[BD] Florence Cestac (dessin et scénario), « Filles des Oiseaux, t. 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! »

Référence : Florence Cestac (dessin et scénario), Filles des Oiseaux, tome 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! Paris, Dargaud, 2016.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Il y a une cinquantaine d’années, les familles aisées envoyaient leurs jeunes filles un peu rebelles chez les sœurs pour les remettre dans le droit chemin. Marie-Colombe en fait partie et pour Thérèse, qui n’habitait pas loin, c’était pratique. Âgées de 13 ans, ces deux filles qui n’avaient rien pour se rencontrer au départ vont se lier d’une amitié à toute épreuve et faire les 400 coups dans cette vénérable institution catholique d’Honfleur. »

Mon avis

J’avais chroniqué il y a quelques mois la bande dessinée autobiographique de Florence Cestac, Un papa, une maman, une famille formidable, où elle évoque son enfance et son adolescence au sein d’une famille aisée typique de la France des « Trente Glorieuses ». Filles des Oiseaux, de son côté, n’est pas une BD autobiographique au sens strict, mais davantage une autobiographie romancée en BD. Cestac a bel et bien été scolarisée dans un pensionnat catholique d’Honfleur dans les années 1950-1960, mais elle ne se met pas en scène directement : son nom et ceux de ses amies et professeures de l’époque sont changés, et elle se laisse un peu de latitude au niveau des événements. Si l’album commence à l’arrivée au pensionnat de Thérèse, adolescente issue d’une famille rurale pauvre et peu éduquée, c’est davantage dans le personnage de Marie-Colombe, la jeune fille issue d’une riche famille urbaine, qui rappelle le milieu social natal de Florence Cestac. L’ensemble paraît rester proche de l’expérience vécue de l’autrice, et l’album inclut d’ailleurs quelques photos d’époque, accompagnées d’abondants remerciements à ses anciennes copines de pensionnat.

N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde ! a beau être le premier album d’un diptyque, je ne m’étais même pas rendu compte qu’il disposait d’une suite avant d’entreprendre l’écriture de ce billet : c’est dire si l’album peut être lu de manière indépendante. Il forme une intrigue close, centrée sur l’amitié qui se noue entre Thérèse et Marie-Colombe, les deux pensionnaires issues de milieux sociaux complètement différents. Je n’ai pas encore lu le deuxième album, paru deux ans après le premier, mais je vais me faire un plaisir de mettre la main dessus. D’après son titre (à rallonge : Hippie, féministe, yéyé, chanteuse, libre et de gauche, top-model, engagée, amie des arts, executive woman, maman, business woman, start-upeuse, cyber communicante… what else ?), il prend la suite chronologique du premier et s’inspire sans doute des années de jeune adulte de Cestac à l’époque de mai 1968.

L’album aborde plusieurs thèmes classiques, mais remarquablement bien traités et entrecroisés. Le premier qui saute aux yeux est l’accession à l’âge adulte : à son arrivée au pensionnat, Thérèse meurt de solitude et d’angoisse dans le grand dortoir où elle découvre qu’elle a ses premières règles. Sous l’influence de Marie-Colombe, Thérèse forme peu à peu son esprit critique face aux excès tant des bonnes soeurs que de sa propre famille puis de celle de Marie-Colombe, jusqu’à s’émanciper et trouver sa propre voie. Dans l’intervalle, il y a l’adolescence, ses pulsions, ses élans, son besoin de s’épanouir dans son corps, sa soif de justice et de sociabilité, tout cela bien mal compris par l’institution et par les familles.

Un deuxième thème central est, logiquement, la rencontre entre les milieux sociaux. L’intrigue rappelle par endroits le film La Vie est un long fleuve tranquille d’Étienne Chatiliez (1988) avec son portrait mordant des travers des riches et des pauvres (les Le Quesnoy d’un côté, les Groseille de l’autre). Comme dans le film, de nombreuses situations évoquent le choc de la découverte mutuelle de ces milieux l’un par l’autre : Thérèse se perd dans l’immense appartement familial de Marie-Colombe et se fait remarquer par sa façon de manger bruyante, Marie-Colombe se laisse séduire par le frère de Thérèse et tombe enceinte. Mais le portrait des deux milieux brossés par Cestac s’avère infiniment plus nuancé que les archétypes très tranchés du film et, finalement, plus abouti, en dosant avec habileté l’humour et l’émotion, la caricature et le réalisme historique et sociologique. On y voit ainsi la honte de classe qu’éprouve souvent Thérèse face au regard de Marie-Colombe, et les réactions inattendues de cette dernière, qui trouve un soulagement bienvenu dans la fréquentation d’un milieu moins rigide et collet monté que le sien.

Enfin, la critique de l’éducation catholique dispensée au pensionnat d’Honfleur apparaît régulièrement dans les pages de l’album. Le pensionnat est montré comme un cadre étouffant, dont la pédagogie autoritaire s’adosse à une religion rabaissée à un ressassement de rituels et de principes moraux grandiloquents que les sœurs ne semblent en réalité guère mettre en pratique auprès de leurs pensionnaires. Les heurts récurrents entre les adolescentes et les sœurs paraissent exemplifier l’époque et préparer le grand branle-bas de mai 1968.

En somme, une nouvelle fois, le travail de Cestac m’a rappelé celui de l’écrivaine Annie Ernaux dans sa démarche de restitution d’une époque, mais avec une esthétique toute différente, qui recourt beaucoup plus à l’humour. Cestac joue aux montagnes russes avec nos émotions, de l’éclat de rire à la tendresse en passant par l’horreur scabreuse quand elle aborde au passage des sujets tels que les violences familiales, les avortements clandestins ou le suicide. L’air de rien, de gag en anecdote, elle brosse un portrait ambitieux de la France des années 1950-1960, acide sans tourner au vitriol, satirique sans tomber dans la pure caricature. Autour des traits rondouillards et amusants des personnages, les habits, les bâtiments, les usages et le langage de l’époque sont bien restitués. L’art de Cestac ne paye pas de mine – on pourrait même dire qu’il cache son jeu, ou qu’il cache son sérieux sous le jeu – mais ne vous y trompez pas : on y on en ressort plus instruit et plus humain. Pour paraphraser un slogan soixante-huitard : « Sous les gros nez, l’Histoire ».

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