[BD] Tardi, « Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-sec » (t. 1 à 6)

25 avril 2022

Référence : Jacques Tardi, Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, Bruxelles, Casterman, depuis 1976. Tomes 1 à 6 : 1976-1985.

Mon avis

Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec doit être la série la plus connue de Tardi en dehors de son travail d’adaptation de Nestor Burma ou sur des BD historiques variées. Je la découvre en ce moment en médiathèque. C’est une bande dessinée inspirée par les romans-feuilletons du tournant du XXe siècle, et ses histoires successives ont elles-mêmes connu une première parution par épisodes en revues, la plupart des B.D., l’Hebdo de la BD dans les années 1970-1990, puis plus récemment dans Télérama en 2006-2007. Adèle vit à Paris, où elle se trouve rapidement mêlée à une série d’imbroglios abracadabrants impliquant bandits, savants fous et policiers bornés.

Le moins qu’on puisse dire est que cette BD combine du classique avec de l’original.

Des ingrédients classiques…

Commençons par le classique. La série se passe dans les années 1910, à Paris, dont les rues et monuments sont d’ailleurs représentés en détail, ce qui fait qu’on peut très vite se reconnaître dans les déplacements des personnages. On croise d’ailleurs quelques personnalités reprenant des célébrités réelles de l’époque, ou qui s’en inspirent fortement (comme l’actrice Clara Benhardt, dont le nom ressemble furieusement à celui de Sarah Bernhardt).

Cet aspect historique est très vite équilibré par une bonne dose de fantastique et de surnaturel. En effet, Adèle Blanc-Sec se trouve confrontée à une série de mystères impliquant toutes sortes de phénomènes étranges et lugubres, de monstres, de créatures variées et de technologies expérimentales louchant fortement vers la magie ou le spiritisme. L’ambiance est volontiers inquiétante et les personnages, Adèle comprise, sont souvent malmenés.

Toujours dans le côté « classique », les aventures d’Adèle Blanc-Sec font beaucoup penser aux romans-feuilletons du tournant du XXe siècle, comme Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, avec de nets souvenirs de Jules Verne ou d’Edgar Poe. Le côté « feuilleton » est omniprésent : le suspense est présent à chaque page, les rebondissements, secrets et révélations sont nombreux, tout comme les gredins déterminés à tuer, enlever ou décérébrer notre héroïne. Les fils narratifs démarrés dans le premier album se poursuivent dans les suivants, ce qui fait que, même si chaque album forme une intrigue à peu près close, on peut voir resurgir de nombreux personnages, factions et créatures dans les tomes suivants.

… mais un mélange original

Tous ces ingrédients classiques sont mélangés et réappropriés par Tardi d’une manière qui, finalement, élabore quelque chose d’original, un cocktail unique qui peut plaire plus ou moins, mais qui n’a aucun équivalent. En effet :

1) le dessin de Tardi est unique en son genre : on dirait de la ligne claire, mais avec une « patte » bien différente des Tintin, Blake et Mortimer ou Spirou. Les formes rondes des personnages n’empêchent pas l’ensemble de poser une ambiance ambiguë, souvent plus inquiétante et fantastique que bon enfant. L’usage des ombres et de la couleur doit y être pour quelque chose.

2) le personnage d’Adèle Blanc-Sec se détache nettement des autres héroïnes de BD que je connais. Non seulement elle n’a pas froid aux yeux, mais elle est loin d’être entièrement honnête et toute une partie de ses aventures consiste à échapper à des règlements de compte entre malfrats. Farouchement indépendante, elle a aussi un côté grognon. Là encore, on peut ne pas aimer, mais je ne lui vois aucun équivalent (du moins pas à l’époque où la BD a été lancée).

3) le ton de la série est assez particulier.

  • D’un côté, c’est du mystère et de l’aventure, souvent angoissante avec ses monstres, ses savants et cultistes fous, etc. D’un autre, les situations deviennent vite si rocambolesques qu’on ne peut pas tout lire au premier degré et qu’il s’en dégage une sorte d’humour pince-sans-rire qui n’empêche pas de s’inquiéter pour les personnages.
  • D’un côté, cela pourrait ressembler à n’importe quelle BD fantastique avec des dinosaures, des momies et des sectes occultes… et, de l’autre, l’aspect historique, le cadre parisien et l’angle choisi par Tardi pour évoquer la police et la politique donnent au résultat un aspect très français, ancré dans la contre-culture populaire du début du XXe siècle avec sa manière de ridiculiser la police et les autorités en général, un zeste d’anarchisme et une certaine sympathie pour les figures en marge de la loi.
  • D’un côté, le scénario est ficelé de manière virtuose avec ses multiples protagonistes qui croisent leurs machinations dans tous les sens. D’un autre, l’histoire devient vite si embrouillée, et Tardi nous donne si peu de moyens pour essayer de deviner le dénouement, qu’on n’a d’autre choix que de se laisser emporter par les événements, d’autant plus que les scènes d’action sont nombreuses.

Tout cela forme un mélange unique, alors que chacun des ingrédients pris séparément aurait pu donner quelque chose de classique.

Cela explique aussi qu’après avoir lu quatre albums, je ne savais toujours pas exactement si j’aimais ou non, mais je les dévorais et j’avais envie de lire la suite.

Finalement, la seule BD que je vois qui pourrait se rapprocher des aventures d’Adèle Blanc-Sec, avec un ton et une démarche un peu voisines, ce serait un comic : la Ligue des gentlemen extraordinaires d’Alan Moore et O’Neil. Mais elle reste quand même assez différente, avec ses graphismes aussi anguleux que ceux de Tardi sont ronds, son accumulation quasiment pédante de références littéraires là où Tardi se contente de reprendre une ambiance et d’inventer ses propres figures, et son cadre anglo-américain victorien là où Tardi situe son intrigue au coeur de la France du XXe siècle commençant.

Une précision s’impose au sujet du tome 5, Le Secret de la salamandre. En effet, dans cet album, l’intrigue devient impossible à suivre si l’on n’a pas lu d’autres BD qui ne font pas partie de la série des Adèle Blanc-sec, notamment tout ce qui concerne le personnage de Brindavoine, mais pas seulement. Il y a une, voire deux autres BD à rattraper pour profiter pleinement de l’intrigue. Trouver ça dans un Marvel, je m’y attendais, mais chez Tardi, où va le monde ! D’un autre côté, la construction de l’album est habile, avec son choix de faire une parenthèse le temps de la Première Guerre mondiale (une période chère à Tardi) et sa véhémente plaidoirie pacifiste qui dénonce le patriotisme bon teint avec une énergie impressionnante.

Bref, c’est une BD où je vous recommande de mettre le nez pour vous faire un avis, en lui donnant une chance sur au moins deux tomes, le temps de saisir son univers si particulier. Et, si vous tenez à tout comprendre sur les parcours des différents personnages, mieux vaudra faire une pause dans la série après le tome 4, le temps de lire Adieu Brindavoine.


Dans le même genre…

Notez qu’il y a eu une adaptation en film par Luc Besson en 2010, qui mélangeait des éléments du tome 1 (Adèle et la Bête) et du tome 4 (Momies en folie). J’ai beau détester ce que fait Besson en général, ce film-ci était très regardable et presque pas trop infidèle à la BD… à cela près qu’étant réalisé en prises de vue réelles, il balance aux oubliettes toute l’originalité graphique du style de Tardi. Pour un film à l’ambiance proche, mais qui conserve l’univers visuel de Tardi, je vous recommande plutôt Avril et le monde truqué, film d’animation sorti en 2015 qui développe un univers d’uchronie steampunk assez différent du cadre des aventures d’Adèle, mais avec une ambiance et des personnages assez voisins.

J’ai d’abord posté cet avis sur le forum Le Coin des lecteurs le 13 mars 2022 avant de le reprendre et de le modifier pour le publier ici.


Émile Zola, « Thérèse Raquin »

11 août 2012

Publicité à la parution en feuilleton de Thérèse Raquin en 1877. Source : Wikimedia Commons.

Thérèse Raquin est l’un des premiers romans de Zola. C’est un roman autonome, qui ne fait pas partie de son grand cycle des Rougon-Macquart (que Zola ne commence qu’ensuite). C’est une étude de mœurs sur un adultère et un meurtre, et leurs conséquences.

 L’histoire

Madame Raquin, mercière, vit à Vernon avec son fils, Camille, un enfant maladif qu’elle sauve de justesse de multiples maladies infantiles, et sa nièce, Thérèse, enfant vigoureuse et éveillée, mais plombée par l’atmosphère morbide de la maison. Camille et Thérèse, destinés l’un à l’autre depuis l’enfance, se marient, mais la nuit de noces est chaste, de même que les suivantes.

Thérèse ne dit rien, ne manifeste aucune révolte, mais accumule un profond dégoût envers son mari. Lorsqu’elle rencontre Laurent, un ami de Camille, fort et bon vivant bien que paresseux et peu subtil, elle s’éveille subitement au désir avec une force inattendue. Laurent devient son amant. Petit à petit, Camille devient gênant pour Thérèse et Laurent. Ils décident de se débarrasser de lui discrètement, afin de s’épouser ensuite. Tout se déroule comme prévu… en apparence, car les vrais ennuis ne font que commencer pour les deux criminels.

 Mon avis

C’est la première fois depuis de longues années que je lis un Zola. J’avais eu une période Rougon-Macquart assez enthousiaste au lycée, mais l’eau a beaucoup coulé sous les ponts depuis.

Au départ j’ai eu un peu de mal, parce que tout l’aspect « scientifique » de la démarche naturaliste de Zola me convainc encore moins qu’avant et me lasse assez vite, d’autant qu’une telle approche est très datée. Mais je suis progressivement entré dans le roman et j’ai fini par le dévorer, pour plusieurs raisons.

D’abord parce que l’écriture de Zola est limpide. C’est clair, c’est carré, ça progresse efficacement, on sent le roman bien structuré. Le suspense est assez vite mis en place et la tension ne fait que monter pendant tout le livre.

L’autre raison, ce sont tout simplement les qualités littéraires de Zola, indépendantes de sa prétention à une écriture « scientifique ». Les ficelles de l’intrigue ont beau être assez classiques, le style de Zola rend l’ensemble prenant et (très) émouvant. Mieux, Thérèse Raquin n’est pas seulement une étude de mœurs, c’est un excellent roman d’angoisse, qui ne déparerait pas au rayon fantastique/horreur d’une librairie un peu audacieuse. L’ambiance est glauque dès le début et ça ne fait qu’empirer peu à peu, jusqu’au dénouement, ingénieusement conçu et absolument horrible (je ne peux rien en dire, évidemment !).

C’est un mélange explosif entre un réalisme sordide et un fantastique angoissant qui va crescendo pendant tout le roman, et où, finalement, la part de fantastique (du point de vue des personnages) et tout ce qui laisse entrevoir une sorte d’engrenage infernal de la fatalité font beaucoup plus pour l’intérêt du livre que la théorie physiologique supposée être derrière.

Je me suis surpris à penser pendant la lecture à ce qu’aurait donné une adaptation du roman par Caro et Jeunet, ou bien une improbable rencontre entre Zola et Roméro ou un réalisateur de films d’horreur de ce genre (et je peux vous assurer que ce n’est pas moi qui exagère, il y a vraiment de quoi faire penser à ça dans le livre…). On ne sait jamais, peut-être qu’un jour quelqu’un aura l’idée de faire une adaptation un peu ambitieuse du roman (à vrai dire ça a sûrement déjà été fait, mais je ne m’y étais pas encore intéressé). L’illustration d’époque, sur l’affiche ci-dessus, donne une idée de l’aspect fantastique de l’intrigue.

Bref, même si ce roman autonome m’avait paru au départ un cran en dessous des Rougon-Macquart, il gagne en puissance au fur et à mesure et peut constituer une bonne découverte de l’univers de Zola… si on a le cœur bien accroché, parce qu’il me semble que les Rougon-Macquart sont globalement moins atroces (ou alors ma mémoire les édulcore ?).

Pour lire Thérèse Raquin

Le texte du roman, à présent libre de droit, est disponible en ligne, par exemple sur Wikisource. Quitte à acheter une édition papier, choisissez-en une avec une intro, des notes, un dossier, etc. C’est toujours mieux que le texte brut, et cela vous aide beaucoup mieux à comprendre le projet de l’auteur, à resituer le roman dans son temps avec l’accueil de la critique à l’époque (mouvementé), à découvrir les adaptations au cinéma, etc. Pour cette relecture j’ai utilisé une édition avec seulement le texte, et ça manquait un peu de ne rien avoir pour replacer le tout dans son contexte. Cela dit, il y a toujours Wikipédia, mais l’article sur le roman n’est pas encore très étoffé.

Message initialement posté sur le forum Le Coin des lecteurs le 17 juin 2012.