[BD] Pénélope Bagieu, « Les Strates »

5 septembre 2022

Référence : Pénélope Bagieu (texte et dessin), Les Strates, Paris, Gallimard, collection « BD », 2021, 144 pages.

Présentation par l’éditeur

« L’autrice de Culottées, Eisner Award 2019, livre ici son premier récit autobiographique, où histoires d’enfance et d’adolescence composent le portrait de l’adulte qu’elle est devenue. »

Mon avis

Pénélope Bagieu est désormais l’une des autrices de BD les plus connues des médias français, mais comme cela ne veut pas dire que tout le monde la connaît, cela ne fait pas de mal de revenir rapidement sur son parcours. Elle est née en 1982 à Paris et elle a fait des études d’art à l’ENSAD puis à l’Université des arts de Londres. Elle a travaillé d’abord en tant qu’illustratrice – activité qu’elle poursuit de manière prolifique au gré des sollicitations et des collaborations – et a réalisé un court-métrage d’animation remarqué, Fini de rire, en 2006. Elle se lance ensuite dans l’aventure des blogs BD alors en pleine effervescence (avec d’autres comme Boulet, Maliki ou Reno et Melaka, pour ne citer que quelques noms). Son blog, Ma vie est tout à fait fascinante, raconte des tranches de vie avec humour. Il connaît une édition papier en 2008. Bagieu publie ensuite Joséphine, BD en trois tomes (2008-2010) qui est même adaptée au cinéma. Ses BD Culottées, qui présentent une galerie de portraits de femmes ayant marqué l’Histoire ou connu des parcours hors du commun, connaissent un grand succès (globalement mérité : j’aurai peut-être l’occasion d’y revenir dans un billet à part).

Les Strates est une BD récente et (du peu que j’aie pu en voir) moins discutée que les Culottées, par exemple. Elle mérite pourtant largement le détour, par la palette de sujets légers ou révoltants qu’elle aborde.

Comme la présentation de l’éditeur l’indique, il s’agit d’une BD autobiographique, qu’on pourrait a priori rapprocher du blog Ma vie est tout à fait fascinante. En réalité, le caractère autobiographique des récits en question est à peu près leur point commun avec le blog. Le reste diffère très nettement. Le dessin, outre l’expérience supplémentaire qu’il montre par rapport aux débuts de l’autrice, adopte une technique différente, fondée sur le crayonné, avec des ombres plus nombreuses. Ce choix graphique reflète visiblement une volonté de marquer un changement de ton : si l’humour est toujours présent, les sujets abordés sont loin de s’y cantonner et certaines planches sont même glaçantes. Si vous craignez les lectures capables de vous donner des cauchemars, je crois que vous pouvez vous rassurer : l’atmosphère générale reste à l’optimisme, mais un optimisme lucide et déterminé à l’action pour faire changer les choses.

Les Strates, son titre l’indique bien, ne forme pas un récit continu, mais une succession de récits courts ou brefs (allant de deux à une vingtaine de pages, en gros) où Pénélope Bagieu revient sur des souvenirs marquants de son enfance, de son adolescence ou des débuts de l’âge adulte. Les sujets abordés sont variés. Sa relation fusionnelle avec son premier chat (et avec les chats en général) fait l’objet d’un premier récit bien développé, qui aborde à la fin la question de la mort des animaux familiers. N’ayant personnellement jamais cohabité avec un animal familier permettant une relation très fusionnelle (on m’avait déconseillé de serrer trop longtemps contre moi mes deux poissons rouges), c’est un sujet que je ne connais que par ouï-dire, et, mine de rien, c’est important de pouvoir s’informer sur le vécu des gens qui sont passés par ce type de relation, pour ne pas sous-estimer l’amour et la souffrance qu’elle peut occasionner.

