temps » contient une seule nouvelle : Un coup de tonnerre de Ray Bradbury.

Un dossier conclusif contient un glossaire en deux pages, de brèves questions aidant à la compréhension des nouvelles, deux groupements de textes (« La figure du savant » et « La société de contrôle »), des propositions d’activités d’éducation aux médias sur le thème « L’Homme 2.0 », et pour finir des éléments d’analyse sur le film Bienvenue à Gattaca. Il y a aussi un cahier central d’images en couleur avec des cases de BD et des images de films (comme très souvent dans les éditions parascolaires).
Je n’ai pas regardé tout le dossier en détail : à vue de nez, ce sont des pistes intéressantes, notamment les groupements de texte qui permettent de mettre le nez dans des extraits de romans de Mary Shelley, Jules Verne, Alain Damasio et Aldous Huxley.

Je reviens sur les nouvelles elles-mêmes. Toutes sont des réussites en leur genre, et elles ont le mérite de montrer des auteurs de générations très différentes et de styles variés, y compris des auteurs français et encore vivants.

La nouvelle de Wells, Le Nouvel Accélérateur, est bien choisie : en dépit de son ancienneté, elle n’a rien perdu de son intérêt et je reste soufflé de voir le nombre de grands thèmes de la SF qui ont été traités pour la première fois par cet auteur. Dans celui-ci, l’élixir capable d’accélérer plusieurs milliers de fois le fonctionnement d’un organisme humain semble pressentir la soif de vitesse frénétique de l’économie contemporaine et l’absence de scrupule des scientifiques plus soucieux de commerce que d’éthique… tout en laissant entrevoir la façon dont ils se plongent eux-mêmes dans des périls redoutables, via un traitement rigoureux de l’invention en question (si on peut se déplacer plusieurs milliers de fois plus vite, c’est bien, mais… les vêtements risquent de prendre feu à cause du contact de l’air).

Potentiel humain 0,487 de Fabrice Colin traite principalement du thème du cyborg, mais aussi de la dérive de la technologie quand elle est dictée par des intérêts économiques. Un gérant de station-service voit son associé sacrifier ses membres les uns après les autres et les vendre à des multinationales pour les faire remplacer par des prothèses bardées d’affichages publicitaires, le tout afin de faire face aux dettes de son commerce qui marche mal. Atteint par le « syndrome de Coppélia », l’associé perd peu à peu son humanité. La progression de l’intrigue est savamment dosée et le dénouement fait réfléchir… en dépit d’une « morale » finale qui tombe dans une misanthropie facile à mon goût.

Isaac Asimov est un auteur incontournable dans une anthologie comme celle-ci. Satisfaction garantie a l’avantage de se placer du point de vue d’un personnage féminin technosceptique qui va trouver un moyen inattendu d’échapper aux attentes accablantes de son rôle d’épouse parfaite d’un employé de haut rang d’une firme de robotique. De façon assez inattendue pour ce que je connaissais d’Asimov, c’est une nouvelle qui supporte bien une lecture féministe. Elle reprend aussi des ficelles tenant plus du théâtre que de la SF proprement dite, et trouve ainsi une portée universelle, plus que si Asimov s’était attardé sur le détail des technologies employées.

L’Ami qu’il te faut de Johan Heliot est la nouvelle qui pousse le plus loin la dystopie (encore plus que la nouvelle de Colin). Elle met en scène un adolescent insupportable dans une société eugéniste et réserve aux lecteurs une chute assez glaçante. Je crois qu’un public d’ados collégiens ou lycéens ne pourra pas y rester indifférent. A titre personnel, en revanche, je ne sais pas trop quoi en penser. De bonnes idées, c’est sûr, et beaucoup d’ironie acide, mais je ne sais pas si le style m’a convaincu.

Je ne reviens pas sur la nouvelle de Bradbury, Un coup de tonnerre, qui est pour moi un classique indéboulonnable de la nouvelle de SF en matière de voyage dans le temps et de détraquement de l’Histoire. Juste un mot sur son style : je n’en ai compris toute l’originalité que peu à peu, mais il est vraiment irremplaçable dans son écriture à la fois énergique et d’une grande poésie (ce qui est nettement moins incompatible qu’on l’imagine souvent).

