[BD] Florence Magnin (dessin) et Rodolphe (scénario), « L’Autre monde » (premier cycle)

Référence : Florence Magnin (dessin et couleurs) et Rodolphe (scénario), avec un lettrage de François Batet, L’Autre Monde, l’intégrale, Paris, Dargaud, 2001 (première parution en deux albums en 1991-1992 ; il s’agit ici d’une « intégrale » du premier diptyque, qui a été suivi de trois autres parus aux éditions Clair de Lune).

L’histoire en deux mots

Jan Vern s’est réveillé dans une chambre blanche, aux soins d’une infirmière nommée Blanche et du bon docteur Peine. Comment est-il arrivé là ? Il se souvient qu’il pilotait sa navette FK-11 dans l’espace, puis tout s’est éteint, une impression de chute, l’horreur… et plus rien. Lorsque des visiteurs entrent le voir, Jan s’aperçoit qu’il est l’objet de toutes les curiosités auprès d’une population qui semble surgie du XVIIIe siècle français. Jan se rend bientôt compte qu’il a été transporté dans un autre monde où l’on ignore tout de l’espace, des autres planètes, des étoiles et de l’aviation, et où une automobile à charbon est une technologie de pointe rarissime. Et il n’est pas au bout de ses surprises, car, dans cet autre monde, les légendes et les anciennes croyances au sujet de la configuration du monde semblent bel et bien réelles. Par exemple, le ciel n’est réellement qu’une toile où les étoiles sont suspendues comme des boules de Noël !

Mon avis

Une grande artiste

Disons-le tout net : cela fait plus de vingt ans que je suis le travail de Florence Magnin avec une admiration toujours renouvelée et j’ai bien l’intention de vous convaincre de vous intéresser à ce qu’elle fait. Bien entendu, c’est en partie une question de goûts, mais pas seulement : dès lors qu’on regarde de près ses illustrations, ou même les cases de ses bandes dessinées, on ne peut que reconnaître, objectivement, la minutie de ses compositions, sa maîtrise des couleurs, et l’univers bien affirmé qui s’est élaboré au fil de ses publications.

Magnin a commencé comme illustratrice pour des couvertures de romans (notamment Les Princes d’Ambre de Roger Zelazny) avant de venir à la bande dessinée avec L’Autre Monde en collaboration avec le scénariste Rodolphe. Elle a ensuite alterné sont métier principal d’illustratrice avec des albums de BD. Elle s’est fait connaître en illustrant des jeux de société (comme la somptueuse première édition d’Il était une fois et Citadelles) et des jeux de rôle sur table, via le magazine Casus Belli puis via les jeux Ambre et Rêve de dragon dont ses couvertures sont des splendeurs. Après avoir signé le dessin de la BD Mary la noire, une histoire de pirate en deux tomes, elle est revenue à la BD quelques années après, cette fois en tant qu’autrice complète (elle signe aussi les scénarios), pour un cycle, L’Héritage d’Emilie, qui comprend cinq tomes. Au fil de ses recherches sur des techniques différentes, elle parvient à réaliser plus rapidement un albums comprenant un plus grand nombre de pages, Mascarade, en 2014.

Quelques exemples de couvertures illustrées par Florence Magnin, dont celle du jeu de rôle Rêve de dragon. Ci-dessus, la couverture de son Artbook paru en 2019.

Florence Magnin est à mes yeux l’une des grandes illustratrices de contes, mais aussi l’une des grandes conteuses, de l’imaginaire français, aux côtés de figures comme Pierre Dubois ou Roland et Claudine Sabatier, par exemple. Son imaginaire riche m’évoque tantôt les contes de fées et les fêtes anciennes, tantôt les légendes celtiques, tantôt les vitraux (pour son sens des couleurs). Bizarrement, c’est plutôt aux milieux du jeu de rôle et de la fantasy qu’elle doit sa reconnaissance principale, grâce à sa participation au « tarot d’Ambre », un jeu de cartes servant d’accessoire au jeu de rôle Ambre (ce tarot est actuellement en cours de réédition, sans les références à l’univers d’Ambre pour des questions de droits, sous le titre « le tarot de la Marelle », aux éditions Nestiveqnen). Il a fallu attendre 2019 pour qu’elle ait enfin droit à un beau livre consacré à son oeuvre graphique, un art book paru chez Nestiveqnen. Magnin continue à publier à un rythme soutenu : après avoir achevé le quatrième diptyque de L’Autre Monde l’an dernier, elle vient de publier un conte illustré pour la jeunesse, Amandine et Caramel, dans un grand format qui met joliment en valeur son travail.

L’Autre Monde, dont je ne chronique ici que le premier diptyque, a été donc prolongé depuis par pas moins de trois autres paires d’albums, toujours en collaboration avec Rodolphe. Il faut dire que l’histoire de ces deux premiers albums, si elle aboutit à une fin, ne résout pas toutes les questions que l’on peut se poser à propos de cet univers étrange. Tandis que Dargaud avait publié le premier cycle, les suivants sont parus aux éditions Clair de Lune.

En lisant aujourd’hui ces deux premiers albums, parus en 1991-1992, il faut les replacer dans leur contexte et se souvenir qu’il s’agit de la première incursion de Florence Magnin dans la bande dessinée après un début de carrière en tant qu’illustratrice. On lui a parfois reproché ses cases trop statiques, manquant un peu du sens du mouvement souvent recherché en BD. Pour ma part, je n’ai pas été gêné le moins du monde par cet aspect : le résultat est superbe et donne un côté « tableau » à la moindre des cases de l’histoire. Les gens que cela gênerait se tourneront plus volontiers vers les albums suivants, où Magnin a corrigé ce défaut.

Un scénario ad hoc

Je connais moins bien l’oeuvre de Rodolphe, le scénariste. Le moins qu’on puisse dire est qu’il a lui aussi de la bouteille, et qu’il a signé des scénarios dans des genres variés, la plupart relevant des genres de l’imaginaire : fantastique paranormal louchant vers la SF dans ses collaborations avec Leo sur les séries Amazonie, Centaurus, Kenya et Namibia, franche fantasy avec le Cycle de Taï-Dor co-écrit avec Serge Le Tendre et dessiné par Serrano puis Foccroulle, uchronie avec Si Seulement dessiné par Chabane, aventure avec Mary la noire où il retrouve Magnin…

Ce qui saute aux yeux dans L’Autre Monde, c’est la parfaite adéquation entre l’univers graphique de Magnin et l’imaginaire déployé par Rodolphe dans son scénario : un univers de merveilles semblant tout droit sorties des siècles passés, une fête bon enfant, naïve et inoffensive – du moins en apparence – et une aventure placée sous le signe du rêve et du cauchemar. Ces deux-là devaient travailler ensemble.

Le scénario de Rodolphe se complaît à égarer toujours plus le personnage principal et avec lui le lectorat. Quel est exactement cet autre monde ? Qu’a-t-il pu se passer ? Toutes les pistes sont ouvertes, et cela d’autant plus largement que, dès les premières pages, il est évident que l’époque d’origine de Jan Vern se situe dans le futur (un futur où les vols en navette spatiale sont banals). Merveilleux, fantastique, SF ? Impossible à prévoir. Une chose est sûre : comme Rodolphe en convient volontiers dans la préface écrite pour cette intégrale, il a délibérément foulé aux pieds toutes les lois scientifiques habituelles pour réaliser un pot-pourri des croyances les plus obsolètes en la matière. N’attendez donc surtout pas de la science-fiction richement documentée ! En termes d’approches de la science ancienne, le résultat se situe bien plutôt du côté d’univers comme De Cape et de crocs ou du jeu de rôle Terra Incognita qui partent du principe que telle ou telle théorie dépassée est vraie dans l’univers de la fiction. Même si les choses sont un peu plus compliquées.

La fin, particulièrement curieuse, ne fait que pousser encore plus loin cette logique, et prend une valeur symbolique ou métafictionnelle appréciable, qui m’a fait penser – mais à une échelle plus modeste – aux vertiges métaphysiques de BD comme les Cités obscures de Schuiten et Peeters et Le Grand Pouvoir du Chninkel ou de films comme Le Tableau de Jean-François Laguionie (dont je parlais ici). Une partie du lectorat s’en satisfera en le lisant sous cet angle. Je comprendrais en revanche que d’autres lui reprochent de poser plus de questions que de réponses, et d’être un brin léger. On pourrait trouver ce dénouement désinvolte, n’étaient les cycles suivants qui ont prolongé l’aventure. Je suis curieux de voir comment cet univers paradoxal est approfondi dans ces suites.

Une dernière qualité qui m’a frappé à la lecture : la recherche lexicale dans les dialogues, qui contribue beaucoup à l’ambiance surannée et colorée de l’autre monde, en particulier pendant la rencontre avec les Chotards (les gobelins de cet univers), qui donne lieu à des répliques truculentes.

Conclusion

Pour une première BD de Magnin, ce premier diptyque de L’Autre Monde formait donc une jolie réussite, grâce à la minutie et au soin apportés à son dessin et à son scénario habile à nous emmener de surprises en révélations et de moments bon enfant en inquiétudes existentielles. Il installe un univers familier, puisque nourri de contes et de croyances anciennes, mais qui arrive à dérouter. Selon vos goûts, vous aimerez y découvrir ce monde étrange, ou vous vous dirigerez vers les BD plus récentes de Magnin, pour profiter directement de l’expérience qu’elle a accumulée au fil des albums. Dans tous les cas, je ne saurais trop vous recommander de vous intéresser à ces auteurs et à l’univers visuel de Magnin, qui en vaut très largement la peine.

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