Plusieurs récits évoquent les premières amours, réciproques ou non. Je trouve qu’ils parviennent à saisir avec beaucoup de justesse le mélange de timidité, de pensée magique et de courage (voire d’imprudence) qui préside souvent aux émois de cette période de la vie. Pour l’autrice, c’est l’occasion de revenir sur une époque révolue de sa vie et de se réconcilier avec des souvenirs souvent embarrassants sur le moment. On la voit parfois s’adresser à elle-même plus jeune, dans une rencontre impossible entre les âges de la vie qui me semble être un thème assez récurrent chez les blogueurs et blogueuses de BD (Boulet a plusieurs fois fait ça aussi, par exemple). Je l’ai aussi vu mis en oeuvre dans certains mangas pour adultes, notamment chez Taniguchi. Ce serait intéressant de voir comment ce type de procédé graphique prolonge des procédés narratifs déjà présents, ou en germe, dans les autobiographies livresques (il faudrait voir si des auteurs comme Nathalie Sarraute ou Georges Perec ont tâtonné dans cette direction-là). Je me demande dans quelle mesure ces récits pourraient aussi plaire à un public d’ados. Je crois qu’ils seraient prenants et réconfortants à lire dès cet âge-là.

Un autre récit, très court, mais glaçant et qu’il faudrait faire lire à tout le monde, est l’évocation d’un viol subi entre l’adolescence et le début de l’âge adulte. L’histoire tient en quelques pages, avec peu de texte, ce qui renforce sa puissance graphique. Un autre encore, également sans paroles, montre des attouchements dans le métro parisien. Ni le mot « viol » ni le mot « attouchements » ne sont prononcés, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Pénélope Bagieu est née en 1982, elle avait quinze ans en 1997, elle est entrée dans l’âge adulte au début des années 2000, il y a une vingtaine d’années. On ne parle pas ici de je ne sais quelle époque lointaine et barbare : il s’agit de la France actuelle. Et on ne prétendra pas qu’en vingt ans, le degré de violence global de la société ait reflué à un tel point, et les combats pour les droits des femmes progressé à un tel point, qu’on puisse considérer ce type de témoignage comme une simple archive détachée du présent. Il n’y a pas besoin de beaucoup plus de lecture pour comprendre d’où sortent les revendications des mouvements féministes en général, d’où sort le mouvement #MeToo et ce qui a pu motiver l’engagement féministe de Pénélope Bagieu elle-même.

Les Strates reste un album court, mais révèle densité et nuance à la lecture, et montre un degré de maturité supplémentaire dans l’oeuvre de son autrice, décidément à suivre.


[BD] « Un papa, une maman, une famille formidable (la mienne !) », de Florence Cestac

15 mars 2021

Référence : Florence Cestac (dessin et scénario), Un papa, une maman, une famille formidable (la mienne !), préface de Daniel Pennac, Paris, Dargaud, hors collection, 2021, 60 pages.

Quatrième de couverture

« Si je me suis marié, c’est pour me faire servir ! »

« Je rapporte l’argent, donc c’est moi qui commande ! »

« Ma pauv’ fille, pour faire un métier artistique, il faut juste avoir du talent ! »

« Apprendre à jouer du piano ? Mais ça sert à rien ! »

« Danseuse, toi, mais tu n’as pas le physique ! »

Voilà comment un père, avec ce genre de sorties, fabriquera la résilience de sa fille. Ce père, pur produit des Trente Glorieuses, chef de la famille patriarcale modèle de l’époque, Florence Cestac le connaît bien puisque c’était le sien.

Voici une nouvelle facette de la comédie de sa vie, qui révèle ses racines les plus intimes et les plus profondes, toujours avec humour, émotion et tendresse. Le dévoilement de soi au féminin d’une indéniable artiste, Grand Prix du Festival d’Angoulême en 2000.