L’anthologie me semble donc très intéressante dans la variété d’approches du thème, de styles et d’époques variées qu’elle donne à découvrir. Je lui ferai cependant deux reproches :
– Premièrement, les nouvelles sont souvent très sombres, et seule celle d’Asimov se détache (un peu) du lot à ce titre. J’aurais apprécié quelque chose d’un peu moins unanimement catastrophiste, qui essaie aussi d’envisager comment les choses pourraient mieux tourner. Ce n’est pas parce que de nouvelles technologies et les dérives ultralibérales des sociétés actuelles laissent craindre le pire qu’il faut s’interdire d’imaginer aussi des solutions possibles (au contraire !). Ce défaut n’a cependant rien de rédhibitoire, car le choix des nouvelles revient aux anthologistes et a le mérite de la cohérence, surtout pour des nouvelles proposées comme autant de points de départ pour la réflexion des élèves.
– Deuxième reproche : cette anthologie ne contient aucune écrivaine. Or il doit bien y avoir aussi des femmes nouvellistes de science-fiction, depuis le temps ! Quand bien même les générations anciennes n’offriraient vraiment aucun nom d’écrivaine dont les textes pourraient correspondre, je m’attendais à en trouver au moins parmi les textes d’auteurs encore vivants (je pense à des écrivaines comme Catherine Dufour ou Sylvie Lainé, pour n’en citer que deux). Ce second défaut me semble plus grave, car il perpétue une représentation fausse du paysage littéraire de la science-fiction auprès des jeunes générations. Même les groupements de texte n’offrent qu’une romancière (Mary Shelley, qui a largement mérité sa place parmi les plus grands classiques du genre). C’est trop peu ! À l’heure où la place absurdement restreinte accordée aux écrivaines dans les programmes de Lettres, à tous les niveaux (du collège jusqu’aux concours de la fonction publique), est de plus en plus souvent dénoncée, il revient aussi aux éditeurs d’anthologies de veiller à mieux équilibrer les choses.

Cet avis a d’abord été publié sur le forum « Le Coin des lecteurs » le 12 novembre 2017, puis revu pour publication ici le même jour.

1 Responses to [Collectif] Rêver le progrès, 5 nouvelles d’anticipation

  1. Fabien Clavel dit :

    Bonjour, pour rebondir sur votre second reproche (et cela concerne aussi le premier d’ailleurs), en tant que co-anthologiste, je peux vous dire pour commencer que les contraintes pour ce genre de travail sont extrêmement importantes (délais de rendu très réduits, auteurs connus, reconnus et si possible édités dans le groupe, textes brefs, accessibles à des élèves de collège, répondant à des thématiques variées). Pour cela, des centaines de nouvelles ont été lues ou relues par nous. Le problème de l’absence d’autrices nous a bien sûr arrêtés. Nous avons cherché, notamment du côté d’Elisabeth Vonarburg, Joëlle Wintrebert, Charlotte Bousquet et Ursula Le Guin sans rien trouver qui corresponde tout à fait aux critères mentionnés plus haut (au passage, nous avons dû écarter des auteurs comme Philip K. Dick pour des raisons de droits, il aurait ainsi dû figurer à la place d’Asimov, ou comme Silverberg parce qu’aucun texte de son intégrale de nouvelles en français ne correspondait au projet). Pour Catherine Dufour, ses textes ne sont pas vraiment adaptés à un lectorat de collège. Quant à Sylvie Lainé, c’est en raison d’un défaut de notoriété hors du milieu de la SFFFF que nous ne l’avons pas retenue, peut-être à tort. Finalement, nous avons dû reculer sur ce point et constater notre échec. Nous avions aussi cherché des nouvelles plus positives, avec le même insuccès. Cependant, et vous l’avez relevé, nous avions un autre front sur lequel lutter : celui de la présence d’auteurs français et vivants. Sur celui-là, nous avons réussi et ce n’était pas gagné d’avance. Ce travail avait commencé avec les nouvelles de Pierre Bordage dans la même collection parascolaire en 2011. La prise en compte des genres de l’imaginaire avance lentement et je ne désespère pourtant pas de proposer un jour une autre anthologie où les écrivaines seront mieux représentées et je suis ouvert aux suggestions d’autrices qu’on pourra me faire. Quoi qu’il en soit, je vous remercie de votre billet si détaillé sur notre anthologie. Bien cordialement.

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