Makiko Futaki, « Le Grand Arbre au centre du monde »

31 janvier 2023

Référence : Makiko Futaki, Le Grand Arbre au centre du monde, traduction française de Yacine Zerkoun, éditions Ynnis, 2022 (édition originale : Sekai no mannaka no Ki, 1989).

Présentation sur le site de l’éditeur

« Éditée pour la première fois en France, la splendide fable écologique écrite et illustrée par Makiko FUTAKI, animatrice emblématique du mythique Studio Ghibli !

À l’ombre du grand arbre au centre du monde, Sissi et sa grand-mère vivent paisiblement. Mais lorsqu’un superbe oiseau doré fait son apparition, leur existence s’en trouvera à jamais bouleversée. Déterminée à le poursuivre, Sissi se lance dans une ascension vertigineuse vers la cime de l’arbre. Au gré de rencontres insolites, la jeune fille devra faire face à une vérité à laquelle elle n’était pas préparée pour enfin comprendre son destin. »

Mon avis

Makiko Futaki était l’une des grandes animatrices du studio Ghibli, hélas morte en 2016. En 1989, elle a publié au Japon un beau livre illustré pour la jeunesse : Le Grand Arbre au centre du monde. Il vient seulement d’être traduit en français, en octobre dernier, par les éditions Ynnis, qui font un gros travail pour faire connaître en France les romans et albums jeunesse dont s’inspirent les films d’animation japonais (Ghibli et autres).

L’histoire commence dans une vallée encaissée au pied d’un arbre gigantesque qui rythme les saisons et prodigue toutes sortes de bienfaits à Sissi et à sa grand-mère. Un jour, Sissi entrevoit un grand oiseau doré volant au-dessus de l’arbre, et elle conçoit le désir de grimper au tronc pour trouver cet oiseau. Ce voyage éprouvant va la placer face à des périls qui menacent le peu qu’elle et sa grand-mère possèdent, mais il lui fera aussi faire d’étonnantes rencontres.

La quantité de texte reste limitée, ce qui rend le livre accessible à un public jeune : à vue de nez, je dirais 8-10 ans, voire moins s’il y a un adulte à côté pour faire la lecture ou se charger des passages un peu longs.

Le livre est au format A5, avec une solide couverture rigide et un titre doré, et un papier de bonne qualité. Tout cela met bien en valeur les illustrations, qui sont extrêmement nombreuses (le dessin prime sur le texte) et joliment détaillées. Makiko Futaki aime dessiner les paysages et son style aquarellé, logiquement proche de son travail pour Ghibli, déploie des nuances de couleurs qui entretiennent l’ambiance à merveille. Les environnements colorés et la lumière varient au fil des péripéties et ménagent des atmosphères changeantes qui servent bien le récit. La mise en page varie de même, alternant les illustrations en pleine page, les dessins sur fond blanc jouxtant de petits blocs de texte, et parfois même des pages qui ne sont pas loin de la page de manga, divisées en deux ou trois grandes cases où le texte est inséré dans le dessin (mais avec des dessins en couleur bien plus travaillés, et sans utiliser de bulles).

Un aperçu d’une double page au tout début du livre (p.8 et 9). Le style graphique rappelle beaucoup les art books des films d’animation du studio Ghibli, mais les dessins sont plus achevés et les couleurs, systématiques, sont très soignées.

Disons-le tout de suite : c’est vraiment un album pour la jeunesse, et son intrigue repose sur des bases qui peuvent paraître classiques en 2023. Mais il faut garder en tête que ce livre est traduit plus de 30 ans après sa parution initiale ! Il a été écrit en 1989, peu après la sortie de Nausicaä, du Château ambulant, de Mon voisin Totoro et des premiers classiques du studio Ghibli, pendant qu’aux États-Unis, la fantasy, c’était Dark Crystal, Labyrinthe et Willow, et que Disney venait de sortir La Petite Sirène, tandis qu’en France c’est Le Roi et l’Oiseau, Gandahar et les dessins animés Astérix. Quant aux livres pour la jeunesse, en 1989, ce sont, en France, les albums de Pef (Le Monstre poilu, Le Prince de Motordu) et les traductions des romans d’Astrid Lindgren (Fifi Brindacier, Ronya fille de brigand). Les romans jeunesse avec des univers de fantasy complexes, ça n’existe pas, en dehors du Hobbit de Tolkien.