Mon avis

Très occupé à caser le mot « résilience », ce quatrième de couverture oublie de (ou est trop timide pour) employer l’adjectif « autobiographique ». C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit : une bande dessinée autobiographique où Florence Cestac raconte sa famille, et en particulier ses parents. Le titre est à comprendre de manière ironique : malheureusement pour elle, sa famille, bien qu’elle lui ait assuré un confort matériel certain, n’avait rien de « formidable ». Derrière ce titre « un papa, une maman », s’annonce un témoignage en forme de réplique bien sentie aux ayatollahs de la manif’ bien mensongèrement appelée « pour tous » qui avaient employé le slogan « un papa, une maman »dans leurs protestations contre l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe en 2013, loi dans laquelle ils voyaient une casse de « la famille ». S’il n’est pas directement question dans l’album de cette loi, Cestac ne rate pas l’occasion de rappeler que ce modèle traditionnel de la famille auquel ils se réfèrent, si vanté pendant les Trente Glorieuses, n’est pas meilleur que les autres. Car c’est une famille tyrannisée et manquant furieusement d’amour qu’elle décrit ici, d’une manière émouvante… et désopilante.

Quelques rappels sur Florence Cestac : c’est l’une des géantes de la BD en France, tout simplement, l’une des premières autrices de BD à avoir obtenu le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son oeuvre, avec Claire Bretécher (dont il faut absolument que je chronique ici les drôlissimes albums, depuis le temps que je les lis !). Pour beaucoup d’ex-jeunes Français qui ont lu le Journal de Mickey dans leur enfance, le nom de Florence Cestac est indissociable de celui des Déblok, la BD qu’elle a longuement dessinée et qui chroniquait déjà le quotidien d’une famille aux dysfonctionnements hilarants. Mais, à l’époque, Cestac n’en était pas la scénariste (c’était Nathalie Roque qui signait les scénarios de cette BD initialement inventée par Sophie Hérout). Difficile, pourtant, à la lecture d’Un papa, une maman, une famille formidable, de ne pas se dire que la famille des Déblok a un peu préfiguré celle de cet album. On y retrouve la « patte » typique de l’artiste, avec son trait un peu nerveux, ses aplats de couleur, ses gros nez, ses gestuelles, ses regards noirs et ses commentaires ajoutés au bout de petites flèches (un procédé qu’elle employait des lustres avant que les publicitaires ne l’utilisent ad nauseam sur le moindre bout d’emballage pour donner une allure décontractée à leurs produits).

Dans l’intervalle entre Les Déblok et aujourd’hui, Cestac a bien sûr publié tout un tas de choses. Pour m’en tenir au (très) peu que j’ai lu, je ne mentionnerai qu’une récente collaboration avec Daniel Pennac : Un amour exemplaire, paru en 2015. Une BD autobiographique, elle aussi, mais au sujet puisé dans la vie de Pennac, avec un mélange d’humour, d’émotion et de chronique sociale assez voisin de ce que fait Cestac, mais sans les ombres d’Un papa, une maman... Ledit Pennac signe ici une préface où il botte en touche d’une manière qu’on pourrait difficilement lui reprocher puisqu’il cite Brassens.

Donc, Un papa, une maman, une famille formidable (la mienne !) commence par une, heu, mise en bouche, avec ce qu’on pourrait appeler une scène typique, celle du dîner de famille où le père étale son autorité en écrasant la mère (et les enfants, bien sûr). Bien vite, on remonte le temps avant la naissance de Cestac, jusqu’aux années 1940, au moment de la rencontre de ses parents, Jacques et Camille, et elle nous mène jusqu’à la mort de la mère en 2019 (Florence ayant attendu ce moment pour leur consacrer un album, de peur de heurter sa mère – ou son père, mais comme il ne lisait jamais ses BD…). C’est donc une chronique familiale qui parcourt lestement plus de 70 ans, avec le monde et la France qui changent en toile de fond. La petite Florence grandit cahin-caha et devient le vilain petit canard de la famille « formidable », plombée constamment par son père et soutenue par une mère qui n’ose pas trop contredire son mari. Il lui faut du temps pour s’affranchir du joug familial, s’émanciper, trouver sa voie (la BD, donc)… et montrer qu’elle peut y réussir.

