Lilyan Kesteloot, « Soundiata, l’enfant-lion »

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Référence : Lilyan Kesteloot, Soundiata, l’enfant-lion, Bruxelles, Casterman, collection « Poche » n°30, 1999 et 2010.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Certains racontent même que Sogolon fut enceinte pendant dix-sept ans, mais c’est sûrement exagéré. D’autres disent que son bébé sortait de son ventre pour aller chercher du bois, ou pour se promener, puis retournait dormir dans son ventre, et refusait de naître normalement. Ce qui est sûr, c’est que lorsqu’il se décida à sortir pour de bon, le ciel s’obscurcit en plein jour, le tonnerre gronda, les éclairs fulgurèrent et la pluie inonda la savane en pleine saison… »

Mon avis

L’épopée de Soundiata est l’une des épopées médiévales africaines les plus connues. Elle s’inspire de la vie d’un monarque ouest-africain réel, Soundiata Keïta, qui fonda au XIIIe siècle l’empire du Mali, situé en Afrique de l’Ouest, au sud du Sahara, sur un territoire chevauchant les territoires de plusieurs pays actuels : le Mali, le Burkina Faso, le Sénégal, la Gambie, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Mauritanie et la Côte d’Ivoire. Soundiata est une figure primordiale de l’histoire ouest-africaine, un monarque légendaire de l’ampleur d’un Alexandre le Grand ou d’un Napoléon (à cette différence qu’il est aussi associé à un texte précurseur en matière de droits humains, la charte de Kurukan Fuga, qui a réussi à faire interdire l’esclavage sur ce territoire à une période où il était monnaie courante dans la région: j’avais chroniqué ici un volume un peu disparate consacré au sujet). Le récit de sa généalogie et de ses exploits, raconté par les griots ou djeli, ceux qu’on appelle les maîtres de la parole, s’est modifié au fil des siècles, enrichi d’épisodes fabuleux dignes de l’Iliade ou de l’Odyssée, et l’animisme initial des personnages a bientôt cohabité avec le rattachement d’un ancêtre de Soundiata à la vie légendaire du prophète Mohammed une fois que les élites locales se sont laissées convaincre par l’islam venu du nord (cela rappelle un peu la cohabitation plus ou moins improbable entre polythéisme gréco-romain et christianisme dans les légendes médiévales, ou entre polythéisme islandais et christianisme dans les textes comme l’Edda).

L’épopée, qui constitue l’un des classiques universels du genre, est restée longtemps sous forme orale, mais commence enfin à se faire connaître à la hauteur de sa valeur dans le reste du monde depuis la diffusion écrite de plusieurs versions courtes, la première étant celle de Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue, parue chez Présence africaine en 1960. C’est aussi la première version que j’en ai lue et j’en avais parlé ici même il y a quelques années. Ayant enfin retenu l’attention des universitaires, l’épopée de Soundiata a fait l’objet de nombreuses transcriptions et éditions critiques plus détaillées que celles de Niane, dont la très belle et foisonnante version de Wâ Kamissoko et Youssouf Tata Cissé, La Grande Geste du Mali, parue chez Karthala entre 1988 et 1991 et dont j’ai dit à quel point je la crois digne d’être lue. Depuis ces deux billets, j’ai aussi eu la joie de découvrir la belle version romancée, très accessible pour un public non-spécialiste, écrite par Camara Laye sous le titre Le Maître de la parole (et à laquelle il faudra que je consacre un billet tôt ou tard, ne serait-ce que pour pester contre sa non-réédition alors que l’œuvre de Camara Laye mérite mieux que d’être réduite à son autobiographie L’Enfant noir).

Le livre de Lilyan Kesteloot, quant à lui, compte parmi les trois ou quatre versions pour la jeunesse de cette épopée parues au cours des trente dernières années. Elle est encore éditée à l’heure où j’écris ces lignes, elle est assez facile à trouver et c’est une édition parascolaire à tout petit prix (je l’ai trouvée en neuf à 5,25 euros). On peut se fier à Lilyan Kesteloot : c’est une africaniste belge reconnue, hélas disparue début 2018, auteure de nombreux ouvrages sur les épopées africaines (dont l’anthologie Les épopées d’Afrique noire avec Bassirou Dieng, paru chez Karthala en 2009, un volume que tout amoureux des épopées et des mythes peut s’imaginer sous la forme d’un coffre aux trésors).

Or Lilyan Kesteloot s’avère en plus douée d’une plume de vulgarisatrice plus qu’honorable : sa version pour la jeunesse de l’épopée de Soundiata est à la fois brève, claire, synthétique et extrêmement accessible, ce qui en fait une excellente introduction à l’épopée pour les enfants même très jeunes, mais aussi pour n’importe quel adulte. En moins d’une centaine de pages, elle couvre l’ensemble des principaux épisodes de l’épopée, en commençant par la prophétie faite au roi du Manding par un chasseur de passage qui lui recommande d’épouser une femme laide et bossue, parce qu’il deviendra ainsi le père d’un grand héros. Le livre se termine peu après la fondation et la pacification de l’empire du Mali par Soundiata.

Une version aussi courte éclipse nécessairement de nombreux détails, épisodes et personnages secondaires : Kesteloot se concentre sur un noyau narratif qui est, globalement, le même que celui de la version de D.T. Niane, mais sans les multiples ramifications généalogiques dans le passé et dans l’avenir que celui-ci incluait. Aucun risque, donc, de se noyer sous les noms ou les péripéties. Qu’en est-il du style épique, des chansons de djeli dont l’épopée est régulièrement ponctuée ? Kesteloot a la grande qualité d’en conserver les principaux morceaux, sous forme de courtes strophes réécrites pour plus de clarté, mais qui suffisent à donner une idée de leurs procédés typiques (les répétitions, les exclamations, l’exaltation que le griot veut éveiller auprès de son public en faveur du roi dont il fait l’éloge). De même, les épisodes épiques qui peuvent paraître vieillis ou sexistes à un public européen du début du XXIe siècle n’ont pas été réécrits, mais plutôt commentés par des remarques qui les replacent dans leur contexte historique, un parti pris qui me convainc pleinement. Si on veut redonner un coup de jeune à un mythe, il ne sert à rien d’en corriger les versions anciennes, déjà passées à la postérité : mieux vaut en inventer de nouvelles variantes sous d’autres formes.

Un autre aspect de cette édition, plus important qu’il n’en a l’air : elle est régulièrement illustrée par Joëlle Jolivet. Si les éditions critiques de l’épopée sont déjà nombreuses, les versions illustrées sont encore rares, or l’iconographie locale dérivée de cette épopée est elle-même rare car Soundiata a longtemps été évoqué à l’oral mais non sous forme d’images, jusqu’à sa diffusion récente à la télévision et au cinéma. C’est donc une très bonne chose que cette édition très joliment illustrée, sous une couverture qui fait mouche dans son évocation de la majesté épique du personnage principal.

Au texte proprement dit s’ajoutent, au début, un arbre généalogique très simplifié (mais c’était inévitable) de la famille de Soundiata, et, à la fin, des annexes brèves mais indispensables : deux pages « À propos de Soundiata » donnant quelques informations sur le vrai Soundiata, sur l’épopée et sur les griots ; une carte du Mali de Soundiata avec les principaux lieux mentionnés dans l’épopée (mais pas tous : c’est toujours un peu frustrant, mais il y a déjà pas mal de localités indiquées pour une version jeunesse) ; et enfin une bibliographie savante, destinée davantage aux professeurs et au lectorat adulte désireux d’aller plus loin. L’auteure a également pris soin, au tout début du livre, de mentionner que son adaptation « s’inspire principalement des récits de Wa Kamissoko, Djibril Tamsir Niane, Sory Camara et Jan Janssen ».

Ce sont de bonnes annexes, mais j’aurais apprécié un dossier pédagogique plus étoffé, pourquoi pas des questions, exercices ludiques, un petit groupement de textes ou un choix d’images ; d’autant que de nombreuses versions, adaptations ou réécritures de l’épopée sous les formes les plus variées ont été créées au cours des dernières décennies. Les premières pages du livre mentionnent un dossier pédagogique accessible en ligne sur une partie du site de l’éditeur destinée aux enseignants, mais, d’une part, les enfants ne risquent pas d’en profiter, et d’autre part, comme cela arrive souvent, le lien ne mène plus nulle part aujourd’hui (avantage aux versions papier !).

En dépit de cette limite, Soundiata, l’enfant-lion reste une très bonne nouvelle dans le paysage éditorial jeunesse, en rendant plus accessible cette grandiose épopée ouest-africaine, qui prend un peu plus sa place parmi les grands classiques sur les étagères des bibliothèques, CDI et médiathèques de l’aire francophone.

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