Dans ce contexte, Le Grand Arbre au centre du monde apparaît plus novateur. Son histoire repose résolument sur les ressorts d’une quête initiatique, où le merveilleux n’est jamais loin du cauchemardesque. Il rappellera immanquablement aux fans de Ghibli l’atmosphère de films comme Le Château ambulant et Nausicaä. Mais les différences sont nettes. D’abord, l’univers reste ancré dans la fantasy plutôt que dans la science-fiction : en termes d’univers on est finalement plus proche de Princesse Mononoké (sorti huit ans après ce livre), mais avec une optique intimiste et non pas une grande épopée collective. Ensuite et surtout, il ne faut pas s’attendre à une de ces intrigues à l’anglo-saxonne conçues comme des mécanismes d’horloge où le moindre détail trouve une explication limpide avant la dernière page. Non, Le Grand Arbre au centre du monde est une histoire énigmatique, dont certains aspects resteront nimbés de mystère. On pourra trouver cela frustrant, ou bien (c’est mon avis) estimer le résultat d’autant plus évocateur qu’il reste encore de quoi s’interroger et rêver une fois le livre refermé. Au fond, la logique de l’histoire est moins réaliste que symboliste. Ça aussi, ça se fait moins actuellement qu’en 1989, mais ce type d’histoire présente l’avantage à mes yeux de moins affaiblir la part de merveilleux et de magie propre à la fantasy que les univers où on nous assène dans les moindres détails tous les rouages des sortilèges ou le fonctionnement en style pseudo-scientifique du système digestif des griffons.

Lu en 2023, le livre frappe par ses préoccupations écologiques, qui sous-tendent toute l’intrigue. Il exprime le même attachement à la nature sauvage qui transparaît dans les films du studio Ghibli, et paraît plus que jamais actuel.

Si vous aimez ce que fait le studio Ghibli, vous pouvez vous procurer ce livre les yeux fermés en sachant qu’il vous fera passer un très bon moment de lecture, ou bien qu’il fera un beau cadeau pour initier un enfant à la fantasy écologique (et à l’illustration de fantasy). Si vous ne connaissez pas les univers de Ghibli, prenez le temps de voir ce que vous pensez du style graphique en aquarelles, mais je vous le recommande quand même : il est fin et nuancé, et au service d’un superbe conte.

J’ai posté une première version de cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs avant de l’étoffer pour le poster ici le même jour.


[Beau livre] « Dinotopia », de James Gurney

16 août 2012

Dinotopia est une série de livres illustrés pour la jeunesse créée par l’auteur et peintre américain James Gurney. Le premier tome est paru en 1992, suivi de trois autres albums illustrés. L’univers s’est ensuite développé sous la forme d’une série de romans pour la jeunesse co-écrits par Gurney et divers auteurs. Sous nos latitudes, tous les livres n’ont pas été traduits, mais la mini-série adaptée des livres a été diffusée plusieurs fois (typiquement sur M6). Autant l’adaptation télévisée ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable, autant j’ai découvert avec beaucoup de plaisir les livres illustrés de Gurney, pleins à craquer d’illustrations, dessins et peintures magnifiques.

Je n’ai lu pour le moment que le premier livre en date : Dinotopia: A Land Apart from Time, traduit en français sous le titre Dinotopia, l’île aux dinosaures, mais je l’ai lu en VO. C’est un bel album en couleur de format carré (quelque chose comme 25-30 cm de côté) comptant 182 pages.

L’histoire : au XIXe siècle, un biologiste, Arthur Denison, et son fils, Will, font naufrage et s’échouent sur les rives d’une île inconnue. Ils y découvrent peu à peu une civilisation où des dinosaures, éteints depuis des millions d’années dans le reste du monde, vivent en harmonie avec les humains. Naturellement, ce nouveau monde regorge de mystères, en lien avec ses origines et avec les nombreux naufragés qui s’y sont échoués au fil de l’Histoire.

Le livre présente le journal de voyage d’Arthur Denison, et comprend de nombreuses illustrations, tantôt des dessins légendés présentant tel ou tel détail (architecture, techniques, coutumes, détails de la vie quotidienne), tantôt des peintures montrant les endroits visités par Arthur et Will.

Le résultat est un somptueux album conçu pour la jeunesse, mais que tout le monde pourra admirer et lire avec profit : j’aurais tendance à le ranger dans la même catégorie que les Grandes encyclopédies de Pierre Dubois, si vous connaissez, à cette différence qu’il ne s’agit pas d’une somme sur le folklore mais d’une création originale.

La principale qualité de ce livre (et des suivants) est la beauté des peintures et des dessins, qui sont bien davantage que de simples illustrations : textes et images se complètent mutuellement pour donner à voir et à imaginer Dinotopia. On ne peut qu’être impressionné par le travail énorme accompli par Gurney pour créer un pareil univers, à la fois réaliste et merveilleux, fourmillant de détails. Le style des peintures, très détaillé et réaliste, est une sorte de mariage improbable entre les illustrations de reconstitution du temps des dinosaures et une peinture romantique du XIXe siècle, avec un côté préraphaélite de temps à autre. Il y a aussi visiblement un gros travail de documentation derrière les costumes, les architectures et les techniques : l’univers visuel de Dinotopia est un mélange improbable d’emprunts à de multiples cultures, mais l’ensemble produit un style cohérent, exotique et familier à la fois… idem pour les nombreux détails des transports et des technologies diverses. C’est un travail d’imagination méthodique et minutieux, un tour de force de création d’univers à ranger dans la même catégorie que les grands bâtisseurs de mondes que sont, en littérature, Tolkien, Herbert et les autres, ou, sous nos latitudes, Gaborit, par exemple, mais aussi, dans l’illustration, quelqu’un comme le peintre japonais Inoue avec le monde d’Iblard. Cela fait aussi penser aux créations originales et foisonnantes des univers de jeux de rôles.

Peut-on trouver un reproche à cette démarche ? Pas vraiment, plutôt simplement des limites, celles de toute entreprise de description détaillée et systématique d’un univers : il y a un côté très léché, très fini, qui force l’admiration mais ne se prête pas toujours à une rêverie libre de la part du lecteur. Les choses sont comme l’auteur les a faites, point barre. C’est à la fois la qualité et le défaut des fictions autonomes, par distinction avec la poésie qui laisse l’imagination plus libre, ou les univers de jeux qui peuvent intégrer une participation créative du lecteur (surtout les jeux de rôle papier). Mais c’est une limite qui ne se découvre en général qu’avec l’accumulation des tomes, des séries dérivées, des précisions infinies sur l’univers et sa chronologie. Dans ce premier livre de Dinotopia, on lève à peine le voile sur les mystères de l’île, et vous avez toute liberté d’imaginer toutes sortes de choses vous-même sur ses origines et ce qui n’en est pas directement montré.

 Le texte lui-même est un récit à la première personne où alternent les voix d’Arthur Denison et de son fils. Sans se distinguer par une originalité de style épatante, ce qui n’est pas son but puisqu’il pastiche plus ou moins l’écriture d’un savant du XIXe siècle, il sert bien la plongée progressive dans la société utopique de l’île, et laisse deviner le changement de mentalité qui s’opère chez les deux voyageurs à mesure qu’ils se familiarisent avec le mode de pensée des Dinotopiens.

J’ai parlé d’utopie, car Dinotopia en est vraiment une, et c’est un autre aspect qui peut rendre cet univers intéressant à des yeux d’adultes (en plus de sa puissance imaginative pure) : c’est un plaidoyer vibrant en faveur de la vie et de la compréhension mutuelle entre peuples et espèces, car le problème de la difficulté à faire s’entendre des êtres aussi différents que les humains et les dinosaures n’est pas esquivé. Toute une morale proprement dinotopienne se dégage des traditions, institutions et pratiques que découvrent peu à peu les Denison. Les esprits chagrins pourront trouver le résultat consensuel et bien-pensant ; pour ma part, je garde un faible irrésistible envers ces univers où tout n’est pas noir ou désespéré, et qui s’efforcent sincèrement de penser à la façon dont on pourrait s’y prendre pour que les choses se passent bien. Si on ne prend même plus la peine d’espérer en la possibilité d’un monde meilleur, je ne vois pas trop ce qu’il reste à faire dans la vie (bouder ?).

« Dinosaur Boulevard » est l’une des illustrations en double page de Dinotopia: A Land Apart from Time.

Comme beaucoup d’enfants dans les années 1990 (et sûrement encore aujourd’hui), j’étais passionné de dinosaures quand j’étais petit, et je crois que j’aurais adoré découvrir cette série plus tôt ! Je la recommande volontiers à tous les enfants, filles comme garçons, qui s’intéressent aux voyages et aux dinosaures… et elle peut aussi intéresser des adultes, pour les raisons que j’ai données plus haut. Ce qui m’étonne, c’est de voir que tous les tomes ne sont même pas traduits en français, mais il y en a au moins deux de disponibles : le premier, dont je parle ici, et Un Voyage à Chandara (mise à jour le 3 décembre 2017 : Un Voyage à Chandara a été traduit en 2008 chez Fleurus mais il est actuellement épuisé). Attention, si vous vous attachez aux aventures des Denison, sachez que le premier livre se termine, non pas sur un suspense haletant, mais sur l’allusion à des aventures racontées dans les livres suivants… or le deuxième tome, Dinotopia: The World Beneath, n’a pas encore été traduit en français. À lire en anglais, donc, ou alors il faudra sauter directement à Un Voyage à Chandara.

J’ajoute que si vous vous intéressez au dessin réaliste, particulièrement pour dépeindre des mondes imaginaires, Gurney est un excellent exemple. Outre ses livres sur Dinotopia, il a écrit plusieurs ouvrages de méthode de dessin et de peinture qui peuvent intéresser les illustrateurs, peintres ou dessinateurs en herbe. L’édition de Dinotopia: A Land Apart from Time que j’ai trouvée est une réédition, la 20th anniversary edition, et contient plusieurs doubles pages denses de texte et de croquis retraçant en détail la conception de l’album, ce qui ne manque pas d’être intéressant. On ne peut qu’être impressionné par la masse de travail qui se trouve derrière, et baver devant les maquettes de dinosaures et de bâtiments que Gurney bricole régulièrement lui-même pour lui servir de modèles dans ses grandes compositions. (Le monde des maquettes et des jeux de figurines n’est pas si loin, celui des décors de film non plus.)

Le site Internet de Dinotopia (en anglais) vous donnera une meilleure idée de l’univers visuel, et contient toutes sortes d’informations sur le cycle. Pour plus d’informations sur le travail de James Gurney en général, vous pouvez aller sur son site personnel et consulter son blog (toujours en anglais).

« Garden of Hope », illustration extraite de l’album The World Beneath.

Message initialement posté sur le forum du Coin des lecteurs en juin 2012, remanié et étoffé ensuite.