Le regard rétrospectif de Florence Cestac fait ressortir sans concession toutes les tensions sous-jacentes, toutes les injustices et les contradictions iniques que le modèle de réussite des Trente Glorieuses mettait sous le tapis et qui paraissent évidents aujourd’hui : les mariages arrangés, le patriarcat du mari, l’invisibilisation du travail domestique, la dépréciation des activités traditionnellement féminines, l’élévation du confort matériel en nécessité absolue et en condition supposée suffisante au bonheur, le mépris de classe, le cousin qui la pelotait… Nombre de répliques du père paraîtraient aujourd’hui incroyables, j’espère, pour qui n’a pas vécu cette époque (ou vécu avec des parents ou grands-parents qui ont été façonnés en ce temps-là). Cestac n’a pas de mal à montrer tout le grotesque de la vie qui en résulte, si bien qu’on se croirait parfois dans la famille Le Quesnoy du film La Vie est un long fleuve tranquille (en moins catholique, semble-t-il, ou en tout cas en moins pratiquant).

Si l’album n’était qu’un enchaînement de gags à l’humour corrosif, il serait réussi, sans plus, et laisserait un goût de règlement de comptes un peu facile. Mais il trouve le moyen d’être bien davantage. Les scènes, les dialogues, les réactions des personnages, tout laisse entrevoir la détresse des membres de cette famille tyrannisée par un père incapable de ressentir ou d’exprimer la moindre réelle attention aux autres. Florence Cestac ne cède jamais à l’insensibilité elle-même, ni à la facilité qui aurait consisté à ne jamais tenter de se placer du point de vue de ces parents qu’elle caricature après leur mort. Elle dit dans ses interviews ne rien avoir exagéré, et je la crois : tout sent le vécu et, surtout, le portrait de famille qu’elle dresse demeure sincère et équilibré. Une case l’annonce dès les premières pages : le père-tyran, si détestable dans la force de l’âge, finira au fond par susciter la pitié une fois devenu vieux et faible. Ce qui renforce l’émotion, c’est aussi cette perspective du temps long sur une trajectoire familiale qui, a posteriori, laisse par certains aspects un goût de gâchis consumériste et d’occasions manquées entre parents (en premier lieu le père) et enfants, entre deux générations qui se sont côtoyées sans parvenir à s’entendre. Chacune, au fond, a cherché le bonheur dans ce qui lui manquait : pour les parents des années 1940, le confort matériel et la stabilité paisible après les horreurs et les privations de la Deuxième guerre mondiale ; pour les enfants grandis dans les années 1950-1960, une relation à l’autre plus attentive, l’art et un sens de l’existence qui aille au-delà d’un destin familial et social tout tracé.

Un papa, une maman, une famille formidable (la mienne !) trouve ici sa grandeur et son importance – « documentaire », si l’on veut et si le mot ne fait pas peur (encore une fois : c’est vif, c’est drôle, c’est enlevé, c’est coloré… et beaucoup de documents historiques aussi, d’ailleurs, pendant que j’y suis). Florence Cestac s’aventure là où on ne l’attendait pas assez : sur le terrain de la chronique sociale, voisine, en somme, du travail d’Annie Ernaux dans ses livres autobiographiques comme La Place (en attendant d’en parler ici, j’ai déjà chroniqué un autre de ses livres : Regarde les lumières mon amour). Bien que leurs approches paraissent diamétralement opposées, toutes deux évoquent les tensions et les doutes d’une même période historique qui s’éloigne peu à peu dans le passé, et toutes deux questionnent le devenir de l’individu aux prises avec la famille et les attentes de la société. Ou plutôt, les attentes contradictoires de milieux sociaux divergents.

Inutile de dire que je recommande la lecture de cette BD, joliment complémentaire d’Un amour formidable où Cestac et Pennac suivaient les parcours de vies de deux amoureux aussi marginaux que les parents de Cestac étaient « normaux ». Plus proche dans sa démarche d’Un papa, une maman…, Cestac a publié en 2016-2018 un diptyque semi-autobiographique, Filles des oiseaux, sur l’émancipation d’une jeune fille dans un pensionnat catholique à Honfleur, avec le même mélange d’humour, de portrait historique et d’émotion, à cette différence que la part autobiographique y est légèrement moindre. J’ai chroniqué ici le tome 1 : N